*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. TOME 2 ***

HISTOIRE

DU

BAS-EMPIRE.

TOME II.

A PARIS,

CHEZ

FIRMIN DIDOT PÈRE ET FILS, Libraires, rue Jacob, no 24;
LEQUIEN, Libraire, rue des Noyers, no 45;
BOSSANGE PÈRE, Libraire, rue de Richelieu, no 60;
VERDIÈRE, Libraire, quai des Augustins, no 25.


HISTOIRE

DU

BAS-EMPIRE,

PAR LEBEAU.

NOUVELLE ÉDITION.

REVUE ENTIÈREMENT, CORRIGÉE,
ET AUGMENTÉE D'APRÈS LES HISTORIENS ORIENTAUX,

Par M. DE SAINT-MARTIN,

MEMBRE DE L'INSTITUT (ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES).

TOME II.

PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT, RUE JACOB, No 24.

M. DCCC. XXIV.


[Pg 1]

HISTOIRE

DU

BAS-EMPIRE.


LIVRE VII.

I. État de l'empire. II. Caractère de Constant. III. Ministres de Constant. IV. Quel jugement on peut porter de ce prince. V. Caractère de Magnence. VI. Il est proclamé Auguste. VII. Mort de Constant. VIII. Suites de la révolte de Magnence. IX. Vétranion prend le titre d'Auguste. X. Entreprise de Népotianus. XI. Tyrannie de Magnence. XII. Guerre de Perse. XIII. Siége de Nisibe. XIV. Commencement du siége. XV. Sapor inonde la ville. XVI. Nouvelle attaque. XVII. Opiniâtreté de Sapor. XVIII. Levée du siége. XIX. Miracles qu'on raconte à l'occasion de ce siége. XX. Préparatifs de Constance. XXI. Députation de Magnence. XXII. Vétranion dépouillé. XXIII. Conduite de Constance à l'égard de Vétranion. XXIV. Constance jette les yeux sur Gallus pour le faire César. XXV. Éducation de Gallus et de Julien. XXVI. Gallus et Julien à Macellum. XXVII. Différent succès des instructions chrétiennes données aux deux princes. XXVIII. Gallus déclaré César. XXIX. Il purifie le bourg de Daphné. XXX. Décentius César. XXXI. Magnence se met en marche. XXXII. Propositions de paix rejetées par Magnence. XXXIII. Il reçoit un échec au passage de la Save. XXXIV. Insolence de Titianus. XXXV. Divers succès de Magnence. XXXVI. Bataille de Mursa. XXXVII. Perte de part et d'autre. XXXVIII. Ruse de Valens. XXXIX. Suites de la bataille. XL. Magnence[Pg 2] se retire en Italie. XLI. Il fuit dans les Gaules. XLII. Embarras de Magnence. XLIII. Il attente à la vie de Gallus. XLIV. Mort de Magnence. XLV. Lois touchant la religion. XLVI. Lois concernant l'ordre civil. XLVII. Lois militaires.

CONSTANCE, CONSTANT.

An 349.

I.

Etat de l'empire.

Soz. l. 3, c. 18.

Cod. Th. Lib. 16, tit. 10. leg. 2, 3. et ibi God.

L'empire, gouverné depuis douze ans par des princes fort inférieurs en mérite à Constantin, perdait peu à peu son éclat, sans avoir encore rien perdu de ses forces. Constance, réglé dans ses mœurs, mais sombre et bizarre, s'égarait dans des discussions théologiques, où l'hérésie pratiquait mille détours. Obsédé par des évêques ariens et toujours environné de conciles, il négligeait la gloire de l'état, et n'opposait qu'une faible résistance aux fréquentes incursions des Perses. Constant, plus livré aux plaisirs, tranquille du côté de ses frontières, dont il avait écarté les Francs, s'en rapportait sur les questions de doctrine à Maximin, évêque de Trèves, dont il connaissait la sainteté éminente et la science consommée. Guidé par les sages conseils de ce prélat, il se déclarait hautement le défenseur de l'orthodoxie; il réprimait l'audace des païens et des hérétiques; il relevait l'éclat du culte divin par de riches offrandes; il comblait les ecclésiastiques d'honneurs et de priviléges. Il reçut de bonne heure la grace du baptême. A l'exemple de son père, il portait de nouveaux coups à l'idolâtrie; il défendit les sacrifices; il fit fermer les temples, sans permettre qu'on les détruisît, ni dans Rome, dont ils faisaient un des principaux ornements;[Pg 3] ni hors de Rome, parce qu'il ne voulait pas priver le peuple des jeux et des divertissements établis à l'occasion de ces temples.

II. Caractère de Constant.

Athan. apol. ad. Const. t. 1, p. 296, 301 et passim.

Optat. de schism. Don. l. 3, c. 3.

[Eutrop. l. 10.]

Zos. l. 2, c. 42.

Aur. Vict. de cæs. p. 173.

Vict. epit. p. 225.

Zonar. l. 13, t. 2, p. 13.

Joan. Ant. in excerpt.

Ce prince, placé entre les catholiques qu'il protégeait, les hérétiques qu'il rejetait, et les païens dont il tâchait d'anéantir le culte, a été regardé de son temps et montré à la postérité sous des aspects entièrement opposés; et jamais souverain n'a laissé une réputation plus équivoque. Les écrivains catholiques les plus respectables, et même des pères de l'Église, l'ont comblé de ces louanges générales que l'enthousiasme de la reconnaissance produit souvent, mais n'accrédite pas toujours: ils ont été jusqu'à lui donner le nom de bienheureux. Si l'on en croit, au contraire, les auteurs païens, c'était un tyran cruel, d'une avarice insatiable, fier, imprudent, impétueux, exécrable par ses propres vices et par ceux de ses ministres; un ingrat, qui ne payait que de mépris les services des gens de guerre. L'heureuse température de l'air, la fertilité des années, la tranquillité des Barbares auraient, pendant tout le cours de son règne, rendu ses sujets fortunés, s'il ne les eût affligés lui-même par des fléaux plus terribles que la peste, la famine et la guerre: c'étaient les magistrats pervers auxquels il vendait à prix d'argent le gouvernement des provinces. On lui reproche même ce vice honteux qui fait rougir la nature. Il était sans cesse environné de jeunes efféminés, qu'il choisissait entre les otages que lui envoyaient les Barbares, ou qu'il faisait acheter dans les pays étrangers; et pour les récompenser de leur criminelle complaisance, il leur abandonnait les biens et le sang de ses sujets. Passionné pour la chasse, souvent elle lui servait de prétexte pour aller[Pg 4] cacher au fond des forêts l'horreur de ses débauches. Sa santé en fut altérée; il perdit l'usage des mains et des pieds; et les douleurs de la goutte, dont il était tourmenté, le punissaient sans le corriger.

III. Ministres de Constance.

Liban. or. 7, t. 2, p. 212, ed. Morel. Amm. l. 16. c. 7.

[Hieron. chron.]

Eunap. in Prohæres. p. 89, ed. Boiss.

Ducange Gloss, inf. Græc. in στρατοπε-δάρχης.

Ses ministres abusaient de sa confiance: rien n'échappait à leurs désirs, et il fallait leur céder tout ce qu'ils désiraient, ou se résoudre à ressentir les effets d'une haine puissante et implacable. Dans cette cour corrompue on ne trouve qu'un seul homme digne d'estime: il se nommait Euthérius. Il était né en Arménie dans une condition libre; enlevé dès son enfance par des coureurs ennemis, il avait été fait eunuque, vendu à des marchands romains, et conduit au palais de Constantin. Son heureux naturel se développa dès ses premières années; il prit lui-même le soin de se perfectionner par l'étude des lettres, autant que le permettait sa fortune. Il avait des mœurs, beaucoup d'empressement à faire du bien, une grande mémoire, un esprit adroit, subtil, pénétrant, plein de ressources sans s'écarter jamais des règles de la justice; et l'histoire lui rend ce témoignage que, si Constant eût voulu écouter ses conseils, il n'eût point fait de fautes, ou n'en eût fait que d'excusables. On cite encore un homme de bien qui eut quelque crédit auprès de Constant: c'était Prohéresius, sophiste d'Athènes, célèbre par son éloquence, et plus encore par son attachement à la religion chrétienne; ce qui était presque sans exemple dans les sophistes de ce temps-là. Constant le fit venir dans les Gaules; et quoiqu'il ne fût vêtu que d'un simple manteau de philosophe, et qu'il marchât les pieds nus, l'empereur l'admettait à sa table entre les principaux de sa cour. Il le renvoya comblé de bienfaits, qu'on ne dit pas qu'il[Pg 5] ait refusés, et il l'honora du titre de Stratopédarque; ce qui signifiait alors tantôt un général d'armée, tantôt le commandant d'un camp ou d'une troupe, tantôt l'intendant des vivres: dignités peu assorties au caractère d'un sophiste.

IV. Quel jugement on peut porter de Constant.

Liban. Basil. t. 2, p. 141 et 144.

Eutr. l. 10.

Sur des mémoires si contradictoires, il est difficile de porter de Constant un jugement assuré. Il est certain que la protection qu'il a accordée à l'Église, et son zèle pour le progrès et pour la pureté de la religion, méritent des éloges. Mais si l'on considère ses qualités personnelles, je croirais volontiers que son portrait a été chargé de part et d'autre, et que le mélange de bonnes et de mauvaises qualités dans son caractère s'est également prêté aux louanges de ses panégyristes et aux satires de ses ennemis. Les uns et les autres n'ont vu dans sa personne que ce qu'ils y voulaient trouver. Pour approcher le plus de la vérité, le meilleur moyen serait sans doute de consulter les auteurs contemporains, et les plus voisins de son temps; de recueillir ses vices dans les chrétiens qui lui sont si favorables, et ses vertus dans les païens qui lui sont si contraires. Mais les premiers ne lui donnent point de vices, et les autres point de vertus, si l'on en excepte un orateur mercenaire qui, faisant son éloge de son vivant, doit être compté pour rien. Le seul Eutrope adoucit un peu les traits odieux dont les autres païens le noircissent. Selon cet auteur, il montra d'abord de l'activité et de la justice; mais le dérangement de sa santé le mit hors d'état de bien faire, et la corruption de ses courtisans l'entraîna à faire le mal. Cependant, ajoute Eutrope, il se signala par ses exploits militaires, et il se fit toujours craindre[Pg 6] de ses troupes par une sévérité de discipline qui n'avait cependant rien de cruel.

V. Caractère de Magnence.

Jul. or. 1. p. 34; 2. p. 56 et in Cæs. p. 315.

Liban. or. 10. t. 2, p. 269.

[Athan. apol. ad Const. t. 1, p. 299 et passim.]

Zos. l. 2, c. 54.

Aur. Vict. de cæs. p. 179.

Vict. epit. p. 226.

Zon. l. 13, t. 2, p. 13.

Steph. de urb. in Δεκέντιος.

Cod. Th. Lib. 16, tit. 10, leg. 5 et ibi God.

Banduri, in Magnentio.

[Eckhel, doct. num. vet. t. 8, p. 121 et 122.]

Au reste, la chute rapide de ce prince, et la facilité qu'on eut à le détruire, montrent assez combien il était haï ou méprisé de ses sujets. Au premier signal de la révolte, il se vit abandonné sans ressource. Magnence projetait depuis long-temps d'usurper la puissance souveraine, et la circonstance lui paraissait favorable. Des deux empereurs, les Perses tenaient l'un dans des alarmes continuelles, l'autre s'endormait dans les bras de la volupté. Cet ambitieux n'avait, pour aspirer à l'empire, d'autre titre que son audace. Il était né au-delà du Rhin. Dès son enfance il fut emmené captif et transporté en Gaule avec son père, appelé Magnus. Devenu libre par le bienfait de Constantin, il s'était instruit dans les lettres latines; il avait de la lecture, et une sorte d'éloquence qui ne manquait pas de force et de vivacité. Il était grand et puissant de corps. D'abord soldat dans les gardes du prince, il s'était ensuite élevé jusqu'au grade de commandant des Joviens et des Herculiens, avec le titre de comte: c'étaient deux légions formées par Dioclétien et par Maximien. Ces deux princes, dont l'un avait pris le titre de Jovius et l'autre d'Herculius, avaient donné leur nom à ces légions: elles faisaient partie de la garde des empereurs. Comme il se piquait d'une rigoureuse exactitude, ses soldats s'étant un jour soulevés contre lui, il allait être massacré, si Constant ne lui eût sauvé la vie en le couvrant de sa pourpre. Il conserva cette régularité apparente après son usurpation, et dans le sein de l'injustice il affectait un scrupule religieux pour l'observation des lois. L'éducation n'avait réussi qu'à déguiser ses vices. Dur,[Pg 7] intraitable, avare, capable des forfaits les plus noirs, hardi dans le succès par ostentation, timide dans l'adversité par caractère, il était infiniment adroit à cacher ses noirceurs et sa timidité sous des dehors de bonté et de courage. Un auteur païen croit achever le portrait de sa tyrannie, en disant qu'elle fit à juste titre regretter le règne de Constant. On ne reconnaît qu'il était chrétien qu'à ses médailles, qui portent le monogramme du Christ. D'ailleurs il favorisa le paganisme en permettant à Rome les sacrifices nocturnes défendus dans Rome païenne, et proscrits par les empereurs chrétiens, lors même qu'ils toléraient ceux qu'on faisait en plein jour. Julien, qui devait lui savoir gré de cette indulgence pour l'idolâtrie, n'a pu s'empêcher de convenir que même ce qu'il a fait de louable ne fut jamais fondé sur des principes de vertu, ni dirigé par le bon sens.

An 350.

VI. Il est proclamé Auguste.

Vict. epit. p. 225.

Zos. l. 2, c. 42.

[Socr. l. 2, c. 25.

Jul. or. 2. p. 57. ed. Spanh.

Soz. l. 4, c. 1.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 13.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 289.

Idat. chron.

Tandis que Constant, emporté par le plaisir de la chasse, passe son temps dans les forêts, Marcellinus intendant des finances, et Chrestus un des plus distingués entre les commandants des troupes, se liguent avec Magnence. Ils gagnent plusieurs officiers du palais et de l'armée, mécontents du peu de considération qu'ils avaient dans une cour voluptueuse. Marcellinus était le chef de l'intrigue; il aurait pu travailler pour lui-même; mais dans ces entreprises hasardeuses le second rôle est toujours moins dangereux: il aima mieux être le maître de l'empereur que de l'empire. Il fixa le jour de l'exécution au 18 janvier, sous le consulat de Sergius et de Nigrinianus. C'était l'anniversaire de la naissance de son fils, et les pères de famille célébraient ce jour-là par un grand festin. La cour était alors à Autun [Augustodunum]. Il invita Magnence avec[Pg 8] les premiers de la ville, et les principaux officiers de l'armée. Quelques-uns des conviés étaient du complot. La joie de la fête prolongea le repas fort avant dans la nuit. Magnence, étant sorti de la salle sans qu'on y fît attention, y rentre un moment après, comme dans une scène de théâtre, escorté de gardes, avec tout l'appareil de la dignité impériale. Les conjurés le saluent du nom d'empereur: les autres restent interdits; il parle, et ses paroles appuyées de menaces que l'effet allait suivre, déterminent les plus difficiles à persuader: l'acclamation devient générale. Accompagné de ce cortége, il marche au palais, s'empare des trésors, et les prodigue à sa troupe. Il pose des gardes aux portes de la ville, avec ordre de laisser entrer tous ceux qui se présenteraient, mais de ne laisser sortir personne. Dès le point du jour tous les habitants environnent le palais; le peuple des campagnes accourt à la ville; un corps de cavalerie illyrienne, qui venait pour recruter les armées de la Gaule, se joint à eux. Tous les officiers des troupes se réunissent; et la plupart sans savoir la cause de ce tumulte, entraînés par l'exemple des conjurés, reconnaissent à grands cris le nouvel Auguste.

VII. Mort de Constant.

Vict. epit. p. 225 et 226.

Eutr. l. 10.

Amm. l. 15, c. 5.

Zos. l. 2, c. 42.

Zon. l. 13. t. 2, p. 13 et 14.

Hier. chron.

[Idat. chron.]

Malgré les précautions de Magnence, Constant, qui s'occupait de la chasse, dans un pays fort éloigné d'Autun, fut instruit de la révolte. Il voulait se sauver en Espagne; mais Gaïson, envoyé par le tyran avec une troupe d'élite, l'atteignit à Elne [Helena][1], au pied des Pyrénées. L'infortuné prince, abandonné de tous, excepté d'un Franc nommé Laniogaise, fut[Pg 9] massacré la treizième année de son règne, et la trentième de son âge. Quelques auteurs rapportent que se voyant sans secours, il quitta les ornements de sa dignité, et qu'il se réfugia dans une chapelle, d'où on l'arracha pour l'égorger.

[1] Cette ville, appelée antérieurement Illiberis, est à quelque distance de Perpignan, dans le Roussillon (Pyrénées orientales).—S.-M.

VIII. Suites de la révolte de Magnence.

Jul. or. 1. p. 26, ed. Spanh.

Eutr. l. 10.

Zos. l. 2, c. 43.

Socr. l. 2, c. 25.

Zon. l. 13, t. 2, p. 14.

Buch. Cycl. p. 240.

L'usurpateur, afin d'assurer sa puissance, prit le parti de se défaire des plus considérables de ceux qui avaient servi Constant. En même-temps qu'il envoie à la poursuite de ce prince, il dépêche des courriers pour les mander au nom de l'empereur, et les fait assassiner sur la route. Il n'épargne pas même ceux de sa faction, dont il avait quelque défiance. Il se rend maître de tout l'Occident en deçà des Alpes. Bientôt après, l'Italie, la Sicile, l'Afrique se déclarent en sa faveur. Il nomme Anicetus préfet du prétoire, et Titianus préfet de Rome.

IX. Vétranion prend le titre d'Auguste.

Jul. or. 1. p. 26, 30 et 31, ed. Spanh.

[Eutrop. l. 10.]

Aur. Vict. de cæs. p. 179.

Vict. epit. p. 226.

Zos. l. 2, c. 43.

Hier. chron.

Socr. l. 2, c. 25.

Soz. l. 4, c. 1.

[Idat. chron.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 15.

Theoph. p. 37.

Philost. l. 3, c. 22.

Oros. l. 7, c. 29.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 289.

Joan. Ant. in excerpt.

L'Illyrie lui échappa. A la nouvelle de la mort de Constant, Vétranion, général de l'infanterie dans la Pannonie, fut proclamé Auguste le premier de mars[2], à Sirmium ou à Mursa, par les soldats qui le chérissaient. C'était un vieillard expérimenté dans la guerre, qu'il pratiquait depuis long-temps avec succès. Il s'était fait aimer des troupes par sa probité, par sa douceur, et par une simplicité grossière qui le rapprochait beaucoup de ses soldats. Né dans les pays incultes de la haute Mésie, il était resté dans une ignorance si barbare, qu'il lui fallut apprendre à lire quand il se vit empereur; mais il fut dépouillé de l'empire avant que d'avoir eu le temps de connaître toutes les lettres. Selon plusieurs historiens ce fut[Pg 10] Constantine elle-même, fille de Constantin et veuve d'Hanniballianus, qui le revêtit de la pourpre impériale. Elle voulait l'opposer au torrent de la révolte qui avait déja entraîné le reste de l'Occident. Elle craignait que son frère Constance, alors occupé contre les Perses, ne pût arriver assez à temps pour y résister; et elle se croyait en droit de donner le titre d'Auguste, parce qu'elle l'avait elle-même reçu de son père Constantin. Vétranion fit écrire à Constance: il lui protestait qu'il ne se regardait que comme son lieutenant; et qu'il n'avait accepté le nom d'empereur qu'afin de profiter contre Magnence de l'affection des soldats; il lui demandait de l'argent et des troupes, et l'exhortait à venir lui-même repousser l'usurpateur. Ce vieux soldat connaissait peu le caractère jaloux et insociable de la puissance souveraine; il ignorait que c'est un crime de s'asseoir à côté d'elle, fût-ce pour la servir. Constance, plus politique, feignit de lui savoir gré de son zèle: il approuva son élection; il lui envoya même le diadème et des sommes d'argent, et il ordonna aux légions de Pannonie de se réunir sous ses drapeaux.

[2] Le 1er de mai selon Idatius.—S.-M.

X. Entreprise de Népotianus.

Aur. Vict. de cæs. p. 180.

Vict. epit. p. 226.

Eutr. l. 10.

Zos. l. 2, c. 43.

Hier. chron.

Socr. l. 2, c. 25.

Soz. l. 4, c. 1.

Idat chron.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 289.

Banduri, In Nepotiano.

[Eckhel, doct. num. vet. t. VIII, p. 119.]

Dans cette agitation de tout l'Occident, il s'éleva un troisième parti. Népotianus,[3] qui avait, comme nous l'avons dit, échappé au massacre de sa famille, refusa aussi de reconnaître Magnence pour son empereur. Neveu de Constantin, fils d'un consul, revêtu lui-même en 336 de la dignité consulaire, il ne se croyait pas né pour reconnaître les ordres d'un soldat de fortune. Ayant rassemblé une multitude de bandits, de gladiateurs et de gens perdus de débauche, et abîmés[Pg 11] de dettes, il vient le 3 juin se présenter aux portes de Rome avec le diadême. Anicetus préfet du prétoire sort à la tête d'une foule d'habitants mal armés, encore plus mal en ordre. Les troupes de Népotianus n'étaient guère mieux aguerries. Cependant dès la première attaque ceux-ci mettent les habitants en fuite. Le préfet, craignant pour la ville, s'y retire avec une partie des fuyards, fait fermer les portes, et abandonne les autres à la merci des ennemis qui en font une horrible boucherie. Népotianus avait des intelligences dans Rome: on massacre le préfet; on ouvre les portes au vainqueur, qui laisse ses soldats se rassasier de butin et de carnage. Les places, les rues, les maisons, les temples sont inondés de sang; et le nouveau tyran, fier d'une si belle victoire, prend le nom de Constantin[4]. Il ne le porta que vingt-huit jours. Magnence envoie contre lui une armée commandée par Marcellinus, qu'il avait fait grand-maître du palais. Les habitants de Rome, trahis encore par un sénateur nommé Héraclide, sont vaincus dans un grand combat. Cette ville infortunée est une seconde fois le théâtre d'une révolution sanglante. Népotianus est tué, et sa tête portée au bout d'une lance annonce une nouvelle proscription.

[3] On voit par ses médailles qu'il s'appelait Flavius Popilius Népotianus.—S.-M.

[4] Il existe quelques médailles, sur lesquelles il prend le nom de Constantin. Voyez Eckhel, Doct. num. vet. t. VIII, p. 119.—S.-M.

XI. Tyrannie de Magnence.

Ath. apol. ad Const. t. 1, p. 299.

Jul. or. 1, p. 34; or. 2, p. 58, ed. Spanh.

Them. or. 3, p. 43.

Hier. chron.

Eutr. l. 10.

Aur. Vict. de cæs. p. 180.

Socr. l. 2, c. 32.

Grut. inscript. p. 291, no 10.

Murat. inscript. p. 262. no 1.

Banduri, in Magnent.

[Eckhel, doct. num. vet. t. VIII, p. 121 et 122.]

Magnence vient jouir de sa conquête: le massacre des citoyens les plus considérables lui tient lieu de triomphe. Il fait mourir Eutropia, dont tout le crime était d'être mère de Népotianus. Les Barbares, tels que les Germains et les Iazyges, qui composaient une partie de son armée, assouvissent la haine naturelle[Pg 12] qu'ils portaient au nom romain. Marcellinus le maître de Magnence, plutôt que son ministre, s'attache surtout à éteindre tout ce qui tenait par des alliances à la maison impériale. Au milieu de ces désastres, la crainte, qui affecte les dehors de l'admiration et de la reconnaissance, prodigue à l'oppresseur les titres de libérateur de Rome et de l'empire, de réparateur de la liberté, de conservateur de la république, des armées et des provinces. On ne célèbre sur ses monuments et sur ses monnaies que le bonheur, la gloire et le rétablissement de l'état[5]. Magnence enivré de ces fausses louanges, pour persuader au peuple, et peut-être à lui-même, qu'il les a méritées, fait arrêter plusieurs officiers de son armée, qui s'étaient distingués dans le massacre; il les punit de lui avoir obéi, et les sacrifie à la vengeance publique. Mais en même temps il ne relâche rien de sa tyrannie. Il oblige par un édit tous les Romains sur peine de la vie à porter au trésor la moitié de la valeur de leurs biens; et contre les lois anciennes et nouvelles, il permet aux esclaves de dénoncer leurs maîtres. C'était les y exciter. Il contraint les particuliers d'acheter les terres du domaine. Son avarice n'était pas le seul motif de ces tyranniques ordonnances. Il faisait d'immenses préparatifs, et rassemblait des troupes de toutes parts, pour soutenir la guerre contre Constance: car il méprisait la vieillesse imbécille de Vétranion. Les troupes romaines répandues dans la Gaule et dans l'Espagne,[Pg 13] les Francs, les Saxons et les autres Barbares d'au-delà du Rhin, attirés par l'appât du pillage, se mettent en mouvement pour se rendre sous ses enseignes. Les garnisons quittent la frontière. Chaque ville de la Gaule devient un camp. On ne rencontre sur les chemins que fantassins, cavaliers, gens de trait. Les Alpes sont sans cesse hérissées de lances et de piques; toutes ces bandes comme autant de torrents fondaient en Italie; et la terreur était universelle.

