ABEL HERMANT
Mémoires pour servir à l’Histoire de la Société
1859-1871
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
M DCCCCIX
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
Published June 24th 1909. Privilege of copyright in the United States reserved under the Act approved March 3rd 1905 by M. Abel Hermant.
Les
Confidences d’une Biche
Bien qu’il n’y ait pas, à la rigueur, de dénouements dans l’ordre de la réalité, je me flattais d’en tenir un, le jour où j’ai raconté le dernier exploit conjugal de M. le vicomte de Courpière. J’espère qu’on se rappelle qu’il avait laissé prononcer le divorce contre lui, par défaut ; après quoi il était revenu dans le domicile commun à titre d’époux exclusivement chrétien, la petite formalité civile ayant pour unique effet d’abolir un contrat de mariage incommode et de permettre à Monsieur le vicomte une plus libre disposition de l’immense fortune que lui avait apportée en dot Madame la vicomtesse. Rien ne faisait présager que ce nouveau modus vivendi ne fût pas in æternum. La piété de Madame la vicomtesse le garantissait. Mais il n’est pas de sainte à qui la tête ne puisse tourner. Un beau matin, elle avisa Maurice, en termes courtois, qu’il ferait bien de s’assurer d’un autre logement, vu qu’elle épousait le précepteur des enfants dans une quinzaine de jours ; elle n’avait point voulu qu’il apprît cette nouvelle par les publications, qui étaient pour dimanche prochain ; elle regrettait de lui causer ce dérangement, mais il devait comprendre à quel sentiment de haute délicatesse elle obéissait en le priant de vouloir bien faire ses malles. M. de Courpière, qui n’avait jamais surveillé ni soupçonné son épouse chrétienne, fut pris à l’improviste et ne put que s’incliner.
Je ne cherche pas à colorer l’invraisemblance de cette péripétie, mais elle a un côté plaisant. Le tour de Madame la vicomtesse vaut celui que je viens de rappeler que lui avait joué naguère le vicomte ; c’est la réponse de la bergère au berger. Je ne pus me défendre de sourire, mais je mesurai le désastre. M. de Courpière était-il en état de recommencer une vie, comme font, paraît-il, les Américains à tout âge, après une ruine ou une faillite ? Il me semblait un peu fatigué. Pouvait-il plaire encore ? Je ne voyais pour lui que le commerce des automobiles, qui périclite, ou celui des objets anciens, qui fleurira en France tant qu’il y subsistera une noblesse.
Il ne me laissa point trop, heureusement, dans une inquiétude si préjudiciable à ma santé. Je ne crois pas que jamais homme frappé de la foudre ait demandé si peu de temps pour s’en remettre. Je sentis d’abord qu’il avait pris un parti, quoiqu’il ne me dît point lequel. Il s’établit dans l’une de ses garçonnières qui lui était restée pour compte, et il se remit aux fiacres avec un air de naturel bien touchant : il renfonçait son dégoût, pour ne pas humilier les cochers, j’imagine, comme les dames de charité qui visitent des pauvres. Enfin, il se créa, en quinze jours, une multitude de relations nouvelles où il me fit participer ; car il n’est pas homme à se détourner de ses amis dans la mauvaise fortune (j’entends la sienne).
Je ne sais trop ce qu’il pensait trouver chez ses nouvelles connaissances, mais je crois qu’il ne l’y trouvait point, car il ne faisait guère que les essayer, et il les rompit toutes dès qu’il fut admis chez Mme la marquise de Ventnor, où il sentit apparemment le terrain plus favorable.
Je me rappelle bien ma première visite chez lady Ventnor, en son hôtel, qui est avenue du Bois de Boulogne, dans le pan coupé, et du bon côté. Ce qui frappe, dès le vestibule, c’est la profusion, et surtout le classement et le numérotage des objets d’art : de même qu’à Londres, quand on entre dans Hertford house, où sont exhibées les collections de Richard Wallace. On a le sentiment qu’on pénètre chez un amateur mort qui a légué ses richesses, dans un musée où nul n’aura plus d’intimité avec les bibelots et les tableaux, sauf le conservateur, à qui ils n’appartiennent point, et qui ne jouit point du droit d’user et d’abuser.
Dans le grand salon du premier étage, qui a trois baies cintrées, les toiles n’étaient pas moins nombreuses ni les vitrines moins fournies, et il fallait de l’attention pour ne pas dire au valet de chambre : « Donnez-moi donc le catalogue, » au lieu de lui demander : « Est-ce que Madame la marquise reçoit ? » Pourtant, on discernait, et ma foi je ne saurais dire à quel mystérieux signe, quelques objets qui n’étaient pas assurément ni moins beaux ni moins précieux que les autres, mais qui n’avaient pas un air de devoir être catalogués. Tous dataient du second Empire. Parmi des merveilles du temps de Louis XIV ou de la Régence, étaient disséminées les pièces d’un mobilier complet, sans style, même de pastiche, et dont les bois contournés, lourds, les soies bouton d’or ou cerise accusaient un goût contemporain de nos premières expositions universelles. D’étranges bonbonnières et des coffrets incrustés de cuivre ou d’ivoire provenaient évidemment de chez Klein ou de chez Giroux. Enfin, un grand portrait de femme, de la même époque, tenait le milieu du panneau qui faisait vis-à-vis à la cheminée ; et ce portrait n’avait peut-être qu’un siècle ou deux à patienter avant d’être classé chef-d’œuvre ; mais on voyait bien que, pour le moment, il ne faisait pas encore officiellement partie de la pinacothèque.
Mme la marquise de Ventnor faisait preuve d’une fière audace en venant chaque jour s’asseoir, je dirai publiquement, sous ce portrait, comme pour provoquer les comparaisons. Il n’y avait plus de ressemblant que les yeux, mais ils suffisaient (car ils sont vraiment sans pareils, ces grands yeux sages) pour attester l’identité de la femme vivante et de la femme peinte : l’une pourtant si blonde, toute fraîche et rose, un peu fade, la taille bien prise — un peu raide, toujours vêtue chez elle de clairs peignoirs Watteau ; l’autre si brune, l’air grave, les traits nets, les cheveux lisses, le corps mignon perdu dans un flot de velours noir, — et qui avait donc, bien avant le 4 septembre, atteint l’âge de la maturité ?
J’admirai d’abord la tenue parfaite de la maison. Le maître d’hôtel avait l’air encore plus respectable que respectueux. On lui savait gré de la protection qu’il vous accordait spontanément et sans être sollicité. Il va de soi que je ne m’étonnai point de voir tous les hommes baiser la main de lady Ventnor, et je trouvai seulement un peu excessif que l’un d’eux, qui, au surplus, me parut à moitié fou, se précipitât, pour le faire, à genoux, sur le coussin qu’elle avait devant son fauteuil. Mais le ton me parut meilleur que dans les maisons du Faubourg où j’ai pu fréquenter grâce à mon intimité avec les Courpière. Lady Ventnor n’avait, ce jour-là, que des hommes. Je n’eus pas le loisir de me familiariser avec la physionomie de chacun ; mais je retins facilement leurs noms, qui étaient tous illustres, et je me réjouis de voir que M. de Courpière me donnait l’entrée dans une compagnie intéressante.
Je dois dire que, pour cette première fois, tous ces grands hommes ne lâchèrent rien de transcendant. La conversation ne fut que de petites nouvelles mondaines. Chaque visiteur en apportait son petit bagage, dont il se débarrassait d’abord qu’il entrait. Lady Ventnor faisait durer le baisemain pour lui poser cependant trois ou quatre de ces questions qui vident un homme. Ensuite, on allait se mêler au chœur, où l’on ne faisait plus que sa partie dans l’entretien général. De temps à autre, une aigreur sur la politique du jour, ou une jérémiade discrète sur le fâcheux état de la religion en France, témoignaient qu’ici l’on pensait bien, et que les idées, comme la tenue de maison, y étaient du meilleur genre.
Lady Ventnor fut avec moi d’une grâce singulière. Elle ne me questionna pas à mon entrée, puisqu’elle ne savait pas encore ce que je pouvais avoir dans mon sac. Mais elle me dit que « son ami » M. de Courpière (qu’elle n’avait vu qu’une fois) lui avait parlé de moi en des termes qui lui donnaient envie de me connaître, qu’elle savait que nous n’allions pas l’un sans l’autre, et qu’elle se fût fait scrupule de séparer de tels amis. Nul n’est plus que moi facile à séduire : il suffit qu’on me dise ce que justement elle me dit. Je conçus pour elle, tout aussitôt, une sympathie extrêmement vive ; si bien que je n’eus pas de cesse que nous ne fussions dehors, pour lâcher la bride à mon enthousiasme. Je lançais à M. de Courpière des regards suppliants, comme les enfants que l’on traîne dans le monde et qui voudraient bien s’en aller. Il ne daigna lever le siège qu’au bout de quarante-cinq minutes. J’entamai l’éloge de lady Ventnor dès le second palier. Mais je ne me défie pas assez de l’idéologie. Je hasardai des considérations, peu originales, sur la supériorité des Anglo-Saxons, et particulièrement sur le je ne sais quoi qui distingue de nos grandes dames celles de l’autre côté de la Manche. M. de Courpière se mit à rire si indécemment que je le rappelai à l’ordre : comme j’ai un peu de culture, chaque fois que je me trompe il croit que c’est la faillite de la science, et il en est méchamment ravi. J’accorde que cette erreur-ci était drôle.
— Mon pauvre garçon, me dit-il, ignores-tu d’où sort cette grande dame anglaise ?
J’avouai que je l’ignorais, mais, pour sauver l’honneur, je dis à tout hasard, d’un air profond :
— J’ai observé qu’elle n’a pas ombre d’accent anglais.
— Si elle a de l’accent, repartit M. de Courpière, c’est celui de Lyon. Elle y vint au monde vers 1845. Elle a été célèbre, au temps de Napoléon III, sous le nom de la Solférino. C’est de l’histoire, et je m’étonne que tu ne la saches point. Elle a marché avec tous les gens bien de cette époque ; après quoi, elle s’est fait épouser à Londres, pendant la guerre, par le fabuleusement riche et maniaque lord Ventnor, qui n’a jamais pensé qu’à acheter des vieilleries, et ce n’est même pas pour les revendre ! Depuis, il est devenu complètement gâteux, et il ne collectionne plus que des photographies de modèles nus. Il ne passe jamais le détroit, ni elle. Ils ne se gênent point réciproquement. C’est le meilleur ménage, bref l’entente cordiale, avec un bras de mer entre les deux.
J’ai trop de monde pour sourciller lorsque j’apprends qu’une grande dame est une fille à la retraite. Mais il suffit parfois d’un mot bizarre ou remarquable pour irriter notre curiosité. La biographie de Mme la marquise de Ventnor me parut ordinaire, mais son sobriquet de Solférino me piqua, et j’en voulus savoir l’origine. Je la demandai, naturellement, à Maurice. Il me répondit, avec une indifférence qui me passa, qu’il n’en savait rien, et que cela ne devait rien signifier, comme tous les sobriquets.
— Je te demande pardon, répliquai-je. Tout le monde, hormis toi, sait que la fille surnommée Pomaré l’était pour une ressemblance hypothétique avec la reine de Taïti, et Céleste je ne sais plus quoi a été surnommée Mogador un jour qu’elle résistait. Mais Solférino ? Qu’est-ce que ça veut dire, Solférino ?
Cela n’intéressait point M. de Courpière, nous changeâmes de conversation ; mais ma curiosité ne céda point. Elle devint même si tourmentante que j’évitai deux ou trois fois d’accompagner Maurice chez lady Ventnor. J’avais peur de ne pouvoir pas tenir ma langue et de lui demander à brûle-pourpoint : « Madame, je vous en prie, dites-moi pourquoi on vous appelait, sous l’Empire, la Solférino ? » Je ne pouvais, après tout, le demander qu’à elle-même, puisque Maurice n’en savait rien et que je n’avais point mon franc-parler avec les autres habitués de la maison. Je crois vraiment que c’est dans le dessein de lui pouvoir un jour poser cette question saugrenue que je me ménageai dès lors ses bonnes grâces et me mis avec elle sur le pied de la familiarité. Elle s’y prêta, car elle aimait fort à privilégier, et elle recevait tour à tour chacun de ses amis aux heures où elle ne recevait personne.
Il me parut même qu’elle me témoignait une manière de prédilection. Je le devais peut-être à M. de Courpière, sur qui elle avait des vues, comme lui sur elle ; mais je ne le devais peut-être qu’à moi. J’étais, à cette époque, aussi célèbre que Maurice : je puis le dire sans vanité, puisque je lui dois cette célébrité, comme, au fait, il me doit le plus durable de la sienne. Salluste a dit qu’il est glorieux de bien faire, mais qu’il n’est pas honteux d’écrire les belles actions d’autrui. Les pages que j’ai consacrées à M. de Courpière m’assuraient dans le monde une situation assez enviable. J’y étais reçu à bras ouverts, avec une sorte d’effroi. Et tous ces gens, que j’épouvantais, réclamaient de moi une heure de pose, comme d’un photographe. Mais lady Ventnor, que je ne semblais pas épouvanter du tout, fut aussi la seule à ne me point dire : « Faites donc un livre sur moi. » Si bien que je dus prendre l’initiative, et je lui dis, un matin que nous causions tête à tête avec assez d’abandon :
— Ah ! madame, quel régal pour les curieux comme moi si vous écriviez vos mémoires !
Elle me répondit qu’elle ne les écrirait point, parce que cette besogne est une façon d’avouer que l’on a vécu, et que l’on n’a plus ici-bas qu’à accommoder en littérature les restes de son passé. Je lui demandai, avec une galanterie un peu vulgaire, à qui elle pensait faire accroire qu’elle ne fût bonne qu’à noircir du papier, et elle me répondit que c’est à elle-même qu’elle ne se souciait point de suggérer ce sentiment. Elle reprit, après une pause :
— Avez-vous lu des mémoires de femmes ? (J’entendis, à son accent, de quelles femmes elle voulait parler.) Avez-vous lu Mogador et Cora Pearl ? Quelle monotonie dégoûtante, et d’ailleurs inévitable ! Cela pourrait s’intituler les Travaux et les Nuits.
Je lui repartis que j’avais lu Mogador non sans intérêt, ni même sans émotion, et Cora Pearl en bâillant, mais qu’entre ces dames et elle je ne me permettais point de faire de comparaisons. Elle haussa les épaules avec une belle franchise, qui signifiait apparemment qu’elle-même ne se gênait point pour en faire. Puis elle rêva tout haut.
— Il faudrait, disait-elle, conter ma vie par épisodes, sans lier les chapitres… et cependant marquer les étapes, indiquer la ligne, l’action continuelle de ma volonté, la faveur des circonstances… ou de la Providence… tenir compte de ma prédestination…
Je pris ces mots pour un programme, et je lui marquai que je m’instituerais volontiers son historiographe.
— Est-ce, dis-je, que vous me raconteriez votre vie de cette façon-là ?
— Non, dit-elle nettement. Mais je parle quand cela me prend, quand une rencontre m’y provoque, au hasard. Il suffit d’être là : on ramasse. Vous y êtes souvent. M. de Courpière prend le pli de venir tous les soirs… Une série de croquis, et comme d’états successifs d’une personne, vaut un portrait.
— Vous me diriez bien tout ? lui demandai-je.
J’entendais : ce qui ne se dit point, qui fait honte, et que l’on voudrait effacer de sa mémoire et de celle d’autrui. Elle répondit, plus à ma pensée qu’à mes paroles :
— Il y a une sorte de vanité, que j’appelle, moi, humilité, qui est de rougir de son passé ou de sa naissance.
C’était bien le cas de lui dire : « Alors, madame, apprenez-moi donc d’où vous est venu ce sobriquet de Solférino. » Mais je ne l’osai point : elle m’imposait par un certain ton que j’appelle le « ton Empire », parce qu’il est ensemble superbe et peuple, rudement militaire, mais point cynique. Cela ne ressemble aucunement à cette fameuse verdeur des douairières des autres anciens régimes. J’hésitai donc à poser ma question, puis il fut trop tard, et elle me donna mon congé en disant :
— Viendrez-vous cette après-midi voir l’entrée du roi… ? Depuis qu’on les fait débarquer à la gare du Bois de Boulogne et défiler sur l’Avenue, j’offre ce spectacle à mes amis. M. de Courpière viendra. Je compte sur vous.
Je m’inclinai.
Le roi arrivait à quatre heures, mais le dernier délai pour franchir les cordons de troupes et accéder chez lady Ventnor était trois heures. J’y trouvai la dizaine d’hommes qui lui font une cour quotidienne, et que j’aurai sans doute des occasions de crayonner : mais j’attends qu’ils jouent un autre rôle que de figurants ou de chœur antique ; plus un gros bonhomme que je n’y avais encore jamais rencontré, mais que je ne pouvais m’étonner d’y voir, car il représentait à Paris l’un des plus importants journaux de Londres. Il était d’une corpulence si invraisemblable qu’on pouvait le soupçonner de la feindre et de s’être déguisé, pour quelque parade, en pot à tabac ou en cruchon de bière à forme grossièrement humaine. Il n’était pas moins remarquable par une jovialité aussi continuelle que le sourire des danseuses, soit qu’il y pensât toujours, ou qu’il le fît par habitude et sans y penser. Il avait le parler gras, avec des grincements, un accent, point anglais, mais mélangé d’allemand, de néerlandais, surtout de belge. Et il se comportait dans un salon comme les excentriques de son pays sur une scène de music-hall. Parmi ces hommes au langage mesuré, il disait avec application tout ce qu’il ne fallait pas dire, comme ce pitre qu’on nous a naguère montré aux Folies-Bergère, qui avait une si prodigieuse virtuosité de maladresse pour casser des piles d’assiettes.
J’allais omettre qu’il y avait, par exception, trois ou quatre femmes, et je ne sais qui c’était, mais je les devinai du demi-monde : j’entends du demi-monde d’hier, celui de Dumas fils, le panier des pêches à quinze sous.
On n’attend pas de moi que je décrive un spectacle devenu si banal qu’une entrée de roi. Nous ne laissâmes point cependant d’aller à la fenêtre regarder les cuirassiers qui formaient déjà la haie. Le gros journaliste anglais cligna de l’œil, sans doute pour avertir la compagnie qu’il avait des intentions d’incongruité ; puis il fit un gros rire et il dit :
— Savez-vous ce que ça me rappelle ? Ça me rappelle la rentrée des troupes après la campagne d’Italie.
Il est clair que des troupes qui font la haie ne peuvent rappeler à personne des troupes qui défilent, et que ce plein-de-soupe le disait par malveillance, qui sait ? par allusion au surnom de Solférino. Cette malhonnêteté me stupéfia ; elle déconcerta aussi les autres personnes présentes, mais qui dissimulèrent avec beaucoup d’art parisien leur étonnement et leur malaise.
— Vraiment ? dit lady Ventnor, nullement troublée. Le retour des troupes d’Italie ? Je ne l’ai point vu.
« Voilà, pensai-je, une coquetterie peu digne d’elle. »
Mais ce n’était point coquetterie, car elle ajouta :
— J’avais quatorze ans, j’étais encore à Lyon.
Elle se tut, les yeux fermés. Quand elle les rouvrit, d’abord elle me regarda, comme pour me dire : « Attention ! voici un premier crayon. » Puis elle reprit, d’une voix comme lointaine, sans nuances, mais toujours rude et commandante :
— N’est-ce pas curieux… quand on est né dans une ville, qu’on y a vécu des années, qu’on l’a vue sous des milliers et des milliers d’aspects… de n’en retenir qu’une seule vision… et extraordinaire ?… Comme si, cette avenue, nous ne pouvions nous la rappeler qu’avec les soldats, les badauds, la chaussée vide, et la daumont de la Présidence qui passe… Moi, je ne sais me rappeler Lyon, — Lyon, si morne, si ouvrier, si laid avec ses hautes maisons plates comme des visages frustes et pauvres, — je ne sais me rappeler Lyon que dans le tumulte d’émeute, avec des cadavres aux barricades, les ruisseaux rouges, la nuit qui tombe rouge, le tocsin, la foule qui gronde, et l’angoisse des grands silences coupés de coups de feu… Je n’avais que trois ans, mais une journée a marqué dans ma vie…
« Ma mère était remariée, veuve avant ma naissance ; et, comme je l’adorais, je haïssais mon beau-père, par jalousie. J’avais d’autres motifs de le haïr. Il nous battait toutes les deux. Et surtout il amenait à la maison des individus qui semblaient échappés du bagne et qui ne parlaient que de tuer et de brûler. Je comprenais déjà. C’est depuis lors que je n’aime pas le peuple.
— Vous n’avez pas attendu la Commune, dit l’Anglais en ricanant.
— Non… Un jour il rentra, il semblait ivre. Il dit des choses… confuses… mais cette phrase, que j’entendis bien : « C’est la révolution qui commence. Je pourrais vous tuer toutes les deux sans que personne me demande compte de votre vie. » Ma mère devint toute pâle. Moi, je n’avais pas peur. Peut-être que je n’étais pas encore capable de peur. Mais je l’étais déjà de férocité, car je me rappelle ma joie abominable du lendemain quand c’est lui qu’on nous rapporta mort, la tempe trouée ; un peu de sang coulait, et je le regardais avidement.
— C’est le premier sang, dit l’Anglais, que vous ayez eu sur vous.
— Le premier, dit-elle, impassible.
Puis elle me regarda encore, pour juger de reflet. Et je pensais : « Celle-ci est la même qui, gamine, flairait son ennemi mort. »
Une grande clameur retentit, nous courûmes à la fenêtre. Le roi n’était pas encore signalé : on acclamait le préfet de police, le seul homme vraiment populaire de Paris. Nous reprîmes nos places. Mais, comme lady Ventnor ne semblait point disposée à poursuivre son récit, l’Anglais l’interrogea :
— Est-ce qu’après cet accident, fit-il, madame votre mère s’est mariée une troisième fois ?
— Non, dit-elle en le toisant, madame ma mère ne s’est pas mariée une troisième fois, mais cela est revenu au même, et elle ne m’en a pas moins donné l’équivalent d’un beau-père. Celui-là était un soldat.
— Nous arrivons à la guerre d’Italie.
— Oui, dit-elle, et à Solférino. Mais pas si vite.
Elle me regarda, comme si elle devinait le point de ma curiosité. Mais ensuite elle ne regarda plus personne, et ce fut à elle-même qu’elle parla.
— Ma mère, dit-elle, qui n’avait guère vécu plus d’un an avec mon père, et moins de trois ans avec son second mari, vécut plus de douze ans avec le beau-père illégitime dont elle m’avait pourvue sans me consulter… Elle avait mes yeux, mon regard, mais qui signifiait… autre chose… et elle me ressemblait moralement à une nuance près : elle était infiniment résignée comme je suis volontaire. Lui, j’ai dit tout ce qu’on en peut dire quand je l’ai appelé « soldat ». Mais vous ne savez plus ce que c’est, vous n’en avez plus, dans vos armées où on passe. Je le vois… sans âge, comme un étudiant de quinzième année qui porterait un uniforme… grand corps efflanqué dans une redingote vaste, les deux jambes toujours allongées, comme tendues à un feu de bivouac, le képi en pain de sucre affaissé, ou le bonnet de police sur l’oreille, avec un gland qui se balance devant le nez… une barbiche de Méphisto de province… et des yeux jaunes tirant sur le vert, où flotte un rêve d’absinthe. Mais il avait… le prestige ! Je ne jurerais pas qu’il plût : il levait les femmes… comme une contribution de guerre.
« Moi, je le haïssais, de même que l’autre, et pour le même motif. Il ne me battait pourtant point, et ne rendait pas ma mère plus malheureuse qu’il n’est juste. Quand je lui laissais voir mes sentiments, il me disait : « Tu me détestes et tu as bien tort ; moi, je t’aime. » Je ne sais pas quel âge je pouvais avoir quand il a commencé à me dire ce mot-là. Cela se perd dans la nuit de mes souvenirs. Je crois qu’il me l’a toujours dit. Quand je fus en âge de comprendre, je m’aperçus qu’il me l’avait toujours dit du même ton et, j’imagine, dans le même sens…
« Il tenait garnison à Lyon, mais plusieurs fois il fit campagne. Quelle délivrance que ses départs ! Je me remettais à chérir ma mère furieusement. Nous étions presque misérables, et cette misère à deux m’était douce. Dès qu’il revenait, je crois que je haïssais ma mère autant que lui. Quand il revint d’Italie, couvert de gloire, médaillé à Solférino, j’avais quatorze ans, j’étais femme, très belle, — puisqu’on le sait, je le dis, — et je lus d’abord dans ses vilains yeux jaunes qu’il ne tenait qu’à moi de me venger.
« C’est le premier calcul que j’aie fait, et peut-être le plus profond de ma vie. J’étais au croisement des deux chemins, je le savais et où ils me mèneraient tous deux. Vertueuse, j’épouserais quelque ouvrier : ils me faisaient horreur ; pour moi, ils étaient tous les pareils de l’homme que j’avais vu rapporter tout sanglant à la maison. Mais j’avais des scrupules, j’étais pieuse : je n’ai pas attendu d’être riche et marquise. Alors, je souhaitais plutôt de prendre la mauvaise route, mais je voulais être forcée. Une fois le pas franchi, il faudrait bien poursuivre… Je crois que je ne me serais jamais décidée si je n’avais eu à portée l’homme qui, en me poussant où je voulais aller, de surcroît me vengeait.
— Et c’est, dis-je, par vengeance, par jalousie, que vous avez cédé au vainqueur de Solférino ?
— Cédé ? Non. Il fallait être surprise, crier. On ne crie pas quand on cède.
— Vous avez crié ensuite, dit le journaliste anglais. Comme Lucrèce.
— Nous occupions, dit-elle, à la Croix-Rousse, un petit appartement de deux pièces. J’étais avec lui dans une des deux chambres, ma mère dans l’autre chambre, nous regardions passer dans la rue les soldats en route pour Paris. Lui, caserné à Lyon, comme j’ai dit, n’y allait pas. Il ne se doutait guère que moi, je me mettrais en route dix minutes après pour y aller… juste le temps de lui faire perdre la tête…
— Et de jeter, dit le gros Anglais, ce cri qui attira madame votre mère ?
… D’autres cris nous appelèrent à la fenêtre. Le cortège défilait. D’en haut, nous vîmes bien, malgré les cuirassiers au grand trot qui les environnaient, les deux personnages de la daumont : un, très majestueux, qui était le Président de la République, et l’autre, très bonhomme, qui était le roi. C’était, cette fois-là, un vieux roi à barbe blanche. Lady Ventnor se pencha, toute dorée par le soleil. Elle fit une moue de regret et dit :
— Oh ! qu’il est changé !
Les hommes d’expérience, et qui n’ont point l’inclination perverse de se ménager exprès des déconvenues, savent qu’il ne faut jamais suivre les femmes, à moins, bien entendu, qu’on ne les ait vues préalablement de face. J’ai toujours pratiqué ce conseil élémentaire de la prudence, et je l’ai dès longtemps inculqué à M. le vicomte de Courpière, qui, au surplus, n’a jamais eu besoin de suivre personne. Mais il n’est pas de règle sans exception, et, un matin que nous faisions notre promenade de santé dans une allée assez retirée du Bois, nous ne pûmes nous tenir d’emboîter le pas à une femme, dont j’avoue que la taille et le dos étaient enchanteurs. Elle avait les épaules tombantes, à l’Impératrice, la ceinture parfaitement ronde et le corsage d’une forme naturelle ; point trop de hanches, mais assez pour témoigner qu’elle n’avait pas honte de son sexe ; elle marchait avec une noble simplicité ; je ne trouvai à reprendre qu’un peu de raideur dans le maintien, mais que j’attribuai à une extrême jeunesse ; et je ne doutai point qu’en effet, l’inconnue, quand elle daignerait se retourner, n’offrît à nos regards quelque frais visage de grisette.
Je ne dirai pas que nous fûmes déçus, mais nous fûmes au moins surpris, quand elle fit soudainement volte-face : car c’était la toujours admirable, mais enfin mûre et imposante marquise de Ventnor.
Elle nous demanda en riant si nous avions bientôt fini de la filer. Elle nous faisait aller depuis un quart d’heure.
— Vous voilà, dit-elle, attrapés, c’est bien fait.
M. de Courpière lui repartit que nous étions attrapés, mais qu’il ne le regrettait point, car il n’avait jamais rien vu de si joli que son envers. Elle en tomba d’accord sans fausse modestie, mais ajouta qu’il est triste de ne se pouvoir plus laisser voir qu’à contre-jour, et encore plus triste de ne se devoir plus montrer que de dos. Maurice lui riposta des galanteries trop banales pour que je les note, mais où je remarquai un changement de ton et d’accent bien significatif. Il s’avançait. Venait-il de sentir que l’on peut honorablement marquer des intentions à une femme dont une moitié au moins a cette allure de jeunesse ? Elle ne lui rendit pas autrement la main, et, comme elle hait les fadeurs et veut toujours que la conversation porte sur un point précis, elle nous déclara brusquement qu’elle venait de Saint-Lazare. M. de Courpière crut que c’était de la gare et qu’elle avait eu quelque rendez-vous de banlieue ; moi, j’entendis que c’était de la prison. Cette différence d’interprétation est un rien, mais qui éclaire la diversité de nos esprits.
J’avais raison. La marquise venait de porter des aumônes et des consolations aux filles. Elle nous dit qu’elle y allait régulièrement une fois par semaine, ainsi que plusieurs femmes du monde.
— Vraiment ? dit M. de Courpière, qui prend comme malgré lui un air d’enfant de chœur à claquer dès que l’on cite en sa présence quelque trait de vertu évangélique.
Lady Ventnor, qui aurait eu beaucoup plus de raisons de prendre cet air confit, ne le prit point ; et au contraire elle se moqua fort agréablement des autres dames visiteuses. Elle respectait celles qui visitent par charité ; mais elle fut impitoyable pour les snobs ; singulièrement pour une très riche juive et très légère, qui s’était fait répondre tout à l’heure par une fille qu’elle grondait : « Oh ! vous, madame, si vous saviez comme vous êtes heureuse d’avoir un mari et pas d’amant ! » La bonne sœur elle-même en avait souri.
— Et vous, dis-je à lady Ventnor, qu’est-ce qui vous attire vers ces malheureuses ? La charité ou le snobisme ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit-elle tranquillement. Des souvenirs.
Je vis qu’elle avait plus de repartie qu’il n’est d’usage dans le monde, et je résolus de ne m’y plus frotter. Mais je voulus avoir le dernier.
— Des souvenirs ? dis-je. Vous m’avez promis que vous me diriez tout.
— Sans doute, mais pas ce matin. Il faut que je rentre déjeuner, il est midi et demie. Mon mari est arrivé d’hier soir, et il a des habitudes de régularité.
Je m’étonnai de ce débarquement d’un mari qui, selon Maurice, ne passait jamais l’eau ; mais je gardai mes sentiments pour moi. Maurice, moins discret, se récria, d’une humeur à faire croire que cette venue le traversait dans une entreprise.
— Je vois lord Ventnor si rarement que je suis ravie chaque fois qu’il vient, dit la marquise avec un grand sérieux, qui me fit penser qu’elle se moquait de nous. C’est un homme bien agréable, et très intéressant… très intéressant pour vous, ajouta-t-elle en me regardant, avec un air de révoquer en doute la curiosité de M. de Courpière, qui me gêna.
Comme nous étions devant son hôtel, nous fîmes halte. Elle nous pria à dîner pour le même soir, et ajouta qu’il faudrait inventer quelque chose pour occuper la soirée, que lord Ventnor ne passait qu’une semaine à Paris et n’entendait point perdre son temps. Puis elle nous donna des poignées de main à l’anglaise et rentra : nous eûmes l’occasion d’admirer une fois de plus sa jolie tournure.
— Elle est tout à fait désirable et convenable, dit Maurice.
« Convenable » me parut impayable.
Il reprit :
— Qu’est-ce que tu vas inventer, pour amuser le vieux ?
— Ah ! dis-je, tu me prends pour Bacciochi.
— Bacciochi ? Qu’est-ce que c’est ça, Bacciochi ?
— C’est lui qui était chargé des menus plaisirs sous Napoléon III.
M. de Courpière haussa les épaules et jugea stupide et malveillante cette allusion au beau temps de lady Ventnor. Comme je ne suis pas à une contradiction près, je m’empressai d’ajouter :
— Ne compte pas sur moi jusqu’à sept heures. Je n’ai pas trop de toute la journée pour organiser la soirée.
J’y rêvais déjà. Mais je fus d’abord découragé. Il est incroyable combien Paris offre peu de ressources. Nous ne savons point que montrer à nos hôtes de passage. C’est aussi que nous préjugeons qu’ils ne veulent rien voir hors les cafés-concerts et les bas-fonds. Je méditai une tournée des grands-ducs, et ne pouvais point, en effet, méditer autre chose, mais je n’en fus pas plus fier, quand je m’avisai subitement que, si lady Ventnor nous accompagnait (et j’y comptais bien), cela cesserait d’être banal, après ce qu’elle nous avait dit ce matin de ses souvenirs de Saint-Lazare. Je résolus de lui en suggérer d’autres et de la traîner en de certains lieux où elle rencontrerait des fantômes du passé, cependant que son mari s’y amuserait au présent.
J’avais mené, depuis l’entrée du roi, une manière d’enquête touchant notre nouvelle amie : je le confesse avec honte, non pour l’indiscrétion de la chose, mais pour la pédanterie. J’étais allé à la Bibliothèque nationale, où j’avais consulté les tables des ouvrages, trop rares jusques ici, consacrés à l’histoire anecdotique du second Empire. J’avais à tout hasard feuilleté la Grande Encyclopédie, et j’avais eu la surprise d’y trouver un article de quelques lignes sur la Solférino. Mes documents ne concordaient que sur un point, à savoir que cette personne avait fait un stage dans les régions les plus humbles de la galanterie, mais qu’elle s’était illustrée ensuite à Mabille et à Valentino, en levant la jambe plus haut que nul ne l’avait fait encore et que nul ne l’a fait depuis. Les chroniques ne mentionnaient point ses liaisons ultérieures, qui sont pourtant de l’histoire. Le Larousse la faisait mourir à Paris pendant le siège, apparemment comme il fait mourir Bonaparte après le 18 brumaire. Un autre dictionnaire la tuait à Londres vers la même époque ; et un seul la disait mariée, mais à un seigneur sans importance, et point à lord Ventnor.
Pour remémorer à la marquise ses succès chorégraphiques, je décidai que nous passerions une heure au Jardin de Paris. Pour le second point, je donnai des instructions à un policier de mes amis, que je pris soin de requérir : je l’invitai à ne nous point trop faire voir de repaires d’apaches, mais le plus possible de ces autres repaires où je pensais que lady Ventnor avait dû séjourner, si j’entendais bien ce que la Grande Encyclopédie appelle les régions les plus humbles de la galanterie.
Nous sommes blasés d’offrir à nos hôtes la tournée des grands-ducs, mais ils ne sont point blasés de la faire, et quand on leur propose cette partie ils s’écrient de joie comme si c’était une merveille. L’annonce d’une visite au Jardin de Paris, et ensuite dans les bas-fonds, me valut une ovation, encore que nul ne soupçonnât ce qu’il y avait, en l’espèce, d’ingénieux dans mon programme. Je n’avais pas prévu moi-même une autre note comique : nos futurs compagnons de fête n’avaient guère la mine d’être montrables où je les pensais conduire. Ils étaient dix hommes, outre M. de Courpière et moi ; nous n’en connaissions que cinq, qui étaient des habitués, et choisis parmi les plus compassés : les cinq autres allaient jusqu’au vénérable, et portaient de ces barbes blanches qu’on ne met qu’en cérémonie, comme le gilet blanc. Mais je m’attardai peu à les considérer, je ne prêtais attention qu’à lord Ventnor.
Dès qu’on le voit, on ne saurait plus rien voir ni personne que lui, ni détourner la vue, quand il vous en intimerait l’ordre, appuyé d’injures et de soufflets. Il marquait, je dis ceci à la lettre, dix-sept ans, — même de corps : athlétique, mais adolescent, — mais surtout de visage ; et je sais bien que ses compatriotes à la mode ont aboli la vieillesse en rasant le poil des lèvres qui la trahit ; mais, par pudeur, ils fixent à la trentaine au moins l’âge dont ils ne se désisteront plus, et ils n’osent point cette fraîcheur, ce velouté, ces joues pleines, ce clair et candide regard. L’on avait beau se dire que ces invraisemblances étaient le chef-d’œuvre de l’hygiène ou de l’artifice, et que notamment des cheveux de vieillard ne pouvaient être si blonds que par l’effet de quelque teinture, on n’arrivait pas à revenir sur cette première estime de son âge, même en profitant de la fascination qu’il exerçait pour l’observer sous le nez, en myope, et comme à la loupe. On remarquait, au plus, à la longue, qu’ils étaient peut-être vitreux, ces yeux clairs, et que l’innocent regard s’y éteignait par instants. L’âme se révélait vide. Mais alors un vertige interrompait brusquement la fascination. Malgré moi, je me rejetais en arrière, je fermais les yeux : quand je les rouvrais, la douce lueur intermittente s’était déjà rallumée au fond des siens. Une seule fois je réussis à ne pas abaisser mes paupières pendant une de ces éclipses ; et l’étrange regard vide que je regardais me fit souvenir d’un poème en prose de Baudelaire : « Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats… — Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure ?… — Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité. »
Il ne se faisait remarquer que par cette jeunesse, il était froid, et si parfaitement bien élevé qu’on ne s’avisait point d’y prendre garde. Il parlait peu, quoique sa femme lui fît les honneurs de la conversation. Elle s’y entend à merveille, et je n’eus jamais une occasion meilleure de surprendre ses procédés. Elle ne dit elle-même presque rien quand elle tient son emploi de maîtresse de maison ; elle évite l’esprit ; elle est insipide ; de loin en loin elle hasarde une réflexion qui, à première vue, paraît oiseuse, ou pose une question naïve et affecte d’improbables ignorances. Mais ce sont là des roueries, qui ont toutes pour objet, et effectivement pour résultat, de donner le branle à un des causeurs présents, qui marche aussitôt, et ne se doute point, la plupart du temps, qu’elle l’a poussé. Comme il fallait, ce soir, tout ramener à lord Ventnor, on devine qu’il n’était question que d’antiquités. Cela était, tranchons le mot, assommant, et eût même été insupportable sans le divertissement de la nourriture, exquise et copieuse à l’ancienne mode. Heureusement que je n’avais pas à craindre, de surcroît, que M. de Courpière ne lâchât quelques sottises ; car il a, en ces matières, une sorte de compétence à force d’avoir acheté, du moins pour le dix-huitième siècle ; et il dit même, à propos de Perronneau, quelque chose d’assez fin, dont je ne me souviens plus ; mais ces discours de commissaire-priseur me semblaient être une préface peu appropriée à l’exploration qui devait suivre.
Lord Ventnor ne fit qu’une allusion, bien fortuite, aux mystères où ses convives se flattaient d’être initiés tout à l’heure. Dans sa « librairie », où nous allâmes fumer, il nous montra des livres à figures, extrêmement licencieux : mais il suffit qu’ils ne soient pas à la portée de toutes les bourses. Lord Ventnor, en les feuilletant, n’était pas moins collégien, au contraire, et son regard demeurait pur, mais ses mains tremblaient. Il se fit alors comme un déchirement et un demi-jour dans ma mémoire, et j’allai dire à lady Ventnor (qui nous avait suivis, mais se tenait à l’écart) :
— Madame, cela est singulier : il me semble que j’ai déjà vu lord Ventnor.
— Oui, dit-elle, dans un livre.
— Quel livre ?
— La Faustin, d’Edmond de Goncourt. Il y a là un personnage qui lui ressemble, un Anglais sadique…
— Ah !… fis-je, étonné de l’épithète, et surtout gêné de me rappeler que, le matin même, j’avais lu dans le journal des Goncourt, à la date de 1862 : « Dîné ce soir chez la Solférino. » Suivait un de ces portraits en deux lignes que les gens de lettres croient on ne peut plus flatteurs, et qui donnent à la personne portraite des démangeaisons de leur arracher les yeux. — Vous avez connu les Goncourt ? dis-je, à peine avec un soupçon de malice.
— Oh ! répondit-elle, très peu. Je ne les ai eus qu’une fois à dîner, en 1862 je crois.
La précision du souvenir me fit rougir.
— Vous pourrez vérifier, ajouta-t-elle.
Je tournai la tête, et je m’amusai fort d’un changement que j’observai soudain dans les physionomies. Le bon dîner, les grands crus, et peut-être aussi les livres à figures, opéraient. On demandait à partir tout de suite, et les plus vieilles-barbes étaient les plus enragés. Ils proposaient même de descendre d’abord dans les bas-fonds et de renoncer au Jardin de Paris. Mais j’y tenais. Je fis une objection sans réplique : c’est là que j’avais rendez-vous avec mon policier. Je ne vis plus lady Ventnor, et je craignis qu’elle ne nous eût brûlé la politesse ; mais elle n’avait disparu que pour changer de toilette, elle revint presque aussitôt, tout en noir, fort simple, avec un chapeau qui nous fit soupirer d’aise : car il était fort petit, de taffetas noir, avec des roses par-dessous, comme une capote de l’ancien temps ; il n’y manquait que les brides.
Pour être plus sûr qu’elle ne m’échapperait point, je voulus monter dans son automobile, où prit également place M. de Courpière. Les vieux hommes ne protestèrent point contre cet accaparement : ils pensaient à autre chose. Nous n’eûmes guère le loisir de causer, jusqu’au Jardin de Paris : la course fut brève. Je demandai seulement à la marquise si jamais elle avait eu la curiosité de s’aventurer dans un bal public, et elle me répondit : « Non, je n’y suis jamais retournée. » Cette réplique me parut pleine de promesses, et, aussitôt arrivés, je me hâtai de la faire asseoir près du quadrille, en lui disant :
— Je regrette que Mabille et Valentino n’existent plus ; je ne pouvais vous amener qu’ici.
— Oh ! dit-elle, c’est bien toujours la même chose.
Elle se tut d’un air déterminé, pour nous faire taire, Maurice et moi (les autres nous avaient abandonnés et circulaient). Elle reprit d’elle-même, après la danse finie :
— Tout ce qui est pur geste, l’amour comme la danse, est peu susceptible de variété, et encore moins de changement. On a récemment découvert que les danses grecques étaient une manière de cancan. Et moi qui me flattais de l’avoir inventé !
Je le savais ; mais ma fantaisie était si rebelle ou si lente à imaginer une lady Ventnor dans la posture du grand écart que je la regardais avec le même ébahissement que si je n’avais rien su. Elle sourit :
— Les Revenants !… murmura-t-elle. Je me vois… Rien n’est… autrement… Si : le costume… Voulez-vous que je vous décrive celui que je portais le jour de mes débuts ? Une robe de laine noire, presque tout unie ! La gloire m’a surprise, je n’étais pas en tenue… Le lendemain, j’étrennais du barège ! Et j’avais sur ma jupe quatre jupons à effilés ! Ma troisième robe était de taffetas bleu de France, décorée d’une grecque de velours noir large comme les deux mains ; et sur le velours noir étaient cousus, à intervalles réguliers, de petits boutons de nacre blanche.
— Mais, dit M. de Courpière, cela devait être hideux !
— Surtout si vous ajoutez le cachemire, qui n’était encore que français. Et même le cachemire des Indes, qui me fut offert le mois suivant.
— Et les dessous ? dis-je.
— Hélas ! dit-elle, le genre était d’avoir des bas blancs et des caleçons blancs festonnés.
Ces images parurent, à ma grande surprise, enflammer M. de Courpière. Il se pencha sur l’épaule de lady Ventnor, et je crus qu’il allait lui faire une de ces déclarations qui ressemblent à des assignations. Mais, justement, nous entendîmes un homme assigner tout crûment une des danseuses, et pour la première fois lady Ventnor parut choquée.
— Ah ! dit-elle, les manières ont changé aussi.
— On était, dis-je, plus poli ?
— Ma foi non, et même au contraire. Mais on respectait certaines bienséances. Si un gandin s’était permis de me débiter le compliment que nous venons d’entendre, je l’aurais souffleté. En revanche, à souper, si j’avais lâché trop de sottises ou heurté ses principes, il ne se fût point gêné pour me dire : « Taisez-vous, ma chère Marguerite, l’insuffisance de votre éducation vous fait tenir des propos dont vous ne sentez pas vous-même l’inconvenance et la niaiserie. »
Mon policier survint, nos hommes revinrent, hâtés de partir en guerre, elle se leva. Je m’attachai à elle, un peu déçu.
— Voilà, dis-je, tout ce que vous trouvez à me raconter ?
— Mais je vous ai tout dit.
— A demi-mot !
— C’est comme il faut dire.
Je vis bien, à la réflexion, qu’elle m’avait fait, sans y toucher, un tableau où il ne manquait rien : elle m’avait décrit ses costumes, le décor, le public, et marqué jusqu’à des nuances fugitives de physionomies et de langage. Mais j’ai besoin d’ordre et de clarté, j’aime les récits qui se suivent, et je souhaitais qu’elle raccordât celui-ci au précédent. Je ne l’obtins que sur les trois heures de la nuit.