[5] Les médailles de Magnence portent les légendes BEATITVDO. PVBLICA. ou LIBERATOR. REIPVBLICAE. ou RENOBATIO (sic). VRBIS. ROME (sic). ou RESTITVTOR. LIBERTATIS. Les mêmes expressions se retrouvent dans les inscriptions faites en l'honneur de ce tyran.—S.-M.

XII. Guerre de Perse.

Liban. or. 10, t. 2, p. 309 et 310.

Zos. l. 2, c. 45.

Zon. l. 13, t. 2, p. 13.

Constance était encore à Antioche, où il prenait des mesures pour reconquérir l'Occident. Sur la nouvelle de la révolte, il avait quitté la Mésopotamie toujours infestée par les Perses. Après la bataille de Singara, Sapor, ayant pendant l'hiver réparé ses pertes, avait dès le printemps repassé le Tigre. Constance de son côté passa l'Euphrate. On sait en général que l'empereur reçut cette année-là plusieurs échecs; mais on en ignore le détail. Il y a quelque apparence que le mauvais succès de la bataille de Singara avait découragé les troupes romaines; et l'incapacité de leur chef n'était pas propre à leur rendre le cœur. Ce fut apparemment alors que les Perses prirent sur les Romains cette supériorité, qu'ils conservèrent tant que Constance vécut. Ce prince ne se montra plus sur les frontières de la Perse, que pour y recevoir des affronts. Renfermé dans son camp et toujours prêt à prendre la fuite, il laissait l'ennemi faire librement ses incursions. Les Romains à qui il apprenait à trembler, s'accoutumèrent à se tenir cachés sous leurs tentes, tandis qu'on enlevait jusqu'aux portes de leur camp les habitants des villes et des campagnes qu'ils étaient[Pg 14] venus défendre. Ces braves soldats, qui jusqu'alors avaient préféré l'honneur à la vie, commencèrent à ne plus craindre que la mort. Une nuée de poussière, qui annonçait l'approche d'un escadron ennemi, les mettait en fuite. Ils ne pouvaient soutenir la vue d'un Perse; le nom même de Perse était devenu un épouvantail, dont on se servait soit par raillerie, soit pour leur faire interrompre le pillage.

XIII. Siége de Nisibe.

Jul. or. 1. p. 27, et or. 2. p. 62-67, ed. Spanh.

Zos. l. 3, c. 8.

Theod. l. 2, c. 30. et vit.

Patr. c. 1.

Zon. l. 13, t. 2, p. 14, et 15.

Philost. l. 3, c. 23.

Theoph. p. 32. et 33.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 290 et 291.

Après cette campagne, malheureuse dans le détail, mais qui s'était passée sans action décisive, les Perses s'étant retirés, il paraît que Constance avait pris des quartiers d'hiver entre l'Euphrate et le Tigre; et ce fut cet éloignement qui augmenta l'audace de Magnence. L'empereur était à Edesse, quand il apprit la mort de son frère et les désordres de l'Occident. Il prit aussitôt le parti de retourner à Antioche, et d'abandonner la Mésopotamie. Il laissa des garnisons dans les places frontières, et les pourvut de tout ce qui était nécessaire pour soutenir un siége. A peine eut-il repassé l'Euphrate, que Sapor, instruit des troubles de l'empire, recommença ses ravages, prit plusieurs châteaux, et vint se présenter devant Nisibe. Dans l'histoire de ce siége mémorable, je m'écarterai souvent du récit de M. de Tillemont: il me semble qu'en cette occasion il n'a pas toujours rapproché avec succès les diverses circonstances répandues dans les auteurs originaux.

XIV. Commencement du siége.

Sapor parut à la tête d'une armée innombrable, suivie d'une multitude d'éléphants armés en guerre, et d'un train redoutable de toutes les machines alors en usage pour battre les villes. Les rois de l'Inde, qu'il[Pg 15] avait soudoyés, l'accompagnaient avec toutes leurs forces[6]. Il somma d'abord les habitants de se rendre, les menaçant de détruire leur ville de fond en comble, s'ils osaient lui résister. Ceux-ci encouragés par Jacques leur évêque, qui leur répondait du secours du ciel, se disposèrent à une vigoureuse défense. Lucillianus beau-père de Jovien, depuis empereur, commandait dans la place. Il se signala par une constance à toute épreuve et par les ressources d'une habileté et d'une valeur dignes des plus grands éloges. Pendant soixante-dix jours, le roi fit jouer toutes ses machines; une partie du fossé fut comblée; on battit les murs à coups de bélier; on creusa des souterrains; on détourna le fleuve, afin de réduire les habitants par la soif. Leur courage rendit tous ces travaux inutiles; les puits et les sources leur fournissaient de l'eau en abondance.

[6] C'est Julien qui parle des Indiens qui vinrent avec Sapor au siége de Nisibe. Voy. Orat. 2, p. 62, ed. Spanh.—S.-M.

XV. Sapor inonde la ville.

Après avoir épuisé tous les moyens que l'art de la guerre mettait alors en usage, Sapor résolut d'employer les forces même de la nature pour détruire la ville, ou du moins pour l'inonder et l'ensevelir sous les eaux. Ayant remonté vers la source du fleuve, jusqu'à un lieu où le lit se resserrait entre des coteaux, il arrêta son cours par une digue fort élevée, qui fermait le vallon. Quand les eaux qui traversaient Nisibe se furent écoulées, le roi fit construire au-dessous de la ville une seconde digue, qui traversait d'un bord à l'autre le lit du fleuve resté à sec; il ferma de terrasses toutes les gorges des vallons d'alentour, par où les eaux pouvaient trouver un écoulement, et fit[Pg 16] ainsi du terrain de Nisibe un grand bassin. Ces ouvrages ayant été achevés en peu de temps par cette prodigieuse multitude de bras qui se remuaient à ses ordres, il fit ouvrir la digue supérieure qui arrêtait le fleuve: aussitôt les eaux amassées s'élancent, et viennent en frémissant se briser avec un horrible fracas contre les murs qu'elles ébranlent sans les abattre. Arrêtées par la digue inférieure et par les coteaux et les terrasses d'alentour, elles submergent tout le terrain de Nisibe. Les assiégeants se servaient pour réduire la ville, du même moyen que des assiégés employaient quelquefois de nos jours pour se défendre. La plaine n'était plus qu'une mer, et la ville une île, dont on n'apercevait que les tours et les créneaux. Le siége change de face et devient une attaque navale. Sapor couvre l'inondation de barques chargées de machines qui vont insulter les remparts. Les assiégés repoussent les barbares, lancent des feux, enlèvent sur leurs murs avec des crocs et des harpons les barques qui s'approchent de trop près; ils mettent en pièces ou coulent à fond les autres à coups de gros javelots et de pierres, dont quelques-unes pesaient quatre cents livres. Cette attaque dura plusieurs jours, et l'inondation croissait de plus en plus, lorsque, la digue inférieure s'étant rompue, les eaux, se réunissant pour suivre leur pente naturelle, entraînèrent par leur violence et les barques qu'elles portaient, et plus de vingt-cinq toises de la muraille déja ébranlée, et même une partie du mur opposé par où elles s'écoulaient de la ville. L'impétuosité de ce torrent submergea un grand nombre de Perses.

XVI. Nouvelle attaque.

La ville était ouverte, et Sapor ne doutait pas qu'il[Pg 17] ne fût au moment de s'en rendre maître. Il fait prendre à ses officiers et à ses soldats leurs plus belles armes et leurs plus magnifiques habits, selon la coutume des Perses. Les hommes et les chevaux brillaient d'or et de pourpre. Pour lui, semblable à Xerxès, il était assis sur un tertre qu'il avait fait élever. L'armée se déploie en pompeux appareil; à la tête paraissaient les cavaliers cuirassés et les archers à cheval, suivis du reste de la cavalerie, dont les nombreux escadrons couvraient toute la plaine. Entre leurs rangs s'élevaient de distance en distance des tours revêtues de fer, portées par des éléphants, et remplies de gens de trait. De toutes parts se répandait une nuée de fantassins sans ordre, les Perses ne faisant presque aucun cas ni aucun usage de l'infanterie. En cet état ils environnent la ville, pleins de fierté et de confiance. Au premier signal tous se mettent en mouvement, et se pressant les uns les autres, chacun aspire à la gloire d'être le premier à forcer le passage, ou à sauter sur le rempart. Les assiégés de leur côté, postés sur la brèche en bonne contenance, opposent comme un nouveau mur leurs rangs serrés et redoublés. Ce qui subsistait encore de muraille était bordé d'une foule d'habitants, armés de tout ce qui pouvait servir à leur défense. La nécessité en faisait autant de guerriers, et les soldats mêlés parmi eux réglaient leurs mouvements, et soutenaient leur courage. Dans cette périlleuse circonstance l'évêque prosterné au pied des autels intéressait le ciel contre les Perses, et procurait à sa patrie un secours plus puissant que les remparts et les machines de guerre. On laisse approcher les Perses sans lancer un trait; et ceux-ci persuadés qu'ils ne[Pg 18] trouveront pas de résistance, après avoir renversé les terrasses qu'ils avaient auparavant élevées, poussent leurs chevaux à travers une fange profonde, que le séjour du fleuve avait formée sur un terrain gras et propre à retenir les eaux. Ils arrivent au bord du fossé, qui était large et rempli de limon et de vase; ils y avaient déja jeté une grande quantité de fascines, et les cavaliers commençaient à mettre pied à terre et à défiler, lorsque les soldats postés sur la brèche fondent sur eux. En même temps on fait pleuvoir du haut des murs les pierres et les dards: beaucoup de Perses sont renversés; les autres veulent fuir; mais pressés à la fois par leurs gens qui les suivent en foule et par les ennemis, accablés du poids de leurs armes, ils se culbutent dans le fossé et restent ensevelis dans le limon. Les assiégés enlèvent les fascines et se retirent sur la brèche. Sapor, après le mauvais succès de cette attaque, fait avancer ses éléphants, plutôt à dessein de jeter l'effroi dans la ville, que dans l'espérance de faire franchir le fossé à des animaux pesants par eux-mêmes, et chargés d'un poids énorme. Ils marchaient à des distances égales; et les intervalles étant remplis d'infanterie, on eût cru voir approcher une muraille garnie de ses tours. Les habitants, sans s'effrayer de cette seconde attaque, s'en amusèrent d'abord comme d'un beau spectacle; bientôt ils font une décharge de toutes leurs machines, défient les barbares et les insultent à grands cris. Les Perses, prompts à la colère, et trop fiers pour souffrir les railleries, accouraient au bord du fossé, et se disposaient à le passer malgré le roi, qui faisait sonner la retraite; lorsqu'une grêle de pierres et de traits les força d'obéir[Pg 19] et de regagner leur camp. Plusieurs des éléphants tombèrent dans le fossé et y périrent: les autres, blessés ou effarouchés, retournent sur leurs propres soldats, et en écrasent des milliers.

XVII. Opiniâtreté de Sapor.

Sapor comptait toujours sur la supériorité de ses forces. Il suspendit l'attaque pendant un jour, pour laisser au terrain le temps de se dessécher et de se raffermir. Cependant il partagea ses archers en plusieurs corps, avec ordre de se relever les uns les autres, et de tirer sans cesse sur la brèche, afin de ne pas donner aux assiégés le temps de la réparer. Mais derrière les soldats qui la défendaient, une quantité innombrable de bras travaillaient sans être aperçus; et, après un jour et une nuit, Sapor fut surpris de voir dès le matin un nouveau mur déja élevé de quatre coudées. Il ne perdit pas encore l'espérance: il renouvela plusieurs fois les mêmes efforts, mais toujours avec aussi peu de succès. Dans une des dernières attaques, l'évêque étant venu sur la muraille pour animer les combattants, Sapor le prit pour l'empereur; il crut voir le diadème et la pourpre impériale. Il entre aussitôt en grande colère contre ceux qui lui avaient affirmé que Constance était à Antioche, et les menace de la mort. En même temps, il envoie signifier aux assiégés qu'ils aient à se rendre, si l'empereur n'aime mieux sortir en campagne et décider du sort de la ville par une bataille. Les habitants ayant répondu que l'empereur était absent, et qu'ils ne pouvaient capituler sans son ordre, le roi plein de courroux les traite de fourbes et de menteurs, protestant qu'il a vu de ses propres yeux Constance sur la muraille. Les mages cependant vinrent à bout de l'adoucir et même de l'intimider,[Pg 20] en lui persuadant que celui qu'il avait pris pour Constance était un ange, qui défendait la ville. Alors ce prince impétueux et impie, lançant vers le ciel un regard furieux, banda son arc, et décocha en l'air une flèche, comme s'il eût voulu combattre Dieu même qui se déclarait son ennemi.

XVIII. Levée du siége.

Enfin après avoir perdu vingt mille hommes, ayant appris que les Massagètes étaient entrés dans la Perse en son absence, il se détermina à lever le siége, qui avait duré près de quatre mois. Il brûla ses machines, détruisit tous ses travaux, et fit mourir plusieurs satrapes, les uns pour avoir mal construit la digue que les eaux avaient forcée, les autres pour avoir mal fait leur devoir dans les attaques, d'autres sous divers prétextes: car c'est, dit Julien, la coutume des rois barbares de l'Asie, de rendre leurs officiers responsables des mauvais succès, et de les immoler à leur dépit et à leur honte. Pendant le retour, la peste se mit dans l'armée, et en détruisit encore une partie. Sapor fut ensuite long-temps occupé par des voisins belliqueux, et Constance par les guerres d'Occident; en sorte que, sans aucun traité, il n'y eut pendant plusieurs années entre les Romains et les Perses d'autre hostilité, que quelques pillages sur la frontière.

XIX. Miracles qu'on raconte à l'occasion de ce siége.

Theod. l. 2, c. 30.

Theoph. p. 33.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 290 et 291.

On ajoute plusieurs miracles au récit de ce fameux siége. Selon Théophanes, le ciel s'arma contre les Perses de tous ses feux et de tous ses orages: les nuées les couvrirent d'épaisses ténèbres, et les inondèrent d'un nouveau déluge; la foudre en écrasa plusieurs, et les éclats affreux du tonnerre en firent mourir d'autres de peur. Théodoret raconte que, le saint diacre Éphrem ayant prié saint Jacques de se montrer sur les[Pg 21] murailles, et de lancer sa malédiction sur les Barbares, l'évêque monta dans une tour; et que, voyant leur multitude, il pria Dieu d'envoyer des moucherons pour défaire cette formidable armée, et confondre l'orgueil de ce nouveau Pharaon; qu'aussitôt une nuée de ces insectes s'étant répandue dans la plaine, ces ennemis presque invisibles pénétrèrent dans la trompe des éléphants, dans les oreilles et les naseaux des chevaux, les mirent en fureur, et leur firent prendre la fuite en jetant par terre leurs cavaliers, avec tant de désordre, que Sapor fut obligé d'abandonner son entreprise.

XX. Préparatifs de Constance.

Jul. or. 1, p. 28 et 29; 42 et 43, ed. Spanh.

Socr. l. 2, c. 26.

Theod. l. 3, c. 3.

Soz. l. 4, c. 1.

Zon. l. 13. t. 2, p. 15.

Constance donna ses ordres pour réparer les fortifications de la ville, et pour récompenser la fidélité de ces braves citoyens. Il était alors tout occupé des préparatifs de la guerre qu'il allait faire à Magnence. Il employa près de dix mois à construire et à équiper une flotte, qui, selon Julien, surpassait celle de Xerxès. Il rappela au drapeau tous les soldats qui avaient obtenu leur congé sans avoir fourni le temps de leur service, et sans cause de maladie. Quand il eut rassemblé ses troupes, étant prêt à se mettre en marche, il exhorta tous ceux qui composaient son armée à recevoir le baptême: «Le terme de la vie, leur dit-il, toujours incertain, l'est surtout dans la guerre. La mort vole sans cesse autour de nous et sur nos têtes; elle nous menace sous la forme de toutes sortes d'armes. Que chacun de vous ne diffère donc pas de se revêtir de la robe précieuse du baptême, sans laquelle il n'a point de droit au triomphe céleste. Si quelqu'un refuse de se faire baptiser, qu'il se retire. Je ne veux point de soldats qui ne soient[Pg 22] enrôlés sous les étendards de Jésus-Christ.» On peut remarquer, sans en être surpris, que Constance fit alors pratiquer à ses soldats ce qu'il se dispensa lui-même de pratiquer: il ne demanda le baptême que lorsqu'il fut près de mourir.

XXI. Députation de Magnence et de Vétranion.

Ath. apol. ad Const. t. 1, p. 300, et epist. ad monach. p. 34.

Jul. or. 1, p. 30 et or. 2, p. 76, ed. Spanh.

[Themist. or. 3, p. 42, et or. 4· p. 56.].

Petr. Patric. p. 27.

Zon. l. 13, t. 2, p. 15.

L'empereur, avant son départ d'Antioche, reçut les députés de Magnence, chargés de lui proposer un accommodement: c'étaient Servais évêque de Tongres, un autre évêque de Gaule nommé Maxime, et deux seigneurs, Clémentius et Valens. Ils étaient venus par l'Afrique, et à leur passage par Alexandrie ils furent bien reçus d'Athanase: ce que les Ariens ne manquèrent pas d'envenimer dans la suite, accusant le saint prélat d'intelligence avec le tyran. Cette ambassade ne produisit aucun effet; et Constance se mit en marche pour passer en Europe. Alors, soit que Vétranion, se défiant de la complaisance de l'empereur, eût cherché à s'appuyer du secours de Magnence, soit que celui-ci, pour dérober à Constance les forces de l'Illyrie, eût prévenu Vétranion, les deux usurpateurs se liguèrent, et envoyèrent de concert une nouvelle députation. L'empereur traversa le Bosphore à Constantinople, qui tremblait déja dans la crainte d'éprouver les mêmes désastres que Rome avait deux fois essuyés. Il rassura la ville par sa présence, et continua sa marche vers l'Illyrie. Il était à Héraclée, lorsqu'il reçut l'ambassade des deux tyrans: elle était composée de Rufinus, préfet du prétoire, de Marcellinus, général des troupes de Magnence, du sénateur Nunécius et de Maxime. Ils apportaient à Constance des paroles de paix, à condition qu'il abandonnerait aux deux nouveaux empereurs les pays dont ils étaient en possession,[Pg 23] et qu'il se contenterait du premier rang entre les trois Augustes. Ils lui représentèrent le danger auquel il allait s'exposer en combattant deux capitaines pleins d'expérience, unis ensemble et suivis de deux armées invincibles; qu'un seul serait déja un ennemi trop redoutable; que la guerre civile allait armer contre lui les mêmes bras auxquels son père avait été redevable de tous ses triomphes; que pour eux ils souhaitaient qu'il ne voulût pas éprouver sur lui-même ce que pouvaient contre l'empereur des généraux qui avaient si vaillamment servi l'empire. Constance venait de perdre sa première femme: Magnence offrait de cimenter la paix par une double alliance, en donnant sa fille à Constance, et en recevant de sa main sa sœur Constantine. Ces propositions mêlées de menaces embarrassaient l'empereur, naturellement timide et irrésolu: il balançait entre la crainte du péril et l'intérêt de sa gloire. Rempli de ces inquiétudes il s'endormit, et crut voir en songe Constantin, son père, qui lui présentait Constant, et lui disait: «Mon fils, voilà votre frère que Magnence a égorgé; vengez-le, et punissez le tyran. Songez à l'honneur, sans vous effrayer du péril. Quelle honte pour vous de vous laisser arracher une partie de votre héritage!» C'est le caractère des ames faibles de résister à la raison, et de céder sans effort à tout le reste: un songe fit ce qu'elle n'avait pu faire. Constance à son réveil commande qu'on arrête les députés comme des rebelles, et qu'on les charge de fers. Il ne renvoie que Rufinus; mais bientôt après il relâche aussi les autres; et sans perdre de temps il arrive à Sardique.

[Pg 24]

XXII. Vétranion dépouillé.

Jul. or. 1. p. 30 et or. 2. p. 76.

Amm. l. 21, c. 8.

Aur. Vict. de cæs. p. 179.

Vict. epit. p. 226.

Eutr. l. 10.

Zos. l. 2, c. 44.

Hier. chron.

Themist. or. 3, p. 45, et or. 4, p. 56.

Socr. l. 2, c. 18.

Soz. l. 4, c. 4.

Philost. l. 3, c. 22.

Idat. chron.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 191 et 192.

Zon. l. 13, t. 2, p. 15 et 16.

Theoph. p. 37.

Vétranion marchait pour fermer le pas de Sucques. Prévenu par la diligence de l'empereur, et ne se croyant pas en état de lui tenir tête, il prit le parti de conclure avec lui un traité. Il consentit même à réunir les deux armées, et à tenir un conseil de guerre en présence des officiers et des soldats, pour délibérer sur les mesures à prendre contre l'ennemi commun. Cependant Constance travaille sourdement à débaucher les soldats de Vétranion; et il vient à bout d'en gagner une grande partie. On se rend dans la plaine de Naïsse le 25 décembre: on dresse un tribunal élevé, sur lequel s'asseyent les deux empereurs, sans armes et sans gardes. Les deux armées formaient un cercle à l'entour; chaque corps était rangé en bon ordre sous ses enseignes, et cette assemblée militaire faisait un spectacle tout à la fois magnifique et terrible. Constance se leva, et prit la parole le premier en considération de sa naissance. Son discours fut tout autre que celui qu'attendait Vétranion. Il commença à la vérité par exhorter les soldats à venger sur Magnence la mort cruelle de leur empereur, qu'ils avaient si glorieusement servi contre les Barbares, et qui avait tant de fois récompensé leur valeur. Mais bientôt tournant toute sa véhémence contre celui qui était assis à côté de lui, et qui se regardait comme son collègue: «Souvenez-vous, soldats, s'écria-t-il, des bienfaits de mon père; souvenez-vous des serments que vous avez faits de ne souffrir le diadème que sur la tête des enfants de Constantin. Qui de vous osera comparer le fils et le petit-fils de vos empereurs à des hommes nés pour obéir? Laisserez-vous déchirer l'empire; et n'avez-vous pas appris par les troubles qui environnèrent[Pg 25] votre berceau, que l'état ne peut être tranquille, que quand il ne reconnaît qu'un seul maître?» A ces mots les deux armées, comme de concert, proclament Constance seul Auguste, seul empereur: elles s'écrient qu'il faut se défaire de tous ces souverains illégitimes, qui déshonorent le diadème. On menace Vétranion. Les soldats étaient prêts à fondre sur lui: mais ce fantôme d'empereur, se voyant trahi, se jette aux pieds de Constance, qui arrête la fougue des soldats: il descend du tribunal; il se dépouille lui-même de la pourpre et du diadème, qu'il remet entre les mains de Constance. Les orateurs de ce temps-là parlent avec emphase du succès merveilleux de cette éloquence, qui produisant l'effet d'une grande victoire sans verser de sang, conquit au prince toute l'Illyrie, et fit passer sous ses drapeaux une nombreuse infanterie, vingt mille chevaux, et les troupes auxiliaires de plusieurs nations belliqueuses. Mais nous savons que l'argent de Constance partage au moins avec son éloquence la gloire de l'événement, et que Gumoarius, capitaine des gardes de Vétranion, avait d'avance ménagé cette révolution.

XXIII. Conduite de Constance à l'égard de Vétranion.

Constance ayant embrassé Vétranion, qui tremblait d'effroi, encore plus que de vieillesse, le prit par la main pour le garantir des insultes de la soldatesque; et l'ayant conduit dans sa tente, il le fit manger avec lui. Comme il était en humeur de discourir, il l'entretint des embarras de la puissance souveraine, surtout dans un âge avancé, et de la douceur du repos d'une vie privée: qu'il ne perdait qu'un nom frivole, qui n'avait de réel que les chagrins; et qu'il allait jouir d'un bonheur solide, et sans mélange d'inquiétude.[Pg 26] Cette morale, assez déplacée dans la bouche de Constance, aurait déplu à tout autre; elle se trouva au goût de ce vieillard simple, à qui il ne restait que l'étonnement de s'être vu empereur pendant dix mois. Constance l'envoya à Pruse en Bithynie; il lui donna un train magnifique, et des revenus considérables. Vétranion, en passant par Constantinople, y parut avec splendeur: captif heureux, il semblait triompher de sa défaite. Il vécut à Pruse pendant six années; et Constance eut à se féliciter du succès de ses leçons. Le vieillard s'accommoda si bien de cette tranquille opulence, qu'il fit écrire souvent à l'empereur pour le remercier de l'avoir affranchi de cette sorte d'esclavage qu'on appelle souveraineté: Vous avez tort, lui mandait-il, de ne pas prendre votre part de ce bonheur que vous savez procurer aux autres. On rapporte qu'il assistait fréquemment aux assemblées des fidèles, qu'il répandait d'abondantes aumônes, et qu'il conserva jusqu'à la mort un profond respect pour les personnes consacrées au culte des autels.

An 351.

XXIV. Constance jette les yeux sur Gallus pour le faire César.

Buch. Cycl. p. 240, 251 et 253.

Idat. chron.

Aur. Vict. de cæs. p. 180.

Socr. l. 2, c. 28.

Philost. l. 3, c. 25.

[Chron. Alex. vel Pasch. p. 292.

Zon. l. 13, t. 2, p. 16.]

L'empereur, devenu maître de l'Illyrie et de la Pannonie, s'arrêta à Sirmium, capitale de cette dernière province. Il y était dès le commencement de l'année suivante, 351 de Jésus-Christ, pour laquelle il ne créa point de consuls. Il s'agissait de reconquérir la moitié de l'empire, plutôt que de lui donner des magistrats. Mais Magnence, empressé de mettre en usage tous les droits de l'autorité souveraine, se nomma lui-même consul avec Gaïson, le meurtrier de Constant. La rigueur de la saison qui rendait les passages impraticables, fermait à Constance l'entrée de l'Italie.[Pg 27] D'un autre côté, l'Orient restait exposé aux incursions des Perses. Dans la crainte qu'ils ne profitassent de son éloignement, il crut ne pouvoir mieux faire que de donner le titre de César à Gallus, son cousin-germain, alors âgé de vingt-quatre ans, et de lui confier la défense des provinces orientales. C'était un prince de peu d'esprit, et tout-à-fait incapable de soutenir le fardeau dont on accablait sa faiblesse. Je l'ai laissé avec son frère Julien au milieu du massacre qui fit périr sa famille, après la mort de Constantin. Je vais reprendre en peu de mots l'histoire de ces deux princes.

XXV. Éducation de Gallus et de Julien.

Jul. ad Ath. p. 272 et 273.

Misop. p. 350-354, epist. 9, p. 378.

Greg. Naz. or. 3. t. 1, p. 58.

Liban. or. 5. t. 2, p. 174, 176, et or. 10. p. 262 et seq.

Amm. l. 22, c. 9.

[Eutrop. l. 10.

Vict. epit. p. 228.]

Socr. l. 3, c. 1.

Les meurtriers avaient épargné Gallus, parce qu'il semblait être sur le point de mourir de maladie: Marc, évêque d'Aréthuse, avait sauvé Julien. La fureur des soldats étant assouvie, Constance, qui n'avait point d'enfants, prit le parti de laisser vivre ces deux jeunes princes, l'unique ressource de la famille impériale. Il leur rendit une partie de leurs biens, et les sépara l'un de l'autre, envoyant Gallus à Éphèse en Ionie, où il possédait de grandes terres; et mettant Julien entre les mains d'Eusèbe de Nicomédie, son parent du côté de Basilina. On donna des maîtres à Gallus, qui ne fit pas de grands progrès. Mais Julien se montra dès l'enfance docile, pénétrant, et avide de connaissances. Les leçons d'Eusèbe, évêque fourbe et hypocrite, qui avait autrefois sacrifié aux idoles, n'étaient guère propres à établir les solides fondements de la foi dans un esprit léger, présomptueux, hardi: et peut-être jetèrent-elles dans le cœur de Julien les premières semences de l'apostasie. A l'âge de sept ans, son éducation fut confiée à un eunuque, Scythe de nation,[Pg 28] nommé Mardonius, homme de lettres et philosophe. Il avait été employé par l'aïeul maternel de Julien, à expliquer à Basilina les poésies d'Homère et d'Hésiode. Il y a quelque apparence que ce gouverneur était un païen déguisé: du moins peut-on le soupçonner par les louanges que Julien lui donne dans sa satyre contre le peuple d'Antioche. Mais c'était un homme austère dans ses mœurs. Il inspira de bonne heure à son élève l'éloignement des spectacles et des plaisirs, le goût du travail et des occupations sérieuses, la gravité et la modestie dans le maintien, et cet orgueil philosophique qui joue le rôle de la sagesse. Sous la conduite de ce guide vigilant, Julien fréquentait les écoles publiques, autant pour s'essayer aux vertus civiles, que pour y prendre des leçons. Là confondu avec ceux de son âge, soumis sans dispense aux mêmes exercices, assujetti aux mêmes heures, il apprenait à connaître les hommes; à ne pas trop s'estimer lui-même, faute de comparaison; à obéir à la règle, au temps, aux circonstances; à se montrer patient, affable, humain, bienfaisant; il ne se distinguait que par la vivacité d'esprit, la fidélité de la mémoire, et l'application au travail. Ce fut apparemment en ce temps-là qu'il fut instruit dans la grammaire et dans la lecture des poètes et des historiens, par le grammairien Nicoclès de Lacédémone, renommé pour son savoir et son amour de la justice. Mardonius, de son côté, s'attachait à remplir son cœur des plus belles maximes de Pythagore, de Platon et d'Aristote.

XXVI. Gallus et Julien à Macellum.

Jul. ad Ath. p. 272 et 273.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 58.

Socr. l. 3, c. 1.

Theod. l. 3, c. 2.

Soz. l. 5, c. 2.

Theoph. p. 29.

Gallus approchait de vingt ans, et Julien en avait quatorze, lorsque Constance, défiant et jaloux, les fit tous deux conduire à Macellum, au pied du mont[Pg 29] Argée, près de Césarée en Cappadoce. C'était un château du domaine impérial, orné de bains, de jardins, et de fontaines d'eau-vive. C'eût été pour ces princes un séjour délicieux, s'il n'eût pas été forcé, et si l'on ne leur eût pas retranché tous les agréments de la société. On les entretenait avec magnificence; ils étaient servis par un grand nombre de domestiques; mais on les gardait à vue comme des prisonniers; l'entrée était interdite à leurs amis, et à tous les jeunes gens de condition libre. Ils n'avaient de compagnons dans leurs exercices que leurs esclaves. L'étude aurait pu charmer leur ennui, et ils ne manquaient pas de maîtres en toute sorte de sciences. Julien s'en occupait avec plaisir; mais Gallus ne s'y prêtait que par contrainte: sans goût comme sans génie, il avait un fonds de dureté et de rudesse, qui s'accrut encore par cette éducation triste et solitaire.

XXVII. Différent succès des instructions chrétiennes données aux deux princes.

Il eut cependant le bonheur de profiter mieux que son frère des instructions chrétiennes qu'il reçut dans ce séjour. L'empereur avait eu soin de leur choisir des maîtres chrétiens qui, non contents de leur expliquer les livres saints et les dogmes de la foi, s'attachaient encore à les exercer aux pratiques de la religion. On leur inspirait le goût de l'office divin, le respect pour les personnes consacrées à Dieu ou distinguées par leur vertu; on les conduisait souvent aux sépultures des martyrs, qu'ils honoraient de leurs offrandes. On les fit même entrer dans le clergé: ils furent ordonnés lecteurs, et ils en firent ensuite la fonction dans l'église de Nicomédie. Julien, souple et dissimulé, se pliait à ces pieux exercices. Mais son caractère superbe, peut-être les premières insinuations de Mardonius, et plus[Pg 30] encore la haine qu'il portait à Constance, qui lui procurait cette éducation chrétienne, entretenaient dans son cœur un secret penchant à l'idolâtrie. Il s'échappait même, quand il le pouvait faire sans courir le risque d'être démasqué; et dans les déclamations dont on l'occupait avec son frère, et qui roulaient quelquefois sur le parallèle des deux religions, il ne manquait jamais de laisser à Gallus la défense du christianisme, et se réservait de défendre la cause des dieux, sous prétexte qu'étant la plus mauvaise, elle était aussi la plus difficile à soutenir. Il la plaidait de si bonne foi, qu'il avait besoin de toute son hypocrisie pour étouffer les soupçons et les inquiétudes de ses maîtres. Mais s'il était assez habile pour les tromper, il n'en imposait pas à celui qui pénètre les replis des consciences; et Dieu fit connaître dès lors qu'il voyait le fond de son cœur. Les deux frères entreprirent de bâtir une église sur le tombeau de saint Mamas, célèbre martyr de Cappadoce. Ils partagèrent entre eux le soin de cet édifice, s'efforçant à l'envi de se surpasser en magnificence. Les travaux de Gallus ne rencontraient aucun obstacle; mais ceux de Julien étaient arrêtés et détruits par une main invisible. Tantôt ce qui était élevé s'écroulait tout à coup; tantôt la terre se soulevant repoussait les fondements qu'on y voulait asseoir. On fut obligé d'abandonner l'ouvrage, et le saint martyr sembla rejeter avec horreur les hommages d'un ennemi caché, qui devait un jour déclarer la guerre aux successeurs de sa foi et de son courage. Saint Grégoire de Nazianze offre de produire un grand nombre de témoins oculaires de ce prodige; et la mémoire en était encore récente du temps de Sozomène.

[Pg 31]

XXVIII. Gallus déclaré César.

Idat. chron. Buch. Cycl. p. 241, 251 et 253.

Amm. l. 14, c. 11.

Aur. Vict. de cæs. p. 180.

Vict. epit. p. 226.

Zos. l. 2, c. 45.

Liban. or. 10. t. 2, p. 264.

[Socr. l. 2, c. 29.]

Soz. l. 5, c. 2.

Philost. l. 3, c. 25, et l. 4, c. 1.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 292.

[Theoph. p. 33.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 16.

[Cedren. t. 1, p. 302.]

Till. not. 19.

Après six ans de retraite dans le château de Macellum, Gallus fut rappelé à la cour, et revêtu le 15 de mars 351 de la dignité de César. Si l'on en veut croire l'Arien Philostorge, ce fut Théophile, l'apôtre des Ariens[7], qui procura à Gallus les bonnes grâces de Constance; il fit même jurer à ces deux princes une amitié sincère. Le nouveau César prit le nom de Constantius. L'empereur lui donna en même temps en mariage sa sœur Constantine[8], veuve d'Hanniballianus; et l'envoya en Orient avec le général Lucillianus, pour résister aux Perses. Ce jeune prince avait les grâces de l'extérieur: une taille bien proportionnée, les cheveux blonds et frisés, un air majestueux. Comme il passait par Nicomédie, il rencontra son frère Julien, qui venait d'obtenir la permission d'aller à Constantinople, pour y achever ses études.

[7] Au sujet de ce personnage, voyez ci-devant, liv. 6, § 36.—S.-M.

[8] Zosyme et plusieurs autres auteurs l'appellent par erreur Constantia.—S.-M.

XXIX. Il purifie le bourg de Daphné.

Chrysost. de Babyla, t. 2, p. 533.

Amm. l. 22, c. 13.

Theod. l. 3, c. 10.

Socr. l. 3, c. 18.

[Soz. l. 5, c. 19.]

Vulcat. Gallic. in Avidio. c. 5.

Étant arrivé à Antioche, où il devait fixer sa résidence, il commença par donner des preuves de son attachement au christianisme. A cinq milles de cette ville était le bourg célèbre de Daphné, séjour de plaisir et de délices. Il était environné d'un bois de lauriers, et d'autres arbres agréables, dont Pompée avait autrefois augmenté l'étendue jusqu'à dix mille pas de circuit. La terre était émaillée des fleurs les plus odoriférantes, selon la diversité des saisons. L'épaisseur des feuillages, mille ruisseaux d'une eau aussi pure que le cristal, et les vents frais et chargés du parfum des fleurs, y conservaient le printemps au milieu des plus grandes chaleurs de l'été. Ce n'était plus sur les bords du Pénée que Daphné avait été changée en laurier: l'imagination des[Pg 32] habitants d'Antioche avait transféré sur leur territoire la scène des amours d'Apollon et de la nymphe; et cette fable voluptueuse, d'accord avec les charmes de ce lieu, inspirait une dangereuse mollesse. L'air de ce séjour enchanté portait dans les veines le feu séducteur des passions les plus capables de surprendre la vertu même. Aussi nulle personne vertueuse n'osait se permettre l'entrée de ce bois: c'était le rendez-vous d'une jeunesse lascive, qui se faisait un jeu de donner et de recevoir les impressions de la volupté. C'eût été se faire regarder comme un homme étrange et sauvage, que d'y paraître sans la compagnie d'une femme. Cette vie licencieuse était passée en proverbe. Sous Marc-Aurèle il fut défendu aux soldats d'y mettre le pied, sur peine d'être honteusement chassés du service. Mais la contagion de la débauche, plus forte que toute l'austérité de la discipline romaine, ayant corrompu les soldats d'une légion qui gardait ce poste, l'empereur Alexandre Sévère fit mourir plusieurs de leurs officiers pour n'avoir pas prévenu ce désordre. La superstition y consacrait le déréglement: elle avait honoré ce lieu du droit d'asyle. Dans un temple magnifique bâti par Séleucus Nicator, ou, selon Ammien Marcellin, par Antiochus Épiphanes, on adorait une fameuse statue d'Apollon. C'était un des plus célèbres oracles. Là coulait aussi une fontaine qui portait le nom de Castalie, parce qu'on attribuait à ses eaux, comme à celles de la fontaine de Delphes, la vertu de communiquer la connaissance de l'avenir. Gallus, pour détruire en ce lieu le règne de l'idolâtrie et de la dissolution, y fit transporter les reliques de saint Babylas, évêque d'Antioche, martyrisé sous l'empire de Décius. Selon S. Jean Chrysostôme,[Pg 33] Théodoret et Sozomène, la présence de ce saint corps imposa tout à coup silence à Apollon, et mit en fuite le libertinage. La séduction de l'oracle, les offrandes du peuple païen, les parties de débauche cessèrent en même temps; et Daphné, après avoir été pendant plusieurs siècles le théâtre de la licence la plus effrénée, devint un lieu de recueillement et de prières.

XXX. Décentius César.

Liban. or. 10, t. 2, p. 269-273.

Amm. l. 16, c. 12.

Zos. l. 2, c. 45.

Aur. Vict. de Cæs. p. 180.

Vict. epit. p. 226.

Eutr. l. 10.

Zon. l. 13, t. 2, p. 16.

[Eckhel, doct. num. vet. t. VIII, p. 123.]

Tandis que Constance élevait Gallus au rang de César, et qu'il le chargeait de la défense de l'Orient, Magnence qui était à Milan donnait le même titre à son frère Décentius[9], et l'envoyait dans la Gaule infestée par les courses des barbares. Si l'on en croit Libanius et Zosime, qui ne sont pas moins suspects dans le mal qu'ils disent de Constance, que dans les louanges excessives qu'ils prodiguent à Julien, c'était l'empereur lui-même qui les avait attirés. Sacrifiant cette belle province à sa colère contre Magnence, il les avait engagés par de grandes sommes d'argent à passer le Rhin, et leur avait abandonné par des lettres expresses la propriété des conquêtes qu'ils y pourraient faire. Ce qu'il y a de certain, c'est que diverses bandes de Francs, de Saxons, d'Allemans se répandirent dans la Gaule, et qu'ils y firent de grands ravages. Il ne paraît pas qu'ils aient trouvé beaucoup d'opposition de la part de Décentius, dont la bravoure n'est connue que par le titre de très-vaillant qu'on lit sur ses monnaies. Mais l'histoire, qui ne s'accorde pas toujours avec ces monuments de flatterie, nous apprend seulement que le César fut défait en bataille rangée par Chnodomaire, roi des Allemans; que le vainqueur pilla et ruina[Pg 34] plusieurs villes considérables, et qu'il courut la Gaule sans trouver de résistance, jusqu'à ce qu'il eût rencontré dans Julien un ennemi plus formidable.

[9] Il était seulement son parent, selon Zosime.—S.-M.

XXXI. Magnence se met en marche.

Jul. or. 1, p. 34, 35 et 36, et or. 2, p. 57 et 97.

Socr. l. 2, c. 28 et 29.

Zos. l. 2, c. 45.

Dans le même temps que ces barbares occupaient Décentius, d'autres bandes des mêmes nations, attirées par la solde et par l'espoir du butin, grossissaient l'armée de Magnence. Celui-ci traînait à sa suite les principales forces de l'Occident, et se croyait en état d'envahir tout l'empire, et de porter la terreur jusque chez les Perses. Plein d'ardeur et de confiance, il en avait autant inspiré à ses troupes, en leur promettant le pillage de tous les pays dont il allait faire la conquête. Il traverse les Alpes Juliennes, tandis que l'empereur, au lieu de se mettre à la tête de son armée, s'arrêtait à Sirmium, et s'occupait d'un concile. Les généraux de Constance marchèrent au-devant de l'ennemi, et l'attendirent d'abord au pied des Alpes. Ensuite se voyant supérieurs en cavalerie, ils feignirent de prendre l'épouvante et reculèrent en arrière, pour l'attirer dans les plaines de la Pannonie. Magnence, trompé par cette feinte, se mit à les poursuivre, et s'exposa mal à propos dans un pays découvert. Mais dans cette marche, il usa à son tour d'un stratagème dont il tira quelque avantage. Il fit dire aux généraux ennemis que, s'ils voulaient l'attendre dans les plaines de Siscia, ce serait un beau champ de bataille pour terminer leur querelle. Constance, averti de cette bravade, accepta le défi avec joie: le lieu ne pouvait être plus propre à sa cavalerie. Il ordonna de marcher vers Siscia. Pour y arriver, il fallait traverser le vallon d'Adranes, au-dessus duquel Magnence avait posté une embuscade. Les troupes de Constance, qui marchaient sans ordre comme sans défiance, s'y étant engagées,[Pg 35] se virent bientôt accablées de gros quartiers de rochers, qu'on roulait sur eux, et qui en écrasèrent une partie; les autres furent obligés de retourner sur leurs pas, et de regagner la plaine.

XXXII. Propositions de paix rejetées par Magnence.

Zos. l. 2, c. 46 et 47.

Zon. l. 13, t. 2, p. 16.

Magnence, enflé de ce succès, hâte sa marche, résolu d'aller chercher Constance à Sirmium, et de lui présenter la bataille. Comme il se disposait à passer la Save, il vit arriver dans son camp Philippe, officier de Constance, chargé en apparence de faire des propositions de paix, mais qui ne venait en effet que pour reconnaître les forces de l'ennemi et pénétrer ses desseins. Philippe, approchant du camp, avait rencontré Marcellinus, qui le conduisit à Magnence. Celui-ci, afin de ne donner aucun soupçon à ses troupes, fait aussitôt assembler l'armée, et ordonne à Philippe d'exposer publiquement sa commission. Le député représente hardiment aux soldats qu'étant Romains, ils ne doivent pas faire la guerre à des Romains; qu'ils ne peuvent, sans une ingratitude criminelle, combattre un fils de Constantin qui les a tant de fois enrichis des dépouilles des Barbares. Ensuite adressant la parole à Magnence: «Souvenez-vous, lui dit-il, de Constantin; rappelez-vous les biens et les honneurs dont il vous a comblé, vous et votre père; il vous a donné un asyle dans votre enfance; il vous a élevé aux premiers emplois de la milice; son fils ajoute encore à ses bienfaits; il vous cède la possession de tous les pays au-delà des Alpes; il ne vous redemande que l'Italie». Ces paroles, confirmées par les lettres de l'empereur, dont Philippe fit la lecture, furent applaudies de toute l'armée; l'usurpateur eut beaucoup de peine à se faire écouter; il se contenta de dire qu'il ne désirait lui-même que la[Pg 36] paix; qu'il s'agissait d'en régler les conditions; qu'il allait s'en occuper, et que le lendemain il leur en rendrait compte. L'assemblée s'étant séparée, Marcellinus emmène Philippe dans sa tente, comme pour lui faire un accueil honorable. Magnence invite à souper tous les officiers de l'armée; il les regagne autant par la bonne chère que par les raisons; et dès le point du jour ayant de nouveau assemblé les soldats, il leur représente ce qu'ils avaient eu à souffrir des débauches de Constant, et la généreuse résolution qu'ils avaient prise et exécutée d'affranchir l'état en étouffant ce monstre. Il ajouta que c'était de leurs mains qu'il tenait le diadème; et qu'il ne l'avait accepté qu'avec répugnance.

XXXIII. Il reçoit un échec au passage de la Save.

Zos. l. 2, c. 48.

Ce discours, appuyé du suffrage des officiers, ralluma dans tous les cœurs l'ardeur de la guerre. Magnence retient Philippe prisonnier. On prend les armes, on marche vers la Save. Constance s'était rendu près de Siscia située sur le fleuve: c'était à la vue de cette ville que Magnence entreprit de le passer. A la nouvelle de son approche, un détachement de l'armée impériale borde la rive opposée; on accable de traits ceux qui traversant à la nage s'efforçaient de franchir les bords; on repousse avec vivacité les autres qui passaient sur un pont de bateaux fait à la hâte. La plupart, resserrés entre leurs camarades et les ennemis, sont culbutés du pont dans le fleuve. On poursuit les fuyards l'épée dans les reins. Magnence, désespéré de la déroute de ses troupes, a recours à un stratagème: ayant planté sa pique en terre, il fait signe de la main qu'il veut parler de paix; on s'arrête pour l'écouter; il déclare qu'il ne prétend passer la Save que du consentement[Pg 37] de l'empereur; que c'est pour se conformer à la demande de Philippe, qu'il s'éloigne de l'Italie; qu'il ne s'avance en Pannonie que dans le dessein d'y traiter d'un accord. Une ruse si grossière n'en pouvait imposer à Constance. Cependant, comme il était toujours persuadé que nul champ de bataille ne lui était plus favorable que les vastes campagnes entre la Save et la Drave, il fit cesser la poursuite, et laissa à Magnence la liberté du passage. Pour lui, il alla se poster à son avantage près de Cibalis, lieu déja fameux par la victoire que son père y avait, trente-sept ans auparavant, remportée sur Licinius. Il établit son camp dans la plaine, entre la ville et la Save, s'étendant jusqu'au bord du fleuve, sur lequel il fit jeter un pont de bateaux, qu'il était aisé de détacher et de rassembler. Le reste fut environné d'un fossé profond et d'une forte palissade. Ce camp semblait être une grande ville; au milieu s'élevait la tente de l'empereur, qui égalait un palais en magnificence.

XXXIV. Insolence de Titianus.

Zos. l. 2, c. 49.

Hier. chron.

Till. Constantin, art. 76, et Constance, art. 5.

Constance y donnait un repas aux officiers de son armée, lorsque Titianus se présenta de la part de Magnence. C'était un sénateur romain, distingué par son éloquence et par ses dignités. Il avait été gouverneur de Sicile et d'Asie, consul l'année de la mort de Constantin, préfet de Rome et du prétoire des Gaules sous Constant. S'étant attaché à Magnence, il en avait reçu de nouveau la préfecture de Rome, et il l'avait conservée jusqu'au premier de mars de cette année. Il apportait des propositions outrageantes, qu'il accompagna d'un discours encore plus insolent. Après une injurieuse invective contre Constantin et ses enfants, dont le mauvais gouvernement causait, disait-il, tous les[Pg 38] malheurs de l'état, il signifia à Constance qu'il eût à céder l'empire à son rival, et qu'il devait se tenir heureux qu'on voulût bien lui laisser la vie. L'empereur ne montra jamais autant de fermeté d'ame que dans cette occasion; il répondit tranquillement que la justice divine vengerait la mort de Constant, et qu'elle combattrait pour lui. Il ne voulut pas même retenir Titianus par droit de représailles.

XXXV. Divers succès de Magnence.

Jul. or. 1, p. 48 et or. 2, p. 97.

Amm. l. 15, c. 5.

Aur. Vict. de Cæs. p.180 et 181.

Zos. l. 2, c. 50.

Zon. l. 13, t. 2, p. 16.