Jusque-là, elle me confondit d’admiration par la convenance parfaite de sa tenue. Elle faisait une heureuse opposition avec nos compagnons mâles. Ils avaient l’air de satyres honteux. Elle n’avait pas l’air d’une bacchante, mais pas une fois elle ne fut gênée ni prude. Elle dosait avec une exactitude merveilleuse la curiosité, l’indifférence et le dégoût. Elle se faisait respecter sans rien faire apparemment pour cela. Elle n’entendit pas un mot malsonnant et ne vit pas un spectacle vilain. Elle les esquivait si adroitement que je n’aurais su dire comme elle s’y prenait, et je ne la quittais pas des yeux. Elle trouva même joliment moyen de me rouler : car je l’avais amenée, pour finir, dans un lieu que je ne dirai pas, où il est inouï de mener une marquise, mais qui était justement le lieu où j’avais plus de curiosité de voir quelle mine elle ferait, et encore une fois je ne sais comment elle réussit à s’y enfermer dans une chambre à peu près décente, bien à l’abri, seule avec M. de Courpière et moi, cependant que les autres assistaient, dans un salon voisin, à des danses de caractère.
Je fus si outré de cet escamotage que je brusquai lady Ventnor. Je lui déclarai, avec une mauvaise humeur fort ridicule quand on y pense, que j’étais maniaque de chronologie, et que je voulais savoir où elle était allée directement lorsqu’elle avait quitté Lyon.
— Vous le savez, me répondit-elle, toujours imperturbable, puisque vous m’avez amenée ici. Vous vouliez me faire dire que je n’y venais pas pour la première fois. Je suis comme vous, j’aime l’ordre et je commence toujours par le commencement. J’avais de l’ambition et je prétendais arriver haut, mais il ne me répugnait point de partir du plus bas. Et puis je suis bourgeoise et je n’ai que dans une certaine mesure le goût du risque. Je voulais dès lors être assurée du vivre et du couvert. Lorsque je quittai Lyon, j’avais en poche l’adresse d’une de mes jeunes amies, émigrée à Paris depuis peu et que l’on croyait ouvrière, mais qui ne l’était point. J’avais également sur moi de quoi prendre mon billet, — les chemins de fer étaient inventés, je vous prie de le croire, mais les troisièmes étaient alors peu confortables ; j’avais trente-cinq sous pour mon fiacre. Le cocher fut bien étonné quand je lui donnai l’adresse de mon amie.
Je n’étais pas moins étonné que le cocher, je n’osais plus lever les yeux.
— J’espère, reprit lady Ventnor avec hauteur, que je vous dis tout ce qui est indicible. Je vous le dis sans couleur, parce que je n’aime point les tableaux de libertinage, mais vous avez de l’imagination, une expérience personnelle, et, encore une fois, ni le métier ni le milieu n’ont sensiblement changé. Pour la mise en scène, je vois que l’usage s’est conservé d’être en retard d’un demi-siècle sur la mode. Figurez-vous donc que j’étais environnée des meubles de la Restauration ou même du premier Empire, comme nous le sommes, ce soir, des meubles du second.
Je n’y avais pas encore pris garde, et je trouvai plaisant que lady Ventnor fût venue là pour s’y trouver justement remise dans le décor de sa jeunesse. Elle jeta soudain un léger cri : elle venait d’apercevoir, sur la cheminée, veuve de toute autre garniture, un verre d’eau, en effet bien extraordinaire. Il se composait de quatre pièces, d’une matière opaque et couleur de lait, comme j’ai vu, chez ma grand’mère, de ces affreux ustensiles appelés rince-bouche. Le sucrier, le verre à pied et la carafe étaient d’une hauteur et d’une maigreur disgracieuses. Le bouchon de la carafe était évidé et formait lui-même un tout petit carafon, destiné sans doute à contenir la fleur d’orange. Un serpent d’émail vert et qui se mordait la queue ornait le tour du plateau. Un ornement pareil ceignait le ventre de la carafe, celui du sucrier, et bordait le verre.
— Pensez-vous, dit lady Ventnor, que l’on voudrait me vendre ces objets ?
— Je n’en doute pas, dis-je. Ils feraient bien sur une table d’acajou à laquelle je vois accoudé un homme en pantalon à la hussarde, qui fume le narguilé et qui porte des pantoufles de maroquin rouge. Cela serait charmant, à condition que cela fût signé Gavarni.
— Ce verre d’eau, reprit lady Ventnor, me rappelle un autre verre d’eau pareil, qui est le premier objet de luxe que j’aie possédé.
— Tant mieux, dis-je ; car vous allez me faire savoir comment vous avez passé de l’état où on ne possède rien en propre à l’état où il est permis de posséder.
— Soit ! dit-elle. J’ai passé de l’un à l’autre grâce au rédempteur.
M. de Courpière craignit d’être scandalisé et demanda l’explication de ce mot.
— L’on n’a pas, répondit-elle, attendu les romans russes pour procéder à la rédemption des courtisanes. Cette mode fit fureur environ le temps de la Dame aux Camélias. C’est au point qu’une femme ne pouvait plus s’engager dans cette profession sans y rencontrer, dès les premiers pas, un homme qui voulût l’en tirer et la réhabiliter. La Dame aux Camélias est mon ancienne, et je date plutôt de l’époque où une réaction se faisait. Mais la province est toujours en retard sur Paris, et l’était alors bien davantage. Mon rédempteur venait de province. Il s’appelait Adolphe. Vous allez prendre son portrait pour une caricature. Il avait des cheveux d’un blond fade, très fournis et frisés, des favoris comme les notaires n’en portent plus, et des lunettes. Il paraissait beaucoup moins jeune que lord Ventnor, mais il avait vingt ans en réalité. Vous allez douter de ses mœurs, puisque vous savez où il me rencontra, mais c’est par vertu qu’il y venait. Il s’attribuait une mission. Il me proposa de me mettre, comme on dit, dans mes meubles. Je sentis que c’était un pas décisif, et j’acceptai, bien que son physique me parût peu séduisant. Vous jugerez par ce verre d’eau du mobilier qu’il m’offrit.
« Il me logea dans le quartier Gaillon, qui était alors respectable. Nous avions deux chambres et un cabinet au dernier étage d’une maison noire. Le cabinet prenait jour par une lucarne sur une cour en puits. C’est par cette lucarne que j’appelais notre concierge, qui faisait notre ménage et qui était également notre propriétaire. Nous ne menions pas la vie des étudiants : je n’ai jamais été Musette ni Mimi Pinson, et Adolphe était employé aux bureaux de l’enregistrement. Je demeurais seule toute la journée, je fumais des cigarettes. Il rentrait à l’heure du dîner, qui était frugal : il devait, l’année suivante, être envoyé en possession d’une assez jolie fortune, mais il ne gagnait que cent soixante-quinze francs par mois, et nous n’en dépensions pas plus de trois cents.
« A table, il me disait des choses tendres et sages, et notamment que l’amour m’avait refait une virginité. Je lui répondais que j’en eusse été bien fâchée. Ces propos le faisaient rougir. Il était chaste, avec du tempérament. Je m’amusais, par malice, à lui faire oublier sa pudeur dès que l’heure du berger sonnait, et j’avais des façons de le régaler qu’on ne soupçonne point à Rennes, d’où il était natif, ni même à Lyon, d’où je viens.
— Ce tableau, dis-je, est d’un rococo fort agréable.
— Oui, mais le dénouement fut pénible. Un jour que j’avais, par hasard, fait des courses, je fus en rentrant appréhendée au corps par deux agents. Ils m’apprirent qu’Adolphe était déjà coffré, sous l’inculpation de détournements, et que j’étais inculpée moi-même de complicité.
— Un homme si vertueux ! dit M. de Courpière.
— L’homme d’une seule vertu, repartit lady Ventnor. Une vertu isolée est aussi dangereuse qu’une idée fixe. Adolphe volait, il eût tué, pour assurer ma rédemption. Je ne l’aimais guère, et cependant je fus désespérée. J’échappai aux mains des agents et courus me jeter par la fenêtre. Heureusement, j’avais choisi, pour me précipiter, la lucarne du cabinet, qui était trop étroite. Ce suicide eût été déraisonnable : je n’eus aucune peine à démontrer mon innocence. Mais il était au moins inutile que je reprisse contact avec la police, et vous devinez qu’elle me fit refaire en arrière le pas décisif que mon rédempteur m’avait fait faire en avant.
— Je devine aussi, dis-je, que vous en avez été quitte pour refaire un plus grand pas cinq ou six mois plus tard.
— Huit jours.
— Bravo ! Racontez.
— Pas ici. J’ai besoin d’un autre décor et de toute une mise en scène. Venez demain.
Nos dix vieillards, onze en comptant lord Ventnor, reparaissaient. Ils avaient d’encore plus étranges figures qu’avant de disparaître.
L’hôtel de Mme la marquise de Ventnor n’a pas une façade très importante sur l’avenue du Bois de Boulogne ; mais le terrain est considérable en profondeur, et lord Ventnor y fait de temps à autre édifier des salles et des galeries supplémentaires, pour y installer ses collections à mesure qu’elles se développent. Le valet de chambre qui conduisait M. de Courpière et moi nous fit traverser, malheureusement trop vite, deux de ces salles, si encombrées de tableaux qu’il y en avait non seulement sur toute la surface des murs, mais en pile sur d’immenses tables, et même sur des chaises rangées autour de ces tables ainsi que dans une salle à manger.
Dans la pièce voisine, des papillons sous verre se mêlaient assez bizarrement aux toiles, et ce rapprochement faisait voir que les œuvres d’art de la nature sont plus artificielles que celles des hommes. Enfin, dans un dernier salon, où l’on nous pria d’attendre, les murs étaient nus ; et l’œil, après un peu d’étonnement du contraste, goûtait cette nudité reposante, qui permettait d’admirer la décoration, singulièrement les boiseries.
Elles étaient anciennes et venaient d’ailleurs, mais n’avaient pas été rajustées : c’est plutôt le salon qui paraissait avoir été construit à leur mesure et exprès pour les loger. Elles dataient du plus beau temps de Louis XIV, où l’on ne craignit point la profusion des ornements, mais où le plus superbe luxe avait trop de noblesse pour avoir de l’insolence. Peut-être qu’elles nous auraient semblé, dans leur neuf, bien chargées d’or ; mais la patine de deux siècles avait assagi toute cette dorure, — sans toutefois l’éteindre, car elle rougeoyait comme aux feux d’un soleil couchant. L’intérieur des panneaux était peint d’un gris qui tirait sur le vert. Les dessus de portes n’étaient que sculptés, et, seule, la corniche en encorbellement était peinte : des satyres s’y ébattaient avec des nymphes parmi une forêt de roseaux. La cheminée, haute comme un homme de belle taille, était de marbre sérancolin, d’une admirable couleur d’agathe ; elle supportait deux candélabres à pendeloques de cristal taillé, et une pendule, qui était un éléphant de bronze doré, caparaçonné d’or et d’émaux. Le tapis, à fond bleu de roi et aux armes de France, ne cachait que devant la cheminée la marqueterie du parquet. Les meubles, de tapisseries représentant des sujets de chasse, étaient douze fauteuils, autant de chaises et quatre grands canapés, rangés en ordre le long des murs. Mais nous fûmes choqués de voir, dans un si bel ensemble, un de ces divans drapés de tapis orientaux et encombrés de coussins, qui ne sont à leur place que dans un atelier. C’est pourtant là que nous nous assîmes : il nous semblait peut-être que les autres meubles exposés n’étaient point pour s’y asseoir.
Nous ne trouvâmes pas le temps de nous communiquer l’un à l’autre ; car nous eûmes soudain la petite terreur mélodramatique de voir tourner sur lui-même un des panneaux, qui nous découvrit, dans l’épaisseur du mur, un escalier, certes étroit, mais enfin très praticable. La marquise vint par là, aussi naturellement qu’elle eût fait par une entrée ordinaire, et la boiserie se replaça derrière elle. Elle nous tendit la main et s’installa sur le divan turc, où elle nous fit signe de nous rasseoir. J’abrégeai le protocole, et, cependant que M. de Courpière témoignait par deux ou trois observations que sa compétence touchant le dix-huitième siècle n’exclut pas un certain faible pour le siècle précédent, je marquai à lady Ventnor mon vif désir de savoir où nous étions.
— Avenue du Bois de Boulogne, et chez moi, répondit-elle ; mais je pourrais également dire dans l’île Saint-Louis et à l’hôtel de Biron. Car j’ai acheté, lors de la démolition de cet hôtel, et j’ai fait remonter ici fort exactement, ce salon, qui me rappelait un des changements à vue de mon existence. Vous devinez pourquoi je ne voulais suivre mon récit qu’après vous avoir transportés dans ce décor : c’est que j’y fus transportée moi-même tout d’un coup, après mon deuxième séjour en des lieux plus ressemblants à ceux où nous avions commencé, hier soir, notre conversation.
— Voilà, dis-je, un changement prodigieux, et surtout s’il n’a pas été préparé.
— Nullement. Mais il n’y a point de prodige. Les gens de lettres, que j’ai souvent reçus, se plaignent de la peine qu’ils ont à se manifester : un livre peut être beau, mais on n’en saura jamais rien si on ne l’ouvre pas. Et ils jalousent les peintres qui exposent leurs toiles, qu’on est bien forcé de voir. Un chef-d’œuvre de peinture peut être méconnu, mais il ne peut être inaperçu. Que dire, à plus forte raison, d’une femme, si elle est un chef-d’œuvre de femme, et si le métier qu’elle fait l’oblige de s’exposer ? Elle ne saurait manquer de rencontrer tôt ou tard l’amateur éclairé. C’est justement ce qui m’arriva.
« Je vis, un soir, venir — où j’étais — un homme, dont la figure m’intéressa d’autant plus qu’elle se contredisait, et n’accusait point le rang du personnage ni sa profession : sa dominante était si évidemment la pensée, que je flairais bien, comme vous diriez aujourd’hui, un intellectuel ; mais, s’il n’était pas habillé à la mode des gandins, il ne l’était pas non plus avec la négligence d’un savant ni avec la fantaisie d’un artiste, et il devait haïr, pour le costume, l’indiscrétion de l’originalité. Je me souviens qu’il portait un pantalon noisette, des bas blancs, des escarpins vernis ; et, en guise de veste, une manière de paletot sac, d’un drap noir uni et terne, avec un col de velours, point de revers, un seul gros bouton à demi caché sous la pointe droite du col. La chemise n’était pas empesée, mais de fine toile, et d’une blancheur mate. L’ample cravate, un peu lâchement nouée, était d’une soie à gros grain qui se maintenait… Je reviens à l’homme : il avait les cheveux parfaitement noirs, mais déjà rares, séparés par une raie à droite ; le front large et haut, d’une blancheur et d’une sérénité imposantes ; et le bas du visage tourmenté ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, enfoncés profondément ; les joues, point maigres, mais creusées d’un pli profond ; la mâchoire brutale, le menton rond du premier Empereur, avec la fossette ; et une bouche très grande, mais belle, voluptueuse, méprisante, tout ce qu’une bouche humaine peut exprimer de sensualité et de dégoût de la sensualité ; et, naturellement, point d’hypocrites moustaches.
« Je fus troublée, mais non point flattée de son admiration, qui était plutôt offensante. Il ne daigna même pas me la témoigner, et il ne m’adressa pas un mot. Il me considéra, longtemps, comme on fait un objet à vendre (c’était son droit et le droit de tout le monde) ; après quoi, il ne m’acheta point. Il tourna les talons et s’en alla, rêvant. Mais il revint le lendemain soir, accompagné de deux hommes aussi bavards qu’il était taciturne. Ils ne me firent guère l’honneur de me parler, mais ils s’entretinrent devant moi, et je ne tardai point d’apprendre que l’un était poète, l’autre sculpteur. J’avais déjà reconnu leur condition d’artistes à leurs chevelures. Celle du sculpteur était une vraie crinière ; celle du poète, toute collée de pommade, encadrait lourdement une face bouffie, que je n’ai jamais réussi, pour ma part, à trouver belle, et qui me faisait penser à quelque sultan abruti, — peut-être à cause du fez rouge posé sur les cheveux gras, ou de la redingote boutonnée haut comme une stambouline.
« J’observai que c’était le poète qui parlait de moi plus en sculpteur. Il se récriait sur ma « plastique ». J’avoue que je n’y comprenais rien ; parce que, je vais vous dire : nous autres femmes, nous n’avons jamais rien compris à cette beauté de la forme qui vous touche, vous autres hommes ; la seule beauté que nous apprécions est celle qu’un écrivain plus moderne a si heureusement définie « la beauté couturière » ; mais jamais la « plastique » ne nous a été si indifférente qu’en ce temps-là, où, même à la Comédie-Française, une tunique grecque semblait odieuse à voir, à moins que d’être gonflée par un semblant de crinoline.
« Les trois artistes obtinrent la permission de m’emmener ; ce n’est pas même à moi qu’ils la demandèrent ; et je fus aussitôt apportée où nous sommes, je pourrais dire sur ce divan, car j’y passai dès lors la plus grande partie de mes journées. Fermez un instant les yeux, et imaginez la femme — que j’étais — vêtue d’une ample robe blanche à pois rouges.
Je ne révoquais pas en doute les souvenirs de lady Ventnor, et j’y trouvais trop de piquante invraisemblance pour ne souhaiter point qu’ils fussent vrais ; mais je lui demandai comment ces hommes qu’elle venait de nous crayonner, dont je nommais au moins deux, le poète des Fleurs du mal et celui d’Albertus, qui ne jouissaient point d’une grande fortune, pouvaient habiter un appartement si somptueux et posséder de si magnifiques meubles. Elle me répondit qu’à l’hôtel de Biron les logements, sauf celui du bel étage, ressemblaient à ces taudis de Versailles que les grands domestiques se disputaient. Ils étaient loués en garni à des artistes, tous camarades, et qui formaient une sorte de phalanstère. Le bel étage était occupé par un fils de famille fort riche, qui se faisait un plaisir de réunir chez lui ses voisins.
— On y accédait, ajouta-t-elle, ainsi que vous venez de le voir, par des escaliers mystérieux, cachés dans l’épaisseur des murs.
Il me parut que le ton extrêmement libre de Mme la marquise de Ventnor m’autorisait à une égale liberté, et je lui dis cavalièrement :
— Je conçois que ce monsieur fît bonne chère à ses voisins et encore meilleure à vous ; mais je présume, et même j’espère, qu’il ne se bornait pas à vous recevoir dans le salon.
— Vous ne sauriez croire, me répondit-elle, à quel point ce qui se passait ailleurs, et particulièrement dans les chambres à coucher, était dénué d’intérêt. Oh ! je ne prétends pas vous dire que tous ces hommes, qui avaient la disposition d’une belle fille, n’en profitaient point… Vous souvenez-vous d’un joli conte de Maupassant intitulé Mouche ? Mouche est une canotière, que les cinq copropriétaires d’un même canot possèdent par indivis. Ma condition était celle de Mouche, avec cette différence que mes nouveaux amis n’étaient pas des canotiers.
« Je crois qu’à ce moment de notre histoire la vieille gaîté française subissait — dans le clan des artistes, non certes ailleurs — une de ces éclipses qui sont périodiques. Mes amis ne s’en doutaient point. Ils se figuraient, au contraire, être de grands fous. Mais leur instinct de s’amuser ne leur suggérait que de sinistres charges. Je ne vous les raconterai pas : elles me font horreur, même de si loin. Je vous ai dit que j’étais bourgeoise : moi, j’ai toujours compté dans le clan des philistins. Je veux que la gaîté soit gaie, et leurs inventions me paraissaient lamentables. Vous pensez que je ne goûtais guère non plus le satanisme : ah ! j’étais bien tombée !
« Mais ce qui me déplaisait surtout, c’est que je tenais vraiment trop peu de place. Sans doute ils s’occupaient de moi, et même continuellement, mais point comme je veux qu’on s’en occupe, comme d’un être vivant et sensible, avec qui on est en amour ou en guerre, maîtresse, au besoin ennemie. Je ne charmais pas leurs yeux autrement que ces tapisseries ou cet éléphant de bronze doré ; et quand je m’étais produite sur ce divan, où il paraît que je faisais bien, j’avais rempli ma destinée. J’étais la Beauté, avec une majuscule : je veux être Marguerite, et rien ne m’embête comme la Beauté absolue. Ils m’auraient bien défendue de bouger, sous prétexte qu’un de mes inventeurs avait écrit :
« Moi, je veux rire, et même pleurer ; et j’estime qu’une belle immobilité ne vaut pas un joli mouvement.
« Un jour, le sculpteur m’emmena chez lui pour me faire poser, et je dois dire qu’il fit aussi reposer le modèle, — vous entendez, je pense, cet argot. — Mais ce repos du modèle fut une scène bien singulière. Le sculpteur, qui s’y connaissait, jugea ma beauté parfaite sans retouches, et, au lieu de l’interpréter, il fit un moulage de mon corps. C’est quand il me vit toute blanche et toute fleurie de plâtre qu’il sentit l’aiguillon du désir. Je fus aimée à titre de « rêve de pierre ». Mais, encore une fois, je ne veux pas être un « rêve de pierre ».
Madame la marquise regardait le vicomte en disant cela, comme pour lui donner des indications, mais bien inutiles, car jamais M. de Courpière n’a rêvé de posséder des statues.
Elle reprit :
— Mon emploi le plus ordinaire était de procurer à la compagnie des visions.
— Comment ? dis-je. Des visions ?
— Oui. Ils faisaient usage de hachich. Ils avaient même fondé une manière de club, où ils admettaient tous les friands de cette nauséabonde confiture. Moi, je n’y ai jamais voulu toucher. Elle rendait la plupart malades. Elle enivrait les autres et leur faisait voir plus en beau ce qu’ils avaient réellement sous les yeux. C’est pourquoi ils tenaient à ma présence : car vous imaginez ce que pouvait devenir, par l’effet de cette artificielle transfiguration, une femme déjà pourvue d’assez de réels mérites pour qu’un maître de la sculpture l’eût jugée digne d’être moulée.
« Je fus délivrée de ma nouvelle prison, grâce à ces débauches de hachich. Je vous ai dit qu’on y recevait, outre les habitués, des curieux de passage. Je fis ainsi la connaissance du premier homme pour qui je peux dire que j’ai éprouvé un sentiment, et même en coup de foudre. Vous n’en reviendriez pas si je vous disais d’abord son nom : car sa réputation d’homme laid ne lui a pas moins survécu que sa gloire de critique, et il avait dès lors passé la soixantaine. Mais j’étais trop excédée de jouer les Vénus Anadyomène pour ne préférer point, mettons par esprit de contradiction, un Socrate en redingote à un Apollon du Belvédère. Et si je n’étais pas encore digne ni capable de comprendre cette universelle intelligence, au moins je la sentais ; je ne me permettais pas de la juger égale ou supérieure à d’autres, mais elle m’inspirait une sympathie, parce qu’elle vivait. J’en aimais les vives impatiences, les sursauts, la trépidation, ce je ne sais quoi de soupe-au-lait, cette espèce de terre-à-terre supérieur. J’aimais les lueurs de malice qu’elle allumait dans les petits yeux fureteurs de l’homme, cette volupté spirituelle de ses lèvres, et cet appétit de savoir qui lui mettait l’eau à la bouche.
« Il n’était, parbleu ! pas moins connaisseur que n’importe qui de beauté pure et de « plastique » ; mais il était trop amateur de femmes pour les vouloir statues, et je le vis bien, rien qu’à sa manière, si j’ose dire, de me renifler. Il finit même par ne prêter attention qu’à moi. Au scandale des autres grands hommes, il refusa de tâter du dawamesk, et il n’écouta que d’une oreille distraite les merveilles qu’on lui dit des effets de cette drogue, pour s’entretenir de plus en plus à part avec moi. Il était paternel et équivoque, galant, suranné, ancien régime, et homme d’aujourd’hui, accoutumé à parler aux grisettes. Vous pouvez croire que je fus flattée de plaire effectivement pour la première fois, et de plaire à un tel homme ; mais il fut encore plus flatté quand je lui avouai qu’il me tournait la tête. Nous improvisâmes pour le lendemain ma fuite de l’hôtel de Biron, je devrais dire mon enlèvement ; et le sexagénaire s’en fut aussitôt, fringant comme un collégien.
« Malgré le romanesque de l’aventure et ce mot d’enlèvement, tout se passa le plus uniment du monde, et sans berline. Je partis de bon matin : tout l’hôtel de Biron dormait encore, et il ne se trouva donc personne pour m’arrêter. J’appelai un fiacre. Le cocher prit à côté de lui, sur le siège, ma malle, qui était encore si légère que j’avais pu la descendre sans aide. Il était convenu, j’ai omis de vous le dire, que j’allais prendre domicile chez mon nouveau protecteur, qui habitait un pavillon dans la rue Notre-Dame-des-Champs, provinciale aujourd’hui, et, alors, même campagnarde.
« Je le vis du bout de la rue qui guettait mon arrivée. Il était vêtu drôlement d’une sorte de carmagnole, avec un bonnet grec sur la tête. Près de lui se tenaient deux hommes beaucoup plus jeunes, que j’ai su depuis ses secrétaires, et une femme-dragon qui était la cuisinière. Ils firent les grands bras quand ils virent un fiacre et une caisse près du cocher. « Les voilà ! les voilà ! » crièrent-ils tous quatre. Mais, quand je mis le nez à la portière, ils parurent surpris et même désappointés. Le maître lui-même n’avait pas l’air de savoir ce que je venais faire là. Il se rappelait cependant mon nom, car il me dit : « Ah ! c’est vous, ma chère Marguerite… »
« Mais, dans le même instant, voyant un autre fiacre, il poussa de nouveaux cris. Cette fois, l’arrivant était celui qu’on attendait, savoir un employé de la Bibliothèque impériale, qui lui remit un énorme ballot de livres, qu’il emporta comme une proie, suivi des deux secrétaires, non sans m’avoir — je lui dois rendre cette justice — confiée et recommandée à la cuisinière-dragon. « C’est, me dit cette femme, son jour d’article : vous ne le verrez pas de la journée. » Je ne le vis point, en effet. Elle prit soin de moi un peu à la rigueur et sans luxe d’amabilité. Elle me fit deux très bons repas, que je mangeai seule, comme un pape ; et elle m’installa dans une chambre du deuxième étage, vaste, mais meublée des pires meubles d’acajou qu’ait produits le règne de Louis-Philippe : je dois être sincère et avouer qu’ils ne me déplaisaient pas.
« Le lendemain, vers dix heures, l’homme à l’article entra dans ma chambre, sans façon. J’étais au lit. Il déclara mon installation parfaite, sans me demander ce que j’en pensais, et il m’avertit d’abord que, pour éviter les propos et même pouvoir se montrer en ma compagnie, il me présenterait partout comme sa nièce. Il me pria de l’appeler « mon oncle » sans plus tarder. « Même, dis-je en boudant, quand nous serons seuls ? » Il se mit à rire. « Voyez-vous cela ? » dit-il, et il me fit quelques caresses. Il ajouta, sérieusement : « Ma petite, j’ai passé soixante ans. J’aime encore à respirer des fleurs, mais je n’en cueille plus. »
« Faut-il vous confesser que j’eus un regret très sincère ? Ah ! qu’allez-vous penser de moi ? Mais c’était à prendre ou à laisser ; pour mieux dire, je n’avais pas le choix. Je me résignai, et je tirai de cette liaison le plus d’avantages que je pus. L’Oncle me permettait de toucher à ses livres, parce que je n’y faisais pas de cornes et que je les remettais toujours où je les avais pris. Je savais tout juste lire et écrire, et je n’étais pas trop préparée à la fréquentation des grands auteurs. Mais l’Oncle, qui était plutôt hargneux avec les hommes, et terriblement égoïste, se fût mis en quatre quartiers pour le moindre cotillon, et en huit pour moi. Parmi un labeur sans relâche, que vous qualifieriez surmenage, il trouvait le temps de diriger mes lectures. Je suis, grâce à lui, fort lettrée : je vous le dis, mais ne le répétez pas, car vous avez pu observer que je m’en cache. Il se donnait même la peine de m’enseigner la civilité puérile et honnête. Mon éducation première avait été négligée. Peu à peu, il me rendait plus digne de la place honorable que j’occupais à ses côtés, des égards que ses amis et lui-même me témoignaient généreusement.
« Je n’étais négligée que les jours d’article. Ces jours-là, on m’eût volontiers envoyée au diable, ou au grenier. Mais je fus aussi escamotée un autre jour, où cela m’humilia fort. J’entendis parler à mots couverts de grands personnages que l’on devait avoir à déjeuner. L’oncle délibéra plus d’une heure avec la cuisinière sur le menu, et lui demanda, en outre, si elle croyait que l’on me pût faire asseoir à la même table que lesdits grands personnages, même à titre de nièce. La réponse du dragon fut négative, et je n’eus que la permission de regarder une minute les convives en écartant un rideau.
« L’on avait poussé la discrétion jusqu’à ne les point nommer devant moi. Je savais seulement qu’il y aurait un prince, qu’on appelait « le Prince » comme s’il eût été seul au monde de ce rang, et une princesse qu’on appelait « la bonne princesse ». J’ai à peine besoin de vous dire que ces indications me suffisaient pour les deviner ; et, si je ne les eusse devinés, je les eusse reconnus, surtout lui, tant il ressemblait aux images populaires de Napoléon. Vous avez dû entendre raconter que Thérèse Lachmann, plus tard Mme de Païva, un soir qu’elle se traînait, mourante de faim, dans les Champs-Élysées, aurait dit : « Avant dix ans, je ferai construire ici même le plus bel hôtel de Paris. » Je ne vous garantis pas l’anecdote, mais je vous assure que moi, quand je vis le Prince, je résolus de devenir sa maîtresse — à beaucoup plus bref délai.
« Je ne l’étais, en attendant, de personne, et je souffrais de cette privation, — à ma grande surprise : car mes sens ne m’avaient guère tourmentée jusqu’alors. Mais c’est que, jusqu’alors, ils n’avaient aucune satisfaction d’aucune sorte, et apparemment que le jeûne est plus facile à garder que la diète. Maintenant, mon oncle me parlait d’amour, il m’en parlait si bien que je croyais, comme on dit, que cela était arrivé, et cela ne l’était point ! A force de me respirer, il éveillait en moi le désir d’être cueillie. J’allais le tromper, j’en étais au désespoir, mais je n’avais pas trop de scrupules : parce que je sentais bien qu’en fin de compte c’était sa faute, et qu’il m’eût aisément réduite à la fidélité, non pas en me donnant davantage, mais au contraire en me donnant moins.
— Ah ! m’écriai-je, voilà une analyse admirable, et qui prouve que vous étiez une excellente élève de…
— De mon oncle, dit-elle. N’est-ce pas ? Et qui était plus que lui capable de comprendre ces subtilités ? Hélas ! il ne les comprit pas.
« Je m’étais enfin résignée, en soupirant, à le suppléer, — car j’ai eu tort de dire : tromper. J’avais toute liberté les jours d’article. Mais où chercher aventure ?
« Je me souvenais avec plaisir des bals publics. Ceux du quartier de Montparnasse ne valaient pas Mabille et Valentino. Je n’osais courir si loin, et je m’accommodai du bal Constant. J’y fis la connaissance d’un garçon qui m’a depuis bien écœurée par ses exigences : mais elles n’étaient point sans compensations.
« Je m’attachai un peu trop à lui, et j’eus l’imprudence de retourner chez Constant un lendemain d’article. Je m’y trouvai nez à nez avec un des secrétaires de mon oncle, qui crut devoir lui révéler les déportements de sa nièce. Je ne lui en veux pas, mais c’est mon oncle qui aurait dû comprendre, et surtout ne point lâcher une horrible phrase prudhommesque. « Cette fille, dit-il, a décidément la nostalgie de la boue. » J’avais déjà le goût assez fait : cette façon de parler me désenchanta, je pris l’initiative de rompre. Mais ma liaison avec… l’Oncle m’a laissé le meilleur souvenir, et je puis dire que j’en ai retiré les meilleurs fruits.
Ces derniers mots servirent de réplique d’entrée au maître d’hôtel, qui vint nous servir le thé.
Nous n’avions pas eu depuis longtemps la faveur d’un entretien particulier avec lady Ventnor, quand elle invita M. de Courpière et moi à la reprise d’une opérette célèbre, aux Variétés, dans une baignoire d’avant-scène. Vu l’exiguïté de ces baignoires, nous comptâmes bien que nous y serions seuls avec la marquise et tout au plus un intrus supplémentaire, qui serait trop heureux d’aller se détendre les jambes et respirer durant les entr’actes. Mais l’intrus même nous fut épargné. Lady Ventnor ne nous avait cependant point priés de la venir prendre, et nous la trouvâmes déjà installée dans l’espèce de niche qu’elle nous offrait de partager avec elle ; car elle a gardé l’habitude ancienne d’arriver au théâtre avant l’heure qu’annoncent les affiches, et d’entendre les pièces de bout en bout. Elle n’avait baissé qu’à demi la grille dorée, et elle avait posé sur l’appui de la loge, à côté de son éventail, de son mouchoir de point d’Angleterre et de ses jumelles de nacre, une orange.
Ce rafraîchissement n’est plus d’usage qu’au poulailler, et j’aurais soupçonné lady Ventnor de se démoder par coquetterie, si elle n’eût arboré avec cela une toilette des plus témérairement jeunes. Sa robe, toute blanche, était une de ces tuniques souples qui ont l’air de ganter le corps, mais qui le drapent, et qui semblent trahir tout ce que précisément elles dissimulent. Le corsage n’était presque point décolleté, mais tout le costume entier avait à peine l’air d’un vêtement. Elle portait au cou son rang de perles des joyaux de la couronne, et des rubis étaient piqués dans ses cheveux blonds, où ils faisaient bien. Je me félicitai d’être né à une époque où une femme qui sait s’y prendre a devant elle toute une existence de blonde, après qu’elle a déjà vécu toute une existence de brune.
La jeunesse de M. le vicomte de Courpière ne me parut point, ce soir-là, moins prodigieuse que celle de lady Ventnor. Il avait pris place derrière elle, et, vraiment, il éclairait le fond de la baignoire. On sait qu’il est également blond ; mais lui, il le fut toujours. Je me souviens d’avoir écrit que jusqu’à l’agonie il aura l’air d’un page : il en avait l’air, et même d’un page favori, qui se permet avec sa dame bien des petites privautés. Le couple s’assortissait : ce n’est point, comme on pourrait méchamment le croire, parce que le vicomte avait dès lors passé la quarantaine et lady Ventnor la dizaine suivante ; mais la Providence avait si bien calculé le miracle de leur double rajeunissement, que la convenance n’était pas moins parfaite entre leurs âges apparents qu’entre leurs âges réels.
L’altitude et les mièvreries de Maurice me réduisaient à un rôle de second plan, bien que l’on m’eût obligé de m’asseoir à côté de lady Ventnor et sur le devant de la loge. J’ai toujours joué ce rôle de second plan, du moins auprès du vicomte, et je ne sais pourquoi j’en fus, par exception, mortifié. J’affectai de ne pas desserrer les dents jusqu’au lever du rideau. Ce n’était pas bouder fort longtemps, car nous étions arrivés à la dernière minute. Par esprit de contrariété, je fis, dès le milieu de l’ouverture, de la philosophie de l’histoire à propos des rythmes d’Offenbach, et je n’attendis point la sixième réplique parlée pour juger avec profondeur la prose de Meilhac et d’Halévy. Mais lady Ventnor est d’une politesse surannée : elle tient compte d’autrui, de ses voisins, et même des acteurs. Je fus rappelé à l’ordre, j’en fus piqué, et, puisqu’on me défendait de parler, je ne voulus pas entendre. Je me détournai de la scène et j’observai la salle.
Je remarquai une dame sur l’âge, discrètement vêtue de soie noire, qui était seule dans l’autre avant-scène du rez-de-chaussée, vis-à-vis de nous. Elle écoutait avec une attention extrême, de toutes ses forces, comme les enfants qui vont au théâtre pour la première fois. Rien ne la faisait rire. Je pris les jumelles pour la mieux regarder, et je vis avec étonnement que deux lourdes larmes coulaient de ses yeux morts le long de ses joues, et même que sa poitrine était soulevée par de pauvres petits sanglots. Je n’aurais jamais cru que la Belle Hélène fît pleurer personne, et cela me parut si extraordinaire qu’au risque d’une nouvelle gronderie je le signalai à la marquise.
— Vous savez qui c’est ? murmura-t-elle.
Je répondis que non, d’un mouvement des paupières.
— Elle a créé le rôle !
« Ah ! pensai-je, voilà donc une autre femme d’avant la guerre ! Quelle différence ! » Mais je fus encore plus étonné de voir qu’à l’entrée d’Oreste la marquise elle-même semblait n’être point maîtresse d’une émotion.
— Ah ! ça, lui dis-je, et vous ? Est-ce que vous avez joué… le jeune homme ?
Elle eut une bien jolie façon de me répondre que oui : elle me fit un sourire si ambigu que j’imaginai sans effort l’inimaginable, lady Ventnor en travesti ! Je ne pouvais pas compter sur une autre réponse jusqu’à la fin de l’acte, et j’en avais des impatiences. Il me semblait, bien à tort, que cela traînait, et que Ménélas aurait pu partir pour la Crète sans se le faire dire tant de fois.
Enfin, le rideau baissa (il y eut encore quatre rappels !). M. de Courpière fit un mouvement de corps en avant, qui marqua son intention de débiter à lady Ventnor des propos galants et oiseux. Je ne le permis point : je n’avais que les quinze minutes d’un entr’acte pour interroger la marquise sur toute une période de sa vie.
— Laisse-la tranquille, dis-je à Maurice. Elle a des choses plus intéressantes à nous raconter. Croirais-tu qu’elle vient de me révéler, qu’elle a joué le rôle d’Oreste !
— Ne saviez-vous pas, dit lady Ventnor, que j’eusse été au théâtre ? Et cela vous étonne-t-il ?
— Non. Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez jamais tenu un rôle si important.
— Vous entendez que je n’ai pu vouloir paraître sur la scène qu’afin d’y montrer mes jambes ?
— Ce n’est pas ce que je disais.
— C’est ce qu’il fallait dire. Si vous mettiez dans vos raisonnements un peu de cette conséquence que j’ai su mettre dans ma vie, vous devineriez sans mon aide que je devais, en quittant « l’Oncle », entrer au théâtre tout droit. J’avais soulevé le rideau, et j’avais dit en voyant le Prince : « Ce prince-là sera pour moi. » Mais il fallait arriver jusqu’à lui ; ce ne pouvait être du premier coup et, si j’ose m’exprimer ainsi, d’une enjambée. Je ne pouvais pas lui demander audience avant d’être devenue notable dans ma partie. Pour le devenir, il fallait me montrer, et je vous ai dit qu’il n’est pas très difficile aux femmes de se montrer ; mais elles n’ont, de compte fait, que deux moyens : j’avais déjà usé de l’un, où il ne me souciait plus de recourir ; il ne me restait que les planches.
— Cela est juste. Je vois un pendant au Paradoxe sur le Comédien, de Diderot : c’est le paradoxe sur la Comédienne. Je le ferai, et je dirai en quoi consiste la vocation dramatique de ces dames.
— Oh !… et de beaucoup de ces messieurs.
— Ne nous égarons pas. Vous avez débuté aux Variétés ?
— Vous ne voudriez pas ! Je n’y ai joué que par raccroc. Les Variétés ! Pourquoi pas la Comédie-Française ? C’est aux Délassements qu’on faisait alors le genre de théâtre que je voulais faire. Aimable scène ! Tous nos effets passaient la rampe, car la communication était continuelle entre le parterre et le plateau. Nos amis ne se faisaient pas faute de nous adresser la parole, et ce n’est pas toujours par signes que nous leur répondions. Vous voyez la tête des bons bourgeois et des provinciaux qui se hasardaient dans ce lieu et pensaient écouter une comédie ! Nous les étourdissions de nos cascades, et nous ne tolérions leur présence que pendant un acte au plus : nous avions vite fait de scandaliser ces honnêtes gens et de les obliger à fuir.
« Les entr’actes étaient le meilleur temps de la soirée (comme dans tous les théâtres). La bande des habits noirs se précipitait dans les coulisses. Les pompiers n’étaient pas si sévères qu’aujourd’hui. Ils ne tenaient pas cadenassée la porte de fer. Le danger d’incendie était si grand, avec tout ce gaz, qu’il aurait donc fallu ne penser qu’à cela : aussi personne n’y pensait. Nous n’avions pas la place de nous retourner dans nos loges, et cela ne nous empêchait pas d’y recevoir des hommes et des hommes, qui venaient y faire, je ne dirai pas de l’esprit, mais des nouvelles à la main. Pour les résoudre à décamper, et nous à redescendre en scène, il fallait sonner dix fois. D’ailleurs, les entrées manquées faisaient la joie du public. On manquait aussi les répétitions, cela va sans dire : mais on manquait même les représentations ! Je me rappelle une camarade qui daigna apparaître un soir sur le coup d’onze heures : on l’avait doublée dans les deux premiers actes comme on avait pu. Elle allégua pour excuse que son réveille-matin n’avait pas sonné !
— Bien, dis-je, voilà le décor et le milieu vivement peints : maintenant, racontez-nous l’histoire.
— Quelle histoire ?
— Une des vôtres. Car je présume — je le dis sans impertinence, et même pour vous flatter — que vous n’avez que l’embarras du choix. Je ne me permettrais pas de diriger ce choix ; mais, sans vous commander et s’il vous plaît, racontez-nous donc l’histoire de Chérubin ?
— Qu’est-ce que vous chantez ?
— Je vous ferai, dis-je, observer que vos précédents récits étaient plaisants, mais qu’il n’y manquait que l’amour, — au fait, comme à la plupart des récits amoureux. Vous avez bien dû finir par aimer : dites-le. Nos pères nous assurent qu’avant 70 on savait aimer, s’amuser et faire des bêtises, trois facultés que nous aurions perdues. Je veux vous voir amoureuse. Or, on ne l’est que de Chérubin, j’entends d’un jeune homme, tout jeune. Chérubin n’est pas moins éternel que Don Juan, et il est moins variable. Il ne change guère que de costume. Jadis, il portait le pourpoint et les chausses du page ; depuis, c’est la jaquette, ou même la tunique du collégien. Il est moins joli, mais il est toujours Chérubin. On voit toujours un collégien en uniforme dans les premiers rangs de l’orchestre, qui ouvre la bouche en regardant les femmes. Vous l’avez vu aux Délassements. Il regardait toutes les femmes, mais c’est vous seule qui lui avez plu. Racontez.
— Alors, dit-elle, finissez votre tirade et ne faites pas vous-même le portrait. Sans doute, j’ai vu Chérubin au premier rang de l’orchestre, et je ne l’ai pas trouvé moins joli, bien qu’il ne fût pas vêtu à l’espagnole. Il ne l’était pas non plus en collégien, s’il n’en avait guère passé l’âge. Il avait vingt ans, il en paraissait dix-sept. Il était fait comme un dieu, et il descendait d’un dieu, — un dieu des batailles, qui avait été roi parmi les hommes. Appelons-le Chérubin, puisque vous l’avez baptisé ainsi. Mais comment appellerai-je son papa, de qui j’aurai à vous parler ? Car je ne veux pas dire les vrais noms, et encore moins des à peu près.
— Prenez un pseudonyme dans la Belle Hélène.
— C’est une idée ! Le bouillant Achille. N’allez pas vous imaginer qu’il était bête comme celui de la pièce. Bouillant, peut-être : je n’en ai jugé qu’au civil. Enfin « bouillant Achille » ne lui va pas trop mal.
— Revenons à Chérubin.
— Oui. Ah ! il était déluré ! On était alors précoce dans l’armée de la fête, comme aujourd’hui dans l’armée du crime. Mon Chérubin faisait la fête, mais il n’avait pas perdu sa fraîcheur, ni une certaine naïveté qui ne passait pas encore pour ridicule. Avec les désirs d’un homme, il avait les tendresses d’un enfant. Croiriez-vous qu’en ce temps-là on aimait ainsi, d’amour, même des filles faciles, avec qui on passait les nuits à souper et pour qui on jetait l’argent à pleines mains ! Et nous-mêmes, nous ne nous gênions pas pour aimer.
— Vous auriez eu bien tort de vous gêner ! Mais j’ai peur que nous ne touchions déjà au dénouement de votre idylle. Elle est charmante : je trouve seulement qu’elle manque un peu de péripéties et d’imprévu.
— Détrompez-vous. J’avais connu Chérubin vingt-quatre heures trop tard, et ce retard suffit à nous susciter des obstacles dont nous ne vînmes jamais à bout. Il faut vous dire qu’aux Délassements tous les hommes fréquentaient chez toutes les femmes : chacune avait pourtant son groupe d’amis particuliers. Les miens étaient les plus brillants, ils descendaient tous des généraux et des maréchaux du premier Empire. Ils eurent un jour la fantaisie d’inscrire leurs noms sur les murs de ma loge : on eût dit d’un pilier de l’Arc de Triomphe. Heureusement que je n’ai pas à vous parler de chacun d’eux individuellement : je ne trouverais jamais assez de pseudonymes dans le cortège des rois de la Belle Hélène, et puis ce récit finirait par n’avoir ni queue ni tête. Vous avez deviné qu’un de ces descendants de maréchaux était plus singulièrement mon seigneur et maître, s’il ne l’était pas trop exclusivement. Il n’avait guère qu’un droit chronologique : il était arrivé le premier. Il m’amena dès le lendemain les petits-fils des compagnons d’armes de son grand-père et, parmi eux, mon Chérubin.