Il fut bientôt récompensé de cette modération. Plusieurs sénateurs de Rome, ayant traversé le pays avec beaucoup de risque, vinrent se rendre auprès de lui; et Silvanus, fils de Bonit capitaine Franc, qui avait servi Constantin dans la guerre contre Licinius, abandonna tout à coup Magnence, et passa dans le camp ennemi, à la tête d'un corps considérable de cavalerie qu'il commandait. Pour prévenir les suites de cet exemple, Magnence mit ses troupes en mouvement. Il prend d'emblée et pille Siscia. Il ravage toute la rive droite de la Save, qu'il avait repassée; et chargé de butin, il la passe encore au-delà du camp de Constance, et s'avance jusqu'à Sirmium, dans l'espérance de s'en emparer sans coup férir. Le peuple réuni avec la garnison l'ayant repoussé, il marche vers Mursa sur la Drave avec toute son armée. Il en trouva les portes fermées, et les murs bordés d'habitants, qui en défendaient les approches à coups de traits et de pierres. Comme il manquait de machines nécessaires pour une attaque, il essaya de s'ouvrir une entrée en mettant le feu aux portes. Mais outre qu'elles étaient revêtues de fer, les habitants éteignirent le feu en jettant quantité d'eau du haut des murailles. En même temps Constance approchait. A la première nouvelle[Pg 39] du danger où était cette place importante, il s'était mis en marche avec toutes ses troupes; et ayant laissé Cibalis sur la gauche et côtoyé la Drave, il s'avançait en diligence. Magnence lui dresse une embuscade. A quelque distance de la ville était un amphithéâtre entouré d'un bois épais qui en dérobait la vue. Le tyran y fait cacher quatre bataillons gaulois, avec ordre de fondre par-derrière sur l'ennemi, dès que la bataille sera engagée aux portes de la ville. Les habitants ayant du haut des murs aperçu cette manœuvre, en donnent avis à Constance qui charge aussitôt deux capitaines expérimentés, Scudilon et Manadus, de le débarrasser de ces Gaulois. Ces deux officiers à la tête de leurs plus braves soldats et de leurs archers, forcent l'entrée de l'amphithéâtre, ferment les portes, s'emparent des degrés qui régnaient autour dans toute la hauteur, et font des décharges meurtrières. Les malheureux Gaulois, semblables aux bêtes féroces qui avaient quelquefois servi de spectacle dans ce même amphithéâtre, tombent percés de coups les uns sur les autres au milieu de l'arène. Quelques-uns s'étant réunis, et se couvrant la tête de leurs boucliers, s'efforcent de rompre les portes: mais accablés de javelots, ou frappés de coups mortels ils restent sur la place, et pas un ne revient de cette embuscade.

XXXVI. Bataille de Mursa.

Jul. or. 1, p. 35-38, et or. 2, p. 57-60 et 97.

Vict. epit. p. 226.

Eutr. l. 10.

Hier. chron.

Zos. l. 2, c. 51 et 52.

Idat. chron.

Chron. Alex. vel Paschal. p. 292.

Zon. l. 13. t. 2, p. 16 et 17.

Enfin après tant de marches et de mouvements divers, on en vint le 28 septembre à la bataille, qui devait décider du sort de Magnence. Elle fut livrée près de Mursa sur la Drave, où est aujourd'hui le pont d'Essek. Si l'on en croit Zonare, l'armée de Constance était de quatre-vingt mille combattants,[Pg 40] et Magnence n'en avait que trente-six mille; ce qui ne s'accorde guères avec ce que les autres auteurs disent des forces redoutables du tyran. Les deux chefs haranguèrent leurs troupes, et les animèrent par les motifs les plus puissants de l'intérêt, de l'honneur, du désespoir. Constance avait le fleuve à droite: ses troupes étaient rangées sur deux lignes, la cavalerie sur les aîles, l'infanterie au centre. La première ligne était formée par les cavaliers armés de toutes pièces à la manière des Perses, et par l'infanterie chargée d'armes pesantes. A la seconde étaient placés la cavalerie légère, et tous ceux qui se servaient d'armes de jet, et qui ne portaient ni boucliers ni cuirasses. L'histoire ne nous apprend pas la disposition de l'autre armée. On resta en présence la plus grande partie du jour, sans en venir aux mains. Zonare raconte que pendant cette inaction Magnence, séduit par une magicienne, immola une jeune fille; et qu'en ayant mêlé le sang avec du vin, tandis que la prêtresse prononçait une formule exécrable, et qu'elle invoquait les démons, il en fit boire à ses soldats. Sur le déclin du jour les armées s'ébranlèrent, et le choc fut terrible. Constance pour ne pas exposer sa personne, s'était retiré dans une église voisine avec l'Arien Valens, évêque de Mursa: à peine entendit-il le bruit des armes, que frissonnant d'horreur, il essaya de séparer les combattants, en faisant proposer une amnistie pour ceux qui se détacheraient du parti du tyran, avec ordre à ses généraux de faire quartier à tous ceux qui mettraient bas les armes. Cette proclamation fut inutile: on n'entendait plus que les conseils de la fureur. Dès le commencement de l'action, l'aîle[Pg 41] gauche de Constance avait enfoncé l'aîle droite des ennemis, et les cavaliers se livraient déja à la poursuite. Ce premier succès ne décida point la victoire. La nuit survient, et loin de séparer les deux partis, elle semble favoriser leur rage. Les vaincus se rallient; on se bat par pelotons: acharnés les uns sur les autres, ceux-ci ne veulent pas céder l'avantage; ceux-là ne veulent pas le perdre. Les cris des blessés et des mourants, le hennissement des chevaux, le son des instruments de guerre, le bruit des lances et des épées qui se brisent sur les casques et sur les boucliers, toutes ces horreurs enveloppées dans celles de la nuit, rendent le combat affreux. Ils se saisissent corps à corps; ils jettent leurs boucliers, et s'abandonnent l'épée à la main, contents de mourir pourvu qu'ils tuent. Les cavaliers couverts de blessures, ayant rompu leurs armes, sautent à terre et combattent avec le tronçon de leurs lances. Les officiers des deux armées ne se lassent point d'animer l'opiniâtreté des combattants, et de payer eux-mêmes de leur personne: on entend sans cesse répéter de toutes parts: Vous êtes Romains; souvenez-vous de la gloire et de la valeur romaine. Enfin la cavalerie de Constance fait un dernier effort: les archers enveloppent l'armée de Magnence et l'accablent de traits; les cavaliers armés de toutes pièces s'élancent et percent plusieurs fois les bataillons ennemis. Les uns périssent foulés aux pieds des chevaux; les autres se débandent et prennent la fuite: on les pousse jusqu'à leur camp, dont on s'empare aussitôt. Magnence, sur le point d'être pris, change d'habit et de cheval avec un simple soldat, et laissant sur le champ de bataille les marques de la dignité impériale,[Pg 42] pour faire croire qu'il avait péri, il se sauve à toute bride. Ses soldats poursuivis sans relâche se jettent sur la gauche et gagnent les bords de la Drave. Là se fit le plus grand carnage: en un moment les rives furent couvertes d'un monceau d'hommes et de chevaux. Ceux qui accablés de fatigue et de blessures osèrent se jeter à la nage, furent emportés par la rapidité du fleuve.

XXXVII. Perte de part et d'autre.

Selon Zonare la victoire coûta plus aux vainqueurs, que la défaite aux vaincus. Constance perdit trente mille hommes; il en périt vingt-quatre mille de l'armée de Magnence. Tous les auteurs conviennent que cette déplorable journée fit une plaie mortelle à l'empire, et que les plaines de Mursa furent le tombeau de cette ancienne milice, capable de triompher de tous les barbares. L'histoire donne aux Gaulois de Magnence le principal honneur d'une si opiniâtre résistance: presque tous périrent les armes à la main. Les premiers officiers des deux armées perdirent la vie, après s'être signalés par des prodiges de valeur. On nomme du côté de Constance, Arcadius commandant d'un corps qu'on appelait les Abulques, et Ménélaüs chef des cavaliers de l'Arménie, qui tirait trois flèches à la fois, dont il perçait en même temps trois ennemis. Il en tua un grand nombre, et on lui attribue la principale part à la victoire. Comme il avait atteint d'un coup mortel le général de l'armée de Magnence, nommé Romulus, celui-ci tout blessé qu'il était employa ce qui lui restait de vie à l'arracher à celui qui lui donnait la mort. La plus grande perte que fit Magnence, fut celle de Marcellinus: on l'appelait le précepteur du tyran; Magnence lui devait l'empire et tous ses succès. Ce traître n'espérait point[Pg 43] de grâce; il était l'auteur de la mort de Constant, et tous les crimes de Magnence étaient les siens. Aussi brave, aussi intrépide que cruel et scélérat, il ne cessa, tant que dura la bataille, de se trouver au plus fort de la mêlée, et de porter partout aux siens le courage, aux ennemis la terreur et la mort. Dans la déroute il disparut, et l'on ne put retrouver son corps, soit qu'il eût péri en voulant traverser le fleuve, soit qu'il s'y fût précipité par désespoir.

XXXVIII. Ruse de Valens.

Sulp. Sev. l. 2, c. 54.

L'évêque Valens sut à l'occasion de cette bataille profiter de la simplicité de Constance. Renfermé avec l'empereur dans l'église dont j'ai parlé, il avait pris des mesures pour être le premier instruit de l'événement. Son dessein était de se donner le mérite d'annoncer au prince le gain de la bataille, ou d'avoir le temps de se mettre en sûreté, si elle était perdue. Tandis que l'empereur et le petit nombre de courtisans qui l'accompagnaient, transis de crainte et d'inquiétude, attendaient l'issue du combat, il vient tout à coup leur dire que l'ennemi prend la fuite. Constance demande à voir l'auteur de cette heureuse nouvelle; l'hypocrite lui répond qu'elle lui a été apportée par un ange. Le prince crédule conçut dès lors une haute opinion de la sainteté d'un prélat qui était en commerce avec le ciel; et il répétait souvent dans la suite qu'il était redevable de la victoire aux mérites de Valens, bien plus qu'au courage de ses troupes.

XXXIX. Suites de la bataille.

Jul. or. 1, p. 38 et or. 2, p. 58 et 97.

Zon. l. 13, t. 2, p. 17.

Le lendemain matin Constance monta sur une éminence, d'où il découvrait tout le champ de bataille. Plus de cinquante mille morts jonchaient la terre et[Pg 44] comblaient le lit du fleuve. L'empereur moins sensible à la joie d'un succès si important, qu'affligé d'un si horrible spectacle, ne put retenir ses larmes. Il ordonna d'ensevelir sans distinction amis et ennemis, et de n'épargner aucun secours à ceux qui respiraient encore; il recommanda en particulier aux médecins le soin des soldats de Magnence. Il déclara qu'il pardonnait à tous les partisans du tyran, excepté à ceux qui avaient eu part à la mort de son frère. En conséquence un grand nombre de bannis retournèrent dans leur patrie, et rentrèrent en possession de leurs biens. Dans le même temps, la flotte de Constance, qui avait couru les côtes d'Italie, ramena beaucoup de sénateurs romains et d'autres personnes, qui étaient venues s'y réfugier comme dans un asyle.

XL. Magnence se retire en Italie.

Jul. or. 1. p. 38 et or. 2, p. 71.

Amm. l. 16, c. 6.

Idat. chron.

Buch. Cycl. p. 240, 251, 261.

Magnence fuyant à toute bride regagna les Alpes; et comme les premiers froids de l'hiver qui commence de bonne heure dans ces contrées, et la perte que les vainqueurs avaient essuyée, empêchaient Constance de le poursuivre, il eut le temps de fermer les passages des montagnes, en y élevant des forts qu'il pourvut de garnisons. Retiré ensuite dans Aquilée, dès qu'il se crut en sûreté, il oublia sa défaite, et au lieu de s'occuper à la réparer, il se livra aux divertissements et à la débauche. Ce fut alors que Dorus, officier subalterne, chargé du soin des statues de Rome, accusa devant lui Clodius Adelphius, préfet de la même ville, de porter trop haut ses vues ambitieuses. L'histoire ne nous dit pas quelle fut l'issue de cette accusation toujours meurtrière sous un tyran, surtout quand il est malheureux. On voit seulement qu'Adelphius eut Valérius Proculus pour successeur,[Pg 45] le 18 de décembre. Magnence nomma consuls pour l'année suivante son frère Décentius avec Paul qui était apparemment un des principaux de sa faction. Constance prit le consulat pour la cinquième fois, et se donna Gallus pour collègue.

An 352.

XLI. Il fuit dans les Gaules.

Jul. or. 1, p. 39 et 40. et or. 2, p. 71 et 72.

Amm. l. 31, c. 11.

Zos. l. 2, c. 53.

Vict. epit. p. 226.

Grut. Thes. p. 280, no 6.

Cod. Th. lib. 15, tit. 14, leg. 5.

Dès que la saison permit d'ouvrir la campagne, l'empereur marcha vers les Alpes; et il en força le passage, ayant surpris pendant la nuit un château défendu par une forte garnison. Un comte nommé Actus, qui s'était fait prendre exprès par les ennemis, lui en ouvrit les portes. Le même jour avant midi, Magnence qui ne s'occupait que de spectacles, apprit cette nouvelle dans Aquilée au milieu d'une course de chevaux. Il fuit aussitôt avec ce qu'il put rassembler de troupes à la hâte; et n'osant retourner à Rome, où ses cruautés l'avaient rendu odieux, et sa défaite méprisable, il prit la route de la Gaule. Quelques escadrons de cavalerie, envoyés à sa poursuite, l'ayant joint près de Pavie [Ticinum], l'attaquèrent avec plus de chaleur que de prudence, et furent défaits. Tandis qu'il s'éloignait, Rome et l'Italie se déclarent pour Constance. On abat les statues du tyran; on en élève au légitime empereur avec les titres de vainqueur, de restaurateur de Rome et de l'empire, de destructeur de la tyrannie. Constance fait partir une armée navale, qui se joint à la flotte d'Alexandrie pour reconquérir Carthage et l'Afrique; il en envoie une autre en Sicile, et se rend maître du passage des Pyrénées. Toutes ces contrées rentrent avec joie sous son obéissance. Pendant le séjour qu'il fit à Milan[10], il cassa toutes les sentences injustes rendues[Pg 46] par le tyran et par ses officiers; il remit en possession ceux qui avaient été dépouillés de leurs biens, et ne laissa subsister que les contrats civils, passés volontairement et selon les règles.

[10] Constance passa dans la Pannonie la plus grande partie de l'année 351. On voit par ses lois qu'il était à Sirmium le 26 février et le 5 mars; à Sabaria, le 8 avril; il revint à Sirmium, où il se trouvait le 27 avril, le 13 mai et le 24 juin. Il était à Milan le 3 novembre; mais bientôt il revint en Pannonie, et il était encore à Sirmium le 1er décembre.—S.-M.

XLII. Embarras de Magnence.

Jul. or. 1, p. 39 et 40.

Amm. l. 15, c. 6.

Zos. l. 2, c. 53.

Zon. l. 13, t. 2, p. 17.

Magnence ne trouvait pas même de sûreté dans les Gaules. D'un côté les barbares voisins du Rhin, couraient tout le pays; de l'autre les Gaulois soulevés par quelques-uns de leurs chefs, qui étaient restés attachés à l'empereur, avaient conjuré sa perte. Les habitants de Trèves, ayant fermé leurs portes à Décentius, avaient choisi Pœménius pour les commander et les défendre. Dans cette extrémité Magnence se serait volontiers sauvé en Mauritanie; mais outre qu'il manquait de vaisseaux, et que les passages des Pyrénées étaient gardés, il apprit que les Maures s'étaient soumis à Constance. Il essaya d'obtenir grace de l'empereur, et lui députa un sénateur. Constance regarda cet envoyé comme un espion, et lui refusa audience. Quelques évêques qui vinrent ensuite, ne demandaient pour le vaincu que la vie et quelque emploi dans les troupes. Pour toute réponse l'empereur mit en marche son armée, qui fut bientôt grossie d'un grand nombre de déserteurs. Toutes les places se rendaient; et dès cette année il ne resta plus rien à Magnence au-delà des Alpes.

XLIII. Il attente à la vie de Gallus.

Jul. or. 1, p. 39 et 40.

Zon. l. 13, t. 2, p. 17 et 18.

Alors n'espérant plus de pardon, il se résolut à défendre sa vie par toutes sortes de moyens. Il passa l'hiver dans les Alpes Cottiennes, qui sont aujourd'hui[Pg 47] le haut Dauphiné, rassemblant tout ce qu'il pouvait de troupes: et afin de faire diversion en suscitant à Constance de nouveaux embarras du côté de l'Orient, il étendit ses noirs projets jusque sur Gallus, auquel il entreprit d'ôter la vie. Celui qu'il avait à ce dessein envoyé à Antioche, s'établit dans la cabane d'une vieille femme hors de la ville sur les bords de l'Oronte. Il avait déja corrompu plusieurs soldats, lorsqu'un soir, soupant avec eux, il eut l'imprudence de s'entretenir de sa commission en présence de l'hôtesse, qui feignait de ne rien entendre. Dès qu'il fut endormi, elle court à la ville et va donner avis à Gallus. On arrête l'assassin; on le met à la torture: il avoue le crime; il est puni de mort avec ses complices. Magnence désespéré, devient plus farouche que jamais; pour tirer de l'argent des malheureux qui lui restaient assujettis, il n'épargne aucune cruauté. Entre autres supplices, il faisait attacher les hommes par les pieds à un char, et prenait plaisir à les voir traîner, et mettre en pièces entre les rochers.

An 353.

XLIV. Mort de Magnence.

Jul. or. 1, p. 40 et or. 2, p. 74 et 95.

[Themist. or. 6, p. 80.]

Zos. l. 2, c. 54.

Vict. epit. p. 226.

Eutr. l. 10.

Hier. chron.

Chron. Alex. vel Paschal. p. 292.

[Socr. l. 2, c. 32.

Soz. l. 4, c. 7.]

Philost. l. 3, c. 26.

Theoph. p. 37.

Zon. l. 13, t. 2, p. 18.

Idat. chron.

Cellar. geog. t. 1, p. 198.

Banduri, num. in Magn. et Decent.

Till. art. 27, et note 24.

Cod. Th. l. 9, tit. 38. leg. 2, ff. l. 4, t. 20, leg. 3.

[Eckhel, doct. num. vet. t. VIII, p. 121-123.]

A la fin de l'hiver, Constance, qui s'était continué avec Gallus dans le consulat, envoya ses généraux pour terminer la guerre. Magnence fut entièrement défait près d'un lieu nommé alors le mont Séleucus[11], entre le Luc et Gap dans le Dauphiné, et s'enfuit à Lyon. Les soldats qui l'accompagnèrent dans sa fuite,[Pg 48] le voyant sans ressource et ne jugeant pas à propos de périr avec lui, résolurent de le livrer à l'empereur. Ils environnent sa maison, et criant, Vive Constance Auguste, ils le gardent non plus comme leur maître, mais comme leur prisonnier. Magnence effrayé de l'idée des supplices qu'il doit attendre, entre en fureur; il égorge tout ce qu'il a de parents et d'amis auprès de lui, tue sa propre mère, porte à son frère Désidérius qu'il avait fait César, plusieurs coups dont aucun ne fut mortel; et appuyant la garde de son épée contre la muraille, il se perce le sein et expire sur ces corps sanglants. C'était le 11 du mois d'août. Il était âgé d'environ cinquante ans; il avait porté le titre d'Auguste trois ans et près de sept mois. On lui coupa la tête, qu'on porta en spectacle dans toutes les provinces. Sept jours après, son frère Décentius, qui accourait à son secours, et qui était arrivé à Sens, ayant appris sa mort tragique et se voyant lui-même enveloppé de troupes ennemies, s'étrangla de ses propres mains[12]. On peut conjecturer par ses médailles et par celles de Magnence, qu'il avait été associé à l'empire, apparemment dans le même temps que Désidérius avait reçu le titre de César. Celui-ci, dès qu'il fut guéri de ses blessures, se remit à la discrétion de l'empereur. Constance vint à Lyon après la mort de Magnence[13]. Il y était le 6 septembre. C'est la date d'une loi donnée à Lyon, par laquelle il accorde une amnistie générale pour les crimes commis sous la domination du tyran, à la réserve de cinq[Pg 49] crimes atroces qui excluaient tout pardon. La loi ne les spécifie pas; mais on peut conjecturer par une autre loi, que c'étaient le crime de lèse-majesté au premier chef, la violence publique, le parricide, l'empoisonnement, et l'assassinat. Malgré ces amnisties, et quoi qu'en dise Julien, qui fut le panégyriste de Constance tant qu'il eut sujet de le craindre, le vainqueur fit peu de grace au parti vaincu; et s'il épargna Désidérius, comme Zonare donne lieu de le croire, beaucoup d'innocents furent d'ailleurs enveloppés dans sa vengeance. Avant que d'en raconter les tristes effets, je crois devoir m'arrêter pour tracer une idée des lois qui furent publiées depuis la mort de Constantin le jeune. Le fil des événements m'a obligé de différer jusqu'ici cet article, qui n'est pas étranger à l'histoire. Afin d'éviter des interruptions trop fréquentes, je joindrai les lois qui furent données les deux années suivantes, jusqu'à la mort de Gallus.

[11] Cette indication fait voir que les généraux de Constance entrèrent dans la Gaule par le passage du mont Genèvre. L'itinéraire d'Antonin (p. 357, ed. Weissel.) place le mont Séleucus à 24 milles de Vapincum (Gap), et à 26 de Lucus (le Luc) sur la route de Die (Dea Vocontiorum). Cette position répond à Mont-Saléon, petit endroit sur une hauteur à la droite de la petite rivière de Buech, qui se jette dans la Durance. On a trouvé des antiquités romaines dans ce lieu qui est dans le département des Hautes-Alpes.—S.-M.

[12] Le 18 du mois d'août.—S.-M.

[13] Constance était à Ravenne le 21 juillet; à Lyon, le 6 septembre; à Arles, le 3 novembre de cette année. Il se trouvait encore dans cette dernière ville le 23 du même mois.—S.-M.

XLV. Lois touchant la religion.

Cod. Th. lib. 8, tit. 4, leg. 7.

Lib. 9, tit. 17, leg. 1, 2, 3 et 4.

Lib. 16, t. 10, leg. 4, 5, 6, et tit. 2, leg. 8 etc. usque ad 17.

Theod. l. 5, c. 21.

[Socr. l. 5, c. 16.]

Soz. l. 1, c. 7 et 15.

Symm. l. 10, epist. 54.

Suet. in Aug. c. 100.

Dio, l. 51, t. 1, p. 655, ed. Reimar.

Liban. epist. 15, 451, 572.

Till. art. 27. 46, 50.

Hieron. epist. 2, t. 1, p. 8 ed. Vall.

Valent. 111, novel. 12.

Prud. in Symm. l. 1, v. 621.

Depuis que la religion chrétienne était assise sur le trône, d'un côté les empereurs travaillaient à éteindre l'idolâtrie en usant des ménagements d'une sage politique; de l'autre, le zèle des peuples, souvent peu circonspect, s'efforçait d'en détruire les monuments. L'avarice, qui sait se cacher jusque sous le voile de la religion, s'attaquait surtout aux sépultures: ces monuments étaient fort ornés et répandus en grand nombre dans la campagne de Rome. Les particuliers en enlevaient les marbres et les colonnes; ils en détachaient les pierres, pour les faire servir à leurs bâtiments. Constant réprima cet abus par deux lois, qui imposaient aux contrevenants une amende considérable. Il voulut même qu'on recherchât tous ceux qui avaient commis[Pg 50] ces excès depuis le consulat de Delmatius et de Xénophile, c'est-à-dire depuis seize ans. C'était le temps où l'exemple de Constantin, qui ruinait quantité de temples, avait enhardi les chrétiens à ces destructions. Constant ordonna la confiscation des édifices construits aux dépens de ces monuments: il n'excusa pas les magistrats qui en auraient enlevé des débris pour les employer aux ouvrages publics. Il défendit même de démolir les tombeaux, sous prétexte de les réparer, lorsqu'ils commençaient à dépérir, à moins qu'on n'en eût obtenu la permission du préfet de Rome et des pontifes païens, qu'il maintint dans la possession de ce droit. Comme l'abus continua malgré la défense, quelques années après, Constance maître de Rome renouvela ces lois par deux autres plus sévères, qui rappelaient la rigueur des anciennes punitions. Nous avons déja observé que Constant avait défendu les sacrifices: Constance proscrivit aussi le culte public des idoles; il ordonna de fermer les temples dans les villes et dans les campagnes; il menaça de mort et de confiscation de biens ceux qui auraient sacrifié; il étendit cette menace sur les gouverneurs des provinces, qui négligeraient de punir les réfractaires. Magnence, qui n'était chrétien que de nom, avait permis les sacrifices nocturnes; ils furent de nouveau prohibés. Dans la salle où le sénat romain s'assemblait, s'élevait un fameux autel de la Victoire. Il avait été placé par Auguste. La statue de la déesse, autrefois enlevée aux Tarentins, était décorée des ornements les plus précieux qu'Auguste eût rapportés de la conquête de l'Égypte. Les sénateurs prêtaient serment sur cet autel; on y offrait des sacrifices. Constant le fit transporter[Pg 51] hors du sénat, et Symmaque aveuglé de superstition, dans une requête adressée à Valentinien second, et au grand Théodose, semble attribuer à cet attentat prétendu, la fin malheureuse de ce prince. Magnence rétablit l'autel, et n'en fut pas plus heureux. Enfin Constance le fit encore enlever avant que d'entrer dans Rome, où il vint en 357. Ce monument essuya plusieurs autres révolutions: l'idolâtrie s'y tint opiniâtrement attachée; elle le défendit avec chaleur jusqu'à son dernier soupir. En même temps qu'on déclarait une guerre ouverte au paganisme, on n'obligeait personne d'embrasser la religion chrétienne; les supplices ne furent point employés pour forcer la croyance, et les idolâtres ne pouvaient, avec raison, se plaindre d'être persécutés: les princes se contentèrent de faire usage du droit que la souveraineté leur donne sur l'exercice public de la religion dans leurs états. D'ailleurs les temples, quoique fermés, subsistèrent pour la plupart; on conserva aux pontifes païens leurs titres et leurs priviléges: les empereurs même suspendirent leurs coups; ils ne firent pas exécuter leurs lois à la rigueur, et fermèrent les yeux pour ne pas multiplier les châtiments. Les païens illustres par des qualités éminentes n'étaient point exclus des grandes charges; ils partageaient même la faveur des empereurs; et tandis que Céréalis, oncle maternel de Gallus et de la femme de Constance, chrétien zélé, brillait dans la préfecture de Rome et dans le consulat, Anatolius païen déclaré, mais homme d'un rare mérite, faisait successivement un grand rôle dans les deux cours. Constance confirma, il étendit même les immunités que son père avait accordées aux ecclésiastiques: il les exempta, eux et[Pg 52] leurs esclaves, des impositions extraordinaires, et du logement des gens de guerre et des officiers du prince; mais ils restèrent chargés des contributions ordinaires. Il eut soin de mettre un frein à la cupidité, qui pour s'affranchir des fonctions municipales, se jetait dans la cléricature. L'église n'était pas encore assez opulente pour fournir à la subsistance de tous ses ministres; elle leur permettait quelque travail ou quelque commerce; elle présumait, et les lois des empereurs le supposent, que tout ce qu'ils acquéraient au-delà du nécessaire, était employé en aumônes: elle réprouva dans la suite cet usage, qui fut prohibé par une constitution de Valentinien III. Les ecclésiastiques qui gagnaient ainsi leur vie, furent exempts de l'impôt auquel les artisans et les marchands étaient assujettis. Les enfants des clercs furent aussi dispensés des fonctions municipales, lorsqu'ils étaient nés depuis l'engagement de leurs pères dans la cléricature. On admettait alors à la prêtrise et même à l'épiscopat des gens mariés, pourvu que leurs femmes n'eussent pas été convaincues d'adultère; mais il ne leur était pas permis de se marier, dès qu'ils avaient reçu la prêtrise: on ne le permettait même aux diacres que lorsque, dans leur ordination, ils avaient protesté qu'ils n'entendaient pas renoncer au mariage. Le consentement de l'évêque qui les ordonnait après cette protestation, tenait lieu de dispense et leur laissait la liberté de prendre femme; ce qui restait toujours permis aux ministres inférieurs, sans qu'ils fussent obligés de quitter leurs fonctions. Ces exemptions accordées à l'église s'étendaient jusque sur les clercs des moindres villages. La religion, dit Constance dans une de ses lois, fait notre joie et notre gloire; et nous savons[Pg 53] que le ministère des autels est encore plus utile à la conservation de notre état, que les services et les travaux corporels: belle maxime, que ce prince n'a que trop souvent démentie en persécutant les plus saints évêques, et donnant sa confiance à des prélats remplis de malice et livrés à l'erreur. Nous avons une loi fameuse de Constance, par laquelle il soustrait les évêques à la juridiction séculière, et ordonne qu'ils ne soient jugés que par d'autres évêques. Mais cette loi, comme le remarque Godefroi, si elle était générale et perpétuelle, aurait été abrogée par d'autres constitutions de Valentinien premier, de Gratien, d'Honorius, de Théodose le jeune, et par la décision même du concile de Constantinople. Toutes ces autorités décident que les causes qui concernent la religion ressortissent au tribunal ecclésiastique; mais que les causes civiles et criminelles des évêques sont du ressort des juges séculiers. De plus il paraît presque évident par la date et par les termes de cette loi, que ce n'était qu'une ordonnance passagère, surprise à Constance par les évêques ariens, pour opprimer les prélats catholiques dans le concile de Milan, ou pour rendre inutiles leur justes réclamations contre ce concile, et leur fermer l'accès des tribunaux séculiers, auxquels ils avaient recours.

XLVI. Lois concernant l'ordre civil.

Cod. Th. lib. 2, tit. 1, leg. 1.

Lib. 8, tit. 5, leg. 5; t. 10, leg. 2; t. 13, leg. 1, 2, 4.

Lib. 9, tit. 21, leg. 5, 6; tit. 24, leg. 2; tit. 25, leg. 1; tit. 40, leg. 4.

Lib. 10, tit. 1, leg. 6, 7.

Lib. 11, t. 7. leg. 6, tit. 16, leg. 6, 7, 8.

Lib. 12, t. 2, leg. 1.

Lib. 13, tit. 4, leg. 3.

Lib. 15. t. 1, leg. 7, tit. 8, leg. 1.

Cod. Just. Lib. 6, tit. 22, leg. 5.

Lib. 12, tit. 1, leg. 4.

Amm. l. 21, c. 16.

Hilar. in fragm.

Suet. Tib. c. 75.

Constance réprima les concussions des officiers publics, et l'avarice des avocats: il chargea les magistrats de veiller sur ces abus. Les receveurs et les agents du prince se prévalaient de l'autorité que leur donnait leur ministère, pour se dispenser de payer leur part des contributions, et ces immunités usurpées tournaient à la charge des provinces. L'empereur ordonna qu'ils seraient forcés au paiement. Ces mêmes[Pg 54] officiers, coupables de toutes sortes d'injustices et de violences, évitaient souvent la punition, prétendant avoir leurs causes commises devant leurs propres supérieurs; Constance leur ferma cette source d'impunité, en les assujettissant aux juges ordinaires. Les proconsuls et les vicaires des préfets, sous prétexte des besoins publics, s'attribuaient le droit d'imposer aux provinces des taxes au-delà du tarif arrêté par le prince: Constance crut qu'en ôtant aux subalternes tout l'arbitraire, il n'en restait nécessairement encore que trop entre les mains du souverain: il réprima cette usurpation, et ne laissa le pouvoir dont il s'agit qu'aux préfets du prétoire, et même avec réserve. Si les besoins étaient imprévus, et ne souffraient aucun délai, le préfet pouvait imposer de nouvelles taxes, à condition de les faire confirmer par le prince avant que d'en exiger le paiement; mais si les besoins étaient de nature à être prévus, il devait en instruire le prince avant la répartition annuelle, et lui laisser le soin d'augmenter l'imposition selon l'exigence des cas. Ammien Marcellin reproche à Constance d'avoir ruiné les postes de l'empire par les fréquents voyages des évêques, qu'il obligeait sans cesse de se transporter d'une ville à l'autre pour tenir des conciles, leur fournissant les chevaux et les voitures publiques qui ne devaient être employées qu'au service de l'état. Saint Hilaire fait la même plainte. Ce prince s'aperçut lui-même de cet inconvénient; il voulut y remédier par plusieurs lois, dans lesquelles il restreint l'usage de la course publique, et descend dans un grand détail jusqu'à régler le poids dont il serait permis de charger les diverses voitures. Mais son humeur inquiète en matière de religion[Pg 55] ne cessa point de fatiguer les évêques, et les postes se ruinèrent de plus en plus. Constantin avait préféré l'avantage des particuliers aux droits du trésor, dont les prétentions, dit Pline le jeune, ne sont jamais condamnées que sous les bons princes. Constance ne parut pas si désintéressé: il favorisa les poursuites en matière fiscale. Attentif à maintenir les priviléges des sénateurs, il les exempta des contributions qu'on levait dans les provinces pour la construction des ouvrages publics: il voulut que leurs fermiers fussent exempts des services extraordinaires et des fonctions, qu'on appelait sordides, auxquelles le peuple était assujetti. Il accorda aux habitants de Constantinople les mêmes exemptions qu'aux officiers du palais. Occupé ainsi que son père de tout ce qui pouvait contribuer à l'embellissement et à la commodité de la nouvelle capitale, et de plusieurs autres lieux de l'empire, il confirma les priviléges que Constantin avait accordés aux mécaniciens, aux géomètres, aux architectes, à ceux qui travaillaient à la conduite des eaux; et il encouragea ces arts par ses bienfaits. Les villes avaient des revenus destinés à fournir aux dépenses nécessaires; les décurions ou sénateurs municipaux en avaient l'administration; ils en rendaient compte au gouverneur de la province: ces revenus étaient quelquefois prodigués en pensions qui les épuisaient. Constance voulut être instruit des motifs de ces libéralités, et défendit de donner des pensions sans son agrément: il croyait tout le corps de l'empire intéressé à en maintenir les membres dans un état de force et d'opulence, par une prudente économie. Il ne négligea pas ce qui regardait les mœurs et la discipline: il[Pg 56] confirma le droit déja accordé aux pères de révoquer les donations faites à leurs enfants, lorsque ceux-ci se rendaient coupables d'ingratitude, et il donna le même droit aux mères qui étaient citoyennes romaines, pourvu qu'elles vécussent avec décence, et qu'elles n'eussent pas contracté un second mariage. Les païens, pour insulter au christianisme, vendaient leurs esclaves chrétiennes aux courtiers de débauche; elles étaient souvent rachetées par d'autres païens qui les faisaient passer de la prostitution au concubinage, et ces malheureuses victimes restaient ainsi toute leur vie la proie du libertinage et du crime. Constance ne permit qu'aux chrétiens de les racheter: la plupart des chrétiens de ce temps-là méritaient encore que leur maison fût regardée comme un asile d'honnêteté et de pudeur. La sévérité des peines établies pour bannir les crimes produit quelquefois un effet contraire; elle leur procure l'impunité: plus le supplice est rigoureux, plus les juges évitent de trouver des coupables. La loi de Constantin contre le rapt était effrayante; Constant en modéra la rigueur: il ordonna que les criminels auraient la tête tranchée, et laissa subsister la peine du feu déja imposée aux esclaves complices. Par une loi de Constance, l'enlèvement des veuves qui avaient renoncé à un second mariage fut puni comme celui des filles qui avaient consacré à Dieu leur virginité; le consentement même qui suivait le rapt n'exemptait pas du supplice. Le même empereur augmenta cependant en quelques occasions la sévérité des lois pénales établies par son père: il condamna au feu les faux monnayeurs. Un sénatusconsulte, fait sous l'empire de Tibère, prescrivait un intervalle de dix jours entre le[Pg 57] prononcé d'une sentence de mort et l'exécution: Constance ordonna que ceux qui étaient manifestement convaincus d'homicide et d'autres crimes atroces fussent punis sans délai, afin qu'ils n'eussent pas le temps de solliciter leur grace auprès du prince, et d'échapper peut-être par leurs intrigues aux rigueurs de la justice. Il donna aux eunuques le droit de tester; ne croyant pas sans doute qu'ils fussent incapables de disposer de leurs biens, puisqu'il s'en laissait gouverner lui-même.

XLVII. Lois militaires.

Cod. Th. lib. 2, tit. 1, leg. 1.

Lib. 5, tit. 4, leg. 1.

Lib. 7, tit. 1, leg. 2, 4; tit. 9, leg. 1, 2; tit. 13, leg. 1; tit. 20, l. 6, 7; tit. 22, leg. 6 ff. l. 28, tit. 3, leg. 6 ff. 7, et l. 38, tit. 13, leg. 2.

Après la défaite et la mort de Constantin le jeune, les soldats de son frère, répandus en Italie et répartis dans les bourgs et les villages, vivaient à discrétion chez les habitants. Ils s'étaient arrogé des droits imaginaires; et non contents des fournitures établies par les réglements, ils exigeaient par force de leurs hôtes tout ce que l'avidité militaire s'avisait de désirer. Constant arrêta ces extorsions. Constance fut obligé de réprimer la même licence dans ses expéditions contre les Perses, en imposant des peines sévères aux officiers et aux soldats. Mais les empereurs permirent les libéralités volontaires; l'abus continua: le soldat ne manquait pas de moyens pour faire vouloir à des gens sans défense ce qu'il voulait lui-même. Il fallut dans la suite qu'Honorius et Théodose le jeune, afin d'affranchir de toute contrainte les habitants des provinces, leur ôtassent la liberté de s'appauvrir; ils défendirent de donner, sur les mêmes peines qu'ils défendaient d'exiger. La forme des levées de soldats était fort différente de ce qu'elle avait été du temps de la république: les particuliers étaient obligés d'en fournir un certain nombre à proportion de leurs facultés; on[Pg 58] envoyait des officiers dans les provinces pour faire ces levées, et pour examiner l'extraction, l'âge, la taille de ceux qu'on présentait pour la milice. L'âge militaire était alors dix-neuf ans; la taille variait à la volonté des princes, et selon les différents pays: la plus basse était de cinq pieds, la plus haute de six. On exigeait pour l'ordinaire au-dessus de cinq pieds, tantôt six, tantôt sept, tantôt dix pouces. Mais il faut observer que le pied romain était à peu près d'un douzième plus petit que le nôtre. Pour ce qui regarde l'extraction, il fallait qu'ils fussent de condition libre, et qu'ils ne fussent pas attachés à l'ordre municipal. La qualité de décurion exemptait et excluait du service; d'où il arrivait que ceux qui voulaient éviter les travaux de la guerre se faisaient inscrire par faveur sur le rôle des décurions, et que d'autres, pour éviter les fonctions onéreuses de décurion, s'enrôlaient pour la guerre. Les décurions favorisaient le premier abus; le second était appuyé par les commandants des troupes. Constance tâcha de remédier à tous les deux, en prescrivant un examen plus scrupuleux et plus authentique. Hadrien avait ordonné que les biens d'un soldat mort sans testament et sans héritiers légitimes tournassent au profit de sa légion, pourvu qu'il n'eût pas été exécuté pour crime; car en ce cas ils étaient dévolus au fisc. Constance renouvela cette loi, et l'appliqua en particulier aux corps de cavalerie: distinction qui semble avoir échappé à Hadrien, quoique dès le temps de ce prince la cavalerie ne fît plus partie des légions. Constant condamna à une grosse amende les officiers qui donneraient des congés avant le terme de la vétérance, si ce n'était pour cause d'infirmité.[Pg 59] Constance prit de sages mesures pour retenir au service les fils des vétérans. La guerre contre Magnence étant terminée, on congédia un grand nombre de vétérans; plusieurs d'entre eux se livrèrent au brigandage; il s'y joignit des déserteurs. Pour remédier à ce désordre, Constance confirma d'abord les priviléges de la vétérance en faveur de ceux qui feraient preuve d'avoir servi le temps prescrit; et par une seconde loi il leur enjoignit de s'adonner au labourage ou à quelque commerce légitime, sur peine d'être poursuivis comme perturbateurs du repos public. Les soldats refusaient de reconnaître les juridictions civiles; l'empereur leur retrancha cette prétention, source de mille abus: cependant, en matière criminelle, il leur laissa le droit de n'être jugés que par les tribunaux militaires.

FIN DU LIVRE SEPTIÈME.


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LIVRE VIII.

I. Constance épouse Eusébia. II. Il poursuit les partisans de Magnence. III. Paul le délateur. IV. Séditions à Rome. V. Révolte des Juifs. VI. Incursions des Isauriens. VII. Entreprise des Perses sur l'Osrhoëne. VIII. Course des Sarrasins. IX. Mauvaise conduite de Gallus. X. Méchanceté de Constantine. XI. Espions de Gallus. XII. Talassius tâche en vain de le contenir. XIII. Portrait avantageux que quelques auteurs font de Gallus. XIV. Histoire d'Aëtius. XV. Guerre contre les Allemans. XVI. Les Allemans demandent la paix. XVII. Harangue de Constance à ses soldats. XVIII. Cruautés de Gallus. XIX. Mort de Théophile. XX. Massacre de Domitien et de Montius. XXI. Poursuite des prétendus conjurés. XXII. Ursicin obligé de présider à leur jugement. XXIII. Ils sont condamnés à mort. XXIV. Perte de Gallus résolue. XXV. Mort de Constantine. XXVI. Gallus se détermine à partir. XXVII. Il est arrêté à Pettau. XXVIII. Mort de Gallus. XXIX. Joie de la cour. XXX. Délateurs. XXXI. Péril d'Ursicin. XXXII. Et de Julien. XXXIII. Poursuite des partisans de Gallus. XXXIV. Punition des habitants d'Antioche. XXXV. Festin malheureux d'Africanus. XXXVI. Guerre contre les Allemans. XXXVII. Complot contre Silvanus. XXXVIII. Découverte de l'imposture. XXXIX. Jugement des coupables. XL. Révolte de Silvanus. XLI. Ursicin est envoyé contre Silvanus. XLII. Déguisement d'Ursicin. XLIII. Mort de Silvanus. XLIV. Joie de Constance. XLV. Punition des amis de Silvanus. XLVI. Intrépidité de Léontius, préfet de Rome. XLVII. Constance jette les yeux sur Julien pour le faire César. XLVIII. Études de Julien. XLIX. Il se livre à la magie et à l'idolâtrie. L. État de Julien après la mort de Gallus. LI. Julien à Athènes. LII. Il est rappelé à Milan. LIII. Il[Pg 61] paraît à la cour. LIV. Il est nommé César. LV. Captivité de Julien dans le palais. LVI. Il part pour la Gaule. LVII. Nouvelles cabales des Ariens. LVIII. Exil et mort de Paul de C. P. LIX. Concile d'Arles. LX. Fourberie des Ariens. LXI. Concile de Milan. LXII. Exil des évêques catholiques. LXIII. Liberté des évêques contre Constance. LXIV. Exil de Libérius.

An 353.

I. Constance épouse Eusébia.

Jul. ad Ath. p. 273; et or. 3, p. 102-130 passim.

Amm. l. 16, c. 10; l. 17, c. 7; l. 21, c. 6.

Ath. ad monach. hist. Arian. c. 6, t. 1, p. 347.

Zos. l. 3. c. 1 et 2.

Vict. epit. p. 227 et 228.

Suid. in Λεόντιος.

Pendant que Magnence, retiré dans les Alpes, était livré aux noirs accès d'une farouche mélancolie, Constance, qui depuis quelques années avait perdu sa première femme, ajoutait à la joie de sa victoire celle d'un second mariage. Il épousa Eusébia qu'il envoya chercher à Thessalonique, où elle était née. Toute la magnificence impériale éclata dans ce voyage. Eusébia était fille d'un consulaire, dont on ignore le nom: on sait seulement qu'il fut le premier de sa famille honoré du consulat. La mère d'Eusébia, devenue veuve à la fleur de son âge, s'était étudiée à lui donner une éducation brillante: cette jeune fille avait reçu de la nature toutes les grâces de la beauté; elle y joignit les avantages que procure le savoir, quand il cherche à nourrir l'esprit, plutôt qu'à se répandre. Elle était insinuante, adroite, persuasive; qualités dangereuses dans la femme d'un souverain, lorsqu'elles ne se rencontrent pas avec les vertus que Julien attribue à Eusébia. Ce prince qui lui fut redevable de sa fortune, et peut-être de la vie, a composé son panégyrique. Il y relève la pureté de ses mœurs, sa tendresse pour son mari, sa droiture, son humeur bienfaisante et généreuse. Il lui fait même un mérite de ce qui pourrait[Pg 62] également fonder un reproche; il dit qu'elle employait tout le crédit qu'elle avait sur son mari à obtenir la grace des coupables; et que dès qu'elle se vit à la source des faveurs, elle les versa abondamment sur ses parents et sur les amis de sa famille. Mais la noire jalousie qui la porta dans la suite aux plus affreux excès contre Hélène, femme de Julien lui-même, dément une grande partie de ces éloges. Un auteur plus impartial l'accuse d'avoir pris trop d'empire sur son mari, et d'avoir fait tort à la réputation de Constance par les intrigues des femmes qui la servaient, et qui entrèrent aussi-bien qu'elle trop avant dans les affaires du gouvernement. Elle conserva cet ascendant tant qu'elle vécut; et Constance, pour lui faire honneur, forma un nouveau département, qu'il nomma Pietas: ce mot exprime en latin ce que signifie en grec le nom d'Eusébia. Ce diocèse comprenait la Bithynie; il n'en est plus parlé depuis la mort de Constance. Eusèbe et Hypatius, tous deux frères d'Eusébia, furent consuls en 359. On ne peut s'empêcher de croire qu'elle s'entendait parfaitement avec son mari pour favoriser l'arianisme; et saint Athanase dit que les Ariens trouvaient un puissant appui dans les femmes de la cour. Cette princesse était fière, et sa fierté fut un jour rudement heurtée par celle de Léontius, Arien, évêque de Tripoli en Lydie. Les Ariens étaient assemblés en concile, et les évêques s'empressaient de rendre à l'impératrice une espèce d'adoration qu'elle recevait avec hauteur. Léontius se dispensa seul de ces hommages, et n'alla point au palais. La princesse, piquée d'un mépris si marqué, lui en fait faire des reproches; elle offre de lui bâtir une grande[Pg 63] église, et de le combler de présents s'il vient lui rendre visite: Dites à l'impératrice, répondit Léontius, qu'en exécutant ce qu'il lui plaît de promettre, elle ne ferait rien pour moi; tous ces bienfaits tourneraient à l'avantage de son ame. Si elle veut une visite de ma part, qu'elle la reçoive avec les égards qu'elle doit aux évêques. Quand j'entrerai, qu'elle se lève aussitôt de son siége; qu'elle vienne au-devant de moi, et qu'elle s'incline profondément pour recevoir ma bénédiction. Je m'asseyerai ensuite, et elle se tiendra debout dans une contenance modeste, jusqu'à ce que je lui fasse signe de s'asseoir. A ces conditions j'irai la voir; autrement, elle n'est ni assez puissante ni assez riche pour m'engager à trahir la majesté du caractère épiscopal. Un cérémonial si nouveau, et prescrit avec tant d'arrogance, révolta l'impératrice: elle se répand en menaces, et, pour les effectuer, elle court à son mari; elle se plaint amèrement de l'insolence du prélat, elle exige une prompte vengeance. Constance craignait encore plus les évêques qu'il ne craignait sa femme: loin de la satisfaire, il fit de grands éloges de Léontius, qui en méritait aussi peu que la princesse. L'empereur se ressentit lui-même dans la suite de cette dureté, qu'il appelait une liberté apostolique. Un jour qu'il était assis entre plusieurs évêques, et qu'il proposait quelques réglements ecclésiastiques, dont il ne se mêlait que trop, tandis que les autres prélats applaudissaient à l'envi à toutes ses paroles, Léontius gardait un profond silence. Constance, avide de louanges, lui en demanda la cause. Je m'étonne, dit brusquement Léontius, que chargé des affaires de la[Pg 64] guerre et du gouvernement civil, vous vous ingériez de régler la conduite des prélats sur des objets qui sont uniquement de leur compétence. Il n'en fallut pas davantage pour intimider Constance; il n'osa plus faire de leçons aux évêques ariens, et se contenta de persécuter les prélats catholiques.

II. Il poursuit les partisans de Magnence.

Amm. l. 14, c. 5.

Zos. l. 2, c. 55.

[Liban. or. 10. t. 2, p. 285 et 286, ed. Morel.]

Themist. or. 6, p. 80.