« Ce ne fut pas le coup de foudre classique, et je ne vous dirai pas qu’il rougit et pâlit à ma vue ; mais nous devînmes dans l’instant même aussi intimes camarades que si nous nous fussions connus toujours. Le résultat de cette intimité allait de soi, la question ne fut même point posée. Enfin cela était si naturel et inévitable que mon Chérubin ne se faisait aucun scrupule de tromper son meilleur ami. Mais, en attendant, cela n’en finissait point de se réaliser, et pour les raisons les plus futiles, mais les plus insurmontables. Nous ne nous quittions pas : mais nous étions trois à ne pas nous quitter, même sans compter les autres. Je ne me souviens pas d’avoir été seule une minute, à cette époque de ma vie, ni pour manger, ni pour dormir, ni pour changer de costume au théâtre ou, à la ville, de chemise. Vous riez quand on vous dit d’une actrice : « Elle est honnête, elle n’aurait pas le temps. » Je vous jure que je n’ai pas eu le temps. Je n’ai pas trouvé l’heure, que dis-je ? le quart d’heure nécessaire. Et pourtant je l’aimais bien…
Elle se tut.
— Madame, dis-je, l’entr’acte va finir.
— Je me demande même, reprit-elle avec un peu de mélancolie, comment nous avions pu nous assurer de notre désir réciproque et du dépit que nous causaient ces perpétuels contretemps. Ce ne pouvait être qu’en de bien fugitifs apartés, ou à mots couverts, par des allusions, des ironies. Non, cette intrigue ne fut point banale, pas même en paroles, puisque nous en dîmes si peu. Il nous fallut, pour la mener ainsi, bien de la rouerie, de l’esprit même. Mon Chérubin n’était pas spirituel de profession, comme les faiseurs de nouvelles à la main ; mais il avait ce genre d’esprit qui vient aux garçons comme aux filles, et aussi celui du « boulevard » : cela encore a existé…
« Nous ne faisions pas l’amour à la lettre, mais nous faisions tout le reste, je veux dire des courses partout où il fallait se montrer, de grandes promenades au Bois de Boulogne (à l’heure de mes répétitions), et chaque soir, après le théâtre, nous soupions — avec l’autre, avec les autres — au fameux grand 16 du Café Anglais.
— Madame, dit soudain M. de Courpière, il faut absolument que vous y veniez ce soir souper avec nous deux.
— Ce serait une reprise, dit-elle en riant. Non, non, pas de reprises !
— Vous voyez, dis-je, que Maurice a la prétention de tenir encore l’emploi de Chérubin.
— Mon Dieu ! fit-elle, pour le souper je veux bien. Je n’ai jamais refusé un souper…
J’entendis la sonnette de l’entr’acte.
— Ah ! dis-je, Madame, je vous en prie…
— Bien, j’enchaîne. J’ai dit que nous faisions, de l’amour, tout, sauf l’amour : j’entends la fête, et aussi la dépense. Pour me dédommager, et se dédommager lui-même de cette privation, il m’accablait de fleurs, de cadeaux. Je me demandais même (et je ne lui demandais point) comment il y pouvait suffire : car il n’avait rien à lui, et son père, le bouillant Achille, ne passait point pour être fort riche.
— Hélas ! dis-je, je vois poindre le père Duval.
— Nullement. Le bouillant Achille était tout le contraire du père Duval. Il n’avait point de superstitions bourgeoises et il était plein d’indulgence pour son fils. S’il ne lui donnait rien, c’est qu’il disposait lui-même d’un budget de menus plaisirs trop médiocre pour être partagé. Je touche au dénouement de l’aventure, mais vous êtes des gens matériels et vous trouverez qu’elle finit sans avoir jamais commencé. Chérubin jouait, quand je lui en laissais le temps, pour subvenir à mes dépenses. Il perdit. Cela tombait mal, car celui que j’appelle mon seigneur et maître venait lui-même de faire une perte si forte qu’il s’était résolu subitement d’entrer dans la carrière des armes et de partir pour l’Algérie. J’avais enfin une soirée pour Chérubin ! Nous soupions avec des amis, et notamment avec ce duc que l’on a surnommé le duc des halles ; mais, après souper, j’étais libre. Je ne fus point peu surprise, en arrivant au Café Anglais, d’y trouver mon Chérubin flanqué de son père, le bouillant Achille, qui bouillait de m’être présenté.
« La rencontre du père et du fils ne me parut d’abord que piquante. Je ne doutais point que le père ne s’éclipsât à propos. Je prévoyais une scène un peu risquée, avec de la tenue, comme en ce temps-là, et qui se terminerait selon mon désir. Je ne me trompais que sur le dénouement. Le souper fut agréable. Achille était le plus charmant convive : on lui pardonnait après cela de n’être pas un aigle, malgré ses liens de parenté — avec l’aigle précisément. J’admirais l’aisance de Chérubin à se comporter tout ensemble, et comme on le doit quand on soupe, et comme on le doit sous les yeux d’un père. Ils faisaient tous les deux auprès de moi assaut de galanterie, mais sans le moindre soupçon d’une rivalité dont l’idée seule eût été révoltante. Si vous les aviez vus me baiser ensemble les mains (puisque j’en ai deux), vous eussiez avoué que les gens qui savent vivre peuvent tout faire, comme ceux qui savent écrire tout exprimer. Je ne vous répéterai pas nos discours, qui n’en valent point la peine et que je ne me rappelle qu’en gros. Ils n’étaient nullement contraints, mais, sans se réduire jusqu’à la décence, ils n’offensaient point la bienséance. Enfin cette camaraderie du père et du fils ne semblait point du tout choquante : elle était sympathique, gentille, et le plus austère censeur n’y eût rien trouvé à reprendre.
« Je n’en fus pas moins vexée quand, sur les trois heures du matin, le bouillant Achille dit à Chérubin : « Rentrons-nous ? » et que Chérubin le suivit avec la docilité d’un petit garçon. Ce fut le duc des halles qui m’accompagna. En chemin je ne parlai guère, et je lui dis adieu devant ma porte ; mais il me pria de le laisser monter en tout bien tout honneur, vu qu’il avait à me transmettre un communiqué.
« — Ma pauvre Marguerite, me dit-il, n’ayez pas trop de chagrin. Vous savez que Chérubin a perdu. Il s’est adressé à l’Empereur, qui paie, mais qui impose une pénitence : lui aussi s’est engagé. Il avait pu différer son départ de vingt-quatre heures pour passer avec vous cette dernière soirée ; mais, depuis qu’il doit partir, son père, qui l’adore, ne le quitte ni de jour ni de nuit : c’est pour cela que le bouillant Achille a soupé avec nous et emmené votre amoureux, sans se douter qu’il faisait le malheur de deux personnes. »
« Le pauvre duc des halles fut obligé de me faire des potions calmantes tout le reste de la nuit. Je n’ai jamais tant pleuré de mon existence. Le lendemain, dès midi, je recevais du bouillant Achille un petit rang de perles et une lettre d’excuses bien tournée. Il se traitait de gros maladroit et s’envoyait à tous les diables. Il disait qu’il ne se pardonnerait point d’avoir gâté par égoïsme paternel la dernière soirée de son fils.
« Chérubin m’écrivait par le même courrier. Je ne vous montrerai pas sa lettre d’amour et d’adieu ; mais je vous montrerai la moitié d’une donation de deux cent mille francs qu’il me faisait avec la date en blanc, pour être remplie le jour de son mariage. Je ne puis vous en montrer que la moitié, parce que, l’ayant déchirée le jour même de ce mariage, je lui en ai renvoyé l’autre partie. Il n’a point osé me faire savoir ce qu’il pensait de ce procédé ; mais sa femme m’en a été très vivement reconnaissante et m’a fait remercier officiellement. Elle a même profité d’une rencontre sur un terrain neutre, à la Conversation de Bade, pour me glisser deux mots en passant ; et, depuis, elle m’a toujours saluée. C’est ma première amie femme du monde. »
Le rideau s’était relevé un peu de temps avant que lady Ventnor n’achevât ce récit. Elle dit les derniers mots entre ses dents. Et elle allait se remettre à suivre la pièce quand elle sentit passer dans toute la salle, et jusque sur la scène, un de ces frissons qui échappent aux étrangers mais non pas aux Parisiens, qui sont comme une risée brusque sur un lac calme, et qui avertissent mystérieusement qu’un fait grave vient de se produire, qu’une nouvelle inouïe va se répandre.
— Qu’y a-t-il donc ? murmura lady Ventnor. Il vient d’arriver quelque chose.
Les spectateurs de l’orchestre se penchaient les uns vers les autres comme pour se transmettre un mot de passe, et faisaient les capucins de cartes. Ils avaient un air de mystérieuse épouvante et d’amusement, un air de friandise et de scandale. Les portes des couloirs restaient entr’ouvertes comme pour maintenir une communication avec l’extérieur. Sur le plateau, la chose était murmurée entre deux répliques par les acteurs qui venaient des coulisses à leurs camarades qui étaient en scène depuis plus longtemps. Au balcon, moins accessible que le parterre, des femmes inquiètes et impatientes tournaient la tête vers les loges, où elles entendaient les portes battre et des gens qui entraient chuchoter. Ma curiosité fut excitée jusqu’à la souffrance. Je croyais que les familiers de lady Ventnor, connaissant la sévérité de ses principes, nous laisseraient languir jusqu’à l’entr’acte. Heureusement, je me trompais.
D’abord, l’ouvreuse vint et tendit à la marquise, en même temps que la boîte de fruits frappés que M. de Courpière avait commandée pour elle, un papier plié en quatre et, faute d’enveloppe, fermé d’une épingle. Elle y jeta les yeux et ne marqua ni surprise ni émotion, mais me le passa aussitôt. Il n’y avait qu’une seule phrase, en style de note ou de dépêche d’agence ; point de signature, que l’écriture, sans doute connue de lady Ventnor, rendait inutile ; et la phrase était pour annoncer que le Président du Conseil d’alors venait de mourir subitement dans un petit salon du ministère, place Beauvau.
— Qu’y a-t-il donc ? demanda M. de Courpière.
Je lui glissai la note, qu’il lut sans plus de frémissement que lady Ventnor ; mais il nous fit voir qu’il a l’esprit bien français. Car il déclara sur-le-champ que ce ministre avait été assassiné, et que c’était encore un coup des francs-maçons.
Je n’imagine pas volontiers que l’histoire ressemble à ces romans de police qui sont présentement si fort à la mode (je l’écris vite avant que la mode ne passe) ; mais j’avoue que l’on ne pouvait guère n’être point troublé par l’opportunité de ce décès. Je rappellerai qu’il y avait à ce moment-là deux France, phénomène aussi fréquent dans notre histoire que les « tournants », et que le Président du Conseil, homme à velléités consulaires, inclinait par snobisme vers celle précisément de ces deux France à laquelle il ne tenait point par ses origines, ni, si l’on peut dire, par ses convictions. Je ne pus me résoudre de croire à un crime maçonnique : car ces deux mots me font hausser les épaules par action réflexe. Mais je demeurai d’accord qu’il y avait quelque chose là-dessous ; et je m’irritai de ne pas savoir et de voir qu’à deux pas de moi le courant des nouvelles, vraies ou fausses, continuait de passer sur l’orchestre, courbant les têtes, et de sentir que j’assistais en aveugle à ce curieux travail d’une cristallisation légendaire, qui veut des siècles ou un instant.
Celle-ci fut instantanée, et les amis de lady Ventnor nous l’apportèrent toute faite, quand ils se décidèrent, vu la gravité des événements, à nous envahir dès le milieu de l’acte. Nous apprîmes par eux que le Président avait reçu vers quatre heures la visite d’une femme : il va de soi qu’on la nommait, car les liaisons de la main gauche finiront par être dans le Tout-Paris. Quand un sexagénaire meurt dans le tête-à-tête, on ne manque jamais d’attribuer cet accident à l’apoplexie ; mais cela est trop simple et, en l’espèce, on ne doutait point que la dame n’eût aidé à la nature. Comme son intérêt n’apparaissait point d’abord, on l’affiliait d’autorité à la susdite secte des francs-maçons, et l’on se rangeait à l’hypothèse déjà hasardée par M. de Courpière, qui me donna l’occasion de hausser les épaules une fois de plus.
Mais ces particularités, que moi je trouvais savoureuses, n’étaient point ce qui excitait le plus nos visiteurs, et j’observai une autre caractéristique des Français, qui est de pressentir et de souhaiter un coup d’État, à la moindre péripétie qui les sort de leur trantran. Les partisans mêmes du régime, et qui le croient inébranlable, tressaillent dès qu’ils entrevoient possible sa chute, comme les incrédules quand on leur certifie un miracle. Dans cette baignoire où dix personnes tassées délibéraient à voix de conspirateurs, l’empire fut refait, cependant que les musiciens nous jouaient à propos de l’Offenbach. Je ne prenais aucune part à cette restauration, mais je regardais ressusciter lady Ventnor, intrigante et amoureuse.
Nos nouvellistes retournèrent aux nouvelles dès que le rideau tomba, et c’est justement pour l’entr’acte que nous nous retrouvâmes seuls. L’entretien prit des airs de conciliabule : c’était la sous-commission en séance secrète après l’assemblée générale. J’avais une tenue de conjuré fort décente, comme j’ai une tenue de chrétien quand je me trouve dans une église, mais je ne me mêlais pas plus du complot que je ne me mêle du culte ; au lieu que M. de Courpière, se révélant soudain chef, se mit à discourir et à trancher comme s’il était le maître de l’heure. Et il exposa ses vues, qui, ma foi ! étaient nettes.
Elles étaient nettes parce qu’elles étaient simples, et même à l’excès. Il ne croit qu’à la force et aux coups. Il réduit systématiquement à deux le nombre des partis ; dont l’un aurait pour devise, ou, si l’on veut, pour programme : « J’y suis, j’y reste », et l’autre : « Ote-toi de là que je m’y mette ». M. de Courpière, n’y étant point, n’aspirait naturellement pas à y rester, mais à s’y mettre ; et, pour ôter ses adversaires, il pensait user des militaires, qui ont des sabres, et de civils qui ont des matraques.
Il rappelait à lady Ventnor qu’il n’était pas nouveau en politique, et qu’il avait déjà obtenu, aux précédentes élections, une minorité. Son passé répondait de son avenir, et il ne doutait plus de la réussite si une femme d’expérience comme elle daignait s’allier avec lui. Il semblait véritablement lui proposer une sorte de mariage et tout ce qui s’ensuit d’un mariage, mais il protestait que son objet plus essentiel était le salut de notre malheureuse patrie. Il débitait cela en termes choisis, même surannés, sans doute pour éviter que lady Ventnor ne fît des comparaisons désavantageuses de lui aux hommes d’État, ou de coup d’État, mieux élevés qu’elle avait pu naguère connaître ; mais il ne fuyait pas non plus certaines brutalités convenables à la politique d’aujourd’hui, qui n’est pas une besogne très propre. Cette opposition de tous ne déplaisait pas à la marquise : elle aime la tenue, mais elle ne paraissait pas, ce soir, apprécier moins tout ce qui témoignait que M. de Courpière saurait au besoin jouer comme un autre de ces matraques dont il savait parler.
Sur ce, les acteurs recommencèrent à travailler de leur métier et nous à recevoir des visites. Nous apprîmes des détails nouveaux et de haut goût. M. le Président du Conseil était bien décidément mort dans une situation que l’on ne saurait préciser, mais que fait comprendre une célèbre légende de Forain : « L’eau de mélisse et un sapin ! » Ce n’est point ce qu’avait crié la dame. Elle s’était contentée de pousser des hurlements inarticulés quand elle avait senti se crisper dans ses cheveux les doigts de l’agonisant. Un huissier correct était accouru et, pour la dégager, avait un peu inconsidérément pratiqué des coupes dans une chevelure, hélas ! naturelle. Après quoi elle était partie sans demander son reste ; elle n’avait fait qu’un saut du ministère chez son coiffeur ; elle avait expédié une dépêche pour s’assurer d’un alibi ; et enfin elle était rentrée chez elle, n’ayant que le temps de s’habiller pour aller dîner en ville.
Ces anecdotes intéressantes, mais sans conséquence politique, passionnèrent la marquise au point de lui faire oublier qu’il s’agissait d’abord de renverser le gouvernement. Elle ne prêta plus qu’une oreille distraite aux machinations de ses amis. Elle cessa même de regarder M. de Courpière avec complaisance. La lueur de vie que j’avais vue se rallumer dans ses yeux vacilla et s’éteignit. Ils reprirent cet éclat vitreux que j’ai observé qu’ils ont quand ils ne regardent plus ce qui est, mais ce qui fut. Toutefois elle tint sa promesse de venir souper au Café Anglais avec nous, mais avec nous deux seuls ; pendant le court trajet, elle fut muette ; et je sentis bien que je n’allais pas assister à une nuit historique, ainsi que peut-être je l’avais espéré.
Nous montâmes au grand 16 par cet escalier étroit et raide qu’ont gravi tant de soupeurs célèbres ou augustes. La marquise parut un instant recouvrer la vue du présent. Elle considéra autour d’elle les objets. Comme la décoration du lieu a été rajeunie, elle ne les reconnut point, et il fut manifeste que ce rajeunissement ne lui plaisait guère et même l’offensait. Elle s’assit devant la table, où était déjà servi le souper froid le plus banal, mettons le plus classique ; elle se déganta lentement, et s’accouda, dans l’attitude méditative de son portrait que j’ai décrit ; et je fus troublé de voir comme elle se ressemblait.
— A quoi songez-vous ? lui demanda M. de Courpière après un long temps de silence.
— A cette femme, dit-elle d’une voix sans timbre.
Et son visage calme exprima soudain le dégoût, l’horreur tragique. L’image de la sinistre scène passa dans ses yeux : nous aurions pu l’y voir imprimée, comme on dit que la figure des meurtriers reste visible dans les yeux de leur victime.
— Je ne puis plus, répéta lady Ventnor, comme obsédée, lassée, penser qu’à cette femme… Ou plutôt à moi… Ah ! c’est le jour des reprises… Comme le répertoire est pauvre ! La vie est une série de reprises.
Bien que ce langage fût elliptique, et même sibyllin, il signifiait assez clairement que le fait du jour venait de rappeler à lady Ventnor un souvenir personnel, correspondant et plus ou moins analogue. Pour l’inciter à nous en faire part, je lui demandai tout crûment si, à l’insu de l’histoire officielle, un des hommes qui ont, avant 70, présidé aux destinées de la France, était mort tête à tête avec elle.
— Non, dit-elle, et j’ai eu tort de parler de reprises. L’histoire ne se répète pas à ce point-là.
— Mais, dis-je, qui est-ce ?
— Charles, répondit-elle tranquillement.
Et comme je laissais voir que la discrétion de ce prénom m’agaçait un peu, elle me dit :
— Il s’appelait bien Charles. Notre amitié a toujours été si vraiment privée, si étrangère à la politique, je l’ai connu sous des traits si différents de sa figure historique, ou légendaire, que j’ai le droit de lui donner ce petit nom, et je n’ai peut-être pas le droit de lui donner son autre nom. Vous le devinerez… Il passait pour irrésistible. J’ai un peu de peine aujourd’hui à m’expliquer cette séduction quand je ferme les paupières pour le revoir… de taille si médiocre, chauve, avec ses moustaches cirées, comme le Maître… Il était hautain, froid ; et je ne sais par quel artifice il donnait l’illusion de la bienveillance sans la témoigner, l’illusion — à tous — d’une faveur particulière. On se sentait d’abord d’intelligence avec lui, et vous pouvez croire que cela était flatteur… Frère d’empereur, fils de reine… avec le ragoût d’un mystère qui n’était un secret pour personne… Comme toutes les autres femmes, je devais le… désirer… ou plutôt l’ambitionner…
« Je ne me souviens pas d’avoir, à proprement parler, fait sa connaissance. A cette époque, je connaissais tout le monde comme tout le monde me connaissait : il n’y avait pas lieu à présentation. Mais je crois bien que nous n’avions jamais causé ensemble quand, un jour d’hiver, il me rencontra sur le lac du Bois de Boulogne où nous patinions tous les deux. Il lui parut tout simple de m’aborder. Oh ! ce qu’il me dit fut un peu… banal, et je crains que vous ne jugiez mal de son esprit, pourtant fameux.
« — Vous sur la glace ? Quelle antithèse !
« Je lui répliquai que, la glace étant rompue, je le priais de me conduire au buffet. Tel était le ton de la galanterie — il y a quelques années.
« Il me pria de l’aller voir chez lui, et il me dit les heures de la fin de la journée où on le trouvait et la petite porte où il fallait sonner. Cette invitation me parut aussi toute simple, et je ne sais en vérité pourquoi je ne m’y rendis point. Il fallut, pour me décider, le hasard d’une seconde rencontre au Bois. Ce jour-là, nous étions tous deux à cheval : je ne montais pas très bien à cheval, mais je n’y étais pas désagréable à regarder. Au lieu de me saluer d’un signe en passant, Charles s’arrêta et crut devoir m’adresser un compliment sur ma bête. Je lui repartis qu’elle était fort ordinaire et pas même à moi, que je n’avais pas de chevaux de selle, et que j’en prenais chez Latry quand le cœur me disait de monter. Je reçus le même soir un arabe gris, presque blanc, comme je recevrais aujourd’hui des fleurs ou des bonbons. Ah ! on savait vivre. Charles avait eu la délicatesse de ne joindre à cet envoi qu’une carte, sans même y renouveler son invitation de l’aller voir. Mais vous conviendrez que le cadeau valait un déplacement.
« Je le trouvai, je fus introduite auprès de lui sans aucun embarras de protocole, et rien ne ressembla moins que cette visite à une première visite. Notre amitié toute neuve avait déjà un air d’habitude. Je revins chaque jour. Nous n’étions séparés que par une cloison des appartements de parade, et nous étions à cent lieues du monde. C’était, vous diriez aujourd’hui : une garçonnière, mais sans l’équivoque ni le faux luxe de ces réduits. Le mobilier était simple, commode ; il y avait peu de bibelots, et de grand prix, mais il fallait le savoir : je me rappelle deux vases de Chine carrés, bleus, montés en bronze… une réplique du Prince Impérial de Carpeaux… au mur, deux ou trois petites toiles des paysagistes de 1830, un portrait de femme de Winterhalter, mais de sa première manière et du temps de Louis-Philippe… un joli portrait au crayon du pauvre duc d’Orléans…
« J’avais à moi, dans ce réduit, un Charles aussi « première manière », un Charles d’avant le 2 décembre. On a dit qu’il était un personnage de Balzac : je l’ai connu personnage de Musset. Il portait ordinairement un déshabillé de velours violet-évêque. Il me faisait asseoir dans un bon fauteuil, et il s’asseyait sur le tabouret du piano ; de temps à autre, il laissait errer ses doigts sur le clavier. Il fredonnait même assez joliment ces romances qu’a écrites sa mère exilée. Nos conversations mêlées de musique étaient, naturellement, amoureuses ; mais l’amour y était plutôt sous-entendu. Charles daignait me parler de tout (sauf de la politique), et je n’avais connu jusque-là que… mon oncle qui m’eût donné cette preuve d’estime.
« Les leçons de l’oncle m’avaient fort profité, j’avais feuilleté ses œuvres et je me souvins qu’il avait tracé un portrait de la grand’mère maternelle de Charles. Je sus parler à mon ami de cette femme charmante, qui l’avait élevé. Nous lûmes ensemble quelques pages des romans qu’elle a publiés à Londres pendant l’émigration. Je me souvins aussi, à propos, qu’elle eut un faible pour M. de Talleyrand, et je feignis de croire à une manière d’alliance, ou peut-être même de parenté, entre Charles et ce grand ancêtre.
« Notre intimité cependant prit fin comme elle avait commencé, sans raison. Ce fut la faute de l’été et des villégiatures. J’allai à Bade, où je vous avoue que je me fis remarquer, sinon par des extravagances, au moins par des dépenses que l’on jugea scandaleuses ; et cela me valut un affront intolérable, mais une belle revanche. Un huissier de la cour me refusa, par ordre supérieur, l’entrée des salons de jeu. Je retournais à mon hôtel, assez mortifiée, et escortée de jeunes fous qui ne parlaient de rien moins que de casus belli, quand je rencontrai Charles, qui venait par bonheur d’arriver. Je lui dis ma mésaventure, et il ne fit point de bruit, selon sa coutume ; mais, comme je dînais, il me fit passer sa carte et me pria d’accepter son bras pour entrer au jeu avec lui.
« Il repartit peu de jours plus tard. Nous reprîmes à Paris nos chères habitudes, comme si aucun entr’acte ne les eût jamais interrompues. Notre intimité même se resserra, mais elle devint mélancolique et inquiète. Charles me semblait fatigué, vieilli. Je tremblais pour lui dès que je ne l’avais pas devant les yeux. Aussi le voyais-je et le plus souvent et le plus longtemps possible. Je lui aliénais si bien ma liberté que je lui demeurai plusieurs mois exactement fidèle.
Lady Ventnor articula ces derniers mots avec un peu trop de solennité, qui cependant ne prêtait pas à sourire.
— J’en fus, reprit-elle, récompensée par la plus grande joie de ma vie, la plus honorable, et j’ose dire la plus méritée. Vous m’entendez. Oui, j’ai été mère, mère par lui, et sans incertitude !… Comme j’étais fière ! Et qu’il était fier aussi, et naïvement heureux ! Nous ne parlions plus maintenant que de cet enfant qui allait naître, et nous en parlions comme on doit faire dans les ménages de bons et honnêtes bourgeois.
« J’arrive à la chose… affreuse… que l’événement d’aujourd’hui m’a rappelée. Mais non, non, je ne veux pas faire ce rapprochement ; car rien de répugnant ni de vulgaire n’a diminué l’horreur de notre tragédie : elle est restée noble, d’une convenance haussée jusqu’à l’héroïsme, qui mesure bien la différence et la distance de cette époque-là à cette époque-ci.
« C’est devant moi, seule, que Charles eut l’attaque dont il mourut trois jours après ; et je vous jure que je n’y fus pour rien : j’étais enceinte de huit mois ! J’eus la force de ne pas crier. Il s’était traîné jusqu’à une chaise longue, et, renversé, il me fixait encore de ses yeux où un peu de conscience survivait. J’y lus une prière, un ordre, que je compris et que j’exécutai. Au lieu d’appeler l’huissier, je me traînai moi-même jusqu’à une porte sous tenture que j’ouvris. Dans la pièce voisine se tenait en permanence un personnage bizarre, sorte de singe de Charles, ami à toute épreuve et pour toute besogne. Je lui fis signe de venir, et c’est lui ensuite qui ménagea ma sortie, avant d’appeler les gens pour transporter Charles dans la chambre, dans le lit où il devait mourir.
« Je n’ai su le reste que plus tard, par les journaux. J’avais épuisé ma force, et je fus aussi à l’agonie jusqu’à la naissance de l’enfant. Je voyais rôder autour de moi d’anciens familiers de Charles, celui entre autres qui m’avait assistée le fatal jour. D’outre-tombe, Charles me protégeait encore, il ordonnait ma vie, — hélas ! je ne soupçonnais pas avec quel soin cruel et quelle inflexibilité !
« Quand je me remis à vivre, d’abord je demandai mon enfant : on me l’avait pris. On me donna une lettre que Charles avait écrite pour moi pendant un de ses intervalles lucides du dernier jour, une lettre… raisonnable, et pourtant qui ne me blessa pas, qui me fit à peine mal : il avait tant de tact, même impitoyable, même hâté par la mort ! Il m’expliquait, et il me faisait comprendre, que personne ne devait jamais savoir que notre fils fût né de moi.
Comme lady Ventnor se taisait, M. de Courpière dit que ce n’était point là un dénouement, mais le prologue d’un drame, avec recherche de l’enfant disparu, scènes de reconnaissance, etc.
— Oh ! répondit-elle, croyez que cet « ambigu » me fut épargné. Mon fils n’ignora que la moitié du secret de sa naissance. On ne lui cacha point le nom de son père et, comme juste, il s’en vanta. Je le retrouvai donc, sans nulle péripétie de mélodrame, quand il eut une vingtaine d’années. Je voulus le connaître et je me le fis présenter, cette curiosité est pardonnable. Je méditais peut-être bien une scène. Pour la préparer, je lui parlai d’abord de son père. Vous ne devineriez point ce qu’il trouva à me dire. On chantait alors partout un stupide refrain de café-concert : « On connaît toujours sa maman, — certainement ; — mais, quand il s’agit d’son papa, — c’n’est plus ça. » Mon fils me cita cette poésie et me dit :
— « Moi, c’est unique, je connais papa, et pas maman. Ça ne s’est jamais vu.
« — En effet, lui répondis-je. Et il faut espérer que le hasard ne vous mettra jamais en présence de madame votre mère, car vous y perdriez le plus clair de votre originalité. »
Les hommes du monde qui ne craignent pas de s’encanailler en faisant de la politique intérieure sauvent les apparences en faisant aussi de la politique étrangère, qui est plus distinguée. Ils y prétendent des lumières innées. Ils ont, en effet, de naissance, le ton et les silences de l’emploi et la fausse profondeur qui déguise le vide. Naturellement, M. le vicomte de Courpière aspirait à conseiller notre diplomatie ; mais, comme j’y suis inepte, il attendait d’avoir déniché un autre inspirateur, de préférence une Égérie, qui lui pût souffler des opinions et peut-être dicter des articles.
Je l’admire d’avoir flairé que lady Ventnor pouvait devenir cette Égérie. Car il ne se tenait chez elle, et elle-même ne tenait, que des discours de la dernière puérilité sur les affaires internationales. On soupirait : « Pauvre France ! » et on ne se donnait même pas la peine d’articuler que tout va de mal en pis, tellement cela paraissait sous-entendu, ou certain a priori.
Mais, un jour, les feuilles annoncèrent à grand fracas l’arrivée à Paris du prince de Merseburg-Weissenfels, chargé d’une mission secrète.
Ce personnage, puissamment riche, a fait de longs séjours à Paris, et il y a épousé en 68, ce n’est pas hier, une des filles les plus filles de l’époque. Il n’en est pas moins revenu, deux ans plus tard, contribuer avec son régiment au nettoyage de la moderne Babylone. Mais il ne veut pas croire que cette opération d’hygiène un peu rude ait refroidi à son égard ses nombreux amis parisiens : car la guerre, c’est la guerre, et, quand elle est finie, on n’y pense plus. Son auguste maître lui avait dit : « Allez donc causer un peu avec vos camarades de là-bas, et avertissez-les par charité que nous leur tomberons dessus au printemps, si d’ici là ils ne sont pas sages. »
La perspective d’une campagne n’alarmait point M. de Courpière, qui ne laisse pas d’être belliqueux, et qui n’appartient plus qu’à la réserve de la territoriale. Mais il ne croyait pas que nous fussions prêts, et il fulminait contre le gouvernement, qui nous mène droit à la guerre et qui désorganise l’armée. Je le rassurai de mon mieux ; et comme je sais tout de même un peu d’histoire contemporaine, je lui rappelai, ou je lui appris, que les procédés de la politique allemande n’ont pas varié depuis un demi-siècle : il n’y avait donc pas plus de raison pour s’émouvoir cette fois-ci que les autres fois des froncements de sourcils ni des risettes, des rodomontades ou des affectueux avertissements. Je remontrai à M. de Courpière la grossièreté de cette politique, dont je ne sais pourquoi l’on vante la malice, et qui a toujours fait long feu depuis trente ans. Mais j’avouai qu’elle donne sur les nerfs, et qu’on aimerait de temps en temps à cogner ce peuple, qui est le plus mal élevé d’Europe et, pour comble, le plus prétentieux. Maurice me félicita de mon patriotisme et se remit à fulminer, cette fois contre les Français, indignes de ce nom, qui ne fermeraient point leur porte au prince de Merseburg-Weissenfels. Il déclara que jamais il ne remettrait les pieds chez les gens, même de son monde, qu’il saurait avoir reçu cet émissaire.
Il regretta tout aussitôt cette imprudente déclaration, car il n’avait pas achevé sa phrase qu’on lui apporta un mot de lady Ventnor, qui nous priait à dîner le même soir pour rencontrer le prince. Il est pénible d’avoir si peu de temps devant soi pour se contredire. Comme j’étais curieux de ce Merseburg-Weissenfels, j’y aidai M. de Courpière, et je lui trouvai même je ne sais quelle obligation de faire le contraire de ce qu’il venait de protester qu’il ferait.
Ma curiosité fut bien déçue. Le dîner fut d’une solennité officielle et assommante, et personne, comme il fallait s’y attendre, ne fit la moindre allusion à cette mission impertinente dont le prince était chargé. Lady Ventnor avait réuni, en l’honneur du personnage, non pas ses plus agréables amis, ni même les plus illustres, mais les plus importants, et cela faisait une composition assez hétéroclite. Il y avait un paléontologiste et un historien rat d’archives ; un avocat député, fameux par ses reniements et par sa candidature perpétuelle à n’importe quel portefeuille ; quelqu’un des Beaux-Arts ; un général qu’on a surnommé le « grand Bavard », mais qui, ce soir, avait le tact de se taire ; M. de Courpière, qui ne se taisait pas moins, et moi, qui ai une faculté incroyable de mutisme. Enfin, lady Ventnor avait profité de la circonstance pour obtenir deux femmes vraiment du monde : l’épouse du candidat ministre, petite créature nette et décisive, qui conclut, qui tranche, et, au besoin, qui rase, et une princesse née Française, devenue Allemande par un premier mariage, redevenue Française par un second, et qui serait donc, en cas de guerre, aussi embarrassée que la Camille des Horaces.
Ce qu’on dit de plus militaire eut trait aux ballons dirigeables. J’observais cependant le prince, vieillard majestueux et ingénu, orné d’une barbe. Il me parut que ce fleuve marquait à lady Ventnor une sorte de déférence mélancolique, que les hommes d’un certain âge témoignent d’ordinaire aux femmes qu’ils ont désirées jadis et desquelles ils n’ont rien obtenu. (Je subtilise peut-être un peu trop.)
Merseburg se retira de bonne heure, et la réunion tourna soudain au conseil de guerre. Je fus effaré d’entendre ce que des gens individuellement sages peuvent dire de bêtises quand ils mettent leur intelligence en commun. Je me trouvai bien modeste de n’oser rien dire ; mais, comme nous restâmes les derniers, le vicomte et moi, je me rattrapai des que ces imbéciles supérieurs furent partis. Je hasardai quelques plaisanteries sur la politique de salon : elles n’étaient point du meilleur goût et devaient froisser la marquise, mais, à ce point-là, je ne l’aurais jamais cru. L’ancienne Solférino tolère les questions les plus outrageantes sur son passé, et l’on a vu qu’elle y répond. J’aurais pu lui demander sans qu’elle me jetât dehors si elle avait accordé ses faveurs à Merseburg-Weissenfels. Mais elle n’admet pas que l’on doute de son influence, et elle me rembarra si rudement que je lui répondis sèchement que je n’entends pas l’histoire comme M. Scribe. Elle me répliqua que j’avais tort, et que l’histoire ne se déroule pas comme les historiens racontent, mais comme dans Bertrand et Raton ou dans le Verre d’eau ; qu’elle le savait par expérience personnelle, qu’elle n’en était pas à ses débuts (avait-elle besoin de le dire ?) et qu’entre autres elle nous avait évité une guerre en 1867, à propos de Luxembourg.
J’allais lui dire : « Est-il possible ? On le saurait. » Mais je m’avisai que cette réplique était inconvenante, et je me bornai à pousser un « Ah ! bah ? » où il y avait moins de doute que d’admiration, et juste d’étonnement ce qu’en implique le mot admiration au sens latin.
— Je pense, dit-elle, que vous connaissez bien cette question de Luxembourg ?
J’observai du coin de l’œil M. de Courpière, et je vis à sa mine que jamais il n’avait tant ouï parler de cette forteresse. Par complaisance pour lui, et bien que je redoutasse le petit cours d’histoire, je dis à la marquise :
— Oui, je connais la question à fond, mais faites comme si je ne la connaissais pas.
Elle quitta soudain le ton de la pédanterie, qui ne lui est pas naturel, et dit en riant :
— Croiriez-vous que moi-même je ne savais seulement pas où était situé Luxembourg quand je me suis mêlée de l’affaire ? C’est, ma foi, le prince d’Orange qui a dû me l’apprendre.
— Citron ! m’écriai-je, heureux de voir intervenir ce personnage, qui promettait d’égayer le récit.
— Pauvre Citron ! murmura-t-elle, d’un ton qui me fit sentir d’abord qu’elle avait eu un faible pour lui.
Je vis bien aussi que le surnom ne la choquait pas. Elle le trouvait plutôt gentil, tendre, à peine irrévérencieux.
Elle nous déclara, sans plus tarder, que Citron valait beaucoup mieux que sa réputation et qu’il était un pauvre calomnié. Elle nous fit son portrait physique minutieux, crayon pâle, à peine rehaussé ; et nous crûmes voir ce visage fin, placide, ces cheveux sans couleur, ce teint blanc et mat, ces yeux d’enfant triste où, aux heures de vacances et de fête parisienne, survivait l’ennui des jours moroses ; ces yeux clairs, mais sans transparence, pareils au Vyver de la Haye, où même l’image blanche des cygnes est indécise, ternie et comme ancienne.
Je félicitai la marquise de varier si heureusement ses procédés de portrait selon les personnages à peindre. Mais elle était déjà passée du physique au moral, disant que ce Citron était le garçon le plus simple, le plus naïf, le plus aimant, le plus dépourvu de morgue royale, et qu’il faudrait l’appeler Chérubin si nous n’eussions disposé de Chérubin pour un autre. Elle fit une digression sur les rois et princes d’alors, qui n’étaient pas blasés de tout comme ceux d’aujourd’hui, mais neufs, amusables, étonnés, province ! Elle revint au calomnié, assura que c’était le roi son père qui le réduisait à la noce et l’écartait des affaires, où il eût été fort capable.
— On ne le fit travailler qu’une fois, dit la marquise, et c’est justement alors que nous devînmes amis. Il était venu négocier secrètement, avec l’empereur Napoléon III, la cession de Luxembourg à la France.
— Secrètement, dis-je, mais je vois que vous étiez dans le secret.
— Je n’y fus point du tout pour commencer, répliqua lady Ventnor. Mais Citron me demanda conseil dès que l’affaire s’embrouilla. Personne, au début, n’avait soupçonné que son voyage eût un objet politique. Il venait à Paris à tout propos. Et puis l’Exposition allait s’ouvrir, et la Hollande y devait tenir sa petite place. Tous les rois étaient espérés. Toutes les femmes connues de Paris avaient été pressenties qu’elles auraient à les recevoir ; et pour ma part je ne m’étonnai donc point que Citron, qui me connaissait depuis fort longtemps, me témoignât pour la première fois le désir de faire plus ample connaissance.
« Cette autre négociation fut d’un sans-cérémonie que j’ai toujours prisé. Il me demanda en riant comment diable il se pouvait faire que cela n’eût jamais été plus loin entre nous, et je lui répondis que je m’en sentais un peu déshonorée. Il me répondit que le plus déshonoré, c’était lui ; et comme nous avions tous les deux un vif sentiment de l’honneur, vous devinez que la réparation ne fut point retardée.
« Même, nous refusâmes de déclarer l’honneur satisfait après une seule rencontre. Citron, qu’on a voulu représenter comme un pâle noceur, était un homme de famille et une bête d’habitude. Pour le garder, je n’eus pas besoin de grandes habiletés : je n’eus qu’à mettre un peu d’ordre dans son existence. Il n’était pas bohème de tempérament, il ne tâtait de tout que pour choisir, et, s’il errait, c’est qu’il cherchait à droite et à gauche où se fixer. Je lui ai brodé des pantoufles. Il était sociable comme les rois ne le sont point, prévenant, d’humeur égale, gai, avec des nuages, des ressouvenirs, des peurs brusques.
« — Ah ! me disait-il, ma bonne Marguerite, comme je m’embêtais le mois dernier, et comme je recommencerai à m’embêter le mois prochain !
« Je lui répondais :
« — Mais non, Monseigneur. Le mois prochain, l’Exposition sera ouverte, et je vous jure que personne ne s’embêtera. »
— C’est, dis-je, une idylle. Je ne me plaindrai plus. Citron vaut Charles et Chérubin. Je vois qu’on ne m’avait pas menti, et que jamais la petite fleur bleue n’a plus fleuri que sous l’Empire. Mais, pour en revenir au prince d’Orange, il était plus souvent chez vous qu’aux Tuileries ?
— Il y allait, au contraire, fort souvent, et sans me le dire, puisque sa mission était secrète. Je ne comprenais rien à ces mystérieuses sorties, et je me mis, croiriez-vous ? à être jalouse. (Car ce sentiment, dont il n’est plus guère aujourd’hui question qu’au théâtre, était alors assez commun, même dans le monde de la fête.) Citron était diplomate, mais avant tout galant homme. Il savait ce que l’on doit aux femmes, et il s’empressa de manquer au secret professionnel dès qu’il vit que j’en prenais ombrage.
« Je vous avouerai que cette affaire de Luxembourg me parut d’abord d’une enfantine simplicité. J’étais novice, et j’ignorais que ces affaires-là deviennent tout de suite inextricables pour peu que chacun y mette du sien.
« — Eh bien, dis-je à Citron, c’est marché conclu, puisque l’Empereur souhaite d’acquérir Luxembourg, et que ton père ne demande qu’à céder la place, j’imagine, pour de l’argent.
« — Papa, me répondit le prince, en a le plus grand besoin. Moi aussi, et je toucherais volontiers ma commission. C’est marché conclu, si tu veux : on est d’accord, il ne reste qu’à échanger les signatures ; mais mon père craint de mécontenter les Prussiens qui tiennent garnison dans la place, et il cherche un prétexte pour rompre l’engagement qu’il a pris.
« Je vous répète les propres paroles du prince. C’est la question de Luxembourg mise à la portée des enfants, mais sans que l’histoire soit faussée. Le pétard éclata peu de jours après, et à la prussienne…
Lady Ventnor, qui sentait notre ignorance, continua de mettre l’histoire à la portée des enfants. Elle nous exposa, en la simplifiant, la manœuvre hypocrite de Bismarck, qui feignait d’approuver, et même de favoriser les ambitions françaises, excitait sous main l’opinion allemande, et faisait ensuite les gestes d’un homme débordé. Et elle nous peignit le cauchemar d’une guerre, à la veille de l’Exposition.
— Ce n’est point, dit-elle, la guerre qui nous faisait peur ; mais chaque chose doit venir en son temps, et pour lors nous préférions nous amuser. Ce qu’on a dit de la fête impériale est exagéré, mais il est vrai pour cette année-là. Le grand palais ovale à galeries concentriques et à voies rayonnantes commençait d’être encombré de caisses ; dans le parc du Champ-de-Mars, les pagodes, les isbahs russes, les bazars et les cafés turcs abritaient déjà toute une figuration bigarrée ; derrière les palissades encore closes, on entendait répéter, le soir, des musiques d’Orient, et les bergères tyroliennes, enfermées dans leur bergerie, lançaient au ciel, aussi crânement qu’Hortense Schneider, leur trou-la-la-laïtou. Mais je ne vais pas vous décrire notre exposition : elle vous ferait pitié, vous la trouveriez petite, vous avez le goût gâté par les grandes machines américaines, et vous n’aimez plus l’odeur des lampions. Nous, elle nous émerveillait. C’est la première fois que nous avions tant d’exotisme pour vingt sous. Et puis, nous avions invité le Monde, nous étions prêts à le recevoir… chiquement. On nous disait bien qu’il ne fallait pas être fiers pour ouvrir aux rois et aux peuples ce mauvais lieu ; mais nous sentions que ce serait tout de même un échec pour la France si l’orgie était remise, et nous en aurions été humiliés comme d’une bataille perdue. Riez si vous voulez, quand mon pauvre Citron, qui daignait partager mes angoisses, me disait : « Ah ! Margot, Margot, notre exposition est dans le lac », des larmes me montaient aux yeux, je me sentais atteinte dans ma dignité de Française, et je faisais le propos de sauver la mise à mon pays.
Je gardais bien de rire. Je trouvais même piquant et imprévu que la France eût été sauvée, en des conjonctures si particulières, par une autre Jeanne d’Arc, et j’eus grand’hâte de savoir comment lady Ventnor s’y était prise. Elle me répondit :
— Fort simplement. Le roi de Hollande avait mis pour condition au marché que la France lèverait toutes difficultés du côté de la Prusse. Je le sus à temps. Je fis observer à Citron que les difficultés n’étaient point levées. Il suggéra au roi d’invoquer ce prétexte, ce ne fut donc point la France qui se déroba, et l’honneur fut sauf.
— Bravo ! dis-je. Et après ?
— Ah ! après… la détente !… Point soudaine : rien n’était achevé, l’étranger se faisait attendre, il pleuvait, il gelait. Mais enfin ils vinrent, tous, aux accents de la Grande Duchesse ! Les rois retenaient par dépêche leur loge aux Variétés. Ils retenaient aussi autre chose…
— Par dépêche ?
— Oui. Sauf quand ils prétendaient à une femme assez haut cotée pour motiver le dérangement d’un ambassadeur. Je le sais par expérience personnelle.
— Comment, vous le savez par expérience personnelle ? m’écriai-je avec une indignation qui n’était nullement jouée. Mais, madame, je pensais que vous vous fussiez tenue hors de cette ronde infernale (je m’exprime dans le style de l’époque). Vous deviez vous réserver à votre petit prince Citron, qui ne l’avait pas volé, et qui, après avoir partagé vos angoisses, méritait de partager exclusivement vos joies.
— Ne demandez jamais l’impossible, surtout à moi, répondit-elle. Citron lui-même n’était pas si exigeant. Il a su tout ce que je faisais et il ne m’a jamais retiré son amitié. Il m’a écrit jusqu’à son dernier jour des lettres charmantes de collégien, que je vous montrerai quand vous visiterez mes archives.
— Ah ! Madame, dis-je, quand vous voudrez !
— Vous pensez bien aussi, poursuivit-elle, après ce que je vous ai dit de mon patriotisme, que je n’allais pas me retirer à une heure où la France avait besoin de moi selon mes moyens. Je ne plaisante pas. Je n’ai jamais oublié que j’étais Française, ni quand j’ai fait mon devoir de femme, ni quand j’ai refusé de m’y soumettre. Jugez-moi sur ce dernier trait.
« Le 5 juin, je me rappelle précisément les dates, le roi Guillaume de Prusse arrivait à Paris, où le tzar Alexandre Il était déjà depuis quatre jours. Le prince de Merseburg-Weissenfels, que vous venez de voir chez moi, avait précédé son souverain de cinq ou six jours. On me l’avait amené. Sa candidature était posée. Quel coup de fortune ! Trois cent millions ! Et un homme, — vous venez de le voir, mais êtes-vous physionomiste ? — un homme de qui la plus sotte femme fait ce qu’elle veut. Il l’a bien prouvé !… Mais j’hésitais. Je me rappelais par quelles transes nous venions de passer. Il n’était pas encore l’ennemi : il était… le trouble-fête. J’avais de la rancune, comme de la haine naissante, une répugnance physique ; mais enfin j’hésitais, c’est bien excusable, je ne pouvais pas prévoir que lord Ventnor me dédommagerait bientôt…
« J’hésitais encore lorsque le vieux roi de Prusse arriva. Le lendemain, il y avait revue à Longchamp. J’y allai. « J’aime les militaires. » C’est toujours beau, une revue : mais comme c’était plus beau, ou plus brillant, avec les voltigeurs, les cent gardes, les sapeurs coiffés du bonnet à poil et drapés du tablier blanc, les cantinières en jupe rouge, et les tambours-majors qui jetaient en l’air leur grande canne ! Comme Talma jadis, l’armée française paradait devant des rois : trois souverains et, derrière, un peloton de princes, et plus de grands-ducs d’un seul coup que je n’en ai revu depuis séparément.
« Je sentis d’abord une petite peine, une petite humiliation : notre souverain, à nous, déjà malade, las, affaissé sur son cheval, ne faisait pas, à mon gré, assez belle figure entre les deux autres, le géant prussien et le géant russe. Puis j’aperçus Merseburg et, près de lui, un autre que vous devinez : tous deux en uniformes de cuirassiers blancs — superbes ! Sous la visière du casque, cette bonne figure niaise de Merseburg devenait inquiétante. C’était un barbare, mais… pas seulement terrible : injurieux, ironique — comme l’autre. Et je sentis que jamais, jamais, pour ses mines de cuivre, pour ses trois cent millions, pour je ne sais quoi encore, jamais je ne serais à cet homme-là.
« A ce moment, on vit arriver sur le champ de course, du côté de Saint-Cloud, un autre cortège, bien modeste : trois ou quatre voitures découvertes, quelques gardes et, dans la première calèche, l’enfant impérial, tout pâle. Il venait d’être malade, c’était une de ses premières sorties. Quand il descendit de voiture, il chancela et on vit qu’il boitait.
« Le roi de Prusse le saisit à pleins bras et l’enleva en l’air. C’était pour l’embrasser, je crus que c’était pour l’étouffer, j’eus le cœur serré. Et, comme les spectateurs de la dernière galerie à l’Ambigu, je faillis crier : « Ah ! prenez garde… »
Les « Amis de l’Architecture privée » redoutèrent longtemps que Mme la marquise de Ventnor ne fît abattre son fameux hôtel de l’avenue des Champs-Élysées, où elle habita, comme l’on sait, jusqu’au jour de son mariage, qui l’obligea de se transporter avenue de l’Impératrice. Elle avait annoncé maintes fois ce caprice digne d’Érostrate ou d’un despote asiatique, de qui on brise le verre dès qu’il a bu. L’ancienne Solférino n’a jamais outré jusqu’à cette rigueur le culte de sa personne, mais elle ne voulait point que des successeurs jouissent de la demeure magnifique et insolente qu’elle n’avait créée naguère que pour soi ; et elle déclarait à qui voulait l’entendre qu’elle avait bien le droit d’anéantir, entre autres, ce plafond qu’elle avait payé à Baudry un prix exorbitant.
Il est certain qu’elle en avait le droit, et que la propriété n’autorise pas seulement l’usage, mais l’abus. En attendant, elle se bornait à laisser, depuis plusieurs années, les volets clos et, devant la grande baie du rez-de-chaussée, le rideau de fer descendu. Elle rassura enfin les amis de l’architecture privée, et les siens, qui eussent trouvé cette démolition de mauvais goût : elle donna l’hôtel à bail à un restaurateur venu de Saint-Pétersbourg, et qui pensait qu’il y a plus d’une façon d’exploiter l’alliance.
Je me réjouis de cette location, qui allait me permettre d’étudier l’un des plus somptueux décors du second Empire. J’étais d’autant plus curieux du document que je connaissais maintenant assez bien la femme historique, et encore vivante, qui l’avait laissé. Je fis observer à M. de Courpière qu’il serait piquant, du moins pour nous, de dîner dans la chambre de parade ou dans la salle de bain, et je lui demandai ce qu’il attendait pour m’y inviter. Il me repartit avec juste raison que ce n’était pas à lui de m’en faire les honneurs, mais à lady Ventnor elle-même, et que je ne la connaissais guère si je croyais qu’elle nous dût faire languir longtemps.
Je ne croyais point qu’elle fût si pressée de revoir son hôtel déguisé en cabaret, après n’y avoir plus mis les pieds pendant des années quand elle y était encore chez elle ; mais je me trompais. M. de Courpière a un sens remarquable de l’inconséquence des femmes, et son pronostic se vérifia dans les quarante-huit heures qui suivirent l’ouverture du restaurant de l’Ours. Lady Ventnor nous écrivit que l’on y dînait le surlendemain. Au lieu de nous y donner rendez-vous, elle nous avertit que le lieu de la réunion serait chez elle, à sept heures un quart. Je ne trouvai point l’idée heureuse : prétendait-elle nous faire arriver à l’Ours en cortège, comme une noce ? Il est vrai qu’avant la guerre ces façons ne semblaient point ridicules comme à présent. C’était le temps où l’on se donnait le bras dans la rue.
Je me demandai aussi pourquoi cette correspondance, quand nous avions vu lady Ventnor la veille au soir : c’est habituellement de vive voix qu’elle arrangeait les parties que nous faisions avec elle au pavillon d’Armenonville ou ailleurs. Enfin je notai une particularité qui ne semblera dénuée d’intérêt qu’aux personnes tout à fait ignorantes du Paris contemporain : lady Ventnor ne nous nommait pas nos convives. Elle le fait toujours, pour éviter de réunir chez elle des gens qui se seraient injuriés dans la semaine, ou simplement qui ne se salueraient pas : car une maîtresse de maison, même elle, ne peut pas tout savoir. — Je signale en passant cette convocation pour sept heures un quart : lady Ventnor maintient les heures de son bon temps. C’est un petit snobisme, où elle a moins de droit que personne ; car elle a contribué au retardement du dîner, quand les Chambres étaient à Versailles, en acceptant l’usage d’attendre le retour des députés et des sénateurs pour se mettre à table. Mais je m’excuse de cette anticipation et je reviens à l’ordre chronologique.
Lorsque nous arrivâmes chez la marquise, à sept heures vingt, et les derniers, je compris pourquoi elle avait fait un mystère de cette partie : c’est qu’elle n’y avait point prié ses amis ordinaires, sauf un qui est de toutes les fêtes et qu’elle nourrit pour être sûr qu’il dîne. Il est petit et disgracié. Il gagne mal sa vie en faisant de l’histoire ; et comme il s’est cantonné dans celle des milieux légitimistes, il se croit tenu par ses relations rétrospectives d’être plus royaliste que le roi. C’est le dernier sous-off de l’armée de Condé. Sa conscience d’historien va jusqu’à affecter les belles manières du dix-huitième siècle, qui ne lui siéent point ; car il a plutôt l’air d’être né pour pousser une voiture des quatre saisons ; et rien n’est divertissant comme de le voir faire belle jambe avec un pantalon de la maison qui n’est pas au coin du quai.
Heureusement, il y avait d’autres invités. J’en comptai cinq, et ils me parurent intéressants, d’abord ensemble, puis chacun pris à part. Je dis ensemble, parce que, malgré leurs différences de taille, de physionomie, et même d’âge apparent, ils portaient tous la marque de cette génération du second Empire, dont les hommes furent solides, un peu charretiers, carrément parvenus, jamais ce qu’on a depuis appelé rastaquouères, même quand ils étaient parvenus, entre autres choses, à la richesse (mais ils préféraient le pouvoir), et où l’on manquait assez généralement de distinction native, mais jamais de tenue.
Celui des cinq qui de prime face m’amusa le plus, parce que j’avais ouï parler de lui et je désirais le connaître, était cet évêque in partibus qui eut aux Tuileries des succès publics de prédicateur, et d’autres succès privés ; qui est devenu depuis encore beaucoup plus in partibus, et même à un point où il ne pouvait plus rester évêque. On l’appelait cependant « Monseigneur », qui était une grande commodité pour la conversation, et l’est aussi pour l’écriture : j’en profiterai. D’ailleurs, ses allures ne juraient point avec cette qualification : il était prêtre sous l’habit noir, fertile en anecdotes, mais discrète personne dès qu’on touchait à ses souvenirs de confession, pompeux, toujours en chaire, habillant ses propos plus libres d’éloquence sacrée, enfin, — qu’on me passe le mot, — disant des cochonneries comme Bossuet, s’il était concevable que Bossuet en ait pu dire.
Il avait la plus vénérable tête blanche, ornée d’une barbe de missionnaire, mais plantée sur un petit corps raide de soldat ; et je me rappelai en le regardant une gaminerie qu’on m’avait contée de lui : un jour, à cheval, au Bois, il salua militairement un général qui eut l’esprit de lui répondre en faisant le geste de la bénédiction. J’aurais pu me faire confirmer l’anecdote, car le général était également là : bien poivre et sel, mais aussi sec, craquant, brusque et boute-en-avant qu’aux jours des belles batailles.
Connaissant l’antisémitisme de la marquise, je m’étonnai de voir, aux côtés de ce général et de ce ci-devant prélat, un banquier juif, qu’elle doit regarder comme un sans-patrie et l’agent de l’étranger. Mais elle en use, et elle lui doit un joli denier de sa fortune personnelle. De plus, il n’est point sans-patrie ; car il n’a justement pas fait comme les camarades ni renié la sienne, environ Francfort, pour adopter la nôtre, en dépit de l’adage que la patrie est là où l’on a son hôtel. J’excepte ce financier de ce que j’ai dit sur le physique des hommes du second Empire : il n’avait, quant à lui, que le type de sa race, accusé jusqu’à la caricature, et même avec je ne sais quoi de satanique. Il ressemblait au méchant tailleur bancal, quasi cul-de-jatte, que les enfants des contes allemands voient dans leurs rêves. Mais ses vilains yeux jaunes pétillaient de malice boulevardière, et il me sembla piquant de retrouver chez un marchand de lorgnettes, comme au bric-à-brac, cette vieillerie : l’esprit du Boulevard.
Le contraste était frappant de ce gnome avec le quatrième convive, qu’on appelait « le plus beau des hommes ». Ce surnom devait dater de loin, mais il le méritait encore. Je ne sais s’il réparait l’outrage des ans ou s’il avait cessé de vieillir juste à son point de perfection. Fort grand, non point voûté, mais légèrement penché en avant, et comme par condescendance, il avait moins d’expression que de régularité ; et ce n’est aussi qu’à la longue qu’on lui trouvait de l’esprit, et surtout du savoir, mais intrinsèque et dissimulé. Comme tous les gens absolument beaux, il ne se soumettait point à la mode, ni à celle de son temps ni à la nôtre : il n’était point rasé, et il ne portait point les favoris ou la barbe, mais une assez forte moustache, tombante, sans être gauloise. Il avait, dans le regard, de la sérénité, un peu d’ennui, pas la moindre fatuité. Il était beau comme on est né, sinon sans le savoir, du moins sans étonnement, avec naturel, avec dandysme, et je crois qu’il aurait dit comme Brummell — à peu près : « Si vous remarquez que je suis bien, c’est donc que je ne le suis pas. »
Mais le dernier convive était aussi beau que lui dans un autre style. Je m’étonnai un peu de l’entendre appeler Alcibiade, car il avait une longue barbe blanche et il était au moins Homère. Il ne trahissait son grand âge que par cette blancheur du poil et par cette lumière qu’on voit dans l’œil des vieillards, comme dit si bien Victor Hugo ; son teint demeurait frais et rose, nulle ride ne contrariait ses traits fins, de la plus belle régularité classique. Pourtant, seul entre tous, il faisait figure d’ancêtre, parce que ses moindres gestes, les plus légères inflexions de sa voix, accusaient ce raffinement extrême et cette maîtrise de politesse où il ne suffit pas d’être bien élevé pour atteindre : il faut encore être revenu et détaché de tout, singulièrement de soi, mort à tout égoïsme et à toute matérialité.
Bien que M. le vicomte de Courpière soit un des hommes les plus agréables de ce temps-ci (et je ne saurais dire ce que je pense de moi-même), je fis entre ces vieillards et nous des comparaisons qui n’étaient point à notre avantage ; et d’abord je regrettai que nous ne fussions pas arrivés à sept heures dix, au lieu de sept heures vingt, et que nous nous fussions fait attendre. Mais la marquise elle-même, qui est sévère sur cet article, ne nous reprocha point notre retard. Je pense qu’elle était contente de sa toilette, et elle pouvait l’être : elle portait une robe toute simple, d’une soie molle, vert d’eau, et, par-dessus, une manière de paletot d’homme, taillé en sac, de chantilly noir, boutonné de deux cabochons d’émeraude, gros comme des moitiés d’œufs de pigeon.
Les convenances sont si variables, selon la physionomie des gens et leur date, que je ne m’effarouchai plus du tout d’arriver à l’Ours en cortège de noce, avec des compagnons comme ceux-là. Nous partîmes en deux fournées. Le banquier juif avait son automobile-salon, où il put caser le plus beau des hommes, le général, Monseigneur et même M. de Courpière et moi, sans qu’un seul des cinq parût sacrifié ou traité en petit garçon. Lady Ventnor suivit, dans une voiture attelée, avec Alcibiade à sa droite et l’historien légitimiste sur le strapontin.
Nous les attendîmes en faisant les cent pas sur le trottoir. J’en profitai pour considérer l’extérieur de l’hôtel : c’était par acquit de conscience et pour faire une revue complète, car je n’étais curieux que de l’intérieur, non de la façade, que j’avais vue en passant, comme tout le monde, des centaines de fois. Mais je l’avais vue, ce n’est point regarder. Je la trouvais simple, peu originale et d’un bon goût qui ne sentait point son époque. Le développement en était médiocre, et l’on voit, maintenant surtout, bien d’autres hôtels à Paris qui affectent plus apparemment des proportions de palais. Il n’y avait même qu’une seule grande baie au rez-de-chaussée et trois fenêtres aux étages supérieurs, dont le deuxième était en attique. Devant ce rez-de-chaussée régnait une terrasse, qui le surélevait, du côté de l’avenue, jusqu’à une hauteur d’entresol ; elle était coupée, à gauche, par un passage voûté pour l’entrée des voitures, et l’on devinait, à ces dispositions, la profondeur et la pente du terrain. Je fus étonné de trouver un caractère à cette architecture, qui ne m’avait jusque-là paru être qu’un pastiche de la Renaissance ; notamment, le cadre de la grande baie et le profil du chéneau ne me rappelèrent plus la Renaissance ni aucune époque ; et des analogies que j’aperçus, mais que je ne saurais définir, entre cette ornementation, un peu lourde mais vigoureuse, et certains motifs de l’Opéra, me firent soupçonner qu’il y eut peut-être un style du second Empire, dont les exemplaires, à la vérité, sont fort rares, mais enfin qui exista.
Sur ce, nous vîmes arriver l’équipage de lady Ventnor, et comme elle n’allait pas descendre sur le trottoir, nous nous hâtâmes d’entrer pour la recevoir à la porte du vestibule. Les chevaux eurent vite fait de nous rattraper, et je ne pus jeter sur ce vestibule qu’un premier regard à la dérobée, cependant que l’on ouvrait la portière. Il me parut tout tendu de tapisseries, et ce n’est qu’en y rentrant que je vis qu’il était revêtu de mosaïques, mais si chaudement colorées et en même temps si fondues, qu’elles jouaient en effet la tapisserie. Un banc de marbre du plus superbe rouge tirait d’abord l’œil. Une grande glace était au-dessus, encadrée d’or, où se composaient en tableau toutes les images et toutes les lumières éparses. Les quatre portes étaient d’ébène. Des médaillons de bronze ciselé et doré, qui représentaient des fables de La Fontaine, s’encastraient dans le bois noir.
Ces quatre portes étaient ouvertes à deux battants, et de même toutes les portes : ce détail, conforme aux habitudes russes, suffisait à rappeler dès le premier pas que le logis privé n’était plus qu’un restaurant russe ; il me parut que la transformation avait été bien aisée et comme naturelle, cela me désenchanta. Parmi les autres meubles, à peine dérangés, étaient dressées les petites tables, et cette vue n’étonnait point. Des garçons du type kalmouk, beaucoup plus nombreux que les dîneurs, servaient avec nonchalance et obséquiosité. Ils étaient habillés de blanc comme à l’Ermitage de Moscou, avec la longue chemise et la taille ceinte d’un cordon de soie rouge. La livrée des laquais et des chasseurs était d’un bleu presque noir, mais largement galonnée d’or aux coutures, ainsi qu’une livrée de maison souveraine ; et, comme là-bas dans les musées ou dans les théâtres impériaux, on avait le sentiment d’être chez le tsar.
Tout ce domestique n’avait guère pour emploi que de guider à travers l’hôtel les clients moins soucieux de dîner que de visiter. Un cicérone s’offrit à nous ; mais le nouveau maître du lieu, reconnaissant lady Ventnor, accourut ; et après lui avoir souhaité la bienvenue en phrases protocolaires, comme un introducteur des ambassadeurs, il s’effaça, pour lui faire entendre qu’elle était libre de se croire ici chez elle et de s’y promener à sa fantaisie sans être surveillée par un gardien. Elle prit le bras d’Alcibiade, et nous les suivîmes dans un premier petit salon où la décoration des murs était si sombre qu’on ne voyait d’abord que le plafond clair : un ciel que traversait un génie et, aux quatre angles, des médaillons, soutenus chacun par deux griffons aux ailes éployées. La haute cheminée était de marbre noir, sans une veine ni une tache, et elle était surmontée d’une Ariane en pleurs, demi-nue, parmi les feuilles mortes d’automne.
Nous passâmes de là dans le salon principal, qui frappait d’abord par son immensité, imprévue de l’extérieur. Tous les meubles qu’on pouvait remuer en avaient été retirés, et remplacés par de petites tables, mais qui ne le garnissaient point ; il était désencombré de tout accessoire inutile, et l’on saisissait du premier regard l’unité, prodigieusement complexe mais évidente, de la décoration. Comme disent les peintres, « tout se tenait » ; le lambris de chêne sculpté, les colonnes accouplées, incrustées de lapis, la corniche, que festonnaient des guirlandes de fleurs, et la bordure du plafond, semblaient former un cadre unique à compartiments, où se logeaient en belle ordonnance les rideaux et les tapisseries aussi bien que les fresques et les tableaux de chevalet. Il se peut que, montrées ailleurs, chacune de ces œuvres d’art eût pris une individualité de chef-d’œuvre ; mais ici elles se subordonnaient et ne concouraient qu’à l’ensemble ; et l’œil se refusait à distraire, pour les considérer à part, même ces grandes consoles dont les pieds de bronze, sculptés et ciselés par Dalou, représentaient des sphinx et supportaient des tablettes d’onyx, ou cette cheminée de marbre rouge qui servait de socle à un vase antique, aux flancs duquel s’adossaient deux nudités de marbre blanc.
La couleur même du décor, bien que nuée infiniment, avait aussi une sorte d’unité admirable, et elle ne satisfaisait pas moins la vue, et je dirai : l’esprit ou le jugement, que ne faisaient les formes et les reliefs. Elle était puissante et généreuse, et d’une patine presque sévère qui n’en appauvrissait point la richesse ; et elle s’éclaircissait comme brusquement au plafond, où l’on voyait, parmi une atmosphère bleuâtre, dans l’ovale d’un empyrée mythologique, de nobles déesses, des enfants nus, et un Phébus-Apollon tirant vers le zénith la flèche de lumière qui met en fuite la sombre nuit.
Lady Ventnor allait toujours, lentement, au bras d’Alcibiade. Elle paraissait revoir sans aucune émotion toutes ces merveilles, qu’elle avait naguère dédaigneusement abandonnées, — il est vrai, pour d’autres, — et elle nous les faisait voir sans orgueil, ou plutôt elle ne nous faisait rien voir : elle nous précédait, voilà tout. Ses vieux amis gardaient pour eux leurs souvenirs ou leurs réflexions, et comme ni M. de Courpière ni moi n’avions rien à dire, cette promenade eût été parfaitement silencieuse sans l’historien légitimiste. Il me rappela le mot d’un autre compilateur de son espèce, qui disait : « J’aurais fait un excellent domestique. » Il avait cru devoir s’improviser guide, il nous signalait ce qu’il convenait d’admirer, et il nous nommait les auteurs des toiles : Gérôme, Boulanger, Delaunay…
— Mais oui, mon ami, mais oui, lui disait avec douceur lady Ventnor, ce qui signifiait, je pense : « Nous le savons, taisez-vous. »
Il n’en continua pas moins à nous enseigner. Il nous révéla que la statue de Vénus sortant de l’onde, qui ornait le salon de musique, était de Picou, et que, dans la salle à manger, cette Diane couchée sur un cerf, qui tenait tout le plafond, était un agrandissement, par Dalou, du fameux émail de Bernard Palissy.
J’avoue que j’étais fatigué, je voyais mal depuis que nous étions sortis du grand salon. Je faisais en moi-même quelques réflexions vagues sur le style Napoléon III, et de nouveau je me ressouvenais de l’Opéra, quand nous arrivâmes à l’escalier, que l’on a comparé à celui de ce monument. La comparaison me le fit trouver fort petit, et ma première impression fut assez défavorable ; mais, s’il est petit, il est splendide, et nous avons trop de restes de barbarie, ou trop de raffinement, pour résister à la séduction de la matière précieuse. Je ne pus sans une volupté fouler ces degrés d’onyx, frôler ces murs, caresser de ma main dégantée cette rampe d’onyx, et une fois de plus enivrer mes yeux de l’éclat des marbres.
Mais sans doute la marquise était lasse comme moi. Ou bien fut-ce par coquetterie, — ou par pudeur ? Elle nous permit à peine de regarder son ancienne chambre par la porte entre-bâillée. Je ne vis qu’un instant, tout au fond et comme très loin, le lit de marqueterie, sur une estrade, dans une niche de repos, où se contournait, à la voussure, une Aurore dans un ciel pâle. Puis une autre porte s’ouvrit, et je vis la salle de bain. C’est là, comme je le souhaitais, mais je n’osais point l’espérer, que le dîner nous allait être servi.
J’avoue que je m’étais méfié de cette fameuse salle de bain. La renaissance de l’hydrothérapie est toute moderne. Ce que nous savons des pratiques de l’ancien régime nous fait comprendre que les femmes admissent des hommes à leur toilette sans hasarder leur pudeur, et que les rois eussent un public à leur lever et à leur coucher. Les baignoires de souveraines, que l’on nous montre à Fontainebleau ou à Trianon, sont exiguës ; et les espèces de boudoirs où nous les voyons placées sont décorés de peintures fragiles, qui ne résisteraient pas à l’action de la vapeur d’eau.
Lady Ventnor avait paré à cet inconvénient par l’emploi des marbres multicolores, dont je blâme l’excès dans les autres pièces de l’hôtel, mais qui n’étaient nulle part plus à propos que dans celle-ci. La salle, exactement circulaire, était divisée, par des pilastres, en panneaux, sans autre ornement que le fort relief des moulures qui les encadraient et l’harmonie des diverses nuances, où dominait la brèche violette. Le plafond, en cintre surbaissé, était percé d’un œil-de-bœuf, et bordé d’une mosaïque où se voyait une ronde de sirènes aux queues enroulées. Le sol était également de mosaïque, qui représentait la naissance de Vénus. Une marche de marbre rouge faisait tout le tour de la pièce, avec une seule échancrure pour loger la baignoire. Et celle-ci, très vaste, affectant la forme d’un sarcophage, était d’onyx, emboîtée jusqu’à mi-hauteur dans une dentelle d’argent, comme les verres où l’on sert le thé. Deux enfants nus, d’argent massif, accoudés à des urnes qu’ils inclinaient, versaient l’eau chaude et l’eau froide.
Le bel ensemble n’était point déparé par des accessoires de restaurant. Cette salle de bain demeurait uniquement garnie de ses meubles originaux. La table était d’onyx, et supportée par deux sphinx ailés, de bronze plaqué d’argent, comme les consoles du grand salon. Les lourds seaux à glace, les deux candélabres à douze bougies, toute l’argenterie et la vaisselle plate étaient posés à même le plateau poli ; et nous avions pour nous asseoir neuf fauteuils pompéiens, bien campés sur des pieds très courbes, dont le dossier parfaitement rond offrait un appui confortable, mais dont le siège eût semblé dur, si l’on ne les avait, par charité, rembourrés de coussins de plumes. Nos places étaient désignées d’avance, et je remarquai le protocole. Mme la marquise de Ventnor avait pris à sa droite l’ancien évêque, et témoignait ainsi qu’elle était trop bien pensante pour tenir compte de sa brouillerie avec l’Église. Elle avait pris à sa gauche le général. Faute d’une place d’honneur, elle avait décerné au vénérable Alcibiade la présidence : il occupait, vis-à-vis d’elle, le milieu de l’autre côté long, ayant à sa droite le plus beau des hommes et, à sa gauche, le banquier juif. Notre âge comparativement jeune reléguait M. de Courpière et moi aux deux bouts ; mais il en avait tout un pour lui seul, au lieu que je partageais le mien avec l’historien légitimiste : mon voisin de gauche était l’évêque. Les zakouski nous furent aussitôt passés par deux moujiks tout de blanc vêtus, qui n’avaient pas l’air précisément de garçons de bain, mais enfin qui ne faisaient pas disparate dans ce décor.
La conversation y fut d’abord beaucoup moins appropriée : elle ne se ressentait ni des apparences environnantes ni même du caractère des convives. Il faut dire que cette salle de bain n’était probablement une nouveauté que pour Maurice et pour moi. Les autres l’avaient dû visiter au temps où la Solférino faisait volontiers faire à ses amis le tour du propriétaire. Ils ne pouvaient s’étonner que de s’y revoir après tant d’années et d’y goûter de la cuisine russe. Mais le général seul exprima cet étonnement, à l’instant même où il déplia sa serviette, et je ne connais personne au monde qui ait si vite fait de dire ce qu’il veut dire : il ne s’étend jamais (je ne le lui reproche point), un mot lui suffit, parfois une onomatopée ; et, quand il a parlé, on n’a plus qu’à se taire, sans répliquer.
Dès qu’il eut lâché son éclair et son tonnerre, le banquier juif, sans chercher de transition, nous donna les recettes du grossier chichi et de la délicate soupe de sterlet, des biftecks hachés, des côtelettes Pojarski et de la kacha. Alcibiade et le plus beau des hommes affirmèrent la supériorité de la cuisine française, mais sans décider entre celle d’aujourd’hui et celle d’hier, et j’observai qu’ils évitaient soigneusement d’être laudatores temporis acti, même sur cet article. Cela allait jusqu’à s’abstenir de toute anecdote qui eût daté. L’ancien évêque ne me parut pas moins discret, et je sais que lady Ventnor ne raconte pas volontiers, sauf à moi, et si je la presse. Quant à l’historien légitimiste, il est intarissable, mais on ne le sort point de son époque, et sa dernière nouvelle est toujours un bon mot de Louis XVIII ou un accouchement de Mme la duchesse de Berry.
L’on passa de la cuisine à la politique, sans effort, mais par des intermédiaires assez inattendus, dont voici la suite. Nos deux moujiks nous présentèrent des gelinottes, qui nous ramenèrent naturellement à la Russie. Le plus beau des hommes nous fit remarquer que l’un au moins des deux garçons n’avait pas une figure de terroriste, le banquier juif éleva des doutes sur la réalité du mouvement révolutionnaire, et le général exécuta sommairement la Douma. Puis, comme le Président de la République alors en exercice était sur le point d’aller rendre visite à notre grand ami le tsar, on plaignit la France d’être représentée par un bourgeois obèse, et l’on se répandit en propos que je ne saurais qualifier que d’orduriers sur le compte de cet honorable magistrat. Ce fut M. de Courpière qui donna le la ; mais je m’étonnai de voir que les autres, qui firent, de leur temps, une polémique plus fine et plus réservée, se mettaient à son ton, et qu’ils employaient comme nécessairement le langage du père Duchesne pour traduire leurs opinions sur ce temps-ci. L’historien légitimiste traita M. Thiers de sinistre vieillard et nous fit connaître ce qui s’était passé à Blaye. Le général ne craignit pas de l’interrompre et demanda où en était l’instruction relative au soudain trépas de M. le Président du Conseil (que j’ai rapporté dans un précédent chapitre). Je tremblai que cela ne nous conduisît à une statistique de la criminalité : je ne l’attendis point plus de deux minutes. Il restait à dire que ces horreurs sont le fruit de l’école sans Dieu : c’est à l’évêque défroqué que l’on laissa le soin de le dire, et je fus sensible au comique de cette intervention ; mais je regrettais que l’on n’abordât point des sujets plus intéressants ou plus singuliers.
J’avais espéré — confesserai-je cette pédanterie ? — que j’allais assister à une sorte de Banquet, ou du moins à un festin de Trimalcion, où chacun prendrait tour à tour la parole pour développer des lieux communs en leur donnant une tournure ingénieuse et en les illustrant d’exemples tirés du musée secret de l’histoire. Je ne me résignai point à entendre répéter pendant deux heures qu’il n’est permis qu’aux rois d’être gros et que la corpulence du Président déconsidère notre malheureux pays. J’avais fait le propos de me tenir à ma place et d’écouter tous ces hommes d’âge, mais je vis bien que, si je ne m’en mêlais pas, je perdrais ma soirée. L’historien légitimiste m’ouvrit une voie, sans le faire exprès. Il racontait, du ton le plus animé, la réconciliation in extremis de M. de Talleyrand avec l’Église, et, par une inconcevable étourderie, il avait l’air de la raconter plus particulièrement à l’ancien évêque. Il ne voyait pas que la marquise lui faisait des yeux. Elle se tourna ensuite vers moi et me jeta un regard d’intelligence. Je pris aussitôt la parole, comme pour lui rendre service.
— Je suis loin, dis-je, de juger mon temps aussi sévèrement que vous faites ; mais, si vous le haïssez à ce point, pourquoi ne saisissez-vous pas toutes les occasions qui vous sont offertes de vous en divertir ? Quant à moi, je serais incapable ici de penser à aucune histoire qui fût postérieure ou même trop antérieure au quatre septembre.
Je fis observer que le lieu de notre réunion n’était pas seulement historique, mais pour ainsi dire sacré. N’était-ce pas un temple désaffecté, mais encore tout parfumé des mystères qui naguère y furent célébrés ? Et ne commettions-nous pas une manière de sacrilège en y tenant des discours profanes ? J’indiquai d’un mot le rite et le sujet du dialogue que je prétendais suggérer à mes compagnons de table, et je regardai le vieil Alcibiade, à qui me semblait revenir le premier tour de parole. Il sourit. Il fut flatté de mon invitation, et il se mit tout aussitôt à nous préparer quelque chose ; mais il n’en garda que plus rigoureusement le silence, et nous eûmes, en attendant, une nouvelle leçon de l’historien légitimiste.
Elle eut trait au culte du corps, qui, selon ledit historien légitimiste, fut un des scandales du Directoire et résulta de l’anglomanie. Il nous donna sur les exercices physiques et les jeux de cette époque, notamment celui de barres, les raffinements de la toilette, les massages, les bains de lait ou de vin, des détails qui semblaient tirés de quelque encyclopédie, mais qui ne me déplurent point, car je pensais : « Nous en sommes au Directoire, c’est tout près du Consulat, d’où il n’y a qu’un saut au premier Empire, qui nous conduira tout naturellement au second. »
Lady Ventnor nous délivra de l’historien : elle n’use pas du procédé incivil de la sonnette, mais elle ordonne la conversation et la partage aussi équitablement qu’elle peut entre ses divers hôtes. Elle désigne l’orateur en posant une question où une seule des personnes présentes puisse répondre. Ainsi, elle demanda ce que pense le catholicisme de ce culte du corps, et aussitôt Monseigneur prit la parole, comme si elle lui eût dit : « C’est à vous. »
Il nous débita, selon son ordinaire, un véritable sermon, de style chrétien et d’inspiration païenne, où il reprocha fougueusement à l’Église, comme l’une de ses pires fautes en politique, son mépris de la guenille, l’excès de sa réaction contre le matérialisme antique. Il parla de nos devoirs physiques envers nous-mêmes, et il célébra la beauté féminine avec onction. Il était agréable à entendre, parce qu’il berçait l’oreille et ne fatiguait pas la pensée. Il termina par un couplet sur les courtisanes, qui ne s’imposait point et qui manqua d’ampleur. On eût dit une transition plutôt qu’une péroraison. Comme il l’adressa au vénérable Alcibiade, je compris que c’était pour le mettre en branle. Le beau vieillard, en effet, à ce mot de courtisane, entama soudain le discours qu’il méditait depuis un quart d’heure, et qui fut précisément du genre d’éloquence que j’avais souhaité.
Je regrette que nous n’eussions pas emmené un sténographe. Il faudrait lire cette oraison in extenso, — je ne dis pas que je la reproduirais ; mais je ne saurais la résumer sans la fausser, car elle était prodigieusement abondante, et on ne résume pas les mots. Alcibiade les laissait couler de ses lèvres et le long de sa barbe fleurie. Il était melliflu : je ne trouve point d’épithète plus juste que cet archaïsme un peu ridicule. Il n’avait point d’action, un débit monotone, et des yeux qui ne faisaient que sourire. L’élégance de sa forme était nonchalante, peut-être un peu trop facile. A propos de n’importe quoi, il se référait à l’antiquité grecque, et je crus apercevoir que son sentiment de l’antique était faux à crier (mais que dira-t-on du nôtre dans une trentaine d’années ?). Il me rappela l’aveugle d’André Chénier qui dit tant de choses à la file ; mais il sentait davantage l’école, il y mettait de l’ordre ; je n’ai qu’à le suivre ; on m’excusera de n’employer à ce compte rendu qu’une quinzaine de lignes.
J’avais donné la réplique de début. Sitôt que je compris pourquoi Monseigneur parlait de courtisanes, je dis à tout hasard :
— Hélas ! il n’y en a plus. C’est un des caractères de l’époque présente, c’est un signe des temps.
— Vous avez raison, dit Alcibiade, mais il ne signifie point le progrès, il accuse la décomposition sociale.
Selon lui, la meilleure preuve que Napoléon III a restauré l’ordre, c’est que sous son règne, ou du moins pendant la plus grande partie, les femmes furent distribuées en trois castes aussi fermées que celles de l’Inde, et qu’il n’y eut pas de communication possible entre le monde et les courtisanes, même par le demi-monde qui était situé entre les deux. Quand les Pyrénées disparurent, ce fut le premier indice d’une subversion. Depuis, la cote de ces demoiselles est tombée si bas qu’on ne saurait plus décemment les nommer du même nom que les Laïs et les Phryné. Elles ne sont plus que filles, et tout est si renversé qu’on ne trouverait aujourd’hui des à-peu-près de courtisanes que justement dans le grand monde.
— Où, dis-je, il n’y aurait pas à chercher beaucoup pour rencontrer aussi ce que vous appelez purement et simplement des filles.
— Sous l’Empire, dit le général, les femmes étaient plus franches et elles coûtaient moins cher.
— Oui, celles du monde, dit le plus beau des hommes. Elles ne coûtaient même rien.
— Les jeunes gens d’aujourd’hui, repartit Alcibiade, sont tous pauvres ou avares ; car ils ne veulent plus que des honnêtes femmes, qui ont toujours été, quoi qu’on die, moins dispendieuses que les amoureuses de profession.
Une discussion assez confuse s’engagea sur le point de savoir à combien peut revenir l’amour des femmes du monde. Elle m’aurait paru fastidieuse sans une étourderie de lady Ventnor, qui était peut-être une malice. La marquise ne craignit point de demander à M. de Courpière lui-même ce qu’il pensait du coût des honnêtes femmes. J’en fus mortifié : ignorait-elle donc ce que j’ai écrit de M. de Courpière ? Je le vis un peu embarrassé et je ne lui laissai pas le temps de répondre. J’invitai l’orateur à reprendre le fil de son discours, il ne se le fit point dire deux fois.
Il nous démontra que le vice est la sauvegarde de la vertu, et qu’il n’y a point de famille où il n’y a point de prostitution. Cela a déjà été dit. Mais il y ajouta, de son cru, quelque chose d’assez neuf sur la supériorité de délicatesse que témoignent les hommes qui n’admettent pas de moyen terme entre les femmes absolument honnêtes et les autres. Il corrigea ce que cette remarque pouvait avoir de mortifiant pour lady Ventnor en réservant à ses pareilles le privilège d’inspirer le véritable amour. Il ne s’arrêta pas en si beau chemin, et il leur réserva également la royauté de l’intelligence, comme à leurs sœurs antiques ; mais personne ne le chicana là-dessus, car il ne le disait que par politesse et pour finir brillamment.
— Savez-vous, ma chère amie, dit le plus beau des hommes, qu’on ne peut guère citer que deux vrais salons sous l’Empire, celui de la Princesse et le vôtre ?
Lady Ventnor sourit. Il ne lui déplaisait pas que l’on gardât le souvenir d’une rivalité qui la flattait. Elle en rappela, non sans complaisance, un épisode. Elle dit les petites manigances qu’elle avait faites pour attirer, au moins une fois, le favori de l’autre salon dans le sien ; et elle fit un crayon si avantageux de l’ancien surintendant des Beaux-Arts, avec sa prestance de cuirassier et sa magnifique barbe en éventail, que je commençai à trouver fatigantes ces redites sur la beauté de nos pères, et à comprendre que les Grecs se fussent ennuyés à la fin d’entendre célébrer la justice d’Aristide.
Il se fit un silence bref, qui semble être de bienséance après les évocations ; puis tous se remirent à parler ensemble, assaillis de souvenirs, et ils évoquèrent encore d’autres disparus, que je m’amusai de voir ressusciter, car je les connaissais ; mais je les connaissais en bronze, en marbre ou en peinture : et ces survivants qui les rappelaient à la vie pour une minute savaient d’un mot leur dessiner des physionomies plus instantanées et plus familières que les effigies officielles. Je vis un autre Émile Augier que celui qui est si triste sur sa colonne, place de l’Odéon, entre des masques et des femmes nues. (Personne n’eut l’indiscrétion de remémorer à la marquise le vers qu’il lui proposait de graver sur la première marche de l’escalier d’onyx : « Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés. ») Je crus le voir dans le grand salon du rez-de-chaussée, je crus l’entendre causer âprement et bas avec le « petit-neveu de Voltaire », avec l’arriviste si doué, qui n’est arrivé qu’au suicide, avec le philosophe morose et modeste qui ne voulait nous laisser que sa pensée écrite et dont nous ne connaîtrions plus les traits si Bonnat ne lui avait fait violence pour le peindre.
Mais c’étaient là des souvenirs bien glorieux, bien sévères, enfin hors de saison. Moi, je m’y serais attardé volontiers : les autres aimaient mieux se rappeler d’autres fêtes.
— Je vois encore, dit soudain le plus beau des hommes, je vois lord Hamilton, à cette fin de souper… qui vient vous baiser la main et qui croule à vos pieds, foudroyé… et son ami, le colonel… je ne sais plus quoi… le colonel… so and so, comme ils disent… qui ne le croyait qu’ivre, et lui tendait une coupe : « Douglas, my dear… Better now ?… Glass Champagne ?… »
— Vous confondez, dit la marquise avec brusquerie : ce n’est pas de mon temps, cette histoire-là, c’est du temps de la Watson.
— Oui, dit l’évêque, vous lui avez acheté cet hôtel : ce n’est pas vous qui l’avez fait construire.
— Oh ! répliqua dédaigneusement lady Ventnor, vous pouvez tout de même dire que c’est moi. Je ne me serais pas accommodée du cadre de cette ancienne fille d’auberge. Je n’ai conservé que les écuries, qui étaient bien. On y dînait, et c’est là que lord Hamilton est mort. Quant au logement, j’avais voulu l’avoir, comme tout ce qui était à cette Watson…
— Même son mari, dit le général.
— Même son mari, répéta lady Ventnor imperturbable ; mais j’ai jeté bas la maison, pour la reconstruire à mon idée…
— Et qu’est-ce que vous avez fait de l’homme, du moins depuis qu’il a disparu, car, jusque-là, on le sait ?
— C’est vrai, dit-elle, il y a si longtemps qu’on le croit mort, et si peu de temps qu’il l’est…
Elle se tut, rêva un instant, et reprit :
— Il me déplaît que l’on me pose en rivale d’Élisa Watson et qu’on explique tout ce que j’ai fait contre elle par une jalousie qui me ravalerait à son niveau.
(La marquise me regardait en disant cela ; mais moi, je n’avais jamais ouï tant parler de cette Élisa Watson.)
— Pourquoi, reprit-elle, aurais-je été jalouse ? Étais-je moins bien, moins chère, et montée moins haut — de moins bas ? On prétend qu’elle a été balayeuse à Philadelphie. Je n’ai pas vérifié, ça m’est égal. Un violoniste allemand, Haffner, en tournée là-bas, la ramassa. Il l’emmena partout, entre autres à Bade, où le roi de Hollande la vit. Je ne dis pas que Haffner la lui fit voir, mais je ne dis pas le contraire non plus. Le couple fut d’abord volé, ou crut l’être. Le roi paya, si j’ose employer cette expression, en monnaie de singe. Sous prétexte que la belle était Américaine, il lui offrit — oh ! à poignées — des actions d’une mine de pétrole qui était quelque part en Amérique. Il y en avait, nominalement, pour douze millions, et ça valait bien, jusqu’à nouvel ordre, le prix du papier. Comme le roi était aussi vertueux que généreux, il exigea que Watson épousât le violoniste, et ces douze millions furent la dot.
« J’en riais avec Citron, mais j’avoue que j’enrageai quand, au premier puits que l’on fora, on trouva le pétrole. Les douze millions de papier en valurent vingt-quatre, et trente-six, avant la fin de l’année. Le roi se mordait les pouces et passait son humeur sur le pauvre Citron, qu’il tenait plus serré que jamais. Vous me jugerez bien puérile : c’est par amitié pour le fils que j’ai pris en haine la maîtresse du père.
« Mon genre est d’aller droit devant moi sans me soucier d’autrui. Je ne vise que mon but, et je n’ai jamais rien fait par vanité, par envie, ni même par émulation. Que les autres fassent comme moi, et tant mieux pour les chanceuses ! J’étais plutôt, à l’occasion, camarade et obligeante. Aux biches, petites ou grandes, je passais tout, mais à celle-ci, rien : ni son équipage à la daumont, ni la livrée jaune de ses jockeys, ni sa robe brodée de trois mille perles ! Et quand elle fit construire cet hôtel j’arrêtai le mien qui était aux fondations, je dis : « C’est celui-ci que je veux, et que j’aurai. »
« Mais comment ? Et quel mal peut faire une femme à une autre femme de cette catégorie-là, hors de lui souffler son mari quand, par bonheur, l’ennemie est mariée ? Je vous prierai de remarquer que je n’y avais pour l’instant aucun intérêt matériel : Haffner vivait aux dépens d’une millionnaire, mais il ne disposait pas d’un centime. La séduction d’un homme de cinquante ans, qui a déjà épousé une balayeuse, n’était qu’un jeu, du moins pour moi. Elle fut cependant moins rapide que la ruine physique de Watson elle-même. On était habitué à la voir passer droite et raide dans sa voiture, comme une idole : on ne prit garde qu’à la longue que cette immobilité n’était plus volontaire, elle s’ankylosait lentement. Quand on la regardait en face, on s’apercevait avec horreur qu’un de ses yeux était éteint. Elle était encore belle, mais comme une morte embaumée. Puis, subitement, ce fut la folie furieuse, pire dans ce corps paralytique, la folie furieuse qui se passe en dedans.