L'empereur ne resta que peu de jours à Lyon. Il alla passer l'hiver dans la ville d'Arles, où il s'arrêta jusqu'au printemps de l'année suivante[14]. Il y donna le 10 octobre des jeux magnifiques sur le théâtre et dans le cirque. C'était la fin de la trentième année depuis qu'il avait été créé César. Il se voyait enfin paisible possesseur de tout l'empire. La prospérité porta dans cette ame faible tout ce qu'elle a de poison. Il devint superbe, vindicatif, sanguinaire. Il oublia qu'il avait pardonné à ses ennemis. La première victime qu'il sacrifia à son ressentiment, fut le comte Gérontius; ce comte fut condamné à un exil perpétuel, après avoir essuyé les plus cruelles tortures. Le seul caprice retenait quelquefois la vengeance de Constance: il fit grace à Titianus le plus coupable de tous; et cette clémence bizarre a fondé les éloges de ses adulateurs; mais il fit périr des innocents, et c'est ce que l'histoire ne lui pardonnera jamais. Bientôt les délateurs se mirent en mouvement. C'était être convaincu, que d'être accusé. Livré aux soupçons, Constance ne voyait qu'attentats contre sa personne. On chargeait de fers, on traînait dans les prisons des personnages distingués par les dignités civiles et militaires, ou par leur noblesse; et sur des accusations sans preuves, ou même sur des bruits incertains[Pg 65] sans accusateur, on confisquait leurs biens, on les reléguait dans des îles désertes, on les condamnait à mort. Ces défiances étaient nourries par les flatteurs de cour, qui se faisaient un mérite d'exagérer les moindres fautes, et d'envenimer les actions les plus indifférentes. Ils reprochaient sans cesse à l'empereur son excessive indulgence, ils feignaient de trembler pour sa vie; et leurs larmes perfides et meurtrières, en amollissant le cœur du prince en leur faveur, le rendaient dur et inflexible pour tous les autres. C'était la coutume de présenter à l'empereur les sentences de condamnation, et les princes les plus inexorables les avaient quelquefois révoquées: jamais Constance n'usa de cette modération à l'égard des partisans de Magnence vrais ou supposés; Eusébia n'osa jamais demander grace pour aucun d'eux; et cette implacable sévérité, que l'âge adoucit ordinairement, croissait en lui de jour en jour.

[14] Voyez la note ajoutée, liv. VI, § 44.—S.-M.

III. Paul le délateur.

Amm. l. 14, c. 5.

Liban. or. 9, t. 2, p. 214.

Le plus méchant, et par-là le plus accrédité de tous les délateurs était Paul, secrétaire du prince. On le surnommait [Catena ou] la Chaîne, à cause de sa pernicieuse adresse à lier ensemble les accusations, et à les faire naître l'une de l'autre. Il était eunuque, né en Espagne, fort habile à découvrir et même à supposer des criminels. Il parcourait les provinces, semant l'effroi et lançant de toutes parts les traits de la calomnie. Souvent les accusés ne survivaient pas à l'information; ils expiraient dans la question même sous les coups de lanières armées de balles de plomb. Par cette apparence de zèle il s'était attiré la confiance du prince et les malédictions de tout l'empire. Envoyé dans la Grande-Bretagne pour y rechercher quelques officiers, qui avaient trempé dans la conspiration de Magnence, il[Pg 66] ne se borna pas à l'exécution de ses ordres. C'était une bête féroce qui se lançait sur toutes les familles, sans distinction de l'innocent et du coupable. On ne voyait que fers et que supplices; tout retentissait de gémissements. Martin qui gouvernait cette province, comme vicaire du préfet des Gaules, en fut attendri. Après avoir inutilement supplié plusieurs fois cet impitoyable commissaire, d'épargner au moins ceux qui étaient irréprochables, il le menaça d'aller porter ses plaintes à l'empereur. Pour se délivrer d'un témoin si importun, Paul l'attaqua lui-même; il entreprit de le faire charger de chaînes et conduire à la cour avec plusieurs autres officiers. Martin voyant sa perte assurée, s'il ne prévenait ce scélérat, se jette sur lui l'épée à la main; mais ayant manqué son coup, il tourne son épée contre lui-même et se la plonge dans le sein. La province le pleura; mais Paul couvert de sang et triomphant du succès de ses crimes retourne à la cour, traînant après lui les malheureuses victimes de ses calomnies: elles n'y trouvèrent que des tortures, et un maître sourd aux cris de l'innocence. Plusieurs furent proscrits, d'autres exilés, quelques-uns mis à mort.

IV. Séditions à Rome.

Amm. l. 14, c. 6.

Liban. or. 10, t. 2, p. 285 et 286.

Symm. l. 9, epist. 121 et passim.

Grut. ins. p. 38, no 6; p. 284, no 8; p. 438, no 1.

Des maux si funestes n'excitaient que des murmures secrets; mais la disette du vin souleva la populace de Rome. Memmius Vitrasius Orfitus était préfet de cette ville, après avoir été proconsul d'Afrique. C'était un homme d'esprit et de naissance, instruit dans les affaires, mais très-peu dans les lettres; et cette ignorance qui porte la grossièreté jusque dans la plus haute fortune, fut sans doute le principe de l'arrogance qu'on lui reproche. Il était païen; il fit bâtir ou plutôt réparer un temple d'Apollon. Sa fille fut mariée au fameux[Pg 67] Symmaque, le zélé défenseur du paganisme. On le voit deux fois revêtu de la préfecture de Rome. Il entra dans cette charge pour la première fois cette année, le 6 décembre. Le vin ayant manqué, le peuple de Rome alors aussi frivole et aussi dissolu que ses ancêtres avaient été sobres et sérieux, excita plusieurs émeutes fort vives et fort tumultueuses. Nous apprenons cependant par les inscriptions, que ce même peuple, sans doute après une meilleure vendange, fit ériger de concert avec le sénat une statue au même Orfitus. Pendant ce temps-là les Barbares continuaient de piller les Gaules; et les soldats qui avaient servi sous Magnence, s'étant débandés après sa défaite, infestaient tous les chemins.

V. Révolte des Juifs.

Spon. misc. p. 202.

Hier. chron. Aur. Vict. de Gæs. p. 180.

Socr. l. 2, c. 33.

Soz. l. 4, c. 7.

Theoph. p. 33.

[Cedr. t. 1, p. 299.]

Les Juifs y commirent aussi quelques désordres. Ils poignardèrent sur les bords de la Durance[15] un officier, qui après avoir gouverné l'Egypte venait en Gaule par ordre de l'empereur. C'était peut-être une étincelle de l'incendie qui s'était peu auparavant allumé dans la Palestine. Les Juifs de Diocésarée, ayant pris les armes, massacrèrent la garnison pendant la nuit; se donnèrent pour roi un nommé Patricius, firent des courses dans les contrées voisines, et égorgèrent un grand nombre de Samaritains et d'autres habitants du pays. Gallus qui était à Antioche envoya des troupes pour réduire ces furieux. Ils furent passés au fil de l'épée; on n'épargna pas même l'âge le plus tendre. On détruisit par les flammes Diocésarée, Tibériade, Diospolis et quelques villes moins considérables.

[15] Dans un endroit nommé Vicus C. Petronii, actuellement Peyrvis. C'est un village du département des Basses-Alpes, sur la droite de la Durance. On y a trouvé l'épitaphe de cet officier.—S.-M.

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VΙ. Courses des Isauriens.

Amm. l. 14, c. 2.

Plusieurs autres provinces de l'Asie éprouvaient de grands ravages de la part des Isauriens, des Perses et des Sarrasins. Les Isauriens, peuple de brigands, défendus par les rochers du mont Taurus contre la puissance romaine dont ils étaient environnés, vaincus autrefois mais sans être domptés par P. Servilius qui prit le titre d'Isaurique, avaient enfin cédé à la valeur de l'empereur Probus: il les avait chassés de leurs retraites. Rappelés ensuite par la liberté, qui s'était conservé ces affreux asyles dans le centre de l'empire, ils sortaient de temps en temps de leurs forts comme des bêtes féroces, venaient à l'improviste piller les plaines voisines, et se retiraient chargés de butin, avant qu'on eût le temps de les poursuivre. Leur audace s'était accrue par l'impunité. Ils étaient encore animés par un sentiment de vengeance: quelques-uns de leurs camarades, pris dans une course, avaient été inhumainement livrés aux bêtes dans l'amphithéâtre d'Iconium. S'étant donc réunis, ils descendent comme une nuée, et se répandent vers les contrées maritimes. Là, cachés tout le jour dans des chemins creux et dans des vallons, ils s'approchaient pendant la nuit des bords de la mer, épiant les vaisseaux qui venaient mouiller au rivage. Dès qu'ils croyaient les navigateurs endormis, se glissant le long des cables, et se rendant maîtres des chaloupes, ils sautaient dans les vaisseaux, égorgeaient tous ceux qui s'y trouvaient, et emportaient les marchandises. Lorsque le bruit de ces brigandages se fut répandu, les marchands rangeaient les côtes de Cypre, pour éviter ces embuscades funestes. Les Isauriens, privés de leur proie, se jettent sur la Lycaonie, et se rendant maîtres des passages, ils pillent le pays et détroussent les voyageurs.[Pg 69] En vain les soldats romains, cantonnés dans les villes et dans les forts d'alentour, se rassemblent pour leur donner la chasse: les Barbares accoutumés à courir dans les lieux les plus escarpés, comme dans des plaines, échappaient à la poursuite; et si les Romains s'obstinaient à gravir sur leurs rochers, on les accablait de traits et de pierres; ceux qui parvenaient au sommet, ne pouvaient s'y former, ni même assurer leurs pas; et les ennemis voltigeant autour d'eux les choisissaient à leur gré, et en faisaient un grand carnage. On prit le parti de ne les plus poursuivre sur les hauteurs, mais de les surprendre dans le plat pays. Cette conduite réussit; on leur dressait partout des embuscades, où ils laissaient toujours grand nombre des leurs. Rebutés de tant de pertes, ils quittent la Lycaonie, et par des sentiers détournés ils prennent la route de la Pamphylie, dont le terrain était plus montueux et plus favorable à leur façon de faire la guerre. Cette province fertile et peuplée, n'avait depuis long-temps éprouvé aucun ravage. Cependant comme on y craignait toujours les incursions de ces Barbares, elle était garnie de troupes romaines. Les Isauriens traversant les montagnes à la hâte, pour prévenir le bruit de leur marche, arrivent pendant la nuit au bord du Mélas, fleuve resserré dans un lit étroit, et par cette raison très-profond et très-rapide. Ils s'attendaient à le passer sans obstacle, et à piller impunément les campagnes. Au point du jour, pendant qu'ils rassemblaient des barques de pêcheurs et qu'ils préparaient des radeaux, ils sont étonnés de voir accourir en diligence les troupes qui étaient en quartier d'hiver à Sidé, ville considérable dans le voisinage. Elles se postent sur la rive opposée; et à couvert d'une haie[Pg 70] de boucliers elles percent de traits et tuent à coup de lances ceux qui se hasardaient à passer le fleuve. Les Barbares après plusieurs tentatives inutiles, tournent du côté de Laranda. Ils attaquent les bourgs des environs; la contrée était riche; mais la rencontre d'un corps de cavalerie les oblige à quitter la plaine. Pour augmenter leurs forces, ils font venir de leur pays ce qu'ils y avaient laissé de jeunesse. Comme ils manquaient de vivres, ils essayèrent de se rendre maîtres du château de Palée, garni d'une forte muraille, près de la mer. C'était le magasin des troupes de ces contrées. Ils l'attaquent pendant trois jours et trois nuits sans succès. Enfin, animés par la faim et par le désespoir, ils forment une entreprise qui semblait au-dessus de leurs forces; c'était de s'emparer de Séleucie capitale de l'Isaurie. Le comte Castricius y commandait trois légions; on donnait alors ce nom à des corps de mille ou douze cents hommes. A l'approche des Barbares les troupes sortent de la ville, passent le pont du Calycadnus qui en baignait les murs, et se rangent en bataille. Elles avaient ordre de tenir ferme, mais de ne point attaquer: le comte ne voulait rien risquer contre des désespérés, supérieurs en nombre. A la vue de ces troupes les brigands font halte; ils s'avancent ensuite à petits pas, d'un air menaçant. Les Romains, frappant leurs boucliers avec leurs épées, allaient engager le combat, lorsque leurs chefs fidèles, aux ordres du comte, firent sonner la retraite. On rentre dans la ville, on ferme les portes, on garnit de soldats les murs et les remparts; on y amasse quantité de pierres et de traits, pour en accabler ceux qui oseraient approcher. Les Isauriens sans se hasarder tiennent la ville bloquée, et enlevant les convois qui venaient[Pg 71] par le fleuve, ils s'entretiennent dans l'abondance, tandis que les assiégés après avoir consommé presque tous leurs vivres, commençaient à craindre les horreurs de la famine. Gallus, averti du péril où se trouvait la ville, envoya ordre à Nébridius, comte d'Orient, de la secourir. Ce comte, ayant rassemblé tout ce qu'il put de troupes, y marcha en diligence; les Isauriens n'osèrent l'attendre, et s'étant débandés, ils regagnèrent leurs montagnes.

VII. Entreprise des Perses sur l'Osrhoène.

Amm. l. 14, c. 3.

Sapor était engagé dans une guerre difficile contre des nations barbares, qui ne cherchant que le pillage, l'attaquaient lui-même, quand elles ne le servaient pas contre les Romains. Nohodarès, un de ses généraux, chargé d'inquiéter la Mésopotamie, cherchait l'occasion d'y faire quelque entreprise. Mais comme cette province, exposée aux insultes des Perses, était en état de défense, il tourna sur la gauche et vint camper sur la frontière de l'Osrhoène. Il méditait un dessein dont le succès lui aurait ouvert tout le pays. Batné[16] était une ville de l'Osrhoène[17] bâtie par les Macédoniens à peu de distance de l'Euphrate. Il s'y tenait tous les ans vers le commencement de septembre une foire célèbre, où l'on venait de toutes parts, même des Indes et du pays des[Pg 72] Perses[18], vendre et acheter des marchandises. Le général, ayant mesuré sa marche pour surprendre la ville dans ce temps-là, s'avançait par des plaines désertes le long du fleuve Aboras[19], lorsque quelques soldats échappés de son armée, pour éviter une punition qu'ils méritaient, vinrent donner l'alarme aux postes des Romains qui étaient le plus à portée de secourir la ville, et firent échouer l'entreprise.

[16] Ce nom est commun à plusieurs localités de la Syrie septentrionale et de la Mésopotamie. Il signifie en arabe et en syriaque une vallée arrosée et propre à la culture. Il désigne ici la ville appelée par les modernes Seroudj, à une petite distance a l'ouest d'Édesse, entre cette ville et l'Euphrate.—S.-M.

[17] Ou plutôt dans l'Anthémusiade; c'est au moins ce que dit Ammien Marcellin; et l'Anthémusiade tirait son nom d'une ville qui avait reçu des Macédoniens le nom d'Anthemusias. Elle était limitrophe de l'Osrhoène, dans laquelle elle fut ensuite comprise. Elle était entre cette province et l'Euphrate. Du temps de Trajan elle était gouvernée par un prince particulier. Voyez Dion-Cassius, l. 68, § 21, t. II, p. 1137, ed. Reimar.—S.-M.

[18] Les Chinois eux-mêmes venaient commercer dans ce lieu. Car c'est eux qu'Ammien Marcellin désigne sous le nom de Sères. Ad commercenda quæ Indi mittunt et Seres. Voyez ce que j'ai dit au sujet des relations des Chinois avec les Romains, dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 2, p. 30 et suivantes.—S.-M.

[19] Ce fleuve, nommé par les Arabes Khabour, traverse la Mésopotamie et se jette dans l'Euphrate.—S.-M.

VIII. Courses des Sarrasins.

Amm. l. 14, c. 4.

Ptol. Geog. l. 6, c. 7.

Cellar. l. 3, c. 14, p. 586.

Du côté de l'Arabie les Sarrasins, que les Romains n'auraient voulu avoir ni pour amis à cause de leur perfidie, ni pour ennemis à cause de leur valeur, fondaient comme des oiseaux de proie sur toutes les contrées voisines. Leur promptitude à se montrer et à disparaître rendait également la précaution impossible et la poursuite inutile. Cette nation, depuis si fameuse, et dont les Romains n'avaient appris le nom que du temps de Marc-Aurèle, avait d'abord habité un canton de l'Arabie Heureuse. Ensuite devenue très-puissante, elle donna son nom à tous les Arabes qu'on appelait Nomades ou Scénites, parce qu'ils étaient errants, et qu'ils n'avaient pour demeures que des tentes[20]. Ils s'étendaient alors le long du golfe, tant du côté de l'Egypte que du côté de l'Arabie, jusqu'à l'Euphrate près de l'ancienne Babylone; et les diverses hordes d'Arabes, répandues depuis long-temps dans la Mésopotamie, s'étaient[Pg 73] liguées avec eux. Les Sarrasins ne savaient ni conduire la charrue ni cultiver les arbres. Tous guerriers, courant sans cesse, nuds jusqu'à la ceinture, sans lois comme sans demeure fixe, ils ne vivaient que de leur chasse, d'herbages, et du lait de leurs troupeaux. La plupart ignoraient jusqu'à l'usage du pain et du vin. Ils montaient des chevaux fort vîtes ou des dromadaires. Les deux sexes étaient fort adonnés à l'amour: leur mariage n'était qu'un engagement passager pour le nombre d'années dont les deux époux convenaient. La femme apportait pour dot une lance et une tente: après le terme expiré elle était la maîtresse de s'engager ailleurs. Toujours en course avec son mari, ses enfants devenaient errants dès qu'ils étaient nés.

[20] Σχηνὴ, en grec signifie tente.—S.-M.

IX. Mauvaise conduite de Gallus.

[Julian. ad Athen. p. 271 et misop. p. 340.]

Amm. l. 14, c. 7.

Liban. vit. t. 2, p. 34.

Aur. Vict. de cæs. p. 180.

Eutr. l. 10.

Zon. l. 13, t. 2, p. 18.

Les alarmes que donnaient ces Barbares passaient avec eux, et ne s'étendaient qu'à quelques contrées. Mais un mal perpétuel, attaché, pour ainsi dire, aux entrailles, et qui se faisait sentir à tous les membres, c'était le prince même qui gouvernait cette partie de l'empire. Gallus, ayant rapidement passé d'un état d'oppression à la dignité de César, devint tyran dès qu'il ne fut plus captif. Ebloui de la splendeur de sa naissance, à laquelle sa double alliance avec l'empereur ajoutait un nouvel éclat, héritier présomptif de tout l'empire, il agissait déja en maître absolu. Dépourvu de lumières, et d'autant plus attaché à son sens, il aimait la flatterie; son goût pour les éloges allait jusqu'à obliger quelquefois les sophistes à prononcer devant lui son propre panégyrique. Libanius fut redevable de la vie à ce mauvais usage qu'il faisait de son éloquence. Accusé faussement de plusieurs crimes, il trouva le prince qu'il avait loué équitable pour cette fois; son accusateur qui s'était[Pg 74] cru assez fort devant le César, étant renvoyé aux tribunaux ordinaires, n'osa s'y présenter. Le penchant de Gallus à la cruauté se fit d'abord connaître dans les spectacles de l'amphithéâtre: plus ils étaient sanglants, plus on voyait éclater sa joie. Une si funeste inclination attira bientôt autour de lui un essaim de délateurs. Ces artisans de calomnie imputaient à ceux qu'ils voulaient perdre, tantôt des complots criminels, tantôt des opérations magiques, qui supposent autant d'imbécillité dans le prince qui les craint, que dans le scélérat qui les tente.

X. Méchanceté de Constantine.

Amm. l. 14, c. 1.

Liban. epist. 604, ad Chromat. et 320, ad Clemat. ed. Wolf.

Constantine, fille et sœur d'empereurs, veuve d'un roi, décorée du nom d'Auguste, avait apporté à Gallus avec l'orgueil de tant de titres une ame cruelle, et des conseils pernicieux. C'était une furie altérée de sang humain. Aussi avare qu'impitoyable, elle vendait la conscience de son mari et la vie des plus innocents. Clématius d'Alexandrie, homme vertueux, qui avait été gouverneur de Palestine, fut sollicité par sa belle-mère embrasée d'un amour incestueux, et la rebuta. Cette femme criminelle s'introduisit secrètement chez Constantine; elle lui fait présent d'un collier de grand prix, et elle obtient un ordre adressé à Honoratus, comte d'Orient, de faire condamner Clématius à la mort, sans lui permettre de se défendre. Les mauvais juges ne sont pas rares sous les mauvais princes; l'ordre ne fut que trop fidèlement exécuté.

XI. Espions de Gallus.

Amm. l. 14, c. 1.

Liban. in Antiochico, t. 2, p. 387.

Dionys. Halic. l. 4.

Tac. ann. l. 4.

Dio-Cas. l. 58, t. 2, p. 887, ed. Reimar.

Treb. Poll. in Gallieno.

Ce premier crime fut comme le signal des plus énormes injustices. Le soupçon le plus léger attirait sans examen les plus cruelles disgraces. Plusieurs familles riches et illustres furent désolées. On en vint jusqu'à ne plus observer les formes de justice, que les tyrans même ont coutume de respecter. Il n'était plus[Pg 75] besoin d'accusation ni de jugement: un ordre du prince, sans autre procédure, tenait lieu d'une condamnation juridique. Gallus et Constantine, comme s'ils eussent cherché à multiplier les coupables, envoyaient sous main des inconnus dans tous les quartiers d'Antioche, pour recueillir et leur rapporter les discours des habitants. Ces ames vénales et perfides s'insinuaient dans tous les cercles, pénétraient sous l'habit de mendiants dans les maisons les plus considérables, concertaient ensemble leurs mensonges; et se rendant au palais par des entrées secrètes, ils envenimaient ce qu'ils savaient, supposaient ce qu'ils ne savaient pas, et n'omettaient que les louanges qu'ils entendaient quelquefois donner au prince par des gens plus circonspects que sincères. Cette sourde inquisition jetait la défiance dans les familles, elle inquiétait le commerce le plus intime; et ces rapports infidèles produisaient souvent des scènes sanglantes. Gallus, non content de mettre en œuvre, comme Tarquin le Superbe et Tibère, ces indignes ressorts de la politique, faisait lui-même, ainsi que Gallien, le honteux métier d'espion. Travesti et accompagné de quelques confidents armés d'épées sous leur robe, il courait le soir les cabarets et les rues de la ville; et se mêlant parmi la populace il demandait à chacun ce qu'il pensait du prince. Mais comme Antioche était pendant la nuit éclairée par des lanternes publiques, ayant été plusieurs fois reconnu, il s'abstint enfin de cette curiosité indécente et périlleuse.

XII. Thalassius tâche en vain de le contenir.

Amm. l. 14, c. 1.

Thalassius, préfet du prétoire d'Orient, chargé d'éclairer la conduite de Gallus, au lieu d'user des ménagements propres à retenir un jeune prince, l'irritait[Pg 76] au contraire par l'aigreur de ses reproches. Ce surveillant indiscret et impérieux se faisait un devoir de ne jamais rien adoucir; et par un effet de son humeur dure et hautaine, d'un côté il chargeait les rapports qu'il envoyait à Constance, de l'autre il bravait Gallus en affectant de lui laisser connaître sa correspondance avec l'empereur.

XIII. Portrait avantageux que quelques auteurs font de Gallus.

Jul. ad Ath. p. 271 et 272.

Zos. l. 2, c. 55.

Hier. chron. Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 62.

Theod. l. 3, c. 3.

Soz. l. 4, c. 7.

Philost. l. 3, c. 28.

Theoph. p. 34.

Tel est le portrait que les histoires les plus détaillées nous ont laissé du gouvernement de Gallus. Julien l'excuse; il attribue la dureté de son caractère aux mauvais traitements qu'il avait essuyés pendant sa première jeunesse. Zosime est trop zélé partisan de Julien pour le démentir: il prétend que la disgrace de Gallus ne fut qu'un effet de la malice des courtisans et des eunuques. Les écrivains ecclésiastiques s'accordent presque tous sur les louanges de ce prince; ils lui font honneur de plusieurs succès qu'il eut contre les Perses, dont ils ne donnent cependant aucun détail; ils lui supposent une ame vraiment royale; ils relèvent sa piété. Mais quelque respectable que soit le témoignage de quelques-uns de ces auteurs, des éloges vagues et destitués de preuves, ne me semblent pas devoir l'emporter sur l'autorité d'Ammien Marcellin, historien fidèle, désintéressé, témoin lui-même de tout ce qu'il raconte, et qui peint le caractère de Gallus par des faits circonstanciés. La translation des reliques de saint Babylas, la destruction de l'idolâtrie à Daphné, le contraste qu'on était bien aise de faire valoir entre Gallus et Julien, lorsque celui-ci eut renoncé à la religion chrétienne un extérieur de piété et quelques pratiques religieuses, qui ne sont vraiment louables que quand elles sont le fruit et non pas seulement l'écorce de la[Pg 77] vertu, n'ont pas manqué de prévenir les auteurs chrétiens en faveur de ce prince. C'est pour les mêmes raisons qu'ils prodiguent quelquefois les plus grands éloges à Constance. Il est vrai que Gallus malgré tant de vices resta toujours attaché au christianisme. Nous avons la lettre qu'il écrivit à Julien pour le détourner de l'apostasie: elle respire le zèle et l'amour de la religion; mais elle porte l'empreinte de l'arianisme.