Ces derniers mots me parurent atroces, et je m’étonnai de l’accent que leur donna lady Ventnor, ordinairement plus attentive à garder les dehors de la charité. Elle ne corrigea point cette impression par le bref et sec récit qu’elle fit suivre, de sa visite à sa victime chez le docteur Blanche, où elle avait exigé que Haffner l’accompagnât.
— Vous disiez, demanda le plus beau des hommes, que lui n’est mort que tout récemment ?… Autre chose m’intrigue : une fois veuf, de quoi a-t-il vécu ? Vous-même, — pardon, c’est de l’histoire, — comment avez-vous pu subvenir à votre fantaisie de jeter bas et de reconstruire ce palais ? Enfin… d’où venait l’argent ?
— Si on l’avait su il y a quelques années, dit en riant lady Ventnor, l’affaire Humbert aurait paru réchauffée et de médiocre intérêt.
Je la regardai avec un peu d’inquiétude.
— Oh ! dit-elle, il y a prescription ; et de plus ma conscience ne me reproche rien : car je n’ai pas su moi-même à temps d’où l’argent venait, et j’avais fini de le manger quand je l’ai su.
Les moujiks servaient le café, nous avions écarté nos fauteuils de la table. Pour la première fois depuis que je connaissais lady Ventnor, je la vis prendre une attitude de raconteuse et allumer une cigarette.
— Tout, dit lady Ventnor, alla le mieux du monde tant qu’Élisa Watson — Haffner, si vous préférez — se contenta d’être folle furieuse et domiciliée chez le docteur Blanche. Je ne m’étais point trop fait prier pour venir prendre ici la place qu’elle y laissait libre. Naturellement, comme je n’y étais pas encore chez moi, je ne pouvais mettre à exécution mon dessein de tout abattre et reconstruire, je devais m’accommoder de son cadre tel quel : je m’y sentais dépaysée, mes yeux français blessés par tout ce clinquant barbare ; j’aimais cent fois mieux mon appartement, plus exigu, de l’avenue de la Reine Hurleuse, où il y avait des détails bien, comme ma chambre à coucher tendue de moire mauve et de point d’Angleterre. Mais je recevais Citron encore assez fréquemment, et je trouvais plaisant qu’il usât des meubles que son père, toujours si serré pour lui, avait payés à une femme. Quand au pauvre Haffner, il avait l’habitude d’être trompé dans cette famille, et cela ne le changeait guère : Élisa l’avait trompé avec le Roi, moi, je le trompais avec l’héritier. Si j’ai prolongé sans mesure ma liaison avec le prince d’Orange, c’est, bien entendu, que je l’aimais, mais c’est aussi que toutes ces petites coquineries compliquées ne m’ennuyaient point.
« Seulement, un beau jour, à mon gré beaucoup trop tôt, Élisa Watson mourut. Elle nous jouait là un méchant tour. Une de ses manies de folle était de tester. Comme elle avait le délire des grandeurs, elle léguait tour à tour à chacun des souverains d’Europe son hôtel et son immense fortune. Quel procès s’ils eussent fait valoir leurs titres, Alexandre contre Guillaume de Prusse, et Victor-Emmanuel contre François-Joseph ! Sans compter les autres, car tous y avaient passé. Ils s’abstinrent, et firent bien, car ce fatras testamentaire était sûrement de valeur nulle. Mais le plus sûr est qu’elle n’avait écrit aucun codicille, valable ou non, en faveur de son mari. Je ne doutais point qu’il ne se retrouvât sans un sou, et je me demandais déjà comment j’allais m’y prendre pour lui faire accepter quelques subsides déguisés, placer ses billets de concert, lui procurer des leçons et lui donner à entendre que, malgré ma passion pour la musique, je le dispenserais de me jouer désormais du violon.
« La question de notre logement fut aisément et vite résolue : l’hôtel d’Élisa était mis en vente, je venais moi-même de revendre mon terrain de l’avenue d’Iéna et ce qu’il y avait dessus de constructions. L’hôtel valait bien davantage ; mais, justement parce qu’il valait trop, personne n’osa le pousser aux enchères, et je l’eus pour un prix dérisoire. J’aurais même fait une excellente spéculation si je ne me fusse entêtée de rebâtir ; mais j’avais déjà vu et montré les projets de mon architecte, on en parlait, je ne pouvais plus reculer, c’était un point d’honneur. Cela me permettait en outre de congédier Haffner sans préciser si je rompais : je mettais la pioche dans les murs de sa chambre, il était bien obligé de chercher un gîte ailleurs, et je ne craignais point qu’il me sollicitât de lui en offrir un chez moi, avenue de la Reine Hortense, où je retournai dès que je fus propriétaire ici.
« Il ne commit pas, en effet, cette inconvenance. Il loua ce qui se faisait alors de mieux comme appartement de célibataire, au coin de la rue de Courcelles et du nouveau boulevard Haussmann : un entresol bas de plafond, avec des triples rideaux aux fenêtres, des meubles de cuir dans sa chambre à coucher, des meubles d’or et de brocatelle jaune, des tables et des entre-deux façon Boule dans le salon, et aux murs des tableaux de genre fort coûteux, mais que jamais personne n’y a pu apercevoir à cause de l’obscurité. Il ne marqua d’ailleurs nulle intention de changer les habitudes qu’il avait avec moi, ni de rien réformer de sa vie, qui était dispendieuse. Sa toilette lui mangeait beaucoup d’argent, et il aimait trop les bijoux. Il se connaissait aux objets d’art comme les gens de notre monde qui en vendent ; mais il en achetait. Il avait des voitures et des chevaux. Enfin, il n’était peut-être pas des meilleurs cercles, mais on joue partout, et son jeu, très gros, annonçait des ressources réelles ; car on ne le suspecta jamais d’aider à la fortune, qui, sans lui être par trop contraire, ne lui était pas non plus si favorable.
« Ses occupations ne lui permettaient pas d’être fort assidu auprès de moi, ni importun, mais il était régulier ; et, pour ce qui est d’un article sur lequel il ne me plairait point d’insister, — je veux dire les finances, — il ne paraissait nullement penser à se restreindre, au contraire. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous pour juger si je lui ai occasionné des frais extraordinaires cette année-là. Les gazettes ne se sont pas gênées pour publier mes comptes, mes comptes fantastiques : on le disait de moi comme d’Haussmann. Elles ont cru exagérer, et elles sont restées en deçà. Je n’étais pas sans fortune, mais elle n’y aurait pas suffi ; et je vous jure que tout a été payé, très cher, et comptant. J’ai toujours eu horreur des dettes.
— Pas d’en faire faire, interrompit le vieil Alcibiade, à qui son âge permettait, si j’ose dire, cette gaminerie.
La marquise voulut bien sourire. Elle reprit :
— Il est curieux comme je suis peu curieuse et, à cet égard, peu de mon temps. Vous voyez, vous m’avez demandé d’abord d’où venait l’argent : eh bien, moi, jamais je ne me serais posé cette question-là de moi-même et si on ne me l’avait suggérée. Elle ne m’intéressait point. Je ne considère, à propos de l’argent, que le to be or not to be. Le code admet, je crois, pour les meubles, que possession vaut titre : à plus forte raison pour l’argent. Où irions-nous si, chaque fois que nous avons entre les mains un malheureux billet de cinquante louis, nous devions faire un examen de conscience et nous demander : « D’où vient cela ? » Il m’a toujours paru intolérable qu’on arrête les gens et qu’on leur dise : « Mais vous avez un complet neuf et cent francs sur vous ! C’est donc que vous avez assassiné une vieille dame ? » La police ne se gêne pourtant point pour poser cette question indiscrète à de pauvres diables, et c’est même ainsi que, de loin en loin, elle découvre un meurtrier. Elle traite volontiers de même des gens qui ont mieux qu’un complet neuf ; et le public, qui s’arroge le droit de faire la police en amateur, informe d’office contre tous ceux qui font des dépenses exagérées et dont les ressources ne sont pas claires. Encore une fois, de moi-même je n’y aurais pas songé, mais cela ne me plaisait point d’entendre ce que l’on disait : car j’entendais tout, j’ai l’oreille fine. Je ne me souciais pas non plus d’être mêlé à une vilaine affaire. C’est comme pour les dettes, mon bel ami (dit-elle plus particulièrement au malicieux Alcibiade) : les autres font ce qu’ils veulent, et même pour moi, mais je décline toute responsabilité. Après tout, ce Haffner, est-ce que je le connaissais ? C’était un aventurier. On le qualifiait même durement, sous prétexte qu’il avait vécu de la Watson, sinon de moi. Je crus devoir surmonter ma répugnance, et je profitai de ce que j’avais à le remercier du plafond de Baudry pour lui demander entre parenthèse comment il s’en tirait.
« Il ne fit point difficulté de me répondre, et j’ai beau ne rien entendre à ces choses-là, son moyen me parut si ingénieux, si simple, si intelligible, si élégant que j’en fus émerveillée. Je vous ai dit que le roi de Hollande avait ordonné, par vertu, le mariage d’Élisa Watson et de Haffner : ce bon roi n’était pas seulement maniaque de vertu, mais aussi de toute espèce de régularité, et il avait exigé que le contrat fût en bonne et due forme. Haffner avait donc reconnu à la Watson un apport dotal de douze millions. C’était la valeur nominale des actions que Sa Majesté avait offertes à la demoiselle ; mais comme, à l’époque du cadeau, elles ne valaient rien, la dot était fictive et Haffner était fondé à en poursuivre la restitution. Ou bien il admettait la réalité de ces douze millions, mais Élisa en laissait plus de trente-six, et alors il en réclamait encore une douzaine pour sa part dans les acquêts de la communauté. Je ne sais pas si, au regard du droit, l’une ou l’autre de ces prétentions soutenaient l’examen, mais elles n’ont point semblé ridicules à de plus malins que moi, je veux dire aux prêteurs de profession. Haffner me conta, en effet, qu’il avait assez vite gagné son procès en première instance, que l’appel et l’instance de cassation traîneraient sans doute des années, mais que pas un usurier ne doutait du gain final, et qu’on lui avançait des sommes énormes sur la garantie de ses futurs douze millions.
« Je n’allais pas être plus méfiante que des gens qui risquent leur argent, moi qui ne risquais rien. Je me laissai vivre, et je m’interdis de penser aux combinaisons de mon ami. J’y pensais, malgré moi, assez souvent. Haffner était devenu à mes yeux une espèce de magicien, qui créait de rien quelque chose : car je n’aurais pas juré qu’il eût un jour douze millions (l’on peut perdre tous les procès), mais je savais mieux que personne qu’il faisait de l’argent tant que j’en voulais. Créer quelque chose de rien, c’est un miracle, et même le seul. J’en étais toute pénétrée d’effroi religieux, et les sentiments religieux me prédisposent aux scrupules. Je me demandais parfois : « Ce miracle, ai-je bien le droit d’en profiter ? » Je répondais hardiment oui, puisque je mettais en sûreté tout ce que je prenais pour moi. Ce que gardait Haffner s’évanouissait à mesure, ou risquait fort d’être remboursé un jour ou l’autre : moi je faisais des placements inaliénables et insaisissables, et si par hasard il n’héritait pas d’Élisa Watson, j’étais du moins sûre que ses créanciers ne viendraient pas gratter mon plafond de Baudry.
« Mais autre chose m’intriguait. Nous étions, quoi qu’on en ait dit, moins affolés et moins friands de scandales qu’aujourd’hui. Je m’étonnais pourtant qu’une affaire si importante, et si piquante, et plaidée, me disait Haffner, par Jules Favre, pût se dérouler sans que l’on en soufflât mot, ni même que l’on eût l’air d’en rien soupçonner. Cela me donna une deuxième légère crise de curiosité, et je parlai à Haffner de son procès comme il était naturel que je fisse. J’évitai avec soin de trahir la moindre défiance, mais il était bien aussi fin que moi, ou il cherchait une occasion de me convaincre : il m’apporta le soir même un ballot d’actes sur papier timbré, d’extraits de jugements et autres pièces où une femme n’a qu’à jeter les yeux pour être saisie et comme accablée de leur authenticité. Mais je sais par expérience l’impression que fait sur moi le grimoire, et je n’en voulus pas croire moi seule. J’avais un ami notaire (on n’est pas parfait). Je lui transmis le dossier. Mon Dieu, vous allez trouver que j’accumule à plaisir les invraisemblances. C’est ce que fait assez ordinairement la vérité elle-même. Mon ami notaire me certifia que toute cette marchandise était de bon aloi. Je lui objectai qu’il est inconcevable qu’une affaire pareille se débatte dans une cave : il me répondit qu’il se passe bien d’autres choses dans les caves, et qu’on ne sait pas tout, même les notaires.
« L’admirable est que cette consultation, qui aurait dû me donner la foi, acheva de me la retirer. Je n’avais jamais cru absolument aux histoires d’Haffner, jamais non plus je ne les avais niées absolument. Dès que j’eus des raisons d’y croire, je passai du doute à la certitude négative. En conséquence, je le mis à contribution encore plus immodérément. Je suis, me disais-je, la caisse de retraite de ce pauvre homme. Si un beau jour tout craque, il trouvera ici le nécessaire, souper, gîte et même le reste : il ne l’aura pas volé. Je vous prie de considérer le progrès de mes sentiments : j’avais d’abord voulu me débarrasser de lui sans tambour ni trompette, et j’étais prête à lui faire la charité ! Il ne m’en fournit point l’occasion. Rien ne sauta. Il disparut tout simplement sans laisser d’adresse, même à moi. Son bail de la rue de Courcelles était à fin de période, et l’on sut qu’il avait donné congé dans les règles depuis six mois. Cette fugue était donc préméditée de longue date. Il laissait d’assez grosses dettes, mais non point disproportionnées à son apparente fortune, et elles ne firent point crier. Quant au procès, personne n’en parla ni n’en ouït parler davantage après son éclipse qu’auparavant.
— Et ça finit… comme ça ? demanda le ci-devant Monseigneur, désappointé.
— Non, dit lady Ventnor après un petit effet de silence et de recueillement. Je vous disais tout à l’heure qu’il n’est mort que depuis peu : en effet, il n’y a pas quinze ans. J’étais mariée. Je recevais comme à présent, comme toujours, à cinq heures. Je le vis arriver un soir, comme s’il était venu la veille. Jamais il ne m’avait écrit une ligne. Je n’avais pas eu de lui la moindre nouvelle depuis… calculez ! Jamais la pensée ne me serait venue qu’il pût exister encore. Mais son entrée fut si naturelle et sa figure avait si peu changé que je n’eus pas même peur à sa vue. Il portait seulement un peu plus longue sa barbe que j’avais déjà connue blanche, et tenez, il ressemblait au beau Nieuwerkerke, dont nous parlions. Sa tenue était correcte, et même élégante, rien de l’Enfant prodigue. J’avais pas mal de monde, il ne put que prendre part à la conversation générale ; mais il resta le dernier.
« Lorsque nous fûmes tête à tête, il s’excusa de son brusque départ de jadis, comme il eût fait de quelque vénielle impolitesse d’hier ; puis il me démontra, fort brièvement, qu’il avait dû agir ainsi. Le procès n’en finissant point, ses prêteurs s’étaient lassés. Plutôt que diminuer son train, il avait préféré faire le plongeon. Il s’en était allé dans son pays, où l’on vit de rien. Et maintenant il revenait, parce que l’arrêt définitif était rendu, et il n’avait plus qu’à toucher les fonds. J’avoue que ce dénouement-là me surprenait encore plus que l’apparition du revenant. Je m’étais même si bien habituée à croire qu’il avait roulé tout le monde, et d’abord moi (mais moi sans dommage), que j’étais presque déçue. Lui cependant, toujours avec la même placidité, m’exposait comment seraient échelonnés les paiements de cette fabuleuse somme. Il devait toucher le lendemain son premier million, en un chèque sur la Banque de France. Il me montra le chèque. J’en ai vu de gros, mais c’était la première fois que j’en voyais un de cette taille : il m’imposa.
« Haffner me dit alors qu’il avait une grâce à me demander : c’était de partager avec lui, le lendemain, son dernier déjeuner d’homme pauvre, à la Maison Dorée. J’acceptai, j’étais sincèrement émue ; et je dois dire que rien ne fut gai comme ce dernier déjeuner d’homme pauvre. Vous savez que Haffner avait de l’esprit. Était-ce du sien, ou du vôtre, qui lui était resté après les doigts ? N’importe, il m’amusa fort, et il fut bien jeune, ce vieillard à la barbe blanche ! Après déjeuner, il me remit en voiture et fut, en se promenant, toucher son million. J’appris par les journaux du matin qu’en rentrant à l’hôtel de Bade où il était descendu, vers trois heures, il s’était tué.
— Quel mystère ! dit l’évêque.
— Je suppose, dit lady Ventnor, qu’il avait fini par croire à son procès ; il était devenu un peu fou, à la façon d’Élisa Watson ; il avait le délire des grandeurs. C’est assurément lui-même qui avait fabriqué le chèque, et il ne le croyait point faux. Il l’a présenté de bonne foi aux guichets de la Banque, on lui a ri au nez ; son illusion s’est évanouie brusquement, cet homme ruiné depuis un quart de siècle a senti la ruine pour la première fois, il n’avait plus de raison d’être, et il s’est détruit.
Ce récit nous avait très vivement intéressés, mais c’était ce genre d’intérêt qui n’anime point une compagnie, et le dénouement avait même jeté un froid. Nous ne sommes pas comme les anciens, et nous n’aimons guère que l’on fasse allusion à la mort dans les banquets : nous croyons aussitôt devoir, non par un sentiment véritable, mais par bienséance, prendre des figures d’enterrement.
Lady Ventnor est une maîtresse de maison trop accomplie pour que ces petits mouvements des cœurs lui échappent ; elle les surprend, et elle excelle à y couper court. Elle semblait rêver, elle regardait un peu vaguement çà et là : elle cherchait une diversion. A ce moment, les moujiks entrèrent, et ils débarrassèrent, pour y servir des rafraîchissements, la table où nous avions dîné. Les yeux de lady Ventnor semblaient attirés maintenant vers cette table d’onyx, nue, où apparaissaient plusieurs taches noirâtres que nous n’avions pu voir quand le couvert était mis. Elle nous les fit remarquer.
— Voilà, dit Alcibiade, une admirable table gâtée ! Quel est le vandale qui a dîné ici ?
— Non, non, dit lady Ventnor en riant, c’est moi qui ai fait cela.
Nous sentîmes qu’il y avait une histoire là-dessous et nous la demandâmes.
— J’aurai, dit-elle, du mérite à vous la conter, car, outre que j’y joue un rôle scabreux, j’y joue un rôle de dupe ; et cette fois ce n’est pas comme avec Haffner, je n’y gagne rien. Général, vous rappelez-vous… Gaston, votre camarade des Guides ? Je ne dis pas les noms de famille, et je ne sais en vérité pourquoi, puisque vous les avez sur les lèvres… Il était bien gai, charmant, mais, que voulez-vous ? il ne me plaisait pas ; il me faisait la cour, et il m’ennuyait. Je le savais l’amant aimé de… Lydie, si réservée et qui passait pour irréprochable. Alcibiade vous a dit comme les démarcations étaient rigoureuses entre les trois mondes.
« Il me suffisait d’être sans conteste au premier rang du mien depuis que j’avais établi ma résidence en cet hôtel, et je ne rêvais pas d’effacer les frontières, je ne me suis jamais souciée de l’impossible. Cependant il ne me fâchait point qu’une femme des sphères inaccessibles souffrît à cause de moi : Lydie avait la modestie ou le bon sens de croire Gaston perdu pour elle s’il m’aimait. En effet, je pensai d’abord le lui prendre, si peu d’envie que j’en eusse ; mais quand je sus qu’elle était prête à tout pour le garder, même à me prier, je lui fis dire que je m’engageais à n’y toucher point, à condition qu’elle vînt ici à six heures et demeurât cinq minutes dans mon salon, où elle aurait d’ailleurs le plaisir de rencontrer tous ses amis.
« Elle vint : que ne ferait une amoureuse ? Mais Dumas fit tout manquer : il était parfois l’homme de ses pièces, le Jalin, l’ami des femmes. Lorsque l’on annonça… Lydie, il se leva brusquement, alla dans le vestibule lui défendre d’entrer, et la reconduisit, de gré ou de force, jusqu’à sa voiture. Il ne jugea pas à propos de reparaître au salon, et je m’en félicitai, car je sentais qu’il avait l’opinion pour lui, je n’étais pas certaine qu’un de mes amis présents lui eût demandé réparation de l’insulte qu’il venait de me faire, et je préférais ne pas tenter l’expérience.
« J’étais réduite à l’autre revanche, et je décidai de la prendre, mais à la rigueur, car Gaston ne me plaisait toujours guère. Je lui avais donné rendez-vous le même soir pour lui dire : « Votre maîtresse sort d’ici, je lui ai promis que je ne vous ferais rien. » Il fallait chanter sur un autre air. Je lui dis :
« — Eh bien, mon cher, c’est oui. Mais c’est dix mille francs. Pour le principe, car vous pensez bien que je n’ai que faire de votre argent. Aussi je ne le prendrai pas. Procurez-vous, d’ici à demain, dix beaux billets, bien neufs, nous les étalerons sur cette table, nous y mettrons le feu, et vous ferez ce qu’il vous plaira… ou ce que vous pourrez, tant qu’ils brûleront.
« Je tremblais qu’il n’eût peine à se procurer cette petite somme : il était presque pauvre. Mais il m’arriva le lendemain à l’heure dite, et il me présenta ses dix billets de mille francs comme un bouquet. Nous les posâmes là… et voilà les taches qui prouvent qu’ils furent brûlés, et ce qui s’ensuit. Je le regardais d’un air narquois… J’avais tort, car il me glissa à l’oreille en me disant adieu… et merci :
« — Marguerite… ils étaient faux ! »
Nous rîmes, par politesse, — et par politesse également nous ne rîmes point trop, pour ne pas donner à croire à lady Ventnor que nous applaudissions au tour de Gaston. Moi, je le goûtais assez, et il me parut que pas une des précédentes confidences de la marquise ne m’avait illustré et illuminé l’histoire du second Empire comme cette insolente flambée de billets de banque — faux.
Je n’oubliais pas que Mme la marquise de Ventnor m’avait proposé de visiter ses archives. Je lui rappelai cette invitation, et je lui demandai un de ces rendez-vous privilégiés qu’elle ne refuse jamais. Je le fis à l’insu de Maurice. Puisqu’il la courtisait, sourdement et par intermittence, mais avec ténacité, et puisqu’elle ne le décourageait point, je ne trouvais guère convenable de toujours remuer devant lui tout ce passé : cela me gênait pour elle comme pour lui. Mais il est curieux que je suis ordinairement plus délicat pour les autres qu’ils ne le sont eux-mêmes ; c’est comme quand je fais une visite de condoléance après un deuil, c’est moi qui ai l’air d’avoir perdu mes parents.
Les remuements du passé de lady Ventnor ne gênaient, paraît-il, que moi. M. de Courpière y semblait même prendre goût. Je ne l’aurais point soupçonné de cette perversité : il est naturel et candide jusque dans l’énorme, et, en fait de conscience, je l’ai toujours vu se tenir à zéro, sans monter au-dessus, mais sans non plus descendre au-dessous. Quant à lady Ventnor, elle savait bien qu’une femme a d’autant plus de chances d’attacher un homme qu’elle a plus d’antécédents. Elle en eût ajouté, mais cela n’était pas nécessaire, et elle pouvait à cet égard ne craindre aucune concurrence. — Je crains, moi, que l’on ne m’accuse de charger et que les historiens de l’avenir qui se référeront à ce document n’élèvent des doutes sur l’existence réelle de lady Ventnor. Je tiens à déclarer une fois pour toutes qu’elle n’est pas un mythe, et que les travaux de galanterie que je lui attribue furent bien accomplis par elle seule, et non pas par plusieurs personnes.
Dès qu’elle m’eut accordé le rendez-vous que je sollicitais, elle convoqua M. de Courpière. Il me fit en chemin, à propos de ma cachotterie une espèce de scène, où je crus démêler qu’il était jaloux. Je le rassurai insolemment et lui protestai que je ne demandais à lady Ventnor que des satisfactions de curiosité.
— Moi aussi, dit-il ; mais avoue qu’elle peut encore inspirer des désirs.
Il ajouta que je lui devais cette relation-là, comme d’ailleurs toutes celles dont je pouvais me targuer, et que j’étais bien heureux de l’avoir pour entrer dans le salon, car sans lui je n’aurais pas dépassé l’antichambre. Je me contentai de hausser les épaules, et je le suivis dans ces fameuses archives, où il est probable qu’on ne l’eût point admis sans moi.
Je ne m’attendais pas à voir un bureau de ministère, des cartons verts et des casiers, mais l’aspect du lieu me surprit agréablement. C’était une bibliothèque fort petite et, pour plus d’intimité, basse de plafond. Les armoires qui régnaient tout autour et de haut en bas en formaient l’unique boiserie. Elles étaient encadrées d’une moulure fort simple, et peintes d’un gris presque blanc que relevaient çà et là des médaillons de Wedgwood. Elles étaient vitrées, avec des rideaux d’un jaune pâle, mais tirés, pour laisser voir ce qu’elles renfermaient. Les principales pièces de ces archives étaient des livres en première édition, avec dédicaces, autographes et divers testimonia, ou des manuscrits, offerts à lady Ventnor par tous les illustres gens de lettres qu’elle avait connus. Ces ouvrages étaient revêtus de reliures ingénieusement appropriées. Les volumes uniques avaient le dos nu et les plats richement décorés ; ils étaient, en conséquence, exposés sur des pupitres. Lorsqu’il y avait plusieurs tomes, les dos s’ajustaient les uns aux autres aussi exactement que les pièces d’un jeu de patience, et un ornement continu, ou même une peinture, recouvrait leurs surfaces jointes. Ainsi, le Journal des Goncourt était habillé de parchemin blanc, et offrait à la vue un charmant tableau de genre, dont le sujet était le dîner de Magny. Les sept volumes du Port-Royal s’illustraient d’une perspective de cette abbaye, et la Vie de Jésus d’un paysage de Galilée. Des émaux de Claudius Popelin, représentant les divers membres de la famille impériale, surchargeaient la mince plaquette de la réponse du prince Napoléon au Napoléon de M. Taine ; et une dizaine de feuillets de la Tentation étaient enserrés dans une sorte de sachet, fait d’un lambeau de ces étoffes que l’on retrouve aux fouilles d’Antinoé. Des bibelots étaient semés entre les livres, statuettes de Tanagra, médailles et monnaies antiques, et des souvenirs plus modernes, par exemple un poignard, dont la lame marbrée de taches noirâtres semblait bien avoir été plongée dans le sang.
Les correspondances étaient enfermées dans des cartons, mais qui affectaient aussi des formes de livres, et dont les reliures n’étaient pas moins recherchées, quelques-unes d’un goût fâcheux. C’est ainsi que je reconnus sans la moindre hésitation le carton qui devait contenir les lettres du prince d’Orange, autrement Citron, à une mosaïque de cuir où s’entremêlaient ces deux fruits. Lady Ventnor sentit ce que j’en pensais, et s’excusa : c’était, dit-elle, un présent de Citron lui-même, qui avait fait exécuter ce bizarre chef-d’œuvre par plaisanterie. Elle se rappela qu’elle m’avait parlé de ses archives justement à propos des lettres de collégien dudit Citron : elle ouvrit la boîte et nous en fit lire deux ou trois, qui étaient en effet touchantes par leur puérilité, mais dont l’intérêt historique ne me parut point supérieur.
— Madame, lui dis-je, j’ai une excellente mémoire, puisque je me suis souvenu d’une promesse en l’air que vous m’aviez faite de m’ouvrir ces archives. Je me souviens aussi fidèlement de vos moindres propos, et il en est un, déjà fort ancien, qui a éveillé en moi une curiosité que j’attends encore de voir satisfaite. Le jour que de grands personnages vinrent déjeuner chez « l’Oncle », vous n’eûtes que la permission de les regarder une minute en écartant un rideau. Vous vîtes un certain prince, qu’on appelait le Prince comme s’il eût été seul au monde de ce rang, et qui ressemblait aux images populaires de Napoléon. Et comme Thérèse Lachmann, plus tard Mme de Païva, un soir qu’elle mourait de faim aux Champs-Élysées, dit : « J’y ferai construire mon hôtel, » vous dîtes : « J’aurai ce prince, à côté de qui on ne me permet pas de m’asseoir. » J’aime autant vous dire que je sais que vous l’avez eu ; mais quand donc, Madame, et n’en sommes-nous pas encore au Prince ?
— Oh ! dit-elle, à peu près…
Et elle se baissa, pour prendre un autre carton, orné, comme la plaquette que j’ai mentionnée ci-dessus, d’émaux de Popelin. C’était, sur le dos, les armes impériales ; sur l’un des plats, un médaillon double, où le Prince et le premier Empereur se regardaient ; sur l’autre plat, une vue du Palais-Royal. Mais elle garda, sans l’ouvrir, ce carton sur ses genoux, et elle dit :
— Le dessein que j’avais formé d’avoir le Prince ne se réalisa en effet qu’au bout de plusieurs années. La raison de ce retardement est assez singulière : c’est justement cette ressemblance que vous venez de rappeler, que tout le monde connaît, et dont vous avez sous les yeux une preuve entre mille. (Elle regarda un instant les deux médaillons.)
« J’ai lu… Dieu ! que je vais encore vous paraître pédante ! N’importe, puisque je vous ai avoué, à vous, que mon ignorance est une comédie. J’ai lu, chez « l’Oncle », un bouquin de Restif de la Bretonne sur le Palais-Royal (admirez la coïncidence), et particulièrement un chapitre intitulé les Ressembleuses. — Je laisse à l’auteur la responsabilité de ce mot barbare. — Selon Restif, à la fin du dix-huitième siècle, certaines… matrones, pour procurer des illusions à leur clientèle, recherchaient les sosies féminins des plus illustres et désirables contemporaines, soit de la ville ou de la cour, soit du théâtre. Cette supercherie se pratique aujourd’hui encore, mais avec moins de raffinement. Car, s’il faut en croire Restif (et, entre nous, je ne le crois guère), les matrones allaient jusqu’à faire mouler le visage des dames auxquelles il s’agissait de ressembler ; les ressembleuses portaient longtemps ces masques, afin d’acquérir peu à peu la même habitude et les mêmes jeux de physionomie, et elles achevaient la ressemblance en étudiant la démarche, les gestes du modèle, jusqu’au timbre et aux inflexions de sa voix. Encore une fois, je ne sais pas si Restif a observé ou inventé tout cela ; mais vous m’accorderez que le Prince avait le masque napoléonien comme si on l’avait moulé sur l’original pour l’appliquer ensuite à son visage.
« Cette ressemblance prodigieuse, ou mieux cette identité, fit travailler mon imagination. Je ne me souciais plus de prendre, au moyen d’une passade banale, la revanche du déjeuner d’où j’avais été exclue : je voulais Napoléon. Pas celui-ci : l’Autre. J’avais l’idée fixe, la superstition, la passion de Napoléon, comme le héros de Stendhal, — mais avec tous les avantages… et toutes les commodités que me donnait mon sexe.
Cette étrange confidence amena une digression. M. le vicomte de Courpière n’est pas né interrupteur, il ne sait pas jeter dans les couplets d’autrui des réflexions spontanées et vives ; mais il aime à développer posément des idées générales. Il coupa Mme la marquise de Ventnor pour nous faire connaître ce qu’il pensait du culte bonapartiste et du grand homme lui-même. Je n’éprouvais pas le besoin de l’apprendre à ce moment-là précisément, et, de plus, les vues de M. de Courpière me causèrent une certaine irritation. Il se flattait d’être une manière de conquérant, — je ne saurais dire qu’il eût tort ; et, comme la plupart des hommes qui se sentent nés pour conquérir, il prétendait ressembler lui aussi à Napoléon, le conquérant-type. Mais cette prétention ne dénotait de sa part aucun orgueil, car il ne nous dissimula point que Napoléon lui semblait surfait.
J’avais lu dernièrement une interview d’un auteur dramatique célèbre, qui de même comparait à l’Empereur le héros d’une de ses pièces, grand brasseur d’affaires, donnait la préférence à son personnage, et s’exprimait sur le compte de l’autre héros avec dédain. Je m’échauffai à ce souvenir et à la diatribe scandaleuse de M. de Courpière ; et j’entrepris de faire une apologie de Napoléon, ce qui n’était guère moins inutile que de déblatérer contre lui. Je ne parlai point de ses talents militaires : je crois que tout a été dit là-dessus, et d’ailleurs je n’y entends rien. Mais je déclarai que je l’admirais pour sa faculté de souveraineté, sans pareille dans le passé ni probablement dans l’avenir (espérons-le), et pour la forme de son intelligence, la plus approchante que nos faibles génies puissent concevoir d’une intelligence divine et providentielle : car elle apercevait du même regard les ensembles et le détail. Mme la marquise de Ventnor daigna trouver ces deux traits bien choisis, et elle y ajouta ceux qui peuvent plus particulièrement séduire l’imagination d’une femme. Toute femme rêve un maître, et celui-ci était le Maître. Quelle ivresse de s’assujettir à lui, et en même temps de le dominer ! Car elles dominent toujours, elles sont toutes des servantes-maîtresses. J’avais bien dit qu’il était à l’image de Dieu : quel effroi et quelle gloire d’être visitée par un dieu, comme Alcmène, et par celui-ci, qui, dans les transfigurations de l’amour, se faisait homme, enfant même, avec des brutalités et des grâces ! On nie qu’il ait pris le temps d’aimer : il a connu toutes les sortes d’amour, fraîches idylles et vives passades, la délectation morose de l’habitude : il a aimé jusqu’à l’impénitence une vieille maîtresse infidèle et charmante ; il a même aimé par snobisme, et, après avoir violé l’archiduchesse comme ferait un charretier, il lui a voué une sincère tendresse, étonnée, respectueuse, — despotique.
Je fis à mon tour mon compliment à lady Ventnor : je lui assurai que l’on ne saurait mieux résumer la vie amoureuse de Napoléon ; mais je lui rappelai qu’il était mort longtemps avant qu’elle ne naquît, et je la priai de passer au Prince suppléant.
— Pas encore, dit-elle : j’ai, par ordre chronologique, un épisode préliminaire à vous raconter.
Elle avait été remarquée — ah ! cela devait arriver — par un autre membre de la famille impériale, enfin par le second Empereur lui-même. Elle lui avait plu, et n’avait point résisté à la tentation d’éprouver si cet autre neveu de son idole lui était aussi ressemblant. Ce fut une désillusion. Non certes qu’elle n’eût gardé un aimable souvenir de Napoléon III. Comme tous ceux qui l’ont approché, elle vantait son charme nonchalant, son extrême courtoisie, sa bonne éducation, si rare chez les têtes couronnées, son intelligence séduisante, mais chimérique, en tout point l’opposé de l’intelligence effective du grand Empereur. Il semblait avoir le goût des femmes, et avec cela en être désabusé. Il les traitait avec égards, d’un air d’ennui dissimulé par politesse, d’humeur toujours égale, sans rien de l’humanité capricieuse de Napoléon Ier. Lady Ventnor s’empressa d’ailleurs d’ajouter qu’il y avait dans ce raccourci plus d’hypothèse que d’expérience, et qu’elle était bien allée avec lui jusqu’au rendez-vous, mais qu’un incident tragique avait éludé le dénouement.
Le protocole était moins sévère en ce temps-là que depuis la République, l’Empereur se déplaçait fréquemment sans escorte de Cent-gardes ; et l’on ne faisait notamment point, quand il partait en expédition galante, tous les embarras que l’on ne manquerait point de faire aujourd’hui si nos vénérables présidents s’avisaient de courir. On avait cependant fouillé l’hôtel des sous-sols aux combles, lady Ventnor avait été priée de se tenir dans son boudoir et de n’en plus bouger, une heure au moins avant que Sa Majesté n’arrivât : et un agent de la police secrète, un Corse, s’était installé, sans lumière, dans la pièce voisine, qui commandait le boudoir.
L’Empereur vint à l’heure fixée, comme en visite, et entama d’abord une conversation de la plus irréprochable banalité, qui faisait contraste avec ce mystère et cette surveillance. Le contraste parut encore plus étrange lorsque l’on entendit, à côté, un léger cri de surprise, un coup sourd et la chute d’un corps. L’Empereur fit un geste d’excuse, et vivement, mais avec sang-froid, ouvrit la porte, au moment où l’agent corse l’ouvrait aussi, de sorte que Sa Majesté faillit être heurtée. On vit par terre, poignardé, un jeune valet de chambre italien, engagé récemment. Le Corse prétendit qu’il appartenait à une société de carbonari et qu’il avait tenté de s’introduire dans le boudoir pour assassiner l’Empereur : il n’avait peut-être fait que passer là innocemment, sans savoir que l’Empereur y était. Napoléon fut aussitôt emmené, presque de force, par ses agents, et dut enjamber le cadavre.
— Il me faisait, dit lady Ventnor, l’honneur de vouloir absolument rester, mais il dut céder. Je ne l’ai d’ailleurs pas revu, et ce furent là toutes mes relations avec Napoléon III.
« C’est, poursuivit-elle, peu après que je fus mise en relation avec le seul ressembleur. Il désira de me connaître, apparemment sur le conseil de l’un des trois ou quatre amis intimes qui, pour sa commodité et les convenances (bien qu’il en fît bon marché), endossaient ses maîtresses, mais je ne sus jamais lequel. Le lieu de la rencontre fut chez Anna Deslions, qui avait joui longtemps des faveurs du Prince et qui pensait se conformer aux précédents historiques en étant maintenant complaisante à ses nouvelles fantaisies. Le protocole fut assez impudent : le Prince me prit à sa droite, ce qui revenait à me jeter le mouchoir publiquement, et, pour que nul n’en doutât, il me traita pendant le dîner, où nous étions quinze, comme si nous eussions été tête à tête. J’oubliais de vous dire que je n’avais pas été consultée, mais simplement avertie par Anna Deslions que je ferais bien, pour commencer, de résister un peu, parce que Son Altesse Impériale aimait cela.
« Mon Dieu ! ces façons ne pouvaient pas me déplaire : elles étaient napoléoniennes, elles répondaient à mon dessein. Il n’y avait que cette résistance qui me chiffonnât. Je n’avais aucune envie de me marchander, et je hais l’hypocrisie. J’eusse préféré en user avec le Prince aussi librement qu’il faisait avec moi. Le dîner eût tourné à l’orgie romaine ! Je m’oubliai. Anna, qui était la correction même, se fâcha. Vous pensez qu’elle ne pouvait gronder le Prince ; elle me fit des yeux, inutilement ; elle se décida enfin à se lever de table et, d’un signe impérieux, m’appela dans le fumoir, pour me dire : « Mais résistez donc, malheureuse, résistez ! » J’en ris beaucoup et je fis ensuite de mon mieux ; mais je crois qu’elle exagérait et que le Prince n’y tenait pas tant que cela.
« Par exemple, je résistai quand il prétendit, au sortir de table, m’emmener, sans reparaître au salon, et m’accompagner chez moi. Je m’étais mis dans la tête que la chose aurait lieu chez lui et qu’il m’enverrait ses ordres par son premier valet de chambre, comme faisait l’autre. Je jouais gros jeu, car il était l’homme du moment, et rien ne me garantissait qu’il désirerait encore demain ce qu’il souhaitait si fort ce soir. Cependant ma fantaisie, que je lui dis et que je lui expliquai, l’amusa. Il se monta, fut d’une verve étourdissante, s’occupa de tous sans paraître brouillé avec moi. Je n’avais pas résisté, il ne me pressait plus, et il demeura jusqu’à onze heures du soir : Anna Deslions n’y comprenait rien, ni quand elle le vit partir, seul, et pourtant de la meilleure humeur.
« — Mais vous l’avez raté, ma chère ! me dit-elle, consternée.
« — Je ne crois pas, fis-je.
« Je ne l’avais même pas différé. Je rentrai, je me mis au lit, dans ce grand lit de marqueterie que je vous ai laissé entrevoir l’autre jour ; et, sous l’Aurore qui plane à la voussure de la niche, je m’endormis comme un enfant sur qui veille son ange gardien. Je fus tirée de ce sommeil innocent par un carillon. Ma femme de chambre se précipita chez moi et me dit qu’il fallait me lever et m’habiller au galop, et que l’on m’attendait en bas, d’ordre du Prince, pour me conduire au Palais-Royal. J’ai le réveil mauvais, je me mis en colère, et j’envoyai Son Altesse Impériale à tous les diables. Puis je songeai que je n’avais pas volé ce qui m’arrivait, et je trouvai même la plaisanterie assez bonne. J’y répondis par une plaisanterie du même goût : je revêtis ce que vous pouvez imaginer de plus somptueux et de plus inexpugnable comme toilette de cour, et je me parai de bijoux plus qu’une châsse.
« Je ne fus au Palais-Royal que sur les trois heures du matin, où je trouvai le Prince qui piaffait. Il me reçut mal. Bah ! mon programme comportait d’être rudoyée à l’occasion. Mais j’avais passé la mesure : je n’avais pas l’air d’une femme à qui l’on peut dire : « Maintenant, déshabille-toi, » comme l’autre Napoléon n’eût pas manqué de le faire après avoir grondé un peu. Mon Prince ne le dit pas, et, quand il redevint poli, il ne redevint point galant. Ma visite tournait à la grande cérémonie, assez comique à pareille heure. Puis, comme nous mourions de faim tous les deux, bien qu’Anna Deslions nous eût magnifiquement traités (mais de sept à neuf), il fit servir à souper, où il prodigua pour moi son esprit, son éloquence impériale, son familier et son sublime. Je crois que je ne lui répondis point mal. Le ton de cet entretien décida de la suite de notre liaison, qui fut toujours sérieuse et relevée. Cela n’empêchait pas l’abandon. Je lui contai, entre autres, l’histoire de ce déjeuner que vous me rappeliez tout à l’heure, et l’espèce de vœu que j’avais fait. Il fut décidé que nous y satisferions le lendemain, toujours avec le même cérémonial.
« On vint, en effet, me chercher, mais cette fois à onze heures. J’y allai en négligé, il me reçut de même, et je connus un autre Napoléon, je dirais presque un Bonaparte, celui qui jouait aux barres dans le jardin de la Malmaison, et à d’autres jeux… Les jeux de princes n’ont rien de singulier, et vous savez que je n’aime pas à m’étendre sur le chapitre des intimités.
« Celles-ci durèrent fort longtemps, et jamais le protocole ne fut modifié. Le Prince me faisait l’honneur de venir chez moi souvent, au moins deux fois par semaine, mais à l’heure de mes amis, et tout le monde pouvait feindre d’ignorer ce que tout le monde savait. Jamais il ne franchit le seuil de ma chambre, mais il m’envoyait chercher le soir de temps en temps. On ne me prévenait point, mais je me faisais un devoir de me rendre libre si je ne l’étais point. La fantaisie du Prince était fort irrégulière : il se passait quelquefois des quinze jours sans que je fusse mandée au Palais, puis j’y allais trois jours de suite. Il me recevait toujours dans une petite bibliothèque attenante à un salon où venait fréquemment la princesse. Il voulut même un jour me la faire voir par le trou de la serrure, et il se permit, à propos de l’extrême simplicité de sa femme, des plaisanteries, certes respectueuses, mais que je n’aime point. Je les lui reprochai sérieusement.
« Nos entretiens étaient fort divers, et je ne savais jamais, en arrivant, ce qui allait se passer, s’il me bousculerait et gâterait ma robe, ou si nous causerions trois heures durant des plus graves sujets de politique. Il oubliait volontiers l’amour quand il était en pique avec les Tuileries, et ses piques n’étaient point rares. Je me gardais de faire l’Égérie, et il ne m’y engageait point. Je crois qu’il faisait cas de mon jugement, mais il trouvait moyen de délibérer avec moi sans jamais me consulter, ou du moins sans en avoir l’air. Je ne me permettais de dire mon avis que s’il attaquait la religion. Vous savez combien il était, hélas ! libre-penseur. C’était le seul nuage entre nous. Sur Dieu, je n’entendais pas raillerie. Il en riait, après s’être fâché, et cette différence de nos opinions n’empêchait pas que je ne lui fusse nécessaire. Il voulait même m’avoir auprès de lui, invisible et présente, en des circonstances où, moi, je m’y trouvais déplacée. Il assurait que je pouvais seule l’aider à supporter les corvées officielles !
« Il me faisait suivre les chasses en voiture fermée, et c’est ainsi que j’assistai à ce bain qu’il prit, un jour de grande chaleur, dans l’étang de la Reine Blanche, à l’effarement des dames présentes. Il osa même, un soir, me faire entrer dans la cour du château de Compiègne, où je fus témoin d’un spectacle inattendu. L’on avait apporté de Beauvais un mobilier de salon tout neuf, fort laid, mais d’une grande valeur, et on l’avait garé dans un vestibule. Il faisait beau, très chaud ; l’Impératrice et ses dames d’honneur sortirent pour prendre l’air. Comme elles ne savaient à quoi passer le temps, elles firent tirer dans la cour ces chaises, ces canapés, ces fauteuils, et jouèrent au chat perché. Quand elles furent lasses de sauter à pieds joints sur les tapisseries, elles changèrent de jeu, et s’amusèrent à les lacérer à grands coups de ciseaux. Cette scène me rappela le célèbre tableau de Winterhalter, avec plus de mouvement.
« Je rompis avec le Prince peu de temps après. J’eus l’idée extraordinaire de lui faire une scène de jalousie ! C’est à n’y pas croire. Mais il fallait que cela finît, comme tout doit finir, et le prétexte importe peu. Le Prince fut, selon sa coutume, implacable : je veux dire que nous ne nous réconciliâmes jamais amoureusement ; mais notre amitié ne souffrit point de la rupture de notre amour. Il s’est jusqu’à son dernier jour soucié de moi, avec la plus tendre, la plus touchante sollicitude, ses lettres en font foi. (Lady Ventnor nous en laissa enfin lire quelques-unes, mais elle ne me permit malheureusement point de les copier.) Toutefois, reprit-elle, il ne s’est plus soucié de moi qu’à distance, de haut. Il passait dans ma vie, songeur, les mains croisées derrière le dos, un peu voûté, comme pour se réduire à la médiocre taille de l’autre, et c’était « l’autre » plus que jamais, et même un portrait officiel de l’autre…
« Bien longtemps après, dit-elle encore, je l’ai revu, oh ! cette fois, de si loin !… Je traversais le lac de Genève sur mon yacht, nous passâmes devant Prangins. A tout hasard, je dirigeai la longue-vue vers le château. Je le vis. Il faisait lentement, lourdement, le tour de cet immense tapis vert qui descend de la façade jusqu’au bord de l’eau ; et je crus un moment que j’étais en pleine mer, que je croisais près de Sainte-Hélène, que je voyais l’autre sur son rocher…
— Vous y mettez, dis-je, un peu de complaisance, et même de romantisme ; car Prangins est une Sainte-Hélène bien agréable.
— Oui, dit-elle en souriant.
Elle reprit :
— Ce n’est pas la dernière vision que j’aie eue de lui. Je l’ai revu… non, je l’ai entendu… Je l’ai entendu mourir, à l’hôtel, à Rome. Quel étrange hasard que j’y sois venue sans savoir qu’il y était, et justement pour apprendre qu’il était en train de mourir ! Du vestibule, où j’entrais, je reconnus sa voix, sa grande voix de commandement et de colère. Il chassait de sa chambre le prêtre ; il hâtait le départ d’une amie indiscrète ; il refusait de recevoir un fils… J’arrivais bien, moi, quatrième ! Naturellement, je n’allais pas demander à être reçue ; mais je fus aussi bouleversée que s’il m’avait expulsée comme les autres ; et, attendant je ne sais quoi, je n’osais rentrer dans ma chambre, j’errais dans les couloirs, où les trois autres, comme des âmes en peine, erraient aussi ; nous nous rencontrions, nous nous devinions sans nous connaître, et nous n’osions pas nous regarder. Et là-haut la grande voix grondait toujours, et mugissait, et tonnait jusqu’au dernier soupir !…
J’admire la diversité de M. de Courpière : il aurait le droit d’être monotone, il est l’homme d’une seule idée ; mais, outre que des hasards complaisants ont paru faire exprès de varier à l’infini ses situations, il a lui-même toujours considéré que son industrie particulière devait s’appliquer à n’importe quoi ; et l’on peut dire qu’il n’a de personnel que son point de vue, d’où il ne se gêne pas pour regarder de tous les côtés. Au rebours de ce personnage de La Bruyère qui est propre à tout, autrement dit à rien, il profite de ce qu’il n’est propre spécialement à rien pour prétendre à tout. On se rappelle que naguère, sans se laisser divertir de sa vocation, il a porté aux affaires de son pays un intérêt bien naturel d’un homme né pour siéger à la Chambre des pairs, s’il y en avait une. La malice du suffrage universel ne lui a même pas permis d’obtenir un siège à la Chambre des députés ; mais son activité politique ne faisait que sommeiller, et un beau matin il m’annonça qu’il allait tâter du journalisme.
— Je suis, me dit-il, à la veille de lancer un grand quotidien, qui aura douze pages et ne coûtera qu’un sou.
— Ah ! bah ? dis-je.
— Oui, fit-il, c’est le moment.
Je lui objectai que toute personne qui crée un journal ou qui publie un livre se flatte que le besoin s’en fît sentir précisément à cette heure-là : mais il n’a pas coutume de s’arrêter aux objections. Il poursuivit :
— Un grand quotidien d’un sou et de douze pages raflera du premier coup toute la clientèle des confrères, s’il est résolument bourgeois, s’il tourne en dérision le snobisme socialiste, s’il exploite la peur des classes dirigeantes, s’il attaque de front la tyrannie des syndicats et l’impôt sur le revenu, si enfin il réclame le maintien de la peine de mort et s’il s’enjolive d’un peu de littérature honnête : car la pornographie a fait son temps.
— Ce programme, dis-je, me sourit, mais il faut de l’argent.
Et, par suite de je ne sais quelle association d’idées, je me mis à chercher malgré moi s’il n’y avait point une femme là-dessous.
— De l’argent ! répondit M. de Courpière. Je te crois ! Il faut un million ou un million et demi. Je ne marche pas à moins de quinze cent mille francs.
— Tu te mets bien, dis-je.
Il haussa les épaules. Une autre association d’idées me fit songer à lady Ventnor, et je lui dis en plaisantant qu’il devrait demander cette somme à notre amie. Il me répondit avec un admirable sang-froid :
— C’est naturellement à elle que je la demande.
— Ah ! fis-je, un peu choqué de cette indiscrétion qui me semblait prématurée.
— Je trouverais facilement, reprit-il, quinze cent mille francs ailleurs. Je n’ai qu’à me baisser. Mais je donne la préférence à lady Ventnor. Je souhaite un associé plutôt qu’un bailleur de fonds. Je devrais dire une associée, car ce mot devrait toujours être employé au féminin. Or je ne saurais trouver d’associée plus précieuse que la marquise. Son esprit s’appareille merveilleusement au mien, et je pressens que nous ferons à nous deux de grandes choses.
— En attendant mieux, dis-je.
M. de Courpière haussa une seconde fois les épaules. Je repris :
— Tu m’as reproché l’autre jour d’avoir voulu escroquer un tête-à-tête à lady Ventnor : j’espère que tu ne vas pas chercher ta revanche, et que tu me permettras d’assister en tiers à la conférence où tu solliciteras ses avis, sa collaboration et quinze cent mille francs. Je voudrais voir comme on s’y prend pour tirer d’une femme un million et demi.
— Tu assisteras à notre conversation, répondit M. de Courpière. La marquise et moi ne suffirions pas à fabriquer un journal. Il doit y avoir, dans ces machines-là, un tas de corvées où une femme n’entend rien, et dont il ne me plairait pas de me charger.
— Oui, dis-je, la cuisine.
— Ce mot dit tout. Eh bien, je te la confierai.
— Avec des appointements de chef. Je n’en demande pas plus.
— Tu penses bien que je ne vais pas te chicaner sur tes gages.
— Merci, dis-je. Et quand voyons-nous lady Ventnor ?
— Mais, dit-il, cette après-midi. C’est pourquoi je t’ai parlé de l’affaire ce matin.
Le rendez-vous eut lieu dans le petit salon des archives. Je m’en félicitai. J’avais peu de foi au journal de M. de Courpière, que j’intitulais déjà, à part moi, le Pot au lait. Je pensais que lady Ventnor, après avoir éludé la proposition qui lui allait être faite de consacrer à cette feuille un de ses millions et la moitié d’un autre, serait bien aise de trouver un prétexte pour changer de conversation et se laisserait volontiers remettre par moi sur le chapitre de ses souvenirs et de ses correspondances.
Mais lady Ventnor n’a pas moins de diversité ni d’imprévu que M. de Courpière. Elle écoute d’abord tout ce qu’on lui dit, et le prend au sérieux jusqu’à preuve du contraire : c’est un principe fort sage. Elle oblige ses interlocuteurs d’avoir des idées nettes et de mettre les points sur les i. Avec Maurice, la besogne n’est point petite ; mais elle s’en tira mieux que je n’eusse pu faire, moi qui ai l’habitude. Elle approuva les grandes lignes de son programme, puis elle le compléta et, pour expliquer ses vues personnelles, prononça une manière de discours-ministre sur la politique générale, tant extérieure qu’intérieure.
Je ferai grâce à mes lecteurs de ce morceau, qui me parut un peu long, mais bien remarquable par le sens pratique : c’est l’essentiel de l’intelligence des femmes, les hommes seuls s’égarent quelquefois dans les nuages. Mais lady Ventnor passait l’ordinaire moyenne du terre à terre féminin. Cette personne bien pensante, qui m’avait souvent agacé par ses jérémiades sur les malheurs du temps présent, se manifesta soudain l’ennemie de toute superstition et même de tout principe, au moins de toute idée a priori, indifférente même à la forme du gouvernement, pourvu qu’elle y exerçât une influence, et ne s’effarant d’aucune incohérence ni d’aucune contradiction de la réalité, enfin une opportuniste intégrale (il faut bien que j’use de cette langue). Elle en gênait M. de Courpière, que les bienséances et son titre obligent de croire à quelque chose.
J’observais le visage de lady Ventnor cependant qu’elle nous débitait sa profession de foi : le caractère s’en était modifié sensiblement. Elle me rappelait ces petites bourgeoises, épouses de commerçants, qui sont diligentes, entendues et commandantes ; qui ne portent point la culotte, mais au moins le pince-nez ; qui tiennent les livres et sont d’incomparables majordomes, ou madames j’ordonne. Elle me semblait capable de gouverner la France, comme, par exemple, une boulangerie : la loi salique est peut-être une sottise. Je ne pus me défendre de lui adresser mes félicitations. Elle les reçut en boutiquière modeste, qui est à la peine, mais veut que son mari soit à l’honneur : « C’est lui qu’il faut complimenter, ce n’est pas moi. »
Elle dit :
— Je ne suis qu’une bonne élève.
« Allons donc ! » pensai-je ; et alors je m’aperçus que, depuis qu’elle exposait ses idées, tout en les trouvant féminines, je « cherchais l’homme » qui les lui avait pu suggérer ; de même qu’aux premiers mots qu’avait dits M. de Courpière de quinze cent mille francs, j’avais « cherché la femme » qui les lui procurerait. La réponse que venait de me faire la marquise me permettait de lui dire sans impertinence :
— Quel est le maître ?
Je n’y manquai point. Elle prit sur un des rayons de la bibliothèque, entre le Roman de la Momie et les Paradis artificiels, une miniature encadrée d’ébène, qu’elle me tendit.
La tête du personnage y était seule représentée, et je me demande à quel indice je devinai la disproportion de cette tête puissante au corps que je ne voyais pas, la stature brève, le cou dans les épaules. La peinture était minutieuse, d’une mollesse écœurante, et il fallait que le modèle eût des traits singulièrement nets et durs pour que l’artiste n’eût point réussi à les rendre fades et frustes. Les yeux très clairs dardaient et assenaient un regard despotique, presque furieux. Le teint exsangue était d’un vieillard, mais le pinceau avait léché et effacé les rides. Toute autre preuve de l’âge manquait, ainsi qu’aux visages entièrement rasés. De plus, le crâne était chauve, avec le même luxe de bosses qu’une tête destinée à la démonstration de la phrénologie. La pose était de trois quarts, mais on sentait le profil de médaille, et si ressemblant à celui de l’Empereur — ou de son neveu, que je me demandai un instant si je n’avais point devant les yeux quelque portrait gauche de l’un ou de l’autre.
Mais il n’y avait qu’une ressemblance littérale et point d’air de famille. Le personnage ressemblait à Napoléon, comme tant d’Américains lui ressemblent, et je trouvai en effet de l’américain dans cette physionomie. Mais voici maintenant que j’y découvrais tous les traits du bourgeois d’il y a soixante-quinze ans, l’original et le seul vrai — on n’en fait plus — M. Thiers ! — étroit, têtu, important, prépondérant, sculpté dans du bois, assis dans son faux-col. Comme je tire vanité de mon aptitude à déchiffrer les figures vivantes ou les portraits, je m’empressai de communiquer à lady Ventnor les résultats de mon analyse, et elle sourit d’un air à me faire croire qu’elle trouvait à ces réflexions quelque profondeur.
Je demandai alors le nom du personnage, et elle parut surprise que je ne l’eusse point reconnu. Elle me dit ce nom, qui était celui du plus célèbre journaliste d’hier : je ne l’ignorais point, mais je ne savais, sur l’homme, rien de précis. Elle s’étonna encore, et se lamenta. Triste chose que l’éphémère puissance, la gloire viagère des journalistes ! Quoi ! la presse transformée et l’on peut dire recréée, tant d’écriture, un tel amas de papier, un labeur écrasant, une idée par jour, une influence si effective sur l’opinion et sur les événements, et rien ne reste, à peine un nom, pas une ligne, ni un souvenir ! Elle transposa les stances à la Malibran et les appliqua aux journalistes : « Sans doute il est trop tard pour parler encore d’elle… »
— Madame, lui dis-je, parlez-nous tout de même de lui. Je le connais mal, c’est une raison pour que je désire de le connaître davantage.
— Vous le connaissez mal, mais vous l’avez attrapé du premier coup. Vous n’avez eu qu’à jeter les yeux sur un assez pauvre portrait : cela est extraordinaire, et vous méritez que l’on vous fasse toucher du doigt la justesse de vos définitions.
« Émile, reprit-elle… Si je lui donne ce petit nom, qui était réellement le sien, n’allez pas croire que je le fasse par un reste de familiarité, et que je me permette de le tutoyer devant vous. Mais il affectait lui-même de s’appeler Émile tout court, par bravade, à titre d’enfant adultérin. C’est aussi un prénom philosophique, imprégné du souvenir de Rousseau. Émile ressemblait donc à Napoléon, et vous pensez bien que c’est d’abord ce que je remarquai de lui. Je n’en avais pas fini l’autre jour avec les ressembleurs : il restait encore celui-là. J’ignore, et vous aussi, les lois de la physionomie ; mais je sais qu’il n’y a point de ressemblance physique sans ressemblance morale, et que l’on doit toujours juger les gens sur l’apparence, — à condition, bien entendu, que l’on sache lire et interpréter l’apparence. Dans cette tête-ci ne pouvait loger qu’une âme bâtie sur le même plan que l’âme de Napoléon ; âme de dominateur et d’organisateur, qui sans doute appliquait à des objets différents un génie pareil, sinon égal, et dont l’histoire pouvait aussi bien s’intituler Victoires et Conquêtes ; le mieux venu des ressembleurs, car sa ressemblance n’est point rigoureuse et servile ; le plus moderne, car c’est le Napoléon des affaires, il a livré et il a gagné les batailles de l’argent, il a créé des journaux comme l’autre des armées, il a fondé l’empire de la presse.
« Il peut vous rappeler aussi les Américains qui ont usurpé le masque de notre César. Il fut comme eux entreprenant et téméraire, il eut le goût du risque et il provoqua les hasards. La grandeur ne lui suffisait point : il préférait l’énormité. Il aimait les chiffres vertigineux. Ses conceptions étaient simples, et on disait, quand il avait réussi : « Ce n’est pas si malin », mais le tout était d’y penser. Par exemple, il diminua de moitié le prix de ses journaux, et il en tripla le tirage. Il osa vendre son papier moins cher que le prix de revient, et il gagna beaucoup plus que la différence au moyen de la publicité. Ce sont des procédés américains si vous voulez ; mais il fut Américain sans le savoir, et avant les Américains eux-mêmes. Il fut Français ; il fit fortune dans le commerce des idées en gros, des paroles sonores et du papier noirci : c’est une aventure bien française.
Mais lady Ventnor paraissait admirer surtout que j’eusse découvert sur cette figure l’empreinte bourgeoise, et elle me félicita de ma perspicacité en termes que je ne rapporterai point, par modestie.
— Oui, continua-t-elle, Émile, ce César de la Presse et cet aventurier de la finance, fut prodigieusement bourgeois, et comme seuls les Français savent l’être. Et ceci n’est pas, entre parenthèse, pour le rendre si différent de Napoléon. Vous parliez de M. Thiers, qui est le type du bourgeois comme Napoléon celui de l’empereur. Les deux masques ont des traits communs. Thiers le savait bien et s’enorgueillissait de cette ressemblance. Elle n’est pas imaginaire, mais elle ne signifie pas que Thiers avait le génie stratégique : elle signifie que le génie de Napoléon s’encadrait de préjugés bourgeois, auxquels nous devons tout ce qu’il y a d’arriéré, de superstitieux et d’étriqué dans le code. Nous ne concevons plus guère aujourd’hui que l’on puisse être un philistin avec une intelligence vaste et même du génie ; mais ce mélange n’était point si rare à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième siècle. Émile était né en 1806.
« Le préjugé des enfants naturels est un de ceux que nous avons mis à néant. Mais il était alors vivace. Émile s’en croyait affranchi : la preuve du contraire est qu’il en souffrait, et sans raison, car jamais il n’avait subi les humiliations dont Alexandre Dumas fils s’est plaint si amèrement. Je vous ai dit qu’il affectait parfois de s’appeler Émile tout court ; mais il avait pris d’autorité, et il portait publiquement le nom de son père. Ce père, qui ne pouvait le reconnaître, l’avouait. Et j’ai vu Émile, vieillard, illustre, sourdement souffrir d’une tache de naissance à laquelle personne ne pensait plus.
« D’un bourgeois, il avait encore cette vanité que vous appelez aujourd’hui snobisme. Il s’était marié deux fois. Sa première femme était l’esprit le plus facile et le plus brillant, poète, mais de profession, et surtout femme de lettres, et qui l’était devenue plus encore au contact d’un tel mari. Elle s’était faite son associée, sa collaboratrice. Il l’avait perdue trop jeune, et il ne l’oublia jamais. Il épousa cependant la veuve d’une espèce de prince allemand, et il fut encore, en ceci, bourgeois à la manière de Napoléon : il eut sa Marie-Louise après sa Joséphine. Mais il fut moins dupe que l’Empereur, et il chassa la princesse avec fracas, en désavouant des enfants qu’elle était allée lui faire on ne sait où.
« Il avait enfin le plus bourgeois des snobismes, que j’appellerai le snobisme du violon d’Ingres. Cet homme formidable, meneur d’hommes, terreur des gouvernements, ne jouissait pas de sa puissance réelle ni de ses succès : il n’ambitionnait que ceux du théâtre. Il bâclait, avec la même fièvre que ses articles, des pièces étranges, terribles, risibles, qu’on ne jouait pas, ou qui tombaient. Une seule fois, il inventa une belle situation dramatique ; il ne vint pas à bout de la pièce ; Dumas l’exécuta, sèche et poignante, et le succès fut brutal comme l’œuvre ; mais Émile trouva qu’on lui avait défiguré son idée, et retira sa signature.
« C’est le théâtre qui a fait de nos relations mondaines une intimité. Figurez-vous que je passais pour avoir le sens du théâtre. Je crois même que Sarcey avait écrit dans un de ses feuilletons, où il aurait pu se dispenser de parler de moi : « Elle a le sens du théâtre. » D’où m’était venue cette réputation ? D’avoir joué, deux ou trois années durant, et Dieu sait quels rôles, aux Délassements-Comiques ? Franchement, d’ailleurs, je la méritais. J’avais le sens du théâtre, ou du moins un certain sens : c’est-à-dire que je pressentais infailliblement les endroits tragiques où le public poufferait de rire. Cette faculté ne laissait pas d’être précieuse pour Émile.
« Il me lut un jour une pièce où il y avait plus d’horreur, en trois actes, que dans tout Shakespeare, avec je ne sais quoi de plus particulièrement eschylien. J’eus la vision prophétique d’une salle en délire, et je me fis un devoir d’indiquer à Émile, avec la dernière précision, tous les endroits où on se pâmerait. Il le prit mal, me fit une scène, me traita même de bête, et déclara que je n’avais aucun sens du théâtre. Mais l’événement fut si conforme à mes pronostics qu’il crut désormais en moi comme les esprits forts croient aux tireuses de cartes qui leur ont dit « des choses extraordinaires ». Et il ne manqua point de me venir lire la pièce suivante.
« J’en augurai à peu près de même, je lui donnai des indications aussi précises, et cette fois, comme je m’affectionnais à lui, je le conjurai de garder son manuscrit au fond d’un tiroir. J’ai à peine besoin de vous dire qu’il cessa dans l’instant même de croire en moi. Il me traita une seconde fois de bête, se fit jouer, et l’événement me justifia beaucoup plus que je n’eusse souhaité.
« Je ne suis point la femme qui veut avoir raison coûte que coûte et qui se console du malheur des autres avec un « je l’avais bien dit ». Certes le succès ou la chute d’une pièce sont peu de chose, et l’ivresse ou l’effondrement des auteurs un soir de première m’ont toujours paru disproportionnés et ridicules. Je ne pus cependant garder mon sang-froid quand je vis ce potentat dans les coulisses, abîmé comme Napoléon après Waterloo. Il me supplia de ne pas l’abandonner. Je l’emmenai dans ma voiture. Je me gardai du « je l’avais bien dit », mais il me dit : « Ah ! Marguerite, si je vous avais cru ! » Et il me témoigna de la façon la plus touchante, la plus puérile, la confiance qu’il avait en moi.
« — Soyez pour moi, me dit-il, la Francine de Maître Guérin, la fille et la tutrice de ce vieux fou d’inventeur. Vous m’empêcherez de faire des pièces. Vous serez bonne, mais raisonnable et même sévère. Je me laisserai conduire et, au besoin, morigéner par vous. »
« Un soir de première, qui n’est hors de soi ? Même moi, qui en plaisantais tout à l’heure ; mais je suis une enfant de la balle ! Il n’eut point de peine à m’attendrir. Je promis à ce vieillard désemparé tout ce qu’il voulut. »
Lady Ventnor s’interrompit pour me demander ce qui ne me plaisait point ; car il paraît que je faisais la moue. C’était sans m’en apercevoir ; mais, dès qu’elle m’en avisa, je lui dis :
— Madame, il me semble que vos histoires se répètent. Voilà que vous devenez la fille d’Émile, comme vous étiez devenue, plusieurs années auparavant, la nièce de « l’Oncle » !
— Je me moque des répétitions, dit-elle. Je vous raconte ma vie, je ne fais point de littérature. D’ailleurs, je vous ferai observer que, s’il y a répétition, il y a aussi progrès. Je n’étais que nièce à mes débuts, je deviens fille adoptive, c’est monter en grade. De plus, l’Oncle m’a recueillie quand je n’avais point de domicile personnel : lorsque Émile m’adopta, j’en avais un, et même d’une certaine magnificence, que je vous ai fait visiter l’autre soir.
— Je ne pense point, dis-je, que vous ayez poussé la piété filiale jusqu’au déménagement ?
— Non, dit-elle. Il désira cependant que j’eusse un appartement chez lui. Son hôtel était aussi vaste que le mien, et d’un luxe plus apparent. J’y demeurai parfois des semaines, quand il avait plus particulièrement besoin de mes services, je veux dire de ma protection. A l’époque des villégiatures, je l’accompagnais à Trouville ou aux eaux. Je prenais mon rôle au sérieux. Je ne le jouais que par intermittence ; mais toute l’habitude de ma vie en était modifiée, je devenais, ou plutôt je me préparais à devenir une autre femme…
Et c’est vraiment cette « autre femme » que nous avions à présent devant les yeux. A mesure qu’elle évoquait ces souvenirs, si différents des histoires plutôt cyniques qu’elle nous avait jusques alors contées, elle se métamorphosait : elle prenait la figure de l’emploi honnête qu’elle prétendait avoir tenu auprès d’Émile. Je ne m’étonnai point cette fois qu’elle fît à M. de Courpière une confidence qui produisait sur elle, après tant d’années, un si merveilleux effet de purification visible et de rajeunissement.
Mais j’avais une méchanceté sur les lèvres, et je ne pus la retenir. Je rappelai à la marquise que, du temps de l’oncle, son rôle de nièce ne lui avait point suffi, et qu’elle s’était dédommagée au bal Constant.
— Voilà justement, répondit-elle, ce qui vous prouve que mon histoire ne se répète pas. Je trompais mon oncle sans scrupule, je n’aurais pas trompé mon père. Je ne vous dis pas que je ne fus point aimée, ni même que je n’aimai point ; mais on me respectait, et je me respectais moi-même.
— Bah ! dis-je, est-ce qu’on demandait à votre soi-disant père la permission de vous aimer ?
— Non, mais on lui demanda ma main.
— J’imagine qu’il la refusa.
— Il l’accorda. Ce fut une scène à la Greuze.
Je la pressai de nous conter ce nouvel épisode ; mais elle nous remit, comme elle disait, au prochain numéro, et nous demanda si nous étions libres de revenir le lendemain.
— Oui, dit M. de Courpière, qui semblait grognon. D’autant que nous n’avons presque pas parlé de mon journal.
M. de Courpière n’eut pas satisfaction le lendemain et il ne fut même pas question de son journal. Mme la marquise de Ventnor, qui décidément excelle à mettre en scène et y témoigne peut-être un peu trop d’application, ne nous reçut point dans ses archives officielles, mais dans un boudoir, qui était aussi une manière de temple de mémoire, mais plus intime. Cette pièce, la plus modeste de l’hôtel, était second Empire sans miséricorde : le « mobilier complet », canapés, fauteuils et chaises de bois noir, garnis de moquette à fond noir roussi, où s’enlevaient en clair des cigognes parmi des bouquets de roses rouges et de roses thé ; une table noire, incrustée de cuivre ; et une table à ouvrage, dont le couvercle, relevé, était doublé d’une glace. Sur la pendule cubique, de marbre noir, se dressait une réduction Colas de la Vénus de Milo, et les candélabres trépieds à chaînettes étaient de style pompéien. Je remarquai l’absence de tout objet d’art et de tout bibelot, pas un tableau au mur, mais des photographies et des photographies, petites, jaunes, effacées, encadrées de bordures surannées, où étaient attachées des fleurs sèches, des bouquets de violettes, des rameaux de buis, des médaillons à vitre contenant des cheveux.
Le choix de ce décor nous annonçait un récit mélancolique. J’étais justement d’humeur tendre, libre et même gaillarde ; mais j’ai observé que les récits, comme les lettres attendues, ne sont jamais du ton que l’on avait souhaité. Il faut s’y résigner, tel est d’ailleurs mon caractère. Je pris machinalement un air de circonstance, le même que j’aurais pris si lady Ventnor m’eût fait visiter la chapelle de sa sépulture de famille au Père-Lachaise, et, pour lui donner le branle, je poussai un soupir discret.
Mais elle trompa mon attente : elle débuta par des généralités.
— Nous croyons, dit-elle, que les contemporains des grands événements qualifiés historiques ont vécu extraordinairement, parce qu’il s’est passé autour d’eux des choses extraordinaires. Ainsi nous imaginons que les hommes de quatre-vingt-neuf étaient tout enthousiasme, et ceux de quatre-vingt-treize en proie exclusivement à la terreur, et que les banalités de l’existence étaient alors suspendues ou abolies. C’est une illusion d’optique ou une naïveté. En toute conjoncture, la vie individuelle demeure banale, sauf quelques minutes d’exception. Nulle catastrophe ne dispense les hommes de manger, de boire, de dormir, de se divertir ou de s’ennuyer, et même, à l’occasion, de mourir naturellement. On se moque de Louis XVI, qui note en son journal, à la date du 14 juillet 1789 : « Rien ». Ce « rien » est le mot juste pour la plupart des hommes.
J’étais du même avis, mais je ne saisissais point la raison de ce préambule. Je la demandai à la marquise ; elle ne répondit point et poursuivit :
— Cependant, nous admirons superstitieusement, nous envions les témoins des grandes époques. Nous croyons qu’ils ont senti comme nous ne sentirons jamais, et que cela leur donne, sur nous, une éminente supériorité. Et quand nous sommes, à notre tour, touchés de l’histoire, nous rougissons de n’être point grandis ni transfigurés par elle, de rester nous-mêmes et de continuer notre trantran. Tout ce que je vous dis là ne sont que précautions oratoires pour excuser l’humilité du roman intime où se bornent mes souvenirs de l’Année terrible et de la Guerre.
Je n’attendais point des tableaux de batailles et je préférais son roman intime ; elle nous le servit avec une brièveté brusque et comme dédaigneuse.
— C’est, dit-elle, un plaisir de raconter ces histoires d’hier aux hommes de votre âge : vous n’en savez pas le premier mot. Elles ont pour vous autant d’imprévu qu’une fiction. Un auteur qui prendrait pour sujet de drame un complot contre la vie de Napoléon Ier intéresserait difficilement les spectateurs : ils savent tous, d’avance, que Napoléon échappera aux coups des conjurés et qu’il est mort beaucoup plus tard à Sainte-Hélène. Mais, pour le second Empire, vous êtes d’une ignorance commode ; à condition que l’on vous écarte un peu de la grande route, vous ne soupçonnez pas où l’on vous mène, ni comment cela finira. Quant aux personnages, vous connaissez peut-être de nom Ollivier, Gramont et Benedetti, et encore ! Mais je parierais que vous n’avez jamais ouï parler du baron Chantepie ?
— Jamais, dis-je franchement.
M. de Courpière, voyant que j’ignorais ce baron, estima qu’il pouvait déclarer sans honte qu’il l’ignorait de même que moi.
— Tout va bien, dit lady Ventnor. Il est mort, la famille éteinte. Je n’aurai donc point lieu de taire ni de travestir le nom. Ce baron Chantepie, à qui l’un des ministres du 2 janvier venait de confier un poste très important, était vraiment une créature du second Empire. J’entends qu’à la différence d’autres hommes, qui jouèrent sous ce régime un plus grand rôle, il ne devait rien aux régimes précédents, né à la vie publique après le 2 décembre, parvenu au cours de ces dix-huit années ; et de plus qu’il était, au moral comme au physique, l’original et le type du règne ; plébéien, je ne dis point peuple, fils de petits bourgeois, promu grand bourgeois, le grand bourgeois d’alors, moins philistin, si je ne me trompe, et moins empesé que celui du temps de Louis-Philippe, mais d’une tenue que nous ne connaissons plus aujourd’hui et que, selon toute apparence, nous ne connaîtrons plus jamais.
« Il était de taille élevée, un peu portefaix, lourd, point droit, marchant des épaules, le corps vulgaire, mais le visage distingué ; digne, point solennel ; un grand nez, une très grande bouche intelligente, des yeux sérieux, mais au coin des yeux, comme au coin des lèvres, le sourire et l’esprit ; le front haut, un peu dénudé, le crâne bien garni et bien coiffé ; des favoris, point de moustaches. Il était bien conditionné, sans recherche, d’une architecture loyale ; enfin un bel homme, pas séduisant, honnêtement beau, pas un bel homme de camelote.
« Parvenu, certes ! Qui ne l’était alors ? L’Empereur lui-même ! Et une des choses que j’admire le plus de Napoléon III, est qu’il osa dire publiquement, quand il épousa Eugénie de Montijo, qu’il faisait un mariage de parvenu. Mais Chantepie était un parvenu franc, sans honte ni sans vanité de l’être, et sans les défauts ni les ridicules de l’emploi : amateur de luxe, échappant l’ostentation, homme de goût, même pour la toilette ; sans la moindre élégance, et sans affectation d’inélégance ; une grosse chaîne d’or au gilet, et, le soir, des boutons de diamant à la chemise, mais c’était la mode ; la redingote noire déboutonnée, le chapeau de haute forme à larges ailes. Voilà comme on nous les fabriquait. Je vois à votre figure que ce portrait vous étourdit.
Il ne m’étourdissait, ni d’ailleurs ne me déplaisait point ; mais je m’étonnais qu’un tel homme eût demandé la main de la Solférino et que cela eût donné lieu « à une scène à la Greuze ». Je le dis à la marquise ; elle rit et me répondit que, naturellement, il ne s’agissait pas du baron, mais de son fils, Julien. Elle nous montra aussitôt une photographie du jeune homme, que j’avais vue de loin et prise pour une des dernières photographies du Prince impérial. Mais l’uniforme était celui des gardes mobiles.
— Finissons-en avec le baron, reprit lady Ventnor. Il avait fait une grosse fortune en spéculant sur les terrains. Il n’était point le seul, bien que l’on ait exagéré ; car, je crois que je vous l’ai dit, mais je ne saurais trop le répéter, les hommes de ce temps-là aimaient plus le pouvoir que l’argent, et surtout ils n’aimaient pas l’argent pour lui-même. Chantepie n’était pas non plus un faiseur de millions à l’américaine ; mais enfin il en avait gagné plusieurs, sans compter son titre de baron. Il était veuf depuis longtemps. Julien était fils unique, absurdement gâté, et, comme la plupart des enfants gâtés, beaucoup mieux élevé que bien d’autres. Vous l’avez pris pour le Prince impérial : c’est donc que sa figure vous a paru charmante, un peu grave. Il était tendre et mélancolique, déjà homme de foyer, soutenait son rang, et ne faisait aucunement la fête.
« On me l’avait présenté, je ne sais plus qui : cela était tout simple. Il me plut : cela aussi allait de soi, et si bien que je n’aperçus point d’abord comment il me plaisait. Je crois que nous glissâmes insensiblement de l’agrément à l’amitié, et de l’amitié à l’amour. Ses visites étaient devenues quotidiennes sans que j’y prisse garde. J’étais en verve dès qu’il venait, j’avais mille choses à lui conter ; nos conversations étaient enjouées, mais il ne s’y glissait pas un mot de galanterie ; rien de suspect, rien qui pût me donner l’éveil ; et je me demande même ce qui lui fournit prétexte un jour plutôt que l’autre à me dire qu’il voulait unir sa vie à la mienne. Je vous ai dit quelle existence honorable je menais alors, et que mes sentiments s’y étaient conformés. La demande de Julien me parut naturelle. Au lieu de lui répondre : « Mais, mon pauvre ami, vous savez bien qu’on ne m’épouse pas », je lui dis que je parlerais à Émile le soir même, et il me dit qu’il parlerait à son père. Je pense que vous allez nous croire fous tous les deux.
« Nous ne l’étions point. Émile ne l’était pas davantage ; mais il avait de la littérature et un fonds d’idées du dix-huitième siècle. Il était le Napoléon des affaires, et aussi le bourgeois un peu étriqué que je vous ai décrit ; mais il était philosophe à ses moments perdus, c’est-à-dire chimérique et homme sensible. C’est ici que se place la scène à la Greuze, ou plutôt les scènes, car il y en eut deux : quand je lui avouai tête à tête notre beau projet, et peu après, quand nous vînmes, Julien et moi, lui demander sa bénédiction. Il nous la donna, comme Voltaire au petit Franklin. En nous relevant (nous nous étions agenouillés, s’il vous plaît), nous nous considérâmes fiancés. Le baron Chantepie n’avait rien répondu à son fils d’équivoque ni d’inquiétant, et s’était borné à dire qu’il ferait avec plaisir ma connaissance.
« Il me parut convenable que cette entrevue n’eût point lieu chez moi, mais chez mon père adoptif, et dans mon appartement de jeune fille, si j’ose m’exprimer ainsi. Émile et Julien m’approuvèrent, et j’allais venir m’y installer lorsque fut posée la candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne. Vous n’apercevez point sans doute le rapport qu’il y a entre cet événement et celui de mes fiançailles ; mais c’est qu’Émile cessa de penser à moi pour ne plus penser qu’à son pays. Il eût mieux fait de s’abstenir, car il poussait à la guerre et fut des premiers qui crièrent : « A Berlin ! » Je sentis que ce n’était point le cas de l’embarrasser de ma personne.
« Je demeurai donc avenue des Champs-Élysées. La visite du baron fut retardée, et je n’eus d’abord de ses nouvelles que par Julien, qui faisait la navette de lui à moi. Lui-même la faisait entre Paris et Saint-Cloud. J’étais tenue heure par heure au courant de ses angoisses. On souhaitait d’éviter la guerre, mais on voulait sauver la face. Je me rappelai que j’avais contribué à résoudre la fâcheuse affaire de Luxembourg, et j’eus la naïveté d’adresser des conseils à mon futur beau-père par le canal de son fils. J’opinais qu’il fallait se contenter d’une renonciation pure et simple du prince. Je ne tire pas vanité de ma sagesse : je n’étais pas seule de cet avis. Malheureusement, nous n’étions pas les plus nombreux. Mais j’avais peut-être quelque mérite à m’entêter, car je me mettais en opposition avec Émile, qui continuait de jeter feu et flammes.
Le matin du 12 juillet, mon fiancé accourut chez moi, m’apprit qu’on venait de recevoir une dépêche de Sigmaringen, et que le prince Antoine, père du prince Léopold, refusait d’autoriser la candidature. Je courus moi-même chez Émile, ravie de cette nouvelle, qu’il prit fort mal. Il déclara que la France ne pouvait point faire état de cette dépêche du « père Antoine », et qu’il fallait que le retrait de la candidature fût notifié à l’Empereur par le roi de Prusse, à qui nous devions, de surcroît, réclamer « des garanties pour l’avenir ». Je me chamaillai avec lui, rentrai de mauvaise humeur, et trouvai chez moi le baron Chantepie, qui profitait du premier répit que lui laissaient les affaires publiques pour soigner ses intérêts privés. J’étais moi-même si préoccupée de ceux de l’État que je lui en parlai d’abord, très familièrement. Mais ce n’est point cette scène-là qu’il venait jouer.
« Ce n’était pas davantage celle du père Duval de la Dame aux Camélias : je suis sûre que vous l’aviez cru. Le portrait que je vous ai crayonné du baron vous a cependant rendu évidente la différence des deux personnages. Celui-ci était, de plus, fort courtois, et il ne garda point sur la tête son chapeau à grandes ailes. Il trouvait le projet de son fils insensé, impraticable, tranchons le mot : immoral, et contraire au bon ordre. Mais il se garda de me faire des phrases : il me fit une démonstration. Je ne trouvai rien à reprendre à son langage, qui fut parfait de tact et même d’une bonté touchante, ni rien à répondre à son raisonnement. Le solide bon sens dont je suis douée me désarme : je ne sais plus discuter avec un adversaire qui m’a une fois prouvé qu’il a raison et que j’ai tort. J’étais si persuadée que je ne souffrais même pas. D’ailleurs, j’aimais Julien, mais je n’avais point fait un rêve d’où je fusse précipitée. Tout s’était passé entre lui et moi d’une façon unie et naturelle et, pour ainsi dire, terre à terre. Je n’y avais pas entendu malice. L’on m’apprenait que je m’étais trompée : j’en étais étonnée, un peu honteuse, je n’en étais point bouleversée. On me rappelait que les frontières du monde sont infranchissables, et je me demandais moi-même comment j’avais pu prétendre à les franchir, — mais c’était sans y penser : j’ai toujours été du parti de l’ordre. Je demeurais interdite : je ne me débattais pas. Je ne me lamentais pas. Je vois bien que tout cela ne rend point mon personnage sympathique à la façon de Marguerite Gautier. Mais, que voulez-vous ? chacun sa manière ! Regardez-moi : je ne mourrai jamais de la poitrine.
« Je n’adressai donc au baron aucun plaidoyer, et je me bornai à lui répondre avec déférence :
« — Monsieur le baron, la situation n’est pas si simple que vous paraissez croire et, avec la meilleure volonté du monde, je ne sais pas comment nous en sortirons. J’aime Julien, et il m’aime. Permettez-moi d’aller jusqu’au bout de votre pensée et de dire franchement ce que vous ne m’avez pas dit, ce que vous ne pouviez pas me dire : si je devenais sa maîtresse, vous n’y verriez aucun inconvénient. Mais, justement, c’est de toutes les solutions la moins probable. Les voies de l’amour sont diverses et conduisent toutes, je le veux bien, au même but ; mais lorsqu’on a choisi entre elles, et qu’on est parti, on ne rebrousse guère pour s’engager dans un autre chemin. Je vous assure qu’il me serait impossible d’aimer Julien hors mariage, je ne dis point cela pour me faire valoir ; et je ne doute pas qu’il ne préférât lui-même renoncer à moi. Mais voudra-t-il y renoncer ? Voilà la question. Comment le détacherez-vous de moi ? Vous lui direz ce que je suis ? Mais, s’il n’y pense guère, il le sait. Tout le monde le sait. Ce n’est pas mon genre de dissimuler, et puis qu’avancerais-je ? Vous lui direz que je suis riche ? Il l’est aussi, et assez puissamment pour que personne ne l’accuse de calcul. Je ne vous propose point de me dépouiller pour me rendre digne de lui : ce sont de belles choses que l’on dit, comment les accomplit-on ? Une fortune, surtout un peu importante, ne se laisse pas dans un coin. Mais je ne puis non plus vous proposer d’agir comme Marguerite Gautier, et de tromper Julien afin de le dégoûter de moi : ma fortune me l’interdit encore, et il sait bien que je suis, depuis assez longtemps, à l’abri de ces cruelles nécessités. Alors ?… »
« Le baron fut enchanté de mon discours : il n’était point difficile. Il me répondit, en me baisant la main, qu’il s’en remettait à moi. C’était bien là une réponse de diplomate, et d’un de ceux qui allaient jeter leur pays dans une effroyable guerre. Il ne se doutait point que la guerre précisément nous dût tirer de l’impasse. Vous voyez sur cette photographie l’uniforme que porte Julien. Dès nos premiers malheurs il s’engagea…
— Et il fut tué, dit M. de Courpière, d’un ton si péremptoire que la marquise ne put se défendre de sourire.
— Oh ! dit-elle, pas si vite. Il fut blessé, même assez tard, au début du siège de Paris ; et cette circonstance, au lieu de l’éloigner de moi davantage, me le rendit. Ai-je besoin de vous dire que le drapeau de Genève était arboré à ma fenêtre, que j’avais établi chez moi une ambulance, et que je soignais moi-même les blessés ? C’est la moindre des choses. Nous sommes toutes nées infirmières, mais j’avoue que je goûtais un contentement particulier à remplir cette tâche. Je n’ai jamais été une repentie, je ne serais pas entrée en religion ; mais il ne me déplaisait pas de faire la sœur de charité pendant quelques semaines.
M. de Courpière prit son air cafard. Lady Ventnor poursuivit, encore plus brièvement, avec une sorte de pudeur impatiente :
— Vous devinez la suite du roman, et vous voyez le tableau : dans le grand salon du Baudry, les lits blancs alignés, mon Julien blessé, point trop grièvement, et le père assis au chevet du fils. Mais vous avez oublié tout ce que je vous ai dit du baron si vous pressentez une nouvelle scène à la Greuze. Il ne prit pas la main de son fils pour la mettre dans la mienne. Il fut reconnaissant, aimable, et encore une fois parfait, mais rien de plus que parfait. Il se garda de me rappeler que j’avais naguère paru disposée à faire le nécessaire pour détacher Julien de moi ; mais je lisais dans ses yeux, dans ses bons yeux, qu’il comptait sur moi.
« Le danger, c’est que j’avais maintenant — comment dirai-je ? — une occasion. Julien n’était pas arrivé seul à l’ambulance. Un de ses amis d’enfance (que je n’avais point connu plus tôt parce qu’il était zouave pontifical et revenu de Rome en septembre), André de V…, avait été blessé à ses côtés. Je le soignais aussi. Il ne me plaisait pas : j’aimais Julien. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à lui — de penser à lui par raisonnement. Je me disais : « Si je dois tromper Julien, il est fatal que ce soit avec celui-ci. » Et je ne pouvais plus avoir avec lui des façons naturelles. Il sentait mon trouble, il l’interprétait. Comment ne s’y serait-il pas trompé ? Et je ne l’aimais pas ! Ah ! si j’avais su !…
Lady Ventnor s’interrompit, oppressée. Je la voyais pour la première fois émue à ce point. Je la préférais ainsi. Elle reprit, brusquement :
— Laissez-moi passer vite. Quand ils furent tous deux guéris, ils reprirent leur service. Ils étaient tous deux officiers : on parvenait rapidement. Ils rentraient le soir chez eux, c’est-à-dire encore chez moi. On recevait un ordre à domicile quand il fallait courir aux remparts. Un soir, comme nous dînions tous les trois, l’ordre arriva, mais pour Julien seul. Il partit, trouva contre-ordre en arrivant, et revint. Ah ! le baron aurait eu lieu d’être satisfait… mais pas de la suite !