XIV. Histoire d'Aëtius.

Epiph. hær. 76, t. 1, p. 192-193.

Greg. Nyss. l. 1, contra Eunom. t. 2, p. 292.

Socr. l. 2, c. 35

Soz. l. 3, c. 15; et l. 4, c. 12.

Philost. l. 3, c. 15 et 17.

Suid. in Ἀέτιος.

Nicet. Thes. orth. fid. l. 5, c. 30.

Les maîtres chrétiens placés autrefois auprès de lui par la main de Constance, étaient sans doute des Ariens qui avaient versé dans son cœur le poison de l'hérésie. Il fut confirmé dans l'erreur par les insinuations d'Aëtius. Cet impie, après avoir long-temps rampé dans la poussière où il était né, s'éleva jusqu'à devenir l'oracle du prince, et le chef d'un parti. Il était d'Antioche, fils d'un soldat qui fut condamné à mort, et dont les biens furent confisqués. Réduit dès l'enfance à une extrême misère, il fut d'abord ouvrier en cuivre, ensuite orfèvre. Une fraude reconnue l'obligea de quitter cette profession. Son impudence trouva une ressource dans le métier de charlatan. Après y avoir amassé quelque argent, il se crut du talent pour les sciences, et s'attacha à Paulin évêque d'Antioche. Eulalius successeur de Paulin l'ayant chassé de la ville, il se retira à Anazarbe en Cilicie, où l'indigence le contraignit de se mettre au service d'un grammairien, qui lui apprit ce qu'il savait. Il se fit encore de mauvaises affaires en cette ville; mais il trouva un asyle dans la maison de l'évêque Athanase, Arien déclaré, qui l'initia dans les matières de théologie. Il prit les leçons de plusieurs autres Ariens, et revint à Antioche, où l'évêque Léonce après l'avoir fait diacre, fut presque[Pg 78] aussitôt forcé de l'interdire. Retourné en Cilicie il entra en dispute contre un Gnostique, qui remporta publiquement sur lui un tel avantage, que ce sophiste orgueilleux en pensa mourir de honte et de douleur. Aëtius crut avoir besoin d'un renfort de dialectique; il alla l'étudier dans l'école d'Alexandrie; et dès qu'il fut instruit des catégories d'Aristote, il se crut invulnérable. Il était subtil, opiniâtre, effronté, et la force de sa voix suppléait à son ignorance. Il prit dans cette ville contre un Manichéen la revanche de l'affront qu'il avait reçu du Gnostique: son adversaire confondu mourut de chagrin. Fier de cette victoire et tout hérissé de sophismes, il courut quelque temps de ville en ville, disputant toute la journée, et travaillant pendant la nuit à son métier d'orfèvre pour subsister. Plus hardi que les autres Ariens, il enchérit sur Arius lui-même, qui avait, disait-il, trahi la foi par une lâche condescendance. Il soutenait que le fils était créé, et d'une substance absolument différente de celle du père. Il donna naissance à la plus détestable de toutes les branches de l'arianisme; qu'on appela tantôt les Aëtiens, tantôt les Anoméens. Son sécrétaire Eunomius, imbu de sa doctrine, lui succéda et donna aussi son nom à cette secte. Les blasphèmes d'Aëtius le firent surnommer l'Athée. Les autres Ariens l'avaient en horreur; et d'abord quelques-uns d'entre eux le rendirent si odieux à Gallus, que ce prince donna ordre qu'on le cherchât et qu'on lui rompît les jambes. Léontius vint à bout de faire révoquer cette sentence; et peu de temps après, Aëtius sut si adroitement s'insinuer dans la confiance du César, qu'il devint son Théologien, et le missionnaire qu'il employait auprès de Julien,[Pg 79] pour le retenir sur le penchant qui l'entraînait à l'idolâtrie.

An 354.

XV. Guerre contre les Allemans.

Amm. l. 14, c. 10.

Cellar. l. 2, c. 3, sect. 1.

Constance, qui se pardonnait à lui-même tous les maux dont il affligeait l'Occident, n'était pas d'humeur à rien pardonner à Gallus. Il plaignait le sort de l'Orient. Mais les fréquentes incursions des Barbares le retenaient en Gaule, et l'occupaient tout entier. Il partit d'Arles au printemps, étant consul pour la septième fois, avec Gallus pour la troisième, et vint à Valence [Valentia] dans le dessein de marcher contre les deux frères, Gundomade et Vadomaire, rois des Allemans, qui désolaient la frontière. Il fut long-temps arrêté dans cette ville par la nécessité d'y attendre les convois qu'il faisait venir d'Aquitaine, et dont le transport était retardé par l'abondance des pluies et le débordement des rivières. L'armée était déja assemblée à Châlons-sur-Saône [Cabillona]; et le soldat impatient de partir et manquant de vivres, s'était mutiné. Constance, pour calmer les esprits, voulut d'abord y envoyer Rufin, préfet du prétoire. C'était l'exposer à une mort presque certaine. Les préfets du prétoire étant chargés du soin des vivres, Rufin avait tout à craindre d'une soldatesque affamée. On crut même que Constance ne lui donnait cette commission périlleuse, qu'à dessein de le faire périr, parce que ce préfet était oncle de Gallus, et assez puissant pour soutenir ce prince, dont on commençait à se défier. Mais les amis de Rufin le servirent si bien en cette occasion, que l'empereur changea d'avis. Il envoya en sa place Eusèbe, son grand-chambellan, qui, étant dépositaire des trésors, ainsi que des secrets du prince, vint à bout, à force d'argent distribué à propos, d'apaiser[Pg 80] la sédition. Les convois se rendirent enfin à Châlons, et l'armée se mit en campagne. Après une marche pénible, les chemins étant encore couverts de neige, on arriva aux bords du Rhin, près d'une ville considérable appelée Rauracum, qui n'est aujourd'hui qu'un village nommé Augst, à six milles au-dessus de Bâle. On entreprit de jeter sur le fleuve un pont de bateaux: mais les Allemans qui bordaient en grand nombre la rive opposée, faisant pleuvoir une grêle de traits, rendaient ce travail impossible; et Constance ne savait quel parti prendre. Enfin un paysan vint pendant la nuit enseigner un gué.

XVI. Les Allemans demandent la paix.

Amm. l. 14, c. 10.

On était sur le point d'y passer, pendant qu'on amusait ailleurs les ennemis, et tout le pays d'au-delà allait être à la discrétion des Romains, lorsqu'on vit arriver des députés qui venaient faire satisfaction et demander la paix. On soupçonna quelques-uns des principaux officiers de l'armée romaine, qui étaient Allemans, d'avoir donné des avis secrets à leurs compatriotes, dont ils voyaient la ruine assurée. On avait depuis long-temps laissé introduire la mauvaise coutume, de mêler des Barbares avec les soldats romains: ce fut une des causes du dépérissement des légions. Quelques-uns de ces étrangers parvenaient aux premiers grades dans les armées; et dans celle de Constance, Latinus comte des domestiques, Agilon grand-écuyer, Scudilon commandant d'une des compagnies de la garde, tous trois Allemans, avaient une haute réputation de bravoure, et passaient pour les plus fermes soutiens de la puissance romaine. Les propositions des Barbares paraissaient avantageuses; le conseil les approuvait unanimement; mais il était[Pg 81] question de les faire goûter aux soldats, dont la mutinerie récente donnait lieu d'appréhender la mauvaise humeur. L'empereur esclave de ses troupes dont il ne savait pas être le maître, les assembla; et se tenant debout sur son tribunal, environné des premiers officiers, il parla en ces termes:

XVII. Harangue de Constance à ses soldats.

«Braves et fidèles camarades, ne vous étonnez pas, si après d'immenses préparatifs, après de longues et pénibles marches, arrivé dans les lieux même où m'attend la victoire dont m'assure votre courage, je parais disposé à la refuser pour écouter des propositions de paix. Le soldat, vous le savez, n'a que son honneur et sa vie à conserver et à défendre: mais l'empereur, obligé de s'oublier lui-même pour ne s'occuper que du salut des autres, doit, la balance toujours à la main, peser toutes les circonstances; il doit saisir toutes les occasions favorables au bien général. Ne vous attendez pas à un long discours: la vérité n'a besoin que d'être énoncée. Les rois et les peuples Allemans, redoutant votre valeur, dont la renommée toujours croissante s'est répandue jusqu'aux extrémités du monde, demandent le pardon et la paix par la bouche de leurs ambassadeurs, que vous voyez ici la tête baissée. C'est de vous qu'ils recevront leur réponse. Mais chargé comme je suis de veiller à vos intérêts, je me crois en droit de vous donner conseil; et je pense que, si vous y consentez, on doit leur accorder leur demande. Nous nous épargnerons des hasards, nous nous ferons de nos ennemis des troupes auxiliaires; c'est une obligation à laquelle ils offrent de se soumettre: ainsi sans verser une goutte[Pg 82] de sang, nous désarmerons cette férocité, souvent funeste à nos frontières. Songez que vaincre un ennemi, ce n'est pas seulement le terrasser dans les batailles; la victoire est bien plus assurée, lorsqu'enchaîné par sa volonté même, il a senti qu'on ne manquait ni de force pour l'abattre, ni de clémence pour lui pardonner. Je vous le dis encore; soyez les arbitres de la paix. J'attends de vous la décision; je vous conseille seulement d'acheter au prix de la modération tous les avantages que vous procurerait une victoire, peut-être sanglante. Ne craignez pas que votre retenue soit soupçonnée de faiblesse; elle ne pourra que faire honneur à votre prudence et à votre humanité». Toute l'armée applaudit à ce lâche discours, qui la rendait arbitre de la paix et de la guerre, et supérieure à l'empereur même; elle approuva le projet de paix. Une raison qui avait sans doute échappé à Constance, et qu'il n'aurait eu garde de faire valoir, contribua encore plus que tout le reste à déterminer les esprits: on était persuadé, et l'expérience du passé ne l'avait que trop appris, que la fortune toujours fidèle à Constance dans les guerres civiles, l'abandonnait dans les expéditions étrangères. Le traité fut juré suivant les formes qui étaient en usage dans les deux nations; et l'empereur retourna à Milan[21].

[21] On a des lois de Constance datées de Milan, le 22 mai 354; de Césène, le 22 juin, et de Ravenne, le 21 juillet de la même année. Mais on a des doutes bien fondés sur l'exactitude de ces indications.—S.-M.

XVIII. Cruautés de Gallus.

Amm. l. 14, c. 10.

Liban, vit. t. 2, p. 34.

Il avait reçu à Valence les premières nouvelles de la mauvaise conduite de Gallus. Outre les lettres de Thalassius, Herculanus, officier des gardes, fils de[Pg 83] cet Hermogène qui avait été mis en pièces à Constantinople dans une émeute populaire, et gendre du Lacédémonien Nicoclès, l'un des maîtres de Julien, homme rempli de probité et d'honneur, lui en avait fait de vive voix un rapport fidèle. Le prince ne gardait plus aucune mesure: tout l'Orient se ressentait de ses violences; il n'épargnait ni les officiers les plus distingués, ni les principaux des villes, ni le peuple. Dans un transport de colère, il condamna à mort par un seul arrêt plusieurs des premiers sénateurs d'Antioche, parce que dans une disette publique, comme il voulait mal-à-propos baisser tout à coup le prix des vivres, ils lui avaient fait à ce sujet des remontrances qui blessaient sa fierté; et il les eût tous envoyés au supplice, sans la courageuse résistance d'Honoratus comte d'Orient. Le complot que l'émissaire de Magnence avait tramé contre Gallus, ayant été révélé par une pauvre femme, ainsi que je l'ai raconté, Constantine ne s'était pas bornée à la récompenser, comme il était raisonnable; mais pour réveiller de plus en plus l'émulation des délateurs, elle avait affecté de la combler des plus grands honneurs, en la faisant promener dans un char, avec une pompe semblable à celle d'un triomphe.

XIX. Mort de Théophile.

Amm. l. 14, c. 7.

Liban. vit. t. 2, p. 36; et or. 12, p. 399.

Jul. Misop. p. 370, ed. Spanh.

Les excès de Gallus n'étaient pas seulement l'effet d'une simplicité grossière, comme Julien le voudrait faire entendre; on y découvre les traits d'une malice réfléchie. Un jour qu'il partait pour Hiérapolis, le peuple d'Antioche, se jetant à ses pieds, le suppliait de ne pas quitter la ville, sans avoir pris des mesures pour prévenir la famine, dont on sentait déja les approches. Gallus se contenta de leur dire en montrant Théophile,[Pg 84] gouverneur de Syrie, qui se trouvait auprès de lui: Je vous laisse celui-ci; il ne tiendra qu'à lui qu'aucun de vous ne manque de pain. Ces paroles furent pour Théophile un arrêt de mort. C'était un homme de bien, dont Gallus voulait sans doute se défaire. Quelques jours après, la disette s'étant fait sentir dans la ville, il s'éleva une querelle dans les jeux du cirque, ce qui était fort ordinaire. Quatre ou cinq misérables de la lie du peuple en prennent occasion de se jeter sur Théophile: il est assommé de coups, foulé aux pieds, traîné par les rues. La populace furieuse court en même temps à la maison d'Eubulus, l'un des premiers magistrats: ses grandes richesses étaient un crime impardonnable aux yeux d'une multitude affamée. Il se sauve avec son fils à travers une grêle de pierres, et va se cacher dans les montagnes voisines: on réduit en cendres sa maison qui égalait en magnificence les palais des princes. L'indulgence de Gallus en faveur d'un homme justement odieux, augmenta encore le mécontentement. Sérénianus, duc de la Phénicie, avait par lâcheté abandonné une partie de la province aux ravages des Sarrasins. Il fut juridiquement accusé de crime de lèse-majesté. On le convainquit même d'avoir consulté un oracle pour savoir s'il pourrait se rendre maître de l'empire. Il fut absous malgré l'indignation publique.

XX. Massacres de Domitien et de Montius.

Amm. l. 14, c. 7.

[Jul. ad Athen. p. 272.

Liban. or. 10, t. 2, p. 266.]

Socr. l. 2, c. 34.

Soz. l. 4, c. 7.

Philost. l. 3, c. 28.

Acta Artemii.

Theoph. p. 34.

Zon. l. 13, t. 2, p. 18 et 19.

[Chron. Alex. vel Pasch. p. 292.]

Till. not. 29.

L'empereur, instruit de ces désordres, avait déja invité Gallus à se rendre auprès de lui. Mais comme le César ne paraissait pas disposé à quitter l'Orient, Constance prit le parti de lui enlever adroitement les troupes, qui pouvaient dans l'occasion appuyer sa désobéissance. Il lui écrivit qu'il craignait pour lui les complots d'une soldatesque oisive, et il lui conseilla de ne conserver[Pg 85] que les soldats de sa garde. Thalassius venait de mourir: pour lui succéder dans la fonction de préfet, l'empereur envoya Domitien. Celui-ci, fils d'un artisan, était parvenu à la charge d'intendant des finances. Il était déja avancé en âge; estimable par son désintéressement et par sa fidélité, mais dur et incapable d'aucun ménagement. Constance le chargea d'engager avec douceur Gallus à venir à la cour. Il ne pouvait plus mal choisir pour une commission si délicate. Le préfet, arrivé à Antioche, au lieu de rendre visite au César, comme il était de son devoir, affecte de passer devant le palais avec un nombreux et bruyant cortége, et va droit au prétoire. Il s'y tient enfermé sous prétexte d'indisposition, et passe les jours et les nuits à composer contre Gallus des mémoires remplis de détails même inutiles, qu'il envoye à la cour. Enfin pressé par les fréquentes invitations de Gallus, il vient au palais; mais dès qu'il aperçoit le prince: César, lui dit-il sans autre compliment, partez comme on vous l'ordonne; et sachez que si vous différez, je vous ferai incessamment retrancher les vivres, à vous et à votre maison. Après un début si peu ménagé, il sort brusquement et ne revient plus, quoiqu'il soit plusieurs fois mandé. Gallus, irrité de cette audace, ordonne à quelques-uns de ses gardes de s'assurer de la personne du préfet. Montius Magnus, trésorier de la province, qui cherchait à calmer les esprits, s'adresse aux principaux officiers de Gallus; il leur représente d'abord les tristes conséquences qui peuvent naître de cette animosité: mais prenant ensuite un ton de réprimande, Si vous entreprenez d'ôter la vie à un préfet du prétoire, leur dit-il, commencez donc par abattre les statues de l'empereur.[Pg 86] Gallus est informé de ce discours; et afin de pousser à bout Montius, il le fait venir; il lui déclare qu'il va faire le procès à Domitien, et qu'il le choisit lui-même pour l'assister dans cette procédure. Alors le trésorier s'échappe au point de lui dire, qu'un César n'est pas le maître d'établir un simple receveur dans une ville, loin d'avoir l'autorité de faire mourir un des premiers officiers de l'empire. Le prince piqué au vif de cette répartie, aigri encore par l'impérieuse Constantine, qui lui représentait qu'il était perdu sans ressource, s'il ne perdait ces téméraires, fait appeler tout ce qu'il avait de gens de guerre à Antioche; et les voyant devant lui tout alarmés: A moi, soldats, s'écria-t-il avec une rage indécente, sauvez-moi, sauvez-vous vous-mêmes; l'orgueilleux Montius nous accuse de révolte contre l'empereur, parce que je veux ranger à son devoir un préfet insolent qui ose me méconnaître. A ces mots, les soldats courent à la maison de Montius. C'était un vieillard infirme; ils le garrottent et le traînent par les pieds jusqu'à la demeure du préfet. Ils précipitent Domitien au bas des degrés, l'attachent avec Montius, et les traînent tous deux ensemble par les rues et par les places de la ville. Ces forcenés étaient animés par un receveur d'Antioche, nommé Luscus, qui courant devant eux les excitait à grands cris. Enfin ils jettent dans l'Oronte les deux corps, tellement meurtris et brisés, qu'on ne pouvait plus les distinguer l'un de l'autre. L'évêque les fit retirer du fleuve, et leur donna la sépulture.

XXI. Poursuite des prétendus conjurés.

Amm. l. 14, c. 7.

Montius en rendant les derniers soupirs avait plusieurs fois nommé Epigonius et Eusèbe, comme les appelant à son secours. On cherchait qui pouvaient être[Pg 87] ces deux hommes. Il s'en trouva deux à Antioche, qui pour leur malheur portaient ces noms. C'étaient un philosophe de Lycie et un orateur d'Emèse[22]. Ceux que Montius avait nommés étaient deux gardes de l'arsenal, qui lui avaient promis des armes en cas qu'il en eût besoin pour soutenir l'officier de l'empereur. Comme ils étaient peu connus, on ne songea pas à eux; et sur la seule conformité des noms, on mit aux fers le philosophe Epigonius et l'orateur Eusèbe. Apollinaire, gendre de Domitien, qui avait été peu auparavant grand-maître du palais de Gallus, était en Mésopotamie: son beau-père, rempli de soupçons, l'y avait envoyé pour rechercher si l'on n'avait pas semé parmi les soldats de cette province des libelles séditieux. Dès qu'Apollinaire eut appris ce qui s'était passé en Syrie, il s'enfuit par la petite Arménie, et prit la route de Constantinople. Mais ayant été arrêté en chemin, il fut ramené pieds et mains liés à Antioche. Son père, gouverneur de Phénicie, eut bientôt le même sort, comme complice d'une intrigue secrète.

[22] Il était surnommé Pittacas, selon Ammien Marcellin.—S.-M.

XXII. Ursicin obligé de présider à leur jugement.

Amm. l. 14, c. 9.

Gallus était averti qu'on préparait à Tyr un manteau impérial, sans qu'on sût par qui il avait été commandé. Voulant donner à ses jugements une couleur de justice, il choisit pour y présider Ursicin, général de la cavalerie en Orient, connu par sa droiture. On le fit venir de Nisibe, où il commandait. Ce ne fut qu'à regret que ce guerrier généreux accepta une commission qui lui était tout-à-fait étrangère. Intrépide dans les batailles, les procédures lui faisaient peur. Les délateurs le menaçaient déja; il craignait d'être traîné devant ce tribunal comme coupable, s'il refusait d'y[Pg 88] présider. Mais quand il vit que tout était concerté entre les accusateurs et les juges qu'on lui donnait pour assesseurs, et que c'était autant de bêtes féroces qui sortaient de la même tanière, il prit le parti d'instruire secrètement Constance de ce mystère d'iniquité, et de lui demander du secours contre l'injustice. Cette précaution ne produisit aucun effet: il était déja, sans le savoir, suspect à la cour. Les flatteurs, ennemis par état des gens de son caractère, avaient donné contre lui à Constance des impressions sinistres, dont ce prince était fort susceptible, et dont il ne revenait jamais.

XXIII. Ils sont condamnés à mort.

Amm. l. 14, c. 9.

Diog. Laert. in Zenon. Eleat.

Le jour marqué pour le jugement étant arrivé, Ursicin qui ne prêtait que son nom, prit séance: les autres avaient leur leçon dictée; les greffiers allaient et venaient sans cesse, pour instruire le prince des interrogations et des réponses. Les juges affectaient à l'envi une rigueur outrée, pour servir la colère du prince et la noirceur de Constantine, qui écoutait tout derrière un voile, qu'elle entr'ouvrait de temps en temps. On ne laissait pas aux accusés la liberté de se défendre. On amena d'abord Épigonius et Eusèbe, malheureuses victimes d'une équivoque. Le premier fit connaître qu'il n'avait que l'habit de philosophe: après des supplications qui déshonoraient l'innocence, cédant aux douleurs de la question, il s'avoua complice d'un crime imaginaire, et se rendit par sa faiblesse digne de la mort qu'il n'avait pas auparavant méritée. Mais l'orateur Eusèbe, prenant sur lui le rôle de son camarade, et renouvelant l'exemple héroïque de l'ancien philosophe Zénon d'Élée, tint ferme contre les tourments les plus cruels: il persista à démentir ses accusateurs, à justifier tous ceux qu'on lui nommait comme ses complices,[Pg 89] et à reprocher aux juges leur honteux brigandage. Comme la connaissance des lois et des formes du barreau, le mettait en état de relever les nullités de ce jugement, le César en étant averti ordonna, pour lui fermer la bouche, de redoubler les rigueurs de la torture. On épuisa sur lui toute la rage des bourreaux: ce n'était plus qu'un cadavre informe, et il implorait encore la justice céleste; il foudroyait ses juges par un ris menaçant; et sans être ni forcé à un faux aveu, ni convaincu, il fut enfin condamné avec le méprisable compagnon de son sort. Il souffrit la mort sans effroi, ne plaignant dans ses dernières paroles que le malheur de ceux qui allaient lui survivre, sous un gouvernement si injuste. On informa ensuite sur cet habit de pourpre, auquel on travaillait à Tyr. On appliqua les ouvriers à la torture: on mit en cause un diacre nommé Maras; on lui produisit des lettres de sa main, adressées au chef de la manufacture, par lesquelles il le pressait de hâter un certain ouvrage, mais sans en désigner l'espèce ni la qualité: malgré les plus affreux tourments, on ne put tirer aucun aveu de la bouche du diacre. On exila les deux Apollinaires père et fils à une maison de campagne nommée les Cratères, qu'ils avaient à huit lieues d'Antioche[23]. Mais dès qu'ils y furent arrivés, on les fit mourir par ordre du prince, après leur avoir rompu les jambes. Tant de supplices ne rassurèrent pas Gallus: il continua cette inquisition sanguinaire; et plusieurs autres innocents furent sacrifiés à ses tyranniques soupçons.

[23] Ou plutôt à vingt-quatre milles. Ad locum Crateras nomine pervenissent, villam scilicet suam, quæ ab Antiochia vicesimo et quarto disjungitur lapide. Amm. Marc., l. 14, c. 9.—S.-M.

[Pg 90]

XXIV. Perte de Gallus résolue.

Amm. l. 14, c. 11.

Jul. ad Ath. p. 272.

Liban. or. 10, t. 2, p. 298.

Zos. l. 2, c. 55.

Eutr. l. 10.

Socr. l. 2, c. 34.

Soz. l. 4, c. 7.

Philost. l. 3, c. 28.

Acta Artemii.