« Julien, après… après avoir vu… sortit sans dire un mot, rentra l’instant d’après, jeta… jeta sur le lit… un ballot de papiers et disparut. Le lendemain… Oh ! il ne s’est pas tué, non !… Non… Il a été tué, le lendemain, aux avant-postes… Et on aura beau dire qu’il l’a fait exprès, est-ce que c’est possible ?… Vous cherchez les balles : il faut encore qu’elles veuillent de vous… L’Empereur a bien voulu se faire tuer à Sedan, et il est mort dans son lit. »
Elle se tut encore et nous respectâmes son émotion. J’avoue, d’ailleurs, que je ne trouvais rien à dire. Mais le vicomte de Courpière, qui est plus maître de soi, lui demanda, quand il la crut remise :
— Madame, quels étaient ces papiers que vous a jetés M. Julien Chantepie ?
Elle le regarda sans répondre, encore égarée. Puis je vis poindre l’intelligence dans ses yeux, et il me parut même qu’elle souriait imperceptiblement.
— Ces papiers ? dit-elle. Oh ! pas grand’chose… Quelques titres au porteur… et son testament…
Je désirai, vers cette époque, aller passer quelques jours en Angleterre. Je dois dire que cela me prend assez souvent. Je suis à mon aise chez les Anglais comme Stendhal chez les Italiens du Nord, et à peu près pour les mêmes raisons. Ils ont des mœurs naturelles et commodes ; je les trouve cordiaux, accueillants, doués du sens de la liberté individuelle, qui fait que l’on tient compte d’autrui. Ils ont infiniment d’esprit, de comique, d’originalité, et pas la moindre notion du ridicule ; enfin ils sont tout l’opposé de ce que l’on croit d’eux en France, et, cependant que je les goûte, je me rappelle avec un plaisir de surcroît les bêtises que l’on en dit. Je fais chez eux des cures de sens commun, et je m’y repose de mes compatriotes qui me semblent tous un peu fous, à commencer par moi. La grande différence de ce pays-ci à l’Angleterre est qu’ici tout va de travers, et en Angleterre tout marche droit. C’est le pays où les allumettes ne ratent pas.
L’on ne savoure de telles jouissances que si l’on est seul à les éprouver. Je ne me souciais donc point de suggérer à M. de Courpière l’idée de ce voyage ; mais il fallait lui suggérer celle de ne se point formaliser que je le quittasse une semaine ou deux, et cela était délicat : non pas qu’il ait la moindre peine à se passer de moi, mais il n’admet pas volontiers que je me donne des airs de pouvoir me passer de lui. En outre, ma fantaisie de l’abandonner tombait assez mal. Son intrigue avec Mme la marquise de Ventnor semblait interrompue, et cet arrêt inopiné le mettait en mauvaise humeur. Lady Ventnor, sans lui donner d’explications, qu’au surplus elle ne lui devait point, avait cessé de le traiter singulièrement et de lui accorder des tête-à-tête. Il n’était plus question du journal, qui avait servi au moins de prétexte à nos deux derniers entretiens ; il était encore moins question de ces confessions à bâtons rompus — en apparence, mais si bien ordonnées et même chronologiques. M. de Courpière était tout désorienté, n’ayant pas encore pratiqué de femme si hésitante, ou plutôt si bien résolue à rester maîtresse de l’heure. Sa situation n’était pas brillante ; il avait mis tout son espoir sur cette carte ; c’était vraiment fatalité que la partie traînât.
Mais moi, je voulais m’en aller. Je trompais mon impatience en feuilletant les guides. J’y dénichai un expédient. Je souhaitais revoir, entre autres, l’île de Wight, et Ventnor y est situé. Je m’excuse de l’apprendre à ceux de mes lecteurs qui le sauraient déjà ; mais il ne doit pas y en avoir beaucoup. Nous ignorons les endroits universellement célèbres qui ne sont pas de chez nous ; et je ne puis, à ce propos, jamais me rappeler sans rire ce mot sublime d’un de nos écrivains du dernier siècle, qui se décida sur le tard à franchir le Pas de Calais et découvrit Oxford : « Mais, disait-il au retour, c’est admirable ! Et on ne le sait pas ! »
Lord Ventnor avait beau s’appeler Ventnor, il pouvait avoir sa résidence toute autre part qu’à Ventnor. Mais justement le Black’s guide to the Isle of Wight m’apprit l’existence d’un Castle, ou plutôt villa Ventnor, dont il vantait les bizarreries. Ce Black’s guide ajoutait que, malheureusement, la villa n’était pas ouverte aux visiteurs, parce que le marquis y résidait presque toute l’année.
Comme Maurice me faisait ses doléances du matin au soir, je trouvai tôt une occasion de lui dire :
— L’interruption qui te chagrine ne m’étonne point ; je la prévoyais ; et je t’affirme que, malgré les apparences, tes affaires sont en bon train. Je ne doute pas que la marquise ne succombe à la tentation de rentrer avec toi dans une carrière d’où elle se devait croire définitivement exclue. Mais une femme de son caractère, de sa fortune et, disons-le, de son âge, une femme qui a vécu, ne se passe point un caprice. Elle veut du grandiose, l’amour complet, si j’ose m’exprimer ainsi. Ce n’est pas une fusée d’adieu qu’elle prétend lancer, mais le bouquet. Elle est politique autant qu’amoureuse, et tu n’as pas mal joué en lui proposant simultanément la bagatelle et la fondation d’un journal ; mais elle tient à savoir d’abord si tu es de taille à remplir l’emploi qu’elle t’assigne, et elle n’entend point que vous alliez ni l’un ni l’autre à l’aveuglette. Je pense qu’elle a pris sur toi des renseignements ; elle a aussi préféré que tu la connusses, et c’est pourquoi, j’imagine, elle s’est racontée si complaisamment. Elle est trop fameuse pour duper le plus naïf, et elle sait d’ailleurs que la jalousie du passé est le talisman qui fait aimer les courtisanes. J’ai toujours gagé qu’elle ne t’accorderait rien avant d’avoir terminé le récit de son existence depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.
— Eh bien, et maintenant ? dit M. de Courpière, qui m’écoutait avec la plus grande attention.
— Maintenant, nous n’en sommes pas à nos jours, puisque nous en sommes à la Guerre. Le récit n’est pas achevé. Mais il est suspendu. C’est qu’elle ne sait pas trop comment elle le doit poursuivre. Elle arrive à la période critique où elle a supprimé les Pyrénées qui séparent le monde du demi-monde, après nous avoir tant dit que cette frontière était inviolable. Elle nous a bien laissé entendre que, grâce à l’adoption et à la paternité d’Émile, elle était devenue une espèce de jeune fille : ce n’est qu’une manière de parler. Elle nous a conté qu’un fils de famille avait demandé sa main : il en est mort. Mais elle est bien devenue véritablement grande dame, et grande dame anglaise, épouse de lord Ventnor : pourquoi, entre parenthèse, lord Ventnor plutôt qu’un autre ? Pourquoi cet étrange bonhomme, que nous avons une fois entrevu ? Il est fabuleusement riche, et n’avait aucun intérêt à l’épouser. Elle-même était riche, surtout après avoir hérité de Julien Chantepie. Elle pouvait choisir. Il y a un mystère, ou plusieurs mystères, qu’il importe que tu éclaircisses, et dont il se peut qu’elle ne t’éclaircisse pas aussi volontiers que de ses aventures précédentes. Aussi n’est-ce point à elle qu’il se faut adresser cette fois, mais à son mari.
— A son mari ! s’écria M. de Courpière.
— Je ne dis pas, repris-je, que je l’interrogerai tout bonnement. Enfin, je ne sais pas trop ce que je ferai. Mais je vais partir pour l’île de Wight, où est sa villa. Nous avons fait la fête ensemble toute une nuit : il est donc parfaitement convenable que je lui rende visite. J’essaierai de le faire bavarder, ou je pourrai du moins faire bavarder des gens autour de lui.
— C’est une excellente idée, dit M. de Courpière, et nous partirons pour l’île de Wight dans deux ou trois jours.
Je lui témoignai affectueusement combien j’eusse été heureux que ce petit voyage à deux fût possible, mais je lui persuadai qu’il aurait tort de se compromettre, quand j’étais là pour me dévouer. Il me remercia de tout cœur, et je partis dès le lendemain.
Je fis halte deux jours à Londres, d’où j’allai faire un tour à Oxford, qui est en effet admirable, mais je le savais. Je revins à Londres, je passai à Cowes : c’était le temps des régates, je m’y attardai. J’eus l’imprudence de déjeuner à Ryde, je m’y attardai aussi, et je finis même par décider que j’y resterais. J’allai à Ventnor entre deux trains. Pendant que j’étais en wagon, le ciel se brouilla ; le vent était fort aigre quand je débarquai, et je jugeai que les Anglais ont tort de comparer le climat de leur south-coast à celui de la Riviera, et en particulier d’appeler Ventnor leur « Madère ». Je ne fis point cent pas sur la plage, je regardai hostilement les collines escarpées qui la protègent contre le vent du Nord et qui ne m’empêchaient point de geler, et j’entrai dans un hôtel, où la vue des petites tables, des nappes blanches, des victuailles étalées sur le buffet d’acajou me rendirent la sérénité en excitant mon appétit.
Je choisis une table qui fût le moins possible exposée aux courants d’air, et j’attaquai une tranche de saumon froid arrosée d’une mayonnaise à la bouteille, et décorée de petites tranches de concombre sans le moindre assaisonnement. Mais cinq minutes plus tard la salle fut envahie, toutes les tables prises. Un grand monsieur, entre vingt et quarante-cinq ans, qui arriva le dernier, ne trouva point de place ; et comme il était seul, de même que moi, le maître d’hôtel mit son couvert vis-à-vis du mien sans me demander aucunement la permission. Je suis Français, et je pestai, mais je connais les Anglais : je me gardai de toute protestation inutile et du ridicule de faire la tête. Je savais aussi que, dans les deux minutes, mon convive inconnu m’adresserait la parole. Il n’y manqua point et, selon l’usage, m’exprima son opinion sur le temps, qu’il déclara incertain (la pluie commençait de tomber à flots).
Charmé de voir que je l’entendais, il devint plus familier, et n’hésita pas à me faire savoir qu’il portait à la France une extrême sympathie, et qu’il ne pouvait pas sentir les Allemands. Il se permit quelques plaisanteries assez brutales sur le Kaiser. Pour lui rendre sa politesse, je lui dis deux mots aimables sur son roi. A ce moment, les gens des autres tables, qui se plaignaient de suffoquer, ouvrirent toutes les fenêtres à la fois. Un vent glacial souffla, et mon commensal profita de la circonstance pour me dire que, si j’étais par hasard phtisique, je me trouverais très bien du climat si tempéré de l’île de Wight. Je le remerciai, lui assurai que le coffre était bon, et je lui dis que je n’étais ici que de passage. Puis, cédant à un besoin de me faire valoir, bien commis-voyageur, j’ajoutai que j’y étais venu rendre visite à « mon ami » lord Ventnor.
Je fus étonné de la froideur qu’il me témoigna tout aussitôt. Je me rappelai, un peu tard, que lord Ventnor était, comme ils disent, excentrique, et probablement dans le pire sens de ce mot. J’essayai de le faire parler un peu dudit lord, mais en vain. Pour me rattraper, je lui donnai à entendre que je venais faire une simple visite de politesse, ou même poser une carte, et qu’enfin je ne connaissais pour ainsi dire pas « mon ami » lord Ventnor. Comme il ne se dégelait toujours pas, je mis les points sur les i ; je déclarai que je ne connaissais pas du tout lord Ventnor, que je ne l’avais entrevu qu’une fois, mais que j’étais lié avec sa femme.
Mon Anglais rechangea aussitôt de visage, me fit l’éloge de la marquise, grande bienfaitrice de ce pays, où elle ne venait malheureusement plus guère, comme il était trop naturel, après « ce qui était arrivé » à son mari. Il ajouta, en baissant la voix religieusement, qu’elle était l’amie intime de la feue reine Victoria. Je faillis tomber à la renverse. Je ne voulus point paraître ignorer cette amitié extraordinaire, mais je lui avouai que j’ignorais « ce qui était arrivé » à lord Ventnor, et je le pressai de m’en informer. Il rougit comme un enfant et me répondit avec le plus grand embarras que cela était impossible à dire, mais que j’en trouverais tout le détail dans les journaux anglais d’il y a quinze ans. Je finis par comprendre que lord Ventnor avait eu un de ces procès scandaleux qui datent dans l’histoire des mœurs. Mon vis-à-vis se hâta de revenir à lady Marguerite, me dit que sa conduite avait été, en cette occurrence, admirable, qu’elle avait soutenu son mari jusqu’à la dernière minute envers et contre tous, contre l’évidence même. C’est elle qui avait emporté l’acquittement, car lord Ventnor avait été acquitté, mais à la suite de débats plus déshonorants que n’importe quelle condamnation.
Alors seulement, et après l’avoir sauvé, elle s’était éloignée de lui, et encore avec ménagement, sans rupture officielle. De temps à autre elle revenait, au vu et su de tous, habiter cinq ou six jours chez lui, et le recevait de même chez elle. Sur ce, comme la pluie avait cessé et qu’un pâle rayon de soleil perçait les nuages, mon compagnon de table me dit :
— Grâce à Dieu, le temps est redevenu brillant.
Il me salua et se retira, me laissant abasourdi.
Malgré sa pudeur et ses réticences, il avait fourni à mon enquête un fort joli faisceau de documents. Je suivais bien la manœuvre de lady Ventnor, et j’avoue que cette stratégie m’émerveillait. Trouver un mari, dans sa condition, me paraissait déjà un tour de force ; mais le quitter ensuite comme indigne, après s’être donné les gants de ne le point lâcher, et se faire ainsi décerner, outre les parchemins, un brevet supplémentaire d’héroïsme et de vertu, c’est le chef-d’œuvre. Cependant mon indicateur m’avait plutôt posé de nouvelles énigmes, et celle-ci entre autres : Comment une Solférino pouvait-elle être devenue « l’amie » de la vénérable reine Victoria ? Il ne m’avait pas davantage révélé pourquoi un lord Ventnor avait épousé une Solférino.
Je ne pouvais plus compter que sur lord Ventnor lui-même pour me l’apprendre ; mais voilà maintenant que je balançais à l’aller voir. J’étais retenu par une sotte peur, une peur de collégien qui n’ose pas entrer au mauvais lieu. Je me raisonnai : qui me verrait ? Je ne connaissais personne ! Enfin j’y allai, mais en rechignant, avec une lenteur de mauvaise volonté, et par un chemin absurde, quoique je visse bien, là-haut, dans la direction de Bonchurch, la grande bâtisse blanche et nue, flanquée de deux tours inégales, l’une gothique, l’autre sans style et formée d’une superposition de bow-windows à auvents, enfin quelque chose d’assez ressemblant au château d’Osborne. J’errai encore près d’une heure autour du parc avant de trouver l’entrée principale. Le portier était devant sa loge, il fallut bien me résoudre. Je lui tendis ma carte et le priai de la faire passer à Sa Seigneurie.
Malgré son nil admirari d’Anglais et de portier, il laissa percer quelque surprise, et je vis, à sa façon hésitante de manier mon carton, qu’il n’avait point souvent de visiteurs à introduire. Cela n’était point pour m’assurer. Puis je songeai que, si une visite était chose si étonnante, la mienne en particulier était plus étonnante encore, et qu’il se pouvait même que le noble lord ne se rappelât seulement pas mon nom. « Bah ! me dis-je, j’en serai quitte pour n’être pas reçu. » Mais je le fus avec d’autant plus d’empressement que je rompais la quarantaine. Lord Ventnor vint même au-devant de moi, comme d’un souverain, et je vis une lueur de joie dans ses yeux clairs, vitreux, qui (je le rappelle) marquent l’éternité. Ce vieillard ne paraissait toujours pas plus de dix-sept ans, je ne doute pas que ce ne soit pour la vie ; et comme il était vêtu de serge blanche, il avait l’air d’un boy qui va jouer au tennis.
Le bizarre est que la cordialité de son accueil ne me mit nullement à mon aise. Je sentais au contraire plus vivement l’incorrection de ma démarche, malgré une certaine effronterie que j’ai. Je perdis mon anglais, et, désespérant de m’excuser en cette langue, je le fis en français. Mais quel français ! J’ose dire que je barbotai. Je remémorai pêle-mêle au marquis mon nom, l’honneur que me faisait la marquise de m’admettre dans son intimité, le dîner que j’avais fait avec lui-même, et la tournée des grands-ducs qui avait suivi. J’avais ouï parler des merveilles de sa villa. Je la savais fermée aux visiteurs. Ma curiosité était piquée. Et j’avais cru pouvoir profiter de notre unique et déjà ancienne rencontre pour forcer la consigne.
Il me repartit que je n’étais point de ces étrangers auxquels il fermait sa porte, et qu’il était charmé de me revoir ; afin de marquer qu’il ne me traitait pas en curieux, mais en ami, il me pria à dîner, et, comme je n’aurais plus de train pour le retour, à passer la nuit sous son toit. Puis il m’avoua qu’il était fier de sa villa, qui était proprement sa création, sauf le logis principal édifié par son père (cela se voyait de reste), et qu’il se ferait un plaisir de m’y servir de cicérone. Nous montâmes un haut perron et pénétrâmes dans le hall, fort vaste, mais banal et nu, où il y avait des sièges commodes. Lord Ventnor m’y fit reposer un instant, par protocole, j’imagine ; et, toujours par protocole, il entama la plus anglaise des conversations météorologiques.
Quand il eut épuisé le sujet, il me promena, mais vite, et comme par acquit de conscience, dans les diverses pièces du rez-de-chaussée, arrangé en musée, de même que son hôtel de l’avenue du Bois ; et il s’empressa de me dire qu’il avait bien d’autres choses, plus originales et plus intéressantes, à me faire voir. (Je sentis venir les étrangetés promises par le Black’s guide to the Isle of Wight.) Il était plus voyageur que collectionneur, il avait visité tous les pays de la terre, et il avait fait de sa villa un monde en raccourci, où, comme l’empereur Hadrien à Tibur, il pût journellement repasser ses souvenirs et les raviver jusqu’à l’hallucination. L’idée première de cette fantaisie lui était venue justement d’une ruine de villa romaine, enclose dans son parc. Il me conduisit d’abord à ce petit Pompéi, comme il disait, et j’eus beau me frotter les yeux, je n’y aperçus rien, que des traces de murs et une centaine de petits cubes de mosaïque. Mais le moindre éclat de pierre lui suffisait pour ressusciter tout un pan du passé, et surtout, à ce que je vis, pour évoquer les images des singularités érotiques, qu’il attribuait de confiance, et un peu trop uniformément, à toutes les civilisations, pourvu qu’elles fussent lointaines dans l’espace ou dans le temps.
Il me montra un stade qu’il avait construit dans une clairière, et où ne manquaient que les athlètes, des Thermes inutiles et déserts, une Académie sans philosophes : et cette friperie antique me rappela la friperie rustique du hameau de Trianon. Un pavillon égyptien, et un autre, indien, me firent penser à l’exotisme de nos expositions universelles. Je me laissai prendre au charme du jardin japonais ; mais le « paysage de Tahiti » et la « vallée de Tempé » ne me parurent point différer assez sensiblement des Kew gardens ou même du parc Monceau. Je songeai à notre Balzac, qui accrochait au mur de son salon des pancartes : « ici un Rembrandt, ici un Raphaël », et qui voyait réellement le Rembrandt ou le Raphaël. Lord Ventnor avait une imagination de même puissance, mais plus particulière, et je ne saurais décrire les visions que ce décor baroque lui suggérait. Elles me causèrent un malaise, un trouble indéfinissable. J’eus de nouveau peur, et follement envie de fuir ce lieu où je m’étais fourvoyé, comme une Gomorrhe où je flairais déjà le feu.
Mais il n’y fallait point compter. Mon hôte me ramena dans le hall. Cette fois, j’avais grand besoin de m’asseoir. J’étais rendu. Je sentis que je devais pourtant prendre à mon tour la parole et manifester mon admiration. Je ne trouvai que des phrases communes. Heureusement, j’avais affaire à un interlocuteur qui magnifiait les mots comme les images. Il me crut sincère, enthousiasmé, et il repartit de plus belle. Il se flattait d’avoir créé un microcosme, mais il se plaignait de n’avoir pu le créer que matériel et mort ; pour peupler ce décor qui, à ses yeux, abrégeait l’univers, il rêvait de susciter un être humain qui eût résumé en soi l’humanité. « Voilà donc, pensai-je, pourquoi il a épousé la Solférino ! » J’osai prononcer le nom de la marquise. Il fit une risée de colère.
— Lady Ventnor ? cria-t-il. Qu’est-ce donc ? Rien. Une petite femme ! Réellement. Une petite femme. Une biche !
Et il ajouta, avec mépris :
— Une honnête femme !
Je vis entrer à ce moment un nouveau personnage, d’une trentaine d’années pour le moins, que lord Ventnor me présenta comme son secrétaire, grand, brun, de figure assez médiocre, et, je me hâte de le dire, point équivoque. Je crus bien, en le considérant, lui trouver le front bas, volontaire, les yeux enfoncés de l’Antinoüs ; mais c’est probablement parce que nous venions de parler d’Hadrien. Il me déplut ; mais je sentis le Latin, — je n’aurais su dire de quel pays, ou même de quelle partie du monde, — le Latin, qui, malgré cette antipathie, ne pouvait manquer de m’être plus proche et intelligible que lord Ventnor qui ne me déplaisait point.
Le marquis se réduisit dès lors au silence, et il n’y en eut plus, comme on dit vulgairement, que pour le secrétaire. J’observai d’ailleurs qu’il exprimait toutes les mêmes idées que son maître, avec plus d’emphase, de développement, de rhétorique : et je présageai que je pourrais tirer de lui, quand nous resterions seuls, tout ce que je n’avais pu obtenir du marquis.
Ce tête-à-tête fut plus tôt que je ne pensais. Le dîner, bien que servi à la française, se termina à l’anglaise par une beuverie de vins. Lord Ventnor se leva dès la première bouteille, nous souhaita le bonsoir, et se retira. J’entrepris aussitôt le secrétaire, à qui je fis répéter sans aucune peine tout ce que m’avait débité le marquis sur son raccourci d’univers et autres extravagances de même farine. J’exprimai moi-même le regret que la pauvre marquise ne fût point le personnage d’un tel décor, et il ne manqua point de me dire qu’elle n’était qu’une « petite femme ». Mais il ajouta :
— Et avec cela retorse !
Je voudrais pouvoir noter l’accent qu’il donnait aux r et à l’s de cette épithète.
Je lui demandai à brûle-pourpoint :
— Mais comment s’y est-elle prise pour devenir l’amie de la reine ?
Il me répéta qu’elle était retorse, et il ajouta « machiavélique », dont il faudrait pouvoir aussi noter l’accent. Puis brusquement, précipitamment, avec une inconcevable volubilité, comme si j’eusse, à tâtons, ouvert le robinet, il se mit à me raconter que la Solférino était venue à Londres aux derniers jours de la Commune. Il y avait alors nombre de Français, une manière d’émigration, de tout rang et de tout bord, les fuyards d’avant la guerre, les fidèles des souverains déchus, les communards proscrits : tous plus ou moins gênés, elle seule riche, libérale… en huit jours, le centre, la Providence, l’idole des émigrés sans distinction de parti. La lionne ! Pourtant les salons anglais lui demeuraient fermés. Mais elle savait les incohérences du cant, et c’est alors qu’elle s’était montrée « retorse » et « machiavélique » !
En Angleterre, où l’on veut ignorer que les artistes mènent parfois une existence un peu libre, on les reçoit sur le pied de l’égalité. Elle eut une inspiration. N’avait-elle point chanté, jadis, aux Délassements-Comiques ? Elle osa prêter son concours à une fête de charité, organisée par elle-même au bénéfice des exilés français, et elle y chanta d’autre musique que celle des Délassements. Avait-elle une ombre de talent ? Ou bien c’est que ce public n’y entend rien. Elle fut sacrée cantatrice, toutes les portes s’ouvrirent. La reine voulut l’entendre, la fit venir, l’admira : et son buste, paraît-il, son buste de Carpeaux peut encore se voir sur une des cheminées d’Osborne ! Il ne lui manquait plus qu’un grand nom, mais chacun sait que la moindre Gaiety girl trouve, quand il lui plaît, dans le peerage, un mari de première qualité.
Je n’écoutais plus le secrétaire que d’une oreille distraite, puisque je savais d’avance la suite. Je lui avouai que je ne tenais plus debout, et il me conduisit à ma chambre. Dès le lendemain, je m’arrachai aux séductions de l’île de Wight, et repartis pour la France, hâté de rapporter à M. de Courpière comment lady Ventnor était devenue grande dame, et, selon l’expression si savoureuse du mari, « honnête femme ».
M. de Courpière, qui est un homme d’action, n’aime pas l’art pour l’art. Il prisa peu la collection de curiosités psychologiques que je lui rapportais de mon voyage à l’Ile de Wight, et il me dit avec dédain :
— A quoi cela peut-il me servir ?
C’était le cadet de mes soucis. Je lui répondis par une tirade, également inutile, sur l’amour désintéressé de la science, et je conclus, aussi dédaigneusement que lui :
— Il est des choses dont tu ferais mieux de ne point parler, attendu que tu ne les comprendras jamais.
— En effet, me répliqua-t-il avec cette hauteur qui lui vient de ses ancêtres qui ne savaient pas lire.
Puis il me proposa d’aller rendre une visite à lady Ventnor, chez laquelle, me dit-il, il n’avait pas cru devoir mettre les pieds durant le temps de mon absence. Il ajouta :
— D’autant que c’est maintenant à tous les diables, et de la dernière incommodité lorsque l’on n’a point d’automobile à sa disposition.
Il exagérait. Mme la marquise de Ventnor, qui demeure, l’hiver, à l’entrée du Bois de Boulogne, éprouve le besoin d’aller en villégiature un peu plus loin que le château de Madrid et un peu moins loin que le pont de Suresnes. Elle a loué entre ces deux points une villa fort simple, et même d’une rusticité inespérée, fort différente d’un certain « rayon de marbres et sculptures » qui se trouve auprès. Elle se croit aussi obligée de s’absenter quinze jours en août pour respirer l’air des montagnes ; mais elle était déjà revenue de sa corvée des altitudes. Madrid, ni même Suresnes, ne sont loin, mais j’avoue qu’il faut un automobile ; et le vicomte de Courpière avait eu la coquetterie de laisser les siens à la vicomtesse. Je ne sais point ce qu’il attendait pour en racheter un neuf ; j’imagine que ce n’était point d’avoir de quoi le payer comptant : sinon je dirais qu’il baisse. Bref, nous prîmes un fiacre, traîné par un cheval, jusqu’à la porte du Bois ; et, comme il faisait beau, nous achevâmes la route à pied.
Lady Ventnor ne nous sut aucun gré de ces ennuis et de cette fatigue. Elle nous reçut froidement. Avant tout, elle exige de ses amis la régularité ; et j’ai observé que, sans avoir le délire de la persécution, elle se demande, quand on est resté plusieurs jours sans paraître, ce que l’on a bien pu machiner contre elle pendant ce temps-là. L’idée ne lui vient pas que l’on pense à autre chose. Elle prit son ton commandant et rude, son ton second Empire, pour nous demander ce que nous étions devenus depuis des éternités. Maurice, qui n’avait rien à dire, ne répondit pas ; et moi je répondis « avec intention » (comme écrivent devant certaines répliques les auteurs de comédies), que j’avais fait un petit tour d’une huitaine dans l’île de Wight. Elle parut si décontenancée que je vis bien que j’avais frappé un grand coup, — je n’aurais pas été fâché de savoir lequel. M. de Courpière le vit de même, et me prouva qu’il ne baissait point ; car, avec un à-propos admirable, il me reprit : « Nous venons, dit-il, de faire un petit tour dans l’île de Wight ». Il appuya sur le pluriel, et il me regarda en jouant l’étonnement, comme s’il ne s’expliquait point pourquoi j’avais parlé au singulier.
Le trouble de lady Ventnor augmenta, à tel point qu’elle ne trouva à répondre que : « Vraiment ? » qui est une réplique médiocre. Elle ajouta, après un temps de réflexion : « En voilà une idée ! » comme s’il n’était pas naturel d’aller à Wight. M. de Courpière, afin de marquer notre avantage, dit :
— Nous avons eu l’honneur d’être reçus par lord Ventnor.
Je jouai impudemment le jeu de Maurice, et je dis :
— Nous avons même passé une nuit sous son toit.
— Je ne vous conseille pas, dit-elle, de vous en vanter.
Cette réplique me parut grossière.
— Eh bien, dis-je à M. de Courpière lorsque nous nous retirâmes, après une visite fort courte où la conversation avait plusieurs lois langui, tu vois que cela prend et qu’elle est furieuse.
— Oui, dit-il, mais je ne vois pas pour quel motif ni, encore une fois, le parti que j’en puis tirer. Il me semblerait plutôt que je perds du terrain. Avoue que lady Ventnor n’a pas l’air d’une femme qui fondera un journal avec moi demain matin. (J’admirai la décence de cette périphrase.) Il ne se passe entre nous rien de ce qui se passe d’ordinaire entre deux personnes qui s’acheminent vers ce dénouement.
— Je n’ai jamais cru, répondis-je, qu’aucune de ces choses ordinaires dût se passer entre lady Ventnor et toi. Vous ne vous êtes point ce qu’on appelle fait la cour réciproquement, sinon par sous-entendu : cela n’a point empêché l’évolution de s’accomplir, si je puis me permettre une expression si pédantesque ; et elle aboutira sans que vous ayez eu la peine d’échanger ces demandes et ces réponses qui sont embarrassantes, et d’ailleurs d’une pauvre littérature : je vous en fais mon compliment. Lady Ventnor a lentement mûri pour toi, et je pense qu’elle avait l’intention de tomber d’elle-même comme un fruit, le moment venu. J’avoue que sa maturation semble avoir subi un ralentissement, et je doute que maintenant elle tombe d’elle-même : il lui faudra un prétexte, et ensuite une occasion, bref toute une péripétie. C’est à toi, naturellement, d’amener cette péripétie.
— Tu es bon ! dit M. de Courpière. Qu’est-ce que tu veux que j’invente tout d’un coup, après n’avoir jusqu’à présent rien fait que laisser aller les choses toutes seules ?
— C’est ici, dis-je, triomphant, que va se manifester à toi l’utilité pratique de mon voyage et de mes documents. Nous avons, grâce à lord Ventnor, des clartés sur le caractère de la marquise, qu’elle ne nous aurait point données elle-même, et que nous n’aurions point trouvées à nous deux. Rappelle-toi sa double définition de lady Marguerite : une « petite femme », une « honnête femme ». Sens-tu combien cela est riche de substance, de sens et d’enseignement ?
— Pas du tout, répondit M. de Courpière.
— Tu m’étonnes, dis-je. « Petite femme » signifie que cette courtisane illustre, qui a dispensé du plaisir à tous les personnages marquants de son époque et déshabillé les princes, cette héroïne de mélodrame ou de faits divers pour qui le sang a coulé, ce personnage quasi allégorique, en qui se personnifient l’amour et la sensibilité de tout un règne, enfin cette politique d’entre les draps, a vécu, ou plutôt traversé sa propre histoire, souvent vulgaire, mais parfois infâme, ou tragique, ou même grandiose, sans se grandir, sans jamais cesser d’être pas grand’chose, une « petite femme », une petite femme de Meilhac. « Honnête femme… » Ah ! que le mari avait une belle façon méprisante d’articuler cette épithète !… « Honnête femme » veut dire qu’elle n’est pas singulière ni éminente dans l’exercice de son métier ; qu’elle n’avait pas des dons extraordinaires et que la pratique lui a peu appris ; qu’elle n’est pas inventive, ni ingénieuse ; sensuelle, je n’en sais rien, mais à coup sûr pas une bacchante ; enfin, très naïve ; et probablement aussi sentimentale, comme en ce temps-là, petite fleur bleue, — « honnête femme ! »
— Alors ? demanda M. de Courpière impatiemment : car il affecte de ne pas aimer les phrases, et ne sait pas distinguer entre celles qui ne signifient rien et les miennes.
— Alors, dis-je, tu n’as pas besoin de te mettre fort en frais d’imagination, et c’est tant mieux, car tu me parais vidé. Provoque un incident très banal, très vieux jeu, et tu es sûr de réussir.
— Précise, dit M. de Courpière.
— Enfin, dis-je, tu veux que je te souffle. Soit. Il faut que tu inspires à lady Ventnor de la jalousie, et quelle sente que tu la méprises.
— Naturellement, je la méprise, dit avec candeur M. de Courpière, et comment veux-tu qu’elle en doute ? Elle sait que je sais ce que tout le monde sait d’elle, sans compter ce qu’elle-même m’en a dit.
Je fis observer à Maurice que les récits de la marquise étaient habilement choisis et conçus pour la mettre en valeur, et qu’elle y jouait parfois un vilain rôle, mais jamais ce que les comédiens appellent un mauvais rôle.
— Ses liaisons avec l’« Oncle », avec le grand ministre, avec le Napoléon de la presse et avec le « ressembleur » sont, dis-je, flatteuses. Rien ne m’a paru plus touchant que son aventure, qui frise l’inceste platonique, avec le bouillant Achille et le Chérubin. L’histoire du violoniste allemand est bien parisienne, et elle a trouvé moyen de placer l’atroce épisode Chantepie dans un décor d’ambulance qui sauve tout.
— Selon toi, dit le vicomte, elle gaze ou elle brode ?
— Ni l’un ni l’autre. Elle ne dit même que la vérité, mais elle ne la dit pas toute, et elle n’aime point que l’on s’avise de la chercher sans sa permission. Tu as vu la tête qu’elle nous a faite quand je lui ai laissé entendre que son mari avait bavardé ? Nous sommes dans le bon chemin. Poussons notre enquête, et informons-nous de tout le reste.
— Quel reste ?
— Ce qu’elle a omis au cours de ses confidences, et la suite.
— Quelle suite ?
— Tu n’imagines pas que, depuis son mariage, elle a, si j’ose m’exprimer ainsi, tourné ses pouces ? Nous arrivons à une bizarre époque de l’histoire de France, où l’on a vu ressusciter et s’agiter, entre la fin de la Commune et la fondation de ce gouvernement que tu aspires à renverser, des gens que l’on croyait morts depuis le 2 décembre, depuis quarante-huit, ou même depuis mil huit cent trente. Ce fut le temps où le faubourg Saint-Germain fréquentait à l’Élysée. Nous étions nés, nous avions même l’âge de voir clair, et pourtant je te défie de retrouver aucune image nette de cette époque-là, qui s’est enveloppée soudainement d’oubli, comme toutes les périodes dites de transition. Il ne faut point tolérer que lady Ventnor saute par-dessus ce fossé. J’ai idée que ses aventures d’alors te fourniraient l’occasion que tu souhaites de la mépriser et de lui témoigner ce mépris, à moins que tu ne trouves mieux encore dans les paralipomena de ses années précédentes.
— Paralipomena ? s’écria M. de Courpière en écarquillant les yeux et en me regardant avec une véritable expression d’effroi. Qu’entends-tu par ce mot barbare ?
— C’est, dis-je, tout bonnement ce qu’elle a laissé de côté. Tu feras d’une pierre deux coups, et tu la rendras jalouse en même temps que tu l’affoleras de ton mépris, si tu sais bien choisir la personne auprès de qui tu iras ostensiblement aux informations.
— Qui est cette personne ? dit M. de Courpière.
Il se remettait à moi de tout, et je m’avisai que, vu les circonstances, cela devait effaroucher ma délicatesse. Mais je m’étais trop avancé pour me dérober, et je lui désignai cette personne, une certaine comtesse Doulevant, familière de lady Ventnor, dont je n’ai pas même songé à mentionner le nom jusqu’ici, tant elle me semblait insignifiante, mais de qui l’importance m’apparut subitement.
A quelque heure du jour que l’on se présentât chez la marquise, on y trouvait installée cette comtesse Doulevant, sans chapeau, et qui faisait du point de Hongrie. On n’y prenait point garde et l’on ne pensait même pas à demander ce que c’était. Je l’avais su par hasard. C’était une femme du vrai demi-monde selon Dumas, c’est-à-dire une comtesse authentique, séparée et déclassée à la suite du plus banal adultère. Mais elle était venue trop tard, si j’ose cette plaisanterie, dans un demi-monde trop vieux. J’entends qu’elle y était venue à l’instant même que le demi-monde cessait d’exister proprement, et que les femmes de la meilleure société se décidaient à faire une concurrence officielle aux demoiselles de profession. Cet événement de l’histoire des mœurs a coïncidé avec la fin de la période intermédiaire dont je venais de faire un crayon à Maurice.
La comtesse Doulevant eut donc une carrière de galanterie fort courte, et qui dura exactement le même temps que ladite période. Elle se retira des affaires quand le Maréchal se démit. Elle ne les avait pas trop bien faites. La petite rente dont elle vivotait était un débris de sa fortune passée, et non le fruit de ses épargnes. Elle ne s’en fût point tirée sans une autre petite rente que lui servait lady Ventnor. C’est pour reconnaître ce bienfait qu’elle s’astreignait à une manière de domesticité.
Elle avait bien sept ou huit ans de moins que la marquise, et elle était plus jolie, mais il aurait fallu se donner la peine de la regarder pour s’en apercevoir. Sa taille était charmante et je jurerais que le blond de ses cheveux était naturel. Elle aurait dû inspirer le désir, et ce n’est point, je suppose, les scrupules qui l’étouffaient ; mais elle ne trouvait point d’amateurs et elle n’en cherchait même plus. Même jeune, une femme qui appartient à une époque révolue est passée. Celle-ci n’avait point su, comme lady Ventnor, survivre à un changement de régime.
— La Doulevant est une peste, dis-je à M. de Courpière. Elle hait lady Marguerite et te racontera de son amie toutes les horreurs que tu peux souhaiter ; elle en inventerait au besoin.
— Qu’est-ce que tu chantes ? répliqua le vicomte. Elles s’adorent ! Elles ne peuvent se passer l’une de l’autre.
— Justement, dis-je, elles ont l’une pour l’autre la haine des inséparables ; et, si tu entreprends la comtesse, la marquise se jettera aussitôt à ton cou.
— Mme Doulevant n’est pas jeune, dit M. de Courpière, et je veux bien passer là-dessus quand il s’agit de la marquise, mais je n’entends pas me faire une spécialité des femmes d’un certain âge.
— Tu plaisantes, lui dis-je. Elle est plus jeune que la marquise, et même que toi. Oh ! je sais que tu parais à peine son âge…
— Je ne sais pas si je parais son âge, répondit M. de Courpière, mais elle paraît hardiment le mien.
Je goûtai cette plaisanterie, mais ne la trouvai point juste, et je le lui dis.
— Alors, me répliqua-t-il, qu’est-ce que tu attends pour marcher toi-même ?
Et j’observai avec étonnement que je n’avais pas la moindre envie de « marcher ».
Cependant, le même jour, chez lady Ventnor, piqué par ce défi de M. de Courpière, je regardai bien la comtesse Doulevant, et, après m’être convaincu que je ne l’avais pas trop avantageusement jugée, je pris l’offensive : c’est-à-dire, tout simplement, que je remarquai sa présence, et lui adressai la parole cinq ou six fois comme à une personne naturelle. Cette petite manifestation troubla lady Ventnor autant que l’avait fait naguère l’avis de mon voyage à l’île de Wight. Elle me jeta un mauvais regard, où je lus : « De quoi se mêle-t-il, celui-là ? Quel jeu joue-t-il ? » La comtesse, d’abord surprise, puis ravie d’être distinguée, triompha quand elle vit que cela était si sensible à l’autre. Mais à son tour M. de Courpière, qui n’attendait que mon exemple, attaqua, et je crus que lady Ventnor allait nous mettre tous les trois à la porte. Nous sortîmes peu après.
— Tu vois, dis-je à M. de Courpière, si cela prend !
Et j’allais ajouter : « Décidément, cette Doulevant me plaît. » Mais il me coupa la parole pour dire justement ce que j’allais dire, bien qu’il répète plus ordinairement ce que je viens de dire.
— Cette Doulevant, fit-il, me plaît décidément, et je vais tenter l’aventure.
J’avoue que j’en crevai de dépit. Je ne dis mot ; mais le lendemain, avant dîner, j’allai corner ma carte chez Mme la comtesse Doulevant. Sa concierge, qui tricotait, ne se dérangea point, et m’indiqua, du menton, le casier des locataires. Je trouvai, dans la case de Mme Doulevant, une carte de M. de Courpière qu’il était venu poser avant moi. La comtesse, qui ne pouvait manquer de croire que nous fussions venus ensemble, nous remercia de même, le lendemain, sous le nez de lady Ventnor, qui pâlit. Alors elle ajouta :
— J’espère que vous reviendrez me voir à une heure où je suis chez moi.
— Iras-tu ? dis-je à M. de Courpière quand nous sortîmes.
— Oui, fit-il. Avec toi, si tu veux.
— Volontiers, répondis-je, un peu surpris.
Nous y fûmes dès le jour suivant. Nous attendîmes un bon quart d’heure dans un petit salon où la cheminée était habillée de chasubles et les chaises de ce point de Hongrie que la comtesse produit incessamment. Il y avait des saints de bois dans tous les coins. C’était le genre artiste, ou plus précisément le genre peintre, qui a fleuri au temps où la comtesse était une femme à la mode. Je signalai à M. de Courpière cette confirmation de mes pronostics. Enfin la comtesse parut, alerte et appétissante ; mais nous ne sûmes que lui dire. Elle nous montra ses bibelots, qui ne méritaient point cet honneur. Je la mis adroitement sur le chapitre de lady Ventnor, elle en parla avec un enthousiasme de commande. M. de Courpière me fit un signe et nous prîmes congé.
— Il faudrait, pour en tirer quelque chose, la voir dans l’intimité, dis-je à Maurice.
— Oui, dit-il, pensif.
J’ajoutai, après un temps :
— Je ne crois pas que cela soit bien difficile.
— Non, dit-il.
Mais la difficulté était encore moindre que je ne croyais. Le lendemain, j’allai chez lady Ventnor de mon côté. Je n’y trouvai point le vicomte, ni, grande merveille ! la comtesse. Lady Ventnor était seule et paraissait enragée. Le spectacle de cet enragement me fit perdre le peu de sang-froid qui me restait, et au bout d’à peine un quart d’heure je me levai brusquement.
— Je ne puis, dis-je, concevoir où est Maurice. Je vais le chercher.
Au lieu de me demander si je devenais fou, elle me répondit :
— C’est cela, allez-y donc.
Je ne me le fis pas dire deux fois, et j’allai droit chez la comtesse, mais je ne pus monter, car je me heurtai à M. de Courpière qui descendait. Il était de la pire humeur.
— Eh bien, me dit-il, tu m’as fait faire de belle besogne ! Il n’y a rien à tirer de cette femme-là, rien du tout.
Je devinai qu’il avait pourtant fait le nécessaire, ce qui me dépita, et je me réjouis qu’il l’eût fait pour rien.
— Cela, dis-je, t’apprendra à me mettre de côté. Si nous étions retournés chez elle ensemble, j’aurais bien su la faire causer… Alors, elle a recommencé à te parler de lady Ventnor avec enthousiasme ?
— Point du tout, répondit M. de Courpière, et, comme je sais fort bien m’y prendre, elle a senti tout de suite que c’est des horreurs que je voulais. Elle ne demandait pas mieux, mais elle n’en avait point à me servir. Elle n’a rien trouvé qu’une histoire de pompier.
— De pompier ? dis-je en riant.
— Oui. Et penses-tu que je vais mépriser lady Ventnor davantage, pour un pompier ? Quelle est la femme, même très convenable, qui n’a pas dans son passé une de ces histoires-là ? On dit, je crois, une histoire de jardinier, ou de muletier ?
— On dit plutôt muletier, depuis Montaigne. Cela est, en effet, assez commun.
— Pour lady Ventnor, ce fut un pompier, parce qu’elle était alors au théâtre. Elle connut ce pompier aux Délassements, pas hier, comme tu vois. Elle le ramassa un soir par caprice, et elle ne put, ensuite, jamais se déshabituer de lui. Au temps même de son plus grand luxe et de ses plus illustres aventures, elle le faisait encore venir de loin en loin avenue des Champs-Élysées. Oui, mon cher, ce voyou s’est prélassé dans le lit de marqueterie, d’où il regardait à la renverse l’Aurore qui prend son vol au plafond. Et voici où il faut rire, du moins selon Mme Doulevant : car moi, je n’ai pas trouvé cette nouvelle à la main si drôle, mais elle pâmait en me la racontant. Il paraît qu’à l’entr’acte — tu m’entends bien — le pompier s’asseyait en travers du lit, allumait une cigarette russe, disait : « Et maintenant, qui est-ce qui va en griller une ?… »
J’achevai la phrase :
— « C’est bibi. » L’historiette, dis-je, est connue, mais je l’avais ouï attribuer à d’autres femmes de l’époque, notamment à Léonide.
— Tu vois, dit M. de Courpière, elle n’est même pas authentique !
Et il continua de grogner. Je trouvais l’histoire du pompier médiocrement drôle et d’un goût affreux. Mais, je ne sais pourquoi, plus M. de Courpière grognait, plus j’avais peine à me défendre d’en rire. Je lui dis enfin :
— J’imagine qu’après ce fiasco tu ne mettras plus les pieds chez la comtesse ?
— Si fait, dit-il. Je lui ai promis d’y aller demain à cinq heures ; mais je ne tiens pas au tête-à-tête, et tu me rendras même service de venir m’y retrouver.
J’y fus à trois heures. Je suis exact, et j’arrive toujours le premier aux rendez-vous ; mais il est rare que je sois en avance à ce point-là. Mme Doulevant me reçut ; et, malgré ce que j’ai pu dire de sa facilité, je ne saurais lui reprocher d’avoir précipité les choses, puisque nous eûmes deux grandes heures devant nous.
Je suis discret de nature, mais je n’ai pas de secrets pour Maurice, et j’éprouvai particulièrement un irrésistible besoin de lui confier, dès qu’il arriva, ce qui venait de s’accomplir. Il n’était point commode de lui faire un tel aveu en présence de la dame, et je me demande comment je m’en fusse tiré si elle ne nous eût offert à ce moment même des cigarettes.
— Et maintenant, dis-je, qui est-ce qui va en griller une ?…
Le vicomte prit ses grands airs. Il eut raison : ce rappel n’était pas d’un goût moins affreux que l’anecdote elle-même. Mais j’avais une forte démangeaison de rire. Je me reprochais seulement de n’avoir pas été plus malin que Maurice, ni de n’avoir point su profiter des complaisances de Mme Doulevant pour tirer d’elle quelques nouvelles infamies sur la marquise. J’essayai de rattraper le temps perdu, mais je perdis ma peine, et j’allais être bredouille quand je dénichai dans un coin une gravure encadrée d’or, qui représentait le cortège du lord-maire à l’inauguration de l’Opéra. Des personnages à perruques et en grande tenue de carnaval gravissaient le fameux escalier. D’autres hommes, en habit noir, donnaient le bras à des femmes coiffées en casque, vêtues de robes-fourreaux, décolletées en carré, et qui traînaient derrière elles de longues queues carrées, montées sur roulettes.
— Regarde bien, dis-je à M. de Courpière. Voilà le costume et la physionomie de l’époque sur laquelle lady Ventnor garde un silence prudent.
— Mais, dit la comtesse, voici justement Marguerite.
Et elle nous désigna, parmi une foule de personnages tout rapetissés, qui de la loggia du deuxième étage regardaient monter le lord-maire, une lady Ventnor méconnaissable, et même laide, avec cette disgracieuse coiffure et ce costume suranné. Nous ne dissimulâmes point qu’elle nous déplaisait fort sous cet aspect, et Mme Doulevant s’empressa de nous exhiber toute une collection de photographies, pour nous démontrer par l’image que les modes de ce temps gâtaient les beautés les plus célèbres, et singulièrement lady Ventnor.
— Vous la haïssez bien ? dis-je en souriant.
— Oui, répondit-elle avec franchise. Mais je vous prie de ne point croire que je la hais parce je suis médiocre et ratée, et son obligée. Je la hais par jalousie d’amour.
— Ah ! ah ! fis-je.
La comtesse me jeta un beau regard farouche.
— Cette femme, dit-elle, qui avait tant d’amants ! Moi, je n’en avais qu’un, et elle me l’a pris.
Je touchai le coude de M. de Courpière.
— Nous y voilà, lui dis-je tout bas.
Je dis à la comtesse Doulevant, — pour lui faire plaisir, car il va de soi qu’elle est bien pensante :
— Madame, votre aventure me remet en mémoire une certaine parabole, comme vous dites, je crois. Ainsi donc, vous n’aviez qu’un amant, pas plus, de même que ce pasteur qui n’avait qu’une seule brebis ; et Mme la marquise de Ventnor, qui en avait, révérence parler, un troupeau, vous a envié et pris le vôtre. Elle ne nous a jamais soufflé mot de cette histoire, je devine pourquoi. M. de Courpière, ici présent, aurait peut-être intérêt à en connaître le détail, et moi j’ai de la curiosité. Faites-nous la grâce de nous conter la chose, et d’abord révélez-nous le nom de l’heureux mortel que vous et la marquise vous êtes disputé.
Elle rougit. Je m’en étonnai. Car elle a bien un air de réserve, et même de pruderie, comme la plupart des femmes qui, après avoir fait la vie, ont fait la retraite ; mais elle ne comptait pas, j’imagine, imposer ni à M. de Courpière ni à moi.
— Voyons, repris-je, est-ce que nous le connaissons ? Fréquente-t-il encore chez la marquise, et l’y avons-nous rencontré ?
— Oui, dit-elle.
Mais elle ne lâchait toujours point le nom, et elle semblait si folle de honte que je présumai le personnage inavouable. On sait que je le souhaitais. Je lançai à M. de Courpière un regard d’intelligence. La comtesse pénétra sans doute mes arrière-pensées : elle est fine. Elle sentit que je méprisais son ancien amant par hypothèse et sans le connaître encore, plus que je n’aurais lieu de le mépriser quand je le connaîtrais. Alors elle se décida enfin à le nommer, et je compris sa honte, que justifiait amplement l’individu en cause, outre cette maxime de La Rochefoucauld : « Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés quand ils ne s’aiment plus. »
André Frochard n’était pas seulement ce qu’on appelle laid, ou même monstrueux, mais plutôt informe. Comme certaines des dernières créations de Rodin, qui ne se dégagent que par places du bloc où le sculpteur les taille, il était une masse de chair qui ne prenait figure humaine que çà et là. Énorme dans les trois dimensions, d’autant plus horrible, comme si la triple mesure de sa hauteur, de sa largeur et de son épaisseur eût multiplié sa difformité, il inspirait le dégoût physique d’abord, comme tous les géants aux hommes de taille moyenne, comme les habitants de Brobdingnag à Gulliver. On pinçait les lèvres et les narines à son approche, et l’on redoutait qu’il n’exhalât une odeur forte, bien qu’il fût assez propre sur lui. On prenait le large quand il se mouvait, lentement et vaguement, comme ces bêtes aveugles et acéphales qui sont privées du sens de la direction. Il avait cependant la tête en proportion du reste, et dans cette grosse tête deux petits yeux, singulièrement vifs. Les cheveux étaient épais et blancs, mais comme de poussière, point de neige. Cette vieillesse terne, humiliée, sentait le pauvre.
Comment la marquise de Ventnor pouvait-elle seulement supporter la vue de cet homme ? Mais il y avait pis : André Frochard était une épave de la Commune ! (Elle n’en a guère laissé, elle a laissé plutôt des parvenus.) Ce n’était point d’ailleurs une raison pour que lady Ventnor l’exclût. Elle aime assez le mélange, sans aller aussi loin que nous avons vu faire certaines princesses. Elle a cru devoir adopter les opinions les plus traditionnelles, et elle entend que la majorité de ses amis la bercent de lieux communs de bon ton ; mais elle ne hait point une fausse note de temps en temps, un peu de rouge. Elle est si ferme sur les principes qu’elle peut se permettre toutes les coquetteries, et les curiosités, même dangereuses. Frochard était une de ses bêtes curieuses. Il jouait ce rôle piètrement. On le voyait arriver à peu près régulièrement une fois par semaine. Il ne baisait pas, de même que nous autres, la main de lady Ventnor : il devait sentir que ce geste eût été ridicule pour lui, comme l’habit pour les notables socialistes ; il se contentait de la redingote et de la poignée de main. Il allait s’asseoir bien vis-à-vis de la marquise, mais loin, et ne faisait dès lors que la considérer avec une sorte d’effroi religieux ou de timidité stupide. Il écoutait sans sourciller des âneries qui devaient lui soulever le cœur. Il se résignait doucement à cette épreuve, comme à une nécessité du protocole mondain. Il semblait se dire : « Je n’avais qu’à ne pas venir si je ne voulais pas entendre ça. » Jamais il ne prenait la parole, mais on le provoquait parfois à parler. On lui demandait son avis pour en rire, et on riait déjà. Cela ne le troublait guère, et doucement encore, modestement, désabusé comme un apôtre qui sait qu’il prêche dans le désert, inflexible, raidi dans sa certitude, muré dans sa foi, incapable de concessions, dédaigneux même de se mettre à la portée de ces profanes, il disait des banalités humanitaires de Soixante-et-onze, qui auraient pu être de Quarante-huit.
Ce Frochard, avec ces idées, et surtout ce physique, me paraissait une manière de symbole, le symbole de l’informe masse populaire, et je l’avais surnommé Caliban.
Quand une femme, que l’on a devant les yeux, s’accuse crûment d’avoir fait l’amour avec un homme que l’on connaît de vue, il faudrait avoir l’imagination bien chaste ou bien nulle pour ne se les point représenter sur-le-champ tous deux dans l’exercice de cette fonction. Cette image, que je n’échappai point, me fit comprendre, et dans une certaine mesure partager, la confusion de Mme Doulevant ; et ce fut d’un ton de commisération que je lui dis :
— Quoi, madame, Caliban ?…
Elle ignorait que je me fusse permis de le baptiser, mais elle a de la littérature, et elle entendit bien le sens de cette appellation, injurieuse, au fait, pour elle comme pour lui. Elle se redressa.
— Oui, dit-elle, Caliban… aujourd’hui !… C’est cela qu’il est devenu. Mais alors !… Vous ririez de moi si je vous répondais : Ariel. Un tel poids de matière ! Même en son beau temps, il le traînait. Mais vous n’allez pas me croire, vous qui n’avez pas vu le miracle : il était beau, il rayonnait, le génie habitait cette enveloppe, ce lourdaud avait les ailes de la Chimère !
Je ne sus point dissimuler que ces métaphores poétiques m’effaraient. Elle frappa du pied avec impatience.
— Je ne fais point de poésie, dit-elle, je le peins tel qu’il était. Je vous répète que le jeune homme dont vous voyez aujourd’hui le fantôme obscène était beau, d’une beauté souriante et grave, énigmatique : lorsqu’il avait des cheveux d’or et de lumière, il ressemblait à un personnage de Gustave Moreau ! Il vous paraît monstrueux, moi je l’ai connu surhumain. Il est écroulé : imaginez-le debout !… Si grand, si noble… et si bon !… Comme les forts seuls savent être bons, parce qu’ils sont toujours sûrs d’être les plus forts et qu’ils n’ont pas besoin d’être méchants… Si fort et si bon que je n’ai jamais pu le regarder en face sans être saisie d’admiration peureuse et confiante, et attendrie aux larmes !…
Il faut toujours se méfier de l’illustration : elle dément les portraits parlés ou écrits. Mme Doulevant eut l’imprudence de nous exhiber une photographie de Frochard jeune, une de ces médiocres photographies que l’on faisait en ce temps-là ; et nous ne vîmes point un personnage de Gustave Moreau, mais un gros garçon de vingt ans, qui tenait du poète marseillais et du ténor toulousain. Il était d’ailleurs ce que les femmes appellent beau, qui ne répugne guère moins aux hommes que les diverses laideurs où je viens de trop m’appesantir. Mais la comtesse Doulevant se souciait plus de regarder elle-même cette photographie que de nous la montrer. Cette vue seule, à en juger par l’altération de ses traits, lui faisait une impression si forte qu’il devenait presque gênant d’en être témoin. Elle crut apparemment qu’il suffisait de contempler le visage de son Frochard pour savoir aussitôt, et par une sorte d’intuition, ce qui s’était passé entre elle et lui ; car elle nous épargna ces explications de caractères où s’attardent volontiers les femmes qui se confessent, et elle omit de nous donner sur le Frochard les renseignements les plus indispensables : il était déjà communard et son amant que nous ne savions pas encore d’où il sortait.
Elle parlait bas, d’une voix monotone et chantante, les yeux clos, comme ces dames quand elles disent leurs vers, et elle mettait si peu d’ordre et de clarté dans son récit qu’il n’était point commode de s’y reconnaître. Je démêlai pourtant que Frochard, avant tout poète, disciple du Victor Hugo des Châtiments, journaliste par nécessité, pas bien féroce, pas très malin, n’avait jamais pris une part effective au gouvernement de la Commune : il s’était contenté d’en être le barde. La comtesse, qui n’avait pas une âme de tricoteuse, et que l’amour ne rendait folle que sur un point, pressentait la catastrophe et suppliait son amant de s’y dérober. Elle le conduisit chez la Solférino : elle ne nous dit point pour quel motif, mais je devinai facilement qu’ils étaient tous deux sans ressource. Je me rappelai que la future lady Ventnor n’avait, en effet, quitté Paris qu’aux derniers jours de la Commune, et je vis que Mme Doulevant ne faussait pas au moins les dates. J’eusse bien désiré d’apprendre comment la Solférino s’était amourachée du journaliste-poète ; mais Mme Doulevant jugea encore que c’était une chose qui allait de soi, et elle sauta cet épisode. Elle dit seulement :
— Cette femme obtint en un jour ce qu’André me refusait depuis plusieurs semaines. Elle-même était à la veille de quitter Paris, et naturellement je l’ignorais : il consentit à fuir avec elle. Un soir, je ne le vis point rentrer. Je ne fus pas inquiète tout de suite : il n’était pas toujours libre de faire ce qu’il voulait, il restait parfois des deux jours, des trois jours sans pouvoir venir chez moi. Mais le troisième jour, ce fut le 21 mai, et j’appris que les troupes de Versailles venaient de forcer l’enceinte. Alors, je me mis à le chercher. Toute la semaine, toute cette affreuse semaine, parmi les balles, et le soir à travers les brasiers, je l’ai cherché. Je le demandais aux uns et aux autres. Et j’avais peur de le trouver… mort… ou même vivant. Je souhaitais et je n’osais pas souhaiter qu’il eût fui : car maintenant… je soupçonnais… J’avais couru à l’hôtel des Champs-Élysées… — vide ! Mais je n’ai su que bien plus tard ce qu’elle avait fait de lui. Ah ! le caprice n’avait pas duré bien longtemps !
« C’est grâce à lui qu’elle avait pu se sauver. On l’aurait retenue aux barrières. Mais lui, tout le monde le connaissait : il valait un sauf-conduit. Elle pensait déjà se réfugier à Londres : je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne lui avait point confié ce projet et qu’elle ne comptait pas l’emmener. Presque toutes les routes étaient coupées, il fallait prendre par l’Est pour aller au Nord. Je ne sais comment ils se trouvèrent à Meaux. Mais enfin c’est là qu’elle eut le cœur de l’abandonner, au bout de trois jours ! Et c’est là qu’il fut arrêté presque aussitôt, le 24, quand Paris n’était pas encore réduit et quand je l’y cherchais encore. On l’amena à Versailles, il ne fut jugé qu’en septembre. Je n’avais pas entendu parler de lui depuis quatre mois ; et j’appris qu’il vivait, quand j’appris que, pour quelques articles de journaux, il était condamné à la déportation.
« Bien que les bourgeois ne fussent pas tendres pour les insurgés, cette condamnation fut l’objet de vives critiques. Je crus qu’il y avait à tirer parti d’un mouvement d’opinion si rare, que l’on obtiendrait peut-être, que sais-je ? une commutation de peine, une révision du jugement. Moi, je ne pouvais rien. Je n’avais plus d’argent, je n’avais plus d’amis. J’avais perdu mes dernières relations à faire le métier où lady Ventnor avait gagné les siennes. Je n’avais qu’elle, j’allai la trouver, l’implorer. Je crois qu’une pareille humiliation est le pire et le plus grand des sacrifices qu’une amoureuse puisse offrir à l’homme qu’elle aime. Je partis pour Londres, où elle régnait déjà. J’allais lui dire : « Puisque vous me l’avez pris, au moins sauvez-le ! »
« Je tombais mal, elle était en train de se marier. Se souvenait-elle seulement d’André Frochard ? Assez pour calculer qu’il la gênerait. Elle m’évita plusieurs jours ; mais je fis un peu de bruit à sa porte, elle craignit le scandale, et elle me reçut. Dès qu’elle y consentait, son genre était d’affecter la charité. Elle n’alla pas jusqu’à me demander pardon, mais elle pleura, nous pleurâmes ensemble et, pour André, je ne pus me refuser à une réconciliation. C’est de ce jour que je suis devenue chez elle une espèce de dame de compagnie.
« Tout ce que je gagnai fut qu’André ne partit pas pour le bagne, et je ne jurerais même pas qu’elle ait réellement rien fait pour obtenir ce retardement ; mais on n’osait ni annuler ni exécuter la sentence. On le traînait de prison en prison. Je me disais : « Un jour ou l’autre tout cela sera oublié ; alors je saurai bien la forcer à demander et à obtenir la grâce. » Mais en 78, quand Thiers fut renversé, le premier acte du nouveau gouvernement fut d’expédier à la presqu’île Ducos tout ce qui restait en France des condamnés de 71. Je le sus lorsque André était déjà en mer, trop tard pour faire marcher lady Ventnor, qui cependant aurait pu davantage sur les entours des Mac-Mahon et des Broglie que sur les entours de Thiers.
« L’évasion de Rochefort, quelques mois après, me rendit courage. Pourquoi Frochard ne se serait-il pas évadé lui aussi ? Il fallait de l’argent ? Lady Ventnor était là ! Elle ne me refusa rien. La dépense lui importait peu, pourvu que la tentative ne réussît point. Et, avec moi, elle pouvait être bien tranquille. Je n’ai jamais rien su faire, moi. Je ne sais seulement pas prendre un train ou un bateau. Oh ! ce voyage ! Ce voyage… ridicule !… J’ai erré sur la mer, au dix-neuvième siècle, comme les héros de la guerre de Troie. Je suis arrivée pourtant, voilà le prodige ! Mais arrivée, comme d’habitude, mal à propos. Frochard, qui n’était pas au courant de mes rêves, venait de tenter à lui tout seul, et de manquer son évasion. Ils le gardaient plus étroitement que jamais. Ils ne me permirent pas même de le voir… Si vous saviez ce que c’est, d’avoir fait à peu près le tour du monde pour reprendre un homme qu’on aime, et de ne pas même être autorisée à le voir de loin !
Elle se tut assez longtemps, elle pleurait. J’étais moi-même très ému, et je regrettais que M. de Courpière demeurât impassible.
— Je devais, dit-elle enfin, rester six années encore sans le voir. Mais lady Ventnor n’avait tout de même pas assez de crédit pour empêcher que l’amnistie ne fût votée. Il revint. Il revint tel que vous le connaissez. Voilà ce qu’avaient fait de lui neuf ans de prison et de bagne ! Eh bien, je me réjouis de cette ruine. Je me disais : « Je suis certainement la seule femme au monde qui l’aime encore assez pour en vouloir. » Ah ! oui ! Je comptais sans l’autre. Je ne savais pas, moi qui suis simple, qu’un forçat allume des curiosités, qu’il y a, comme dit, je crois, un romancier, le bouquet du bagne, et que notre Marguerite n’avait pas encore flairé ce bouquet-là. Elle me l’a repris, — oh ! pas pour longtemps, — mais elle me l’a repris, sous mon nez.
Il est hors de doute, pensai-je, que le mari n’a jamais ouï parler de cette histoire-là. Il ne m’aurait pas dit de sa femme petite femme ni honnête femme. Et je n’étais pas fâché d’avoir recueilli ce document, peu flatteur pour lady Ventnor, mais qui la remettait à son rang dans l’infamie.
J’imaginais que le vicomte de Courpière dût partager ce sentiment. Je me trompais du tout au tout. Il voit trop le petit côté des choses, et il ne juge qu’en bloc. Je ne blâme point sa sévérité — que je partage — à l’égard de la Commune ; mais l’on doit faire acception de personnes. André Frochard ne paraissait avoir joué dans cette sinistre aventure qu’un rôle effacé, et uniquement littéraire. Il n’en était pas moins, aux yeux de Maurice, « l’homme qui a f…. le feu à Paris. » (Je cite, mes lecteurs voudront bien m’excuser.)
M. de Courpière ne pouvait éprouver aucune sympathie pour l’homme qui a fait cela. Il n’en accordait point davantage à l’héroïque amoureuse de cet homme : tous deux le dégoûtaient, au sens le plus élémentaire et le plus physique du mot dégoûter. Mais le pire est qu’il n’appréciait point l’emploi romantique tenu par lady Ventnor dans le drame, et qu’elle le dégoûtait également. Il me déclara tout net qu’il ne mettrait plus les pieds chez la marquise : il ne le dit point en ces termes, et il usa encore du langage populacier auquel il avait cru devoir tout à l’heure emprunter une périphrase afin d’exprimer plus fortement qu’il tenait Frochard pour incendiaire.
J’avoue que je fus consterné. Je croyais M. de Courpière sur le point d’avoir la marquise, et, dans sa condition présente, je ne le trouvais pas raisonnable d’abandonner cette partie. Je courus chez lady Ventnor le jour même. J’y arrivai de bonne heure, je demeurai tête à tête avec elle plus de vingt minutes, et je ne lui dis rien, faute de savoir comment tourner mon avertissement. Au bout de ces vingt minutes, je vis arriver Maurice comme à l’ordinaire, et je pensai qu’il était revenu sur son premier sentiment. Il était morose, il n’ouvrait pas la bouche, mais enfin il était là.
Malheureusement, cinq minutes plus tard, ce fut André Frochard qui arriva. Je frémis. Je ne sais par quelle fatalité le gros homme baisa contre son habitude la main de lady Ventnor. Puis il parut honteux de ce qu’il venait de faire ; il s’éloigna à reculons, accrocha deux chaises, et se laissa choir en soupirant sur un fauteuil qui gémit. M. le vicomte de Courpière se leva juste en même temps que l’autre s’asseyait, et je tremblai qu’il ne dît quelque chose de trop fort. Il ne dit qu’« adieu, Madame », mais d’une voix si aigre que les yeux me piquèrent ; et, sans baiser cette main que le monstre venait de souiller de sa bave, il sortit. Je ne savais plus ce que je faisais. Je me levai. Lady Ventnor me jetait un regard de détresse. Je lui répondis d’un geste éperdu. J’oubliai de lui dire adieu, et je courus après Maurice.
Malgré tout ce que je pus dire à M. le vicomte de Courpière ce jour-là et les jours suivants, il tint bon, il ne remit plus les pieds chez Mme la marquise de Ventnor. Il prit même un certain ton sec, qu’il sait prendre, pour m’inviter à ne lui jamais parler d’elle. Mais c’est lui qui m’en parlait, et non pas seulement à moi. Il a, dès qu’il se brouille, la mauvaise habitude de traîner dans la boue ses amis de la veille, et je me suis parfois demandé avec effroi ce qu’il raconterait de moi-même si nous étions fâchés. Sa fertilité d’invention dans l’ignoble est merveilleuse, et il débite ses infamies avec une telle candeur que l’on ne peut se défendre d’y croire, au moins sur le moment, même lorsque l’on sait pertinemment qu’il n’y a pas un mot de vrai. Il ne craint pas d’approprier son discours à l’ordure de ses calomnies ; mais il les assaisonne, à l’occasion, d’esprit atroce, et de ce ridicule qui tuait en France, — il y a longtemps.
Je regrettais particulièrement qu’il usât de tels procédés envers lady Ventnor. « Tout est perdu, me disais-je, si l’on répète à la marquise la moindre des vilenies qu’il colporte. » Et je ne voulais pas croire que tout fût perdu, tant la fortune de M. de Courpière me tient au cœur. « Il est vrai, me disais-je encore, qu’une femme de cette envergure ne prend pas garde à ces choses-là. Elle en a vu et entendu, et probablement elle en a dit elle-même bien d’autres. Elle n’est pas du tout la « petite femme » ni « l’honnête femme » que croit son mari. Si elle veut bien M. de Courpière, elle ignorera ces vétilles, et elle trouvera quelque moyen décent de remettre le grappin sur lui. »
Cependant lady Ventnor ne témoignait par aucun signe vouloir M. de Courpière. Elle ne jouait pas l’étonnement lorsqu’elle me voyait arriver seul, et ne me demandait pas même, pour la forme, des nouvelles de mon ami. J’allais, naturellement, la voir comme si de rien n’était, presque tous les jours, et ma situation eût été embarrassante si elle, ou un de ses familiers, eût remarqué l’absence du vicomte. Mais il était de règle chez elle que l’on ne remarquât jamais les disparitions. Je pouvais craindre aussi que M. de Courpière ne me reprochât ces visites : car il m’est difficile de rien faire à son insu, sauf si je lui mens. Mais, ayant renoncé à lady Ventnor, il s’était aussitôt remis, avec un courage que j’admire, à tirer d’autres plans, qu’il ne me confiait point ; et il avait à courir sans cesse vers une foule d’endroits mystérieux, où il ne m’emmenait pas.
Environ cette époque eut lieu un événement bien parisien. Le restaurateur russe, qui avait loué l’ancien hôtel de lady Ventnor avenue des Champs-Élysées, cessa de payer ses termes et suspendit, en général, ses paiements. L’établissement n’avait pas pris. L’on y était allé pour voir, plutôt que pour dîner ; cette curiosité pouvait se satisfaire en une fois, et personne de Paris n’avait seulement pensé à y retourner. Les chroniqueurs de théâtre ont observé qu’une pièce où le public ne retourne pas a de la peine à atteindre sa centième représentation. Il faut encore bien plus de récidives pour assurer le succès d’un restaurant. Un entrepreneur de cinématographe fit à lady Ventnor des propositions, qu’elle repoussa. Elle décida tout bonnement de laisser son hôtel à l’abandon, comme avant le règne du restaurateur, et même dans un abandon pire : car ce moscovite avait un peu précipitamment déménagé et sans rien remettre en place.
La résolution de la marquise fut vivement critiquée par ses entours. J’entendis un jour « Alcibiade » lui remontrer qu’elle n’avait pas le droit de laisser close et de livrer à une ruine prochaine une demeure où l’on marchait sur l’histoire (et je pensai irrévéremment qu’il aurait pu dire qu’on y couchait). Il proposa d’user des influences qu’il avait encore aux Beaux-Arts, quoique M. de Nieuwerkerke n’en soit plus le surintendant, pour obtenir que cet illustre logis fût classé parmi les monuments historiques. Lady Ventnor refusa cet honneur et détourna la conversation avec une telle prestesse que je n’y vis que du feu. Je ne remarquai d’abord que la banalité du lieu commun qui suffit à ce passe-passe. Elle fit deux ou trois réflexions mélancoliques à propos de ce qu’il faut laisser mourir ou qu’il ne faut point ressusciter, et il se trouva que nous parlions, sans savoir comment ni pourquoi, de certaines redoutes parées et masquées, jadis fameuses, que donnait chez lui Alcibiade, et qu’il ne donnait plus depuis quinze ans.
Ce que venait de dire la marquise ne signifiait point qu’elle pût le désapprouver d’avoir fermé ses salons ; mais elle modifia le sens du discours par une simple intonation de regret, si bien qu’Alcibiade crut devoir humblement s’excuser de ne recevoir plus. Il allégua que ses listes d’invités étaient devenues des listes nécrologiques. Lady Ventnor lui prouva aussitôt, en lui citant des noms, qu’il se trompait, et que les beautés célèbres du second Empire, du moins celles du monde, ne sont point toutes mortes comme on croit. (Les redoutes d’Alcibiade étaient de ces réunions, autrefois si rares, où les femmes de toute classe se coudoyaient, à la faveur du masque.) Lady Ventnor lui fit observer qu’il pouvait compléter ses listes en invitant les meilleures recrues du monde et du demi-monde nouveau.
Alcibiade appartenait à cette génération d’hommes galants et magnifiques, peints par Dumas dans le Père prodigue, qui louent un yacht en Angleterre pour emmener une dame de Dieppe déjeuner au Tréport. Il se leva soudain, et, avec cette grâce inimitable de politesse qui nous viendra peut-être comme à nos pères quand nous aurons leur âge, il annonça que dans deux semaines jour pour jour il donnerait une redoute, puisque lady Ventnor daignait le souhaiter. Il lui baisa la main et sortit vite, comme s’il n’avait pas une minute à perdre pour commencer ses préparatifs. J’étais bien aise que cette petite scène se fût passée devant moi : Alcibiade ne pouvait manquer de m’inviter. Je songeai que le tableau de sa redoute me fournirait un dernier chapitre brillant aux confidences de la marquise, et je me félicitai à ce propos que M. de Courpière ne se fût point brouillé avec elle devant que j’eusse fini de ramasser mes documents.
Je me dispensai de raconter tout ceci à Maurice, le soir même, et le surlendemain, lorsque je reçus l’invitation. Mais je le vis quelques heures plus tard, et il me dit, entre autres choses, qu’il était invité chez Alcibiade.
— Ah ? lui dis-je. Mais je pense que tu n’iras point ?
— Pourquoi non ? me répondit-il. J’irai certainement.
Je fus presque fâché. Il me semblait que j’eusse préféré y aller seul et prendre mes notes tranquillement. Puis je m’avisai qu’Alcibiade n’avait pu inviter M. de Courpière contre le gré de la marquise, et qu’elle n’avait pas manigancé pour autre chose toute cette histoire de redoute, qui avait paru venir sur le tapis si naturellement.
La recherche de nos costumes ne nous fatigua point l’imagination. L’habit était défendu, et le masque indispensable, puisque l’unique amusement de ces redoutes était l’intrigue à l’ancienne mode ; mais la fantaisie des déguisements était réservée aux femmes, et nous autres, mâles, avions pour uniforme de rigueur le classique domino noir. Comme je suis de même taille que Maurice et qu’il n’a jamais le temps de rien, n’ayant rien à faire, il me chargea de commander les deux dominos. Même, ce fut moi qui les payai. Je ne le dis point pour me faire valoir ou pour reprocher cette dépense à M. de Courpière, qui ne saurait être suspect de parcimonie, mais pour montrer qu’il allait chez Alcibiade sans arrière-pensées : j’entends qu’il n’y allait point à ses affaires et moi comme son second, car il eût payé les deux dominos ; nous y allions au même titre, et je devais donc assumer la moitié des frais, ou, s’il n’y pensait point, la totalité.
Je me promettais trop de cette soirée pour échapper une déception : je ne l’échappai point. Sans doute, le coup d’œil était agréable. Alcibiade était bien logé, rue d’Aguesseau, dans un hôtel plutôt Louis-Philippe que second Empire, mais enfin convenablement démodé. Un escalier vaste permettait le développement des cortèges, les entrées à effet, les pittoresques remous de foule. Le salon principal était une galerie à trois fenêtres cintrées, que répétaient trois portes en glaces. Les panneaux étaient peints de haut en bas. Des personnages grandeur nature, femmes nues aux ailes de papillon, amours adolescents aux ailes d’oiseau de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’enlevaient en clair sur un fond qui me parut noir : c’était un genre, si l’on veut, pompéien. Je cherchai la signature, et j’eus l’étonnement de trouver celle de Bouguereau. Le luminaire était de bougies, en trois grands lustres de cristal taillé, et six énormes torchères à soixante lumières pour le moins chacune. Le deuil des hommes faisait valoir la bigarrure des femmes, et cette foule était comme le décor des murs, claire sur noir. Mais je n’avais que cette courte et vaine joie des yeux, et aucune joie de curiosité. Je m’étais flatté de voir réunis autour de moi, comme à un cinquième acte tous les personnages d’une pièce, les fantômes du second Empire ; et probablement ils m’environnaient, mais ce n’étaient que trop des fantômes, anonymes, qui ne soulevaient pas le pan de leur suaire, rabattu sur leur visage. Les femmes étaient si emmitouflées que leur tournure n’accusait même pas leur âge, et je ne discernais pas les aïeules des contemporaines. Plusieurs de ces masques paraissaient bien intriguer, sans verve, comme pour obéir à une consigne. Mais moi qui ne connaissais, ou ne reconnaissais personne, et que l’on n’intriguait point, je me sentais perdu, isolé, comme dans la cohue funèbre du bal de l’Opéra, angoissé. Je me raccrochais à M. de Courpière, qui se raccrochait à moi. Je le regardai en détresse, à travers les trous de mon masque, et il répondit à mon regard :
— Ce n’est pas si drôle.
Comme j’ai la manie de prévoir les intentions des gens, j’avais arrangé que lady Ventnor apparaîtrait subitement, triomphante de jeunesse, parmi ces femmes, à peine ses aînées, et toutes en ruine. Mais la règle du masque était si rigoureusement observée que ce coup de théâtre ne me paraissait plus possible. Je me demandais même si la marquise n’était point arrivée : elle pouvait l’être et ne point se manifester à nous. Le moyen de nous intriguer ? Nous eussions reconnu sa voix.
Cependant, vers minuit, deux ou trois femmes osèrent découvrir leur visage, et cette épreuve me démontra que, si lady Ventnor avait compté sur des repoussoirs, elle n’avait point calculé faux. La première qui se démasqua était une ancienne beauté blonde, mi-française et mi-allemande. Cette Dorothée, ingénue à plus de soixante ans comme à vingt ans, ne soupçonnait pas que son teint fût fané quand son âme ne l’était point. Cela est touchant quand on y pense, mais il ne faudrait qu’y penser, et fermer les yeux. Le fatal exemple fut suivi par une espèce de sorcière de Macbeth, dont le charme langoureux ne fut pas moins célèbre jadis. Je l’entendis nommer : elle venait, à plus de soixante-dix ans, d’épouser (en secondes noces) un prince octogénaire, et l’on disait que c’était pour avoir des couronnes fermées sur son corbillard. — Je souhaite que l’on ne m’attribue pas cette délicate plaisanterie.
Je vis entrer à ce moment une femme costumée en religieuse, et j’en fus bien étonné, car j’avais lieu de croire toutes les personnes présentes fort chatouilleuses sur le chapitre de la religion. La manche du corsage, très ample et, comme on dirait, pagode, laissait voir, au moindre geste, tout le bras nu ; et chaque fois que cette étrange sœur de charité faisait un pas, on voyait qu’elle avait aussi le pied nu, dans des cothurnes. L’opposition de ces nudités et d’un costume respectable m’eût choqué si je n’eusse été d’abord ébloui. Des bras et des pieds comme ceux-là sont assurément des perfections uniques, et je compris que la religieuse fût aussitôt reconnue, malgré son masque : mais il paraît qu’elle avait déjà porté ce déguisement aux Tuileries, dans un tableau vivant. C’était une comtesse italienne, que je croyais morte : elle ne faisait que dérober, à ceux qui l’avaient connue plus belle qu’une Vénus antique, le spectacle de sa déchéance. Elle vivait recluse dans la poussière et dans les ténèbres d’un taudis, dont jamais les fenêtres ni les persiennes ne s’entr’ouvraient avant la nuit close. C’était miracle qu’elle eût consenti à revenir ce soir. D’après ce qu’elle nous montrait d’elle, à mon gré trop chichement, je jugeai sa retraite prématurée. J’avais raison. Il s’était fait autour d’elle un rassemblement. On la suppliait de découvrir son visage, ne fût-ce qu’une seconde. Elle se laissa toucher et, brusquement, arracha son masque. Elle apparut, inquiète, rougissante, superbe, d’une beauté impériale, et cependant mutine, qui me rappela Pauline Borghèse.
— Fichtre ! pensai-je, si c’est précisément cet effet-là que voulait faire lady Ventnor, il est un peu tard, elle n’aura plus que du réchauffé.
Elle parut à l’instant même où je faisais cette réflexion, et je dois dire d’abord que le succès de la religieuse n’entama aucunement le sien. Elle avait choisi un costume du dix-huitième siècle, qui était avec cela turc, selon la fantaisie de cette époque où les littérateurs ont commencé à faire des excursions en Orient. Elle représentait, si l’on veut, Roxane, la Roxane de Bajazet, qui a bien été joué au dix-huitième autant qu’au dix-septième siècle. Elle portait, par-dessous, tout l’attirail au moyen duquel les Pompadour et les Dubarry ont déformé, d’ailleurs assez gracieusement, leur corps, et, par dessus, une manière de saut-de-lit d’une soie molle, du jaune le plus flatteur, brodé de turquoises et de perles. Le décolleté était en carré, la gorge hardiment nue, mais le haut des bras et les épaules drapés. Ce n’était point la perfection dont l’Italienne en religieuse venait de nous donner un exemplaire, mais ce genre de beauté, effectivement préférable, qui est une promesse de plaisir. Une écharpe de gaze était enroulée autour de la coiffure, et c’était l’extrémité flottante de cette écharpe qui, ramenée devant le visage et fixée au côté gauche des cheveux par une grosse épingle de turquoise, tenait lieu de masque. Les dames de Constantinople ne se voilent guère, aujourd’hui, plus sévèrement.
Les traits de lady Ventnor étaient aisément reconnaissables à travers cette gaze. Elle fut applaudie, la pauvre religieuse fut négligée, et c’est autour de la marquise que le rassemblement se reforma. Elle se laissa complaisamment admirer, bien qu’elle nous eût, du premier coup, avisés, M. de Courpière et moi, et ne regardât plus ailleurs. Mais elle n’est jamais hâtée, elle sait attendre, parce qu’elle ne doute jamais de ce qu’elle a résolu ; et puis elle ne pouvait pas courir après nous. Mais, moi du moins, je ne pouvais me dispenser d’aller lui présenter mes hommages. Je ne demandai point, naturellement, la permission à M. de Courpière. Je débitai à la marquise un petit compliment, ma foi, fort mal rédigé : je pensais à autre chose. Je me disais : « Comment va-t-elle s’y prendre pour ressaisir Maurice ? » Je ne voulais pas manquer cela. Je le manquai cependant, rien que pour avoir tourné la tête.
J’ai oublié de dire que lady Ventnor était, comme d’ordinaire, escortée de la comtesse Doulevant. Je suis d’autant plus inexcusable de l’avoir oublié, que la comtesse me parut charmante. Lady Ventnor, qui, je pense, lui avait payé son costume, l’avait aussi déguisée en Turque. C’était Atalide, à côté de Roxane, et ce rôle de jeune première ne semblait point trop jeune pour elle. J’admirai entre parenthèse l’heureuse témérité de lady Ventnor, qui, au lieu de chercher, comme j’avais cru, le repoussoir, se faisait escorter d’une femme plus jeune qu’elle et aussi jolie, mais moins importante. Je débitai un autre madrigal à la comtesse, et je n’étais pas au bout de ma réplique, quand je vis que nous jouions une scène à quatre et que M. de Courpière bavardait avec lady Ventnor comme s’il lui avait rendu visite le jour même, la veille et tous les jours précédents.
Dès lors, nous ne nous quittâmes plus tous les quatre. Nous avions trouvé un coin. Je dis quelques phrases, peu mémorables, sur cette réunion des ombres du second Empire, que je qualifiai de revue de minuit. La marquise voulut bien satisfaire notre curiosité et mettre la plupart des noms sur les visages, ou plutôt sur les masques ; mais cette énumération n’aurait guère plus d’intérêt que mon discours. L’entretien fut d’ailleurs bref. Lady Ventnor et Mme Doulevant étaient arrivées fort tard. Et déjà les maîtres d’hôtel, les valets de chambre dressaient les petites tables du souper. Je dis que j’allais m’assurer d’une table où nous fussions tranquilles et seuls ; mais lady Ventnor me répondit qu’elle ne voulait point souper là. Je pensai qu’elle nous avait fait préparer une collation chez elle et que nous n’y perdrions pas.
Comme rien ne nous retenait plus, nous filâmes à l’anglaise et prîmes place tous quatre dans son automobile, qui partit en effet dans la direction du Bois, mais s’arrêta au milieu de l’avenue des Champs-Élysées, devant l’ancien hôtel, naguère transformé en restaurant et, depuis, doublement désaffecté. Les volets étaient aux fenêtres, et la façade, sans aucune lumière apparente de haut en bas, avait un aspect sinistre fort imposant.
— Comment ? dis-je à lady Ventnor en traversant le large trottoir. C’est ici que vous nous faites souper ?
— N’est-ce pas une bonne idée ? me répondit-elle.
Et il me sembla que je voyais briller son sourire comme on voit briller un regard.
— Vous n’avez pas peur des revenants ? lui dis-je.
— Au contraire, me répondit cette femme vraiment supérieure, du moins dans son emploi.
Le chauffeur et le valet de pied nous précédaient, portant par les deux anses le grand panier de vaisselles et de victuailles qui sert aux parties de campagne. Ils sonnèrent, la porte cochère s’entre-bâilla, et nous vîmes, dans un lointain d’obscurité profonde, deux ou trois lampes qui n’éclairaient guère mieux que les lampes de secours des théâtres. Le vestibule me parut plus sombre encore ; les marbres multicolores étaient comme éteints, mais la statuette d’argent qui marque le premier degré de l’escalier luisait comme si elle eût émis une lumière propre. Nous passâmes devant les grands salons, en désordre comme après un pillage, et nous arrêtâmes enfin dans le salon de musique, rangé tant bien que mal. Aucun couvert n’y était dressé, puisque nous apportions tous nos ustensiles. On avait seulement placé, an milieu, une de ces belles tables à plateau d’onyx supporté par des sphinx de bronze, et sur la table deux flambeaux d’argent à quinze bougies. Comme elles étaient coiffées chacune d’un petit abat-jour, elles n’éclairaient que la surface chatoyante de la table, et rien du reste de la pièce n’était visible, sauf la statue de Vénus sortant de l’onde, toute blanche. Les deux domestiques tirèrent du panier notre repas froid, le Champagne et l’argenterie, et disparurent.
Toute cette mise en scène me semblait ingénieuse, et je pensais faire un souper original ; mais j’avais compté sans notre hôtesse, et il ne me souvient justement pas d’en avoir jamais fait un qui ressemblât davantage à n’importe quel souper. Lady Ventnor m’avait dit qu’elle ne craignait pas les revenants, au contraire ; mais elle ne les craignait pas pour M. de Courpière, ce n’était ni pour Mme Doulevant ni pour moi ; et elle n’avait aucun intérêt à les évoquer tant que la partie demeurerait carrée. D’ailleurs, les revenants, pour faire leur effet, ne doivent justement pas être évoqués avec trop de précision ni, si je puis dire, trop littéralement : il faut que, sans les voir, on les sente qui rôdent. Pour l’instant, Mme la marquise de Ventnor n’avait qu’à jouer de ses agréments personnels, de sa jeunesse miraculeuse, à prouver qu’elle avait le caractère comme le visage, et qu’elle était encore parfaitement capable d’amuser un homme, même tel que M. de Courpière, qui n’a jamais fait la fête pour s’amuser.
Elle y réussit à souhait ; et j’avoue même que cette réussite insolente m’étonna et me scandalisa un peu, comme celles des pièces qui ne me dérident point et que je vois qui enchantent autour de moi le public. Mais cette comparaison, que je fis, me suggéra une explication. J’ai beau être intime avec M. de Courpière, je ne suis pas du même bord et je n’ai pas le même genre d’esprit. Je ne sais jamais quels sont les traits qui passeront la rampe de son côté. Lady Ventnor (de qui, je le rappelle, Sarcey a écrit : « Elle a le sens du théâtre ») ne dit pas un mot cette nuit-là qui ne passât la rampe. Maurice faisait de grands éclats de rire. Je ne m’ennuyais pas, mais je ne saurais dire plus, et je conçus une grande estime pour la comtesse Doulevant, qui ne s’ennuyait pas plus que moi, mais ne s’amusait pas davantage.
Notre festin, qui m’avait bien l’air de n’être qu’une formalité, ne se prolongea guère. Lady Ventnor se leva, prit l’un des lourds flambeaux et se dirigea vers la porte. M. de Courpière n’hésita pas à la suivre, sans y être, comme on pense, invité par elle explicitement. Nous crûmes devoir, Mme Doulevant et moi, les accompagner jusqu’au seuil de la chambre historique. La marquise leva en l’air, d’un geste aisé, le flambeau qu’elle tenait, et nous éclaira un instant le lit de marqueterie dans sa niche, l’Aurore pâle qui plane au ciel du plafond. Puis elle nous souhaita tranquillement le bonsoir, me pria de reconduire Mme Doulevant, et me dit que nous pouvions disposer de l’automobile.
Je lui sus gré d’avoir invité la comtesse, dont la présence me facilitait ma sortie et sauvait ma dignité. Voudra-t-on croire que je ne pensai point d’abord à profiter autrement de cette aimable partenaire ? Je lui donnai la main, et nous allâmes, à tâtons, de pièce en pièce. En repassant par le salon de musique où nous avions soupé, je pris le flambeau qui restait, et c’est quand j’imitai ce geste de lady Ventnor que l’idée me vint de pousser plus loin mon imitation.
J’allai droit à la salle de bain. Je posai mon flambeau sur la table d’onyx où les dix billets faux de mille francs avaient fait en brûlant des taches noires, et je regardai la comtesse. Je souris : c’était une prière. Je ne doutais point qu’elle ne fût exaucée. Mme Doulevant ne jugeant pas à propos de me répondre, je pris ce silence pour un assentiment.
Mais j’allai d’abord, je ne saurais trop dire pourquoi, ouvrir la persienne. Notre fenêtre s’illumina ; et je vis s’arrêter sur l’avenue déserte deux noctambules, qui devinèrent peut-être que, dans ce palais des amours surannées, un peu de la volupté morte ressuscitait aux bougies.
I. | La Solférino | |
II. | Le Rédempteur | |
III. | L’Oncle | |
IV. | Les Reprises | |
V. | Le Trouble-Fête | |
VI. | Le Dîner des Ombres | |
VII. | Les Ressembleurs | |
VIII. | Émile | |
IX. | La Croix de Genève | |
X. | Le Mari | |
XI. | Caliban | |
XII. | La Revue de Minuit |
Paris. — Imp. A. Lemerre, 6, rue des Bergers.
1-2. — 4950.