Ces cruautés irritaient Constance. Persuadé que ce prince travaillait à se rendre indépendant, il crut n'avoir pas de temps à perdre pour le prévenir. Quelques auteurs accusent en effet Gallus d'avoir dès lors formé ce dessein; d'autres avec plus de vraisemblance le justifient de cette imputation: ils prétendent que c'était une calomnie inventée par les eunuques, concertée avec Dynamius et Picentius, hommes de néant, mais intrigants et ambitieux, et soutenue par Lampadius préfet du prétoire, qui cherchait à quelque prix que ce fût à se rendre maître de l'esprit de l'empereur. Julien dit que Constance abandonna son beau-frère à l'eunuque Eusèbe, son chambellan, et au maître de ses cuisines. Je suis porté à croire, suivant le récit d'Ammien Marcellin, que ce jeune prince, plus imprudent et plus féroce que politique et ambitieux, n'avait pas encore conçu ce dessein quand il en fut accusé; et que ce fut cette accusation même qui lui en fit naître une idée passagère, lorsqu'il se vit dans la nécessité d'exposer sa vie ou de se soustraire à l'obéissance. Quoi qu'il en soit, Constance fut si frappé de ce prétendu attentat, qu'il se croyait à peine en sûreté au milieu de sa cour: il tenait de fréquents conseils, mais toujours la nuit, dans le plus grand secret, avec ses confidents les plus intimes. Il s'agissait de décider si l'on ferait périr Gallus dans l'Orient même, ou si on l'attirerait en Italie, pour s'en défaire sans obstacle. On s'en tint au dernier parti, parce qu'il demandait moins d'éclat et de forces, et que s'il ne réussissait pas, il laissait encore la ressource de l'autre. Il fut donc arrêté que l'empereur, par des lettres pleines de douceur et d'amitié, presserait Gallus de venir à Milan[Pg 91] pour traiter avec lui d'une affaire importante, qui demandait sa présence. Mais les adversaires d'Ursicin, entre autres Arbétion, qui de simple soldat était devenu général de la cavalerie en Occident, homme jaloux et ardent à nuire, et l'eunuque Eusèbe encore plus méchant, représentèrent que faire venir Gallus sans rappeler Ursicin, c'était laisser en Orient un ennemi beaucoup plus dangereux et plus capable d'y causer une révolution; que cet audacieux serait appuyé de deux fils adorés des troupes pour leur bonne mine et leur adresse dans les exercices militaires; que Gallus, quelque farouche qu'il fût par caractère, ne se serait jamais porté à de si coupables excès, s'il n'y eût été poussé par des traîtres qui abusaient de sa jeunesse, à dessein d'attirer sur lui l'exécration publique, et de faciliter à Ursicin et à ses enfants l'exécution de leurs projets. Ces discours envenimés trouvaient crédit dans l'esprit de l'empereur. Il mande Ursicin en termes très-honorables, sous prétexte de vouloir concerter avec lui les mesures à prendre contre les Perses qui menaçaient de la guerre: et pour lui ôter tout soupçon, il envoie en Orient le comte Prosper, chargé de le remplacer jusqu'à son retour, avec le titre de son lieutenant. Ce général, qui n'avait jamais formé d'autre projet que celui d'être fidèle à son maître, obéit sans délai et part pour Milan.

XXV. Mort de Constantine.

Amm. l. 14, c. 11; et l. 21, c. 1.

Jul. ad Ath. p. 272.

Philost. l. 4, c. 1.

Acta Artemii.

Zon. l. 13, t. 2, p. 19.

Gallus pressé par les lettres de l'empereur, était dans une grande inquiétude. Constance, pour diminuer sa défiance, avait en même temps prié Constantine avec beaucoup d'empressement et d'apparence de tendresse, d'accompagner Gallus, et de venir embrasser[Pg 92] un frère qui souhaitait ardemment de la voir. Elle connaissait trop bien ce frère, et savait trop ce qu'elle méritait, pour se laisser tromper par ces caresses. Cependant ne voyant pas de meilleur parti à prendre, et espérant encore quelque grace pour elle et pour son mari, elle prit les devants. Comme elle marchait à grandes journées, la fatigue du voyage jointe aux alarmes dont elle était agitée, la fit tomber malade. Elle mourut à l'entrée de la Bithynie[24], laissant à Gallus une fille dont l'histoire ne dit plus rien. Son corps fut porté en Italie, et enterré près de Rome sur le chemin de Nomente, dans l'église de Sainte-Agnès, que son père avait fait bâtir à sa prière.

[24] Dans un lieu nommé par Ammien Marcellin, Cænæ Gallicanæ. ou Cænum Gallicanum. Il est question de cet endroit dans l'Itinéraire d'Antonin. On y voit qu'il était dans la Galatie, à vingt-un milles de Dadastana, et à dix-huit de Dablis en Bithynie.—S.-M.

XXVI. Gallus se détermine à partir.

Amm. l. 14, c. 11.

Gallus qu'elle avait rendu plus coupable, et dont elle était cependant la principale ressource, se trouva par sa mort dans un plus grand embarras. Il faisait réflexion que Constance était implacable; qu'il s'était accoutumé de bonne heure à ne pas ménager le sang de ses proches; et que ses feintes caresses n'étaient sans doute qu'un appas pour l'attirer dans le piége. Ce fut dans cette extrémité qu'il lui vint en pensée de s'affranchir de toutes ses craintes en prenant la qualité d'empereur. Mais il ne comptait pas assez sur ses principaux officiers, pour leur déclarer ce dessein: il savait qu'il en était haï comme cruel, méprisé comme faible et léger; et qu'au contraire, ils redoutaient le bonheur attaché à Constance dans les discordes civiles. Au milieu de ces violentes agitations, il recevait tous les jours des lettres de l'empereur: c'étaient tantôt[Pg 93] des prières, tantôt des avis: on lui représentait l'état de la Gaule ravagée par les Barbares; que tout l'empire ne faisait qu'un corps; qu'en qualité de César il devait son secours à tous les membres: on lui rappelait l'exemple récent des Césars soumis à Dioclétien, qui toujours en action, toujours prêts à obéir, couraient sans cesse d'une extrémité de l'empire à l'autre. Enfin arriva Scudilon, qui, sous l'apparence d'une franchise grossière, cachait un esprit très-délié. Ce soldat courtisan, habile à composer son visage, mêlant la flatterie aux raisons, protestant d'un air de sincérité que Constance ne désirait rien tant que de l'embrasser, de calmer ses craintes, de lui faire part des lauriers qu'il allait cueillir en Gaule, comme il avait déja partagé avec lui sa majesté et sa puissance, acheva de rassurer Gallus.

XXVII. Il est arrêté à Pettau.

Amm. l. 14, c. 11.

Philost. l. 4, c. 1.

Till. not. 31.

Aveuglé par ces discours trompeurs, le César part d'Antioche. Quand il fut arrivé à Constantinople, il avait si bien perdu de vue le péril où il allait se précipiter, qu'il s'amusa à faire courir les chars dans le cirque, et à couronner de sa main le cocher victorieux. Quoique Constance fût bien aise d'avoir réussi à endormir Gallus; cependant cette grande sécurité le blessa, comme une marque de mépris ou d'une confiance fondée peut-être sur des intrigues secrètes. Pour en prévenir les effets, il fait retirer tout ce qu'il y avait de troupes dans les villes par où devait passer Gallus. Personne, excepté ce jeune prince, n'ignorait que sa perte était assurée; et Taurus, qui allait en Arménie pour y faire la fonction de questeur, passa par Constantinople sans lui rendre visite. L'empereur lui envoya plusieurs officiers, en apparence[Pg 94] pour remplir les charges de sa maison, mais en effet pour éclairer ses actions et s'assurer de sa personne: c'étaient Léontius avec le titre de trésorier[25], Lucillianus avec celui de comte des domestiques, et Bainobaude en qualité de capitaine des gardes[26]. Gallus étant arrivé à Andrinople, s'y reposa pendant douze jours. Il y apprit que les légions thébéennes[27], cantonnées dans les villes voisines, lui avaient envoyé des exprès pour lui offrir leur service, s'il voulait rester en Thrace. Mais il ne put jamais se dérober à ses surveillants, pour voir et entretenir leurs députés. Des ordres pressants et multipliés de la part de Constance, l'obligèrent à se mettre en chemin, sans autre équipage que dix chariots publics. Il lui fallut laisser à Andrinople toute sa maison, excepté les domestiques les plus nécessaires. Alors abattu de tristesse et de fatigue, pressé sans respect par les muletiers mêmes, il commença à se reprocher sa téméraire crédulité, qui le réduisait à la merci des plus vils esclaves de Constance. Les plus funestes pensées troublaient jour et nuit son repos: il voyait pendant son sommeil les images sanglantes de Domitien, de Montius et de tant d'autres, qui l'accablaient de reproches. Soupirant sans cesse, et se regardant comme une victime qu'on traînait à la mort, il arriva à Pettau [Petobio] dans le Norique[28]. Ce fut là que tout déguisement cessa. Barbation qui avait lui-même servi Gallus, et Apodémius[Pg 95] agent de l'empereur, parurent à la tête d'une troupe de soldats, que Constance avait choisis comme les plus dévoués à ses ordres, et les moins capables de se laisser ni gagner par argent, ni attendrir par les larmes. Le palais était à l'extrémité de la ville; les soldats se saisirent des dehors. Sur le soir, Barbation étant entré dépouille le prince de la pourpre; il le couvre d'une tunique et d'une casaque ordinaire, lui jurant plusieurs fois, comme de la part de l'empereur, qu'il n'avait rien à craindre pour sa vie. Selon Philostorge, ardent panégyriste des Ariens, l'Indien Théophile entre les mains duquel les deux princes s'étaient juré une amitié inviolable, et qui accompagnait Gallus, s'opposa avec courage à ce traitement injurieux. Si le fait est véritable, la résistance fut inutile: Théophile n'y gagna que la disgrace et l'exil.

[25] Quæstor. Il fut préfet de Rome l'année suivante.—S.-M.

[26] Scutariorum tribunus.—S.-M.

[27] Ces légions avaient été formées en Égypte par Dioclétien, avec les levées faites dans la Thébaïde, après la longue et sanglante révolte de cette province. On voit par la Notice de l'empire, qu'il y avait trois légions thébéennes.—S.-M.

[28] Ville de la Styrie sur la Drave.—S.-M.

ΧΧVIIΙ. Mort de Gallus.

Amm. l. 14, c. 11.

[Jul. ad Athen. p. 272.]

Liban. or. 10, t. 2, p. 266.

Hier. Chron.

Idat. chron.

Socr. l. 2, c. 34.

Soz. l. 4, c. 7.

Philost. l. 4, c. 1.

Acta. Artemii.

[Chron. Alex vel Pasch. p. 293.

Theoph. p. 34.

Cedren. t. 1, p. 297.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 19.

Till. not. 33, et 34.

Gallus restait assis, tout tremblant. Levez-vous, lui dit brusquement Barbation: en même temps il le fait monter dans un chariot et le conduit à Flanona[29] dans l'Istrie. Cette ville était proche de Pola, où Crispus César avait été mis à mort. On y gardait étroitement Gallus, et ce prince infortuné, en proie à des alarmes continuelles, n'attendait à chaque instant que le bourreau. L'eunuque Eusèbe, le sécrétaire Pentadius, et Mellobaude capitaine des gardes, arrivèrent de la part de l'empereur. Ils étaient chargés de l'interroger en détail sur la condamnation de tous ceux qu'il avait fait périr à Antioche. Gallus pâle et interdit ne put ouvrir la bouche que pour s'excuser sur les mauvais conseils de sa femme. Constance encore plus indigné de[Pg 96] cette réponse qui flétrissait sa sœur, renvoie aussitôt Pentadius avec Apodémius, et leur ordonne de trancher la tête à Gallus. L'ingrat Sérénianus, comme pour punir le prince de l'avoir injustement absous quelque temps auparavant, se charge avec eux de cette funeste commission. A peine étaient-ils partis, que Constance par un retour de compassion en faveur de son beau-frère, envoya après eux un officier pour leur ordonner de suspendre l'exécution. Mais celui-ci corrompu par Eusèbe et par les autres ennemis de Gallus, fit en sorte de n'arriver qu'après le supplice. Ainsi périt ce jeune prince, à qui sa haute naissance ne procura qu'une vie misérable et une fin tragique. Elle l'avait d'abord exposé aux soupçons meurtriers de Constance; elle le tint pendant plusieurs années dans une triste captivité; plus heureux cependant, s'il n'en fût jamais sorti pour épouser une princesse cruelle et sanguinaire, et pour être revêtu d'un pouvoir qui ne servit qu'à le rendre criminel: la fin de sa disgrâce fut l'origine de sa perte. Il mourut à l'âge de vingt-neuf ans, après avoir porté pendant près de quatre années la qualité de César. Ceux qui avaient prêté leur ministère pour le tromper, ne se félicitèrent pas long-temps du succès de leurs mensonges et de leurs parjures. Scudilon mourut peu de temps après d'une maladie violente, et Barbation périt dans la suite par le même supplice où il avait conduit ce malheureux prince.

[29] Cette ville se nomme actuellement Fianone; elle est encore comprise dans l'Istrie moderne bien moins étendue que l'ancienne.—S.-M.

XXIX. Joie de la cour.

Amm. l. 15, c. 1.

Ath. in Synod. t. 1, p. 718.

Valens et Ursac. in Synod. Arim.

Dans le temps même qu'on dépouillait le César des ornements de sa dignité, l'ardent Apodémius s'était saisi des brodequins de pourpre. Aussitôt prenant la poste, et courant à toute bride jusqu'à crever plusieurs chevaux, il était venu à Milan les jeter aux pieds de[Pg 97] l'empereur, avec plus d'empressement et de joie, que s'il eût apporté les dépouilles d'un roi de Perse[30]. Peu de temps après, la nouvelle de la mort du prince fut reçue à la cour comme celle d'une victoire complète. L'adulation s'épuisait sur le bonheur, sur la toute-puissance de l'empereur. Enivré de ces éloges, il se crut au-dessus de tous les accidents humains: en vain se flattait-il d'imiter la modestie de Marc-Aurèle, on ne voyait en lui que la ridicule vanité de Domitien. Dans les écrits de sa propre main, il s'intitulait le maître du monde; il prenait le nom l'éternel, qui ne fut jamais pour les hommes qu'un titre d'extravagance; les évêques Ariens qui refusaient cette qualité au fils de Dieu, n'avaient pas honte de la donner à Constance dans leurs lettres et dans des actes authentiques.

[30] Velut spolia regis occisi Parthorum.—S.-M.

XXX. Délateurs.

Amm. l. 15, c. 3.

Les délateurs accoururent en foule de toutes les parties de l'empire. Ils n'épargnaient personne; mais ils s'acharnaient par préférence sur la vertu jointe à la richesse. Paul la Chaîne conservait son rang, comme le plus habile et le plus méchant de tous. Il avait pour second un nommé Mercurius, Perse d'origine, qui d'officier de la bouche de l'empereur était devenu receveur du domaine. On l'appelait par raillerie le comte des songes, parce que c'était sur les songes qu'il fondait la plupart de ses accusations: tel était le département qu'il avait choisi. Cet homme rampant et flatteur, s'insinuant dans les cercles et dans les repas, recueillait avec attention les circonstances des songes que des amis se racontaient les uns aux autres: c'était alors une folie fort à la mode; et les empoisonnant avec méchanceté, il allait en faire sa cour à l'empereur. Il n'en fallait[Pg 98] pas davantage pour susciter un procès criminel. La fin malheureuse de quelques-uns de ces songeurs réussit bientôt à guérir les autres de cette superstition puérile; on cessa de rêver, ou du moins de raconter ses rêves, dès qu'on s'aperçut qu'ils tiraient à de si terribles conséquences; on n'avouait pas même volontiers qu'on eût dormi.

XXXI. Péril d'Ursicin.

Amm. l. 15, c. 2.

L'envie qui ne pardonne jamais au mérite, ne perdait pas de vue Ursicin. On insinuait à Constance que le nom de l'empereur était oublié dans tout l'Orient; qu'on n'y parlait que d'Ursicin, comme du seul général redoutable aux Perses. Le prince prenait ombrage de ces discours. Ursicin rassuré par sa vertu, se contentait de gémir en secret du péril que courait l'innocence, et de la perfidie des amis de cour, qui l'abandonnèrent dès le premier assaut. Le traître Arbétion son collègue, homme d'une malice raffinée, avait trouvé pour le perdre un moyen plus sûr que la calomnie; c'était de le louer à outrance; il ne le nommait jamais que le grand capitaine. Ces éloges perfides produisirent leur effet: c'était d'aigrir de plus en plus l'empereur. Il fut décidé dans un conseil secret, qu'Ursicin serait la nuit suivante enlevé de sa maison à petit bruit, pour ne point alarmer les gens de guerre dont il possédait le cœur; et que sans forme de procès on lui ôterait la vie. Tout était préparé; les assassins commandés n'attendaient que le moment de l'exécution, lorsqu'il leur vint un ordre contraire. Constance adouci par la réflexion, contre sa coutume, avait jugé à propos de différer.

XXXII. Et de Julien.

Amm. l. 15, c. 2.

Jul. ad Ath. p. 272.

Lib. or. 10 t. 2, p. 266.

Julien n'avait eu aucune part à la conduite de Gallus; mais ceux qui avaient contribué à la mort de son frère, n'osaient le laisser vivre. On lui fit un crime[Pg 99] d'être sorti du château de Macellum, et d'avoir entretenu Gallus à Nicomédie. Ce fut en vain qu'il prouva que l'empereur lui avait permis l'un et l'autre: on l'arrêta; on lui donna des gardes qui le traitèrent avec dureté. Ce jeune prince qui n'avait de ressource qu'en lui-même, observé sans cesse par des regards malins, ne donna sur lui aucune prise. Il garda un profond silence; et n'eut ni la lâcheté de charger la mémoire de son frère pour flatter l'empereur, ni l'imprudence d'aigrir l'empereur en justifiant son frère.

XXXIII. Poursuites des partisans de Gallus.

Amm. l. 15, c. 2 et 3. Vict. epit. p. 228.

Dans la recherche qui fut faite de tous ceux qui s'étaient prêtés aux injustices du César, l'argent décida en grande partie du sort des accusés. Plusieurs innocents furent punis, faute d'avoir de quoi payer la justice qui leur était due. Mais Gorgonius chambellan de Gallus, convaincu par ses propres aveux d'avoir secondé et quelquefois conseillé les violences par l'entremise de sa fille qui avait grand crédit sur l'esprit de Constantine, trouva un secours toujours assuré dans la protection des eunuques qu'il sut mettre dans ses intérêts. Pendant que ces jugements se rendaient à Milan, une autre commission établie à Aquilée ne procédait pas avec plus d'équité. On avait amené de l'Orient en cette ville une troupe d'officiers de guerre et de courtisans de Gallus, chargés de chaînes, meurtris de leurs fers, accablés de fatigues et de mauvais traitements, respirant à peine et ne désirant qu'une prompte mort. On accusait ceux-ci d'avoir contribué au massacre de Domitien et de Montius. Arborius et l'eunuque Eusèbe, tous deux également fourbes, injustes et cruels, furent chargés de les entendre. Ces commissaires, sans autre raison que leur intérêt ou[Pg 100] leur caprice, exilèrent les uns, dégradèrent les autres, en condamnèrent plusieurs au dernier supplice; et revinrent avec confiance rendre compte de leurs jugements, qui furent approuvés, comme ils avaient été rendus, sans examen.

XXXIV. Punition des habitants d'Antioche.

Amm. l. 14, c. 7, et l. 15, c. 13.

[Jul. misop. p. 370. ed. Spanh.]

Liban. vit. t. 2, p. 37. et or. 12, p. 399.

Philost. l. 4, c. 8.

D'un autre côté, Musonianus[31] envoyé en Orient avec la qualité de préfet du prétoire, punissait à Antioche le massacre de Domitien et de Montius. Libanius dit que Constance lui avait expressément recommandé d'user de la plus grande douceur, et que le préfet fut fidèle à suivre cet ordre. On peut douter du premier de ces faits, parce qu'on est certain de la fausseté de l'autre. Musonianus était un politique, qui dans les commencements de sa fortune avait montré beaucoup de douceur et d'humanité: il s'était fait aimer dans le gouvernement de l'Achaïe. Mais au fond c'était une ame vénale et injuste; il se démasqua dans l'occasion présente où l'iniquité pouvait l'enrichir. Les vrais auteurs du massacre laissèrent entre ses mains leur patrimoine, et furent renvoyés absous. Il condamna en leur place de pauvres citoyens, dont plusieurs, loin d'avoir eu part à la sédition, n'étaient pas même alors dans la ville. Prosper qui commandait les troupes comme lieutenant d'Ursicin, lâche guerrier, mais hardi ravisseur, partageait ces dépouilles avec le préfet. Tandis que ces deux officiers s'entendaient pour piller l'Orient, il était encore désolé par les incursions que les Perses faisaient impunément tantôt en Arménie[32], tantôt en Mésopotamie.[Pg 101] La poursuite des partisans de Gallus fut de longue durée: la faveur de ce prince continua de servir de prétexte contre ceux qu'on voulait perdre; et quelques années après ce fut une des causes qui firent exiler Eudoxe, alors évêque d'Antioche[33], et l'impie Aëtius, qui à l'égard de Gallus n'était peut-être coupable que de l'avoir confirmé dans l'hérésie.

[31] Cet officier portait aussi le nom de Stratégius.—S.-M.

[32] Le roi d'Arménie Arsace était alors en guerre avec Sapor. Voyez les additions, livre X, § 2-23.—S.-M.

[33] Ce prélat fut envoyé dans l'Arménie, qui était sa patrie.—S.-M.

An 355.

XXXV. Festin malheureux d'Africanus.

Amm. l. 15, c. 3.

Jul. ad Ath. p. 272 et 273.

Idat. chron.

Les songes étaient devenus des crimes: des paroles échappées dans l'ivresse, qui ne portent guère plus de réalité que des songes, furent punies comme des attentats réfléchis. Africanus, gouverneur de la seconde Pannonie, donnait un grand repas à Sirmium. Plusieurs convives échauffés par le vin, se croyant en liberté, se mirent à censurer le gouvernement: les uns souhaitaient une révolution; les autres dont l'imagination était plus allumée, prétendaient en avoir des pronostics indubitables. Un agent du prince, nommé Gaudentius, stupide et étourdi, se fit un grand scrupule d'avoir entendu des propos de cette importance, sans aller à révélation. Il va les déclarer à Rufin, chef des officiers de la préfecture[34]; celui-ci était une sangsue de cour, détesté depuis long-temps pour sa malice. Rufin vole aussitôt à Milan: il fait trembler le prince. Constance sans délibérer donne l'ordre d'aller enlever Africanus et tous ses dangereux convives. Il récompense le délateur en lui prolongeant de deux années l'exercice de sa charge, dont il savait faire un si bon usage. On dépêche deux officiers des gardes, dont l'un était un Franc nommé Teutomer[35], pour[Pg 102] se saisir des conjurés qui avaient oublié leur crime. On les amène chargés de chaînes. En passant par Aquilée, pendant qu'on se préparait pour le reste du voyage, le tribun Marinus, un des prisonniers, homme vif et impétueux, qui se reprochait d'avoir bu et parlé plus que tous les autres, se plonge dans le corps un couteau qu'il trouve sous sa main, et se tue. Les autres sont conduits à Milan, appliqués à la question, et convaincus d'avoir tenu à table des propos criminels, dont ils ne se souvenaient plus. On les enferme dans des cachots avec fort peu d'espérance qu'on voulût bien leur accorder la vie. L'histoire ne dit pas ce qu'ils devinrent; elle ajoute seulement que les deux officiers furent condamnés à l'exil, pour n'avoir pas empêché Marinus de se donner la mort; mais qu'ils obtinrent leur grâce à la prière d'Arbétion, qui était alors consul avec Lollianus.

[34] Apparitionis præfecturæ prætorianæ tunc principem.—S.-M.

[35] On voit par une lettre de Libanius (ep. 1288, ed. Wolf.) adressée à cet officier, qu'il suivit Julien dans la guerre contre les Perses.—S.-M.

XXXVI. Guerre contre les Allemans.

Amm. l. 15, c. 4.

Till. note 36.

Ces frivoles alarmes furent quelque temps suspendues par de plus réelles que donnèrent les Allemans[36]. Ils insultaient la frontière par des courses fréquentes. L'empereur entra en Rhétie[37] vers le mois de juin, et fit marcher en avant la meilleure partie de son armée, sous le commandement d'Arbétion[38], avec ordre de pénétrer jusqu'au lac de Brigantia[39], que[Pg 103] nous nommons aujourd'hui le lac de Constance, et de livrer bataille aux Barbares. Arbétion envoya à la découverte; mais comme il continuait sa marche sans attendre le retour de ses coureurs, il se trouva sur le soir tout à coup enveloppé, et n'en fut averti que par une grêle de traits qui tombaient de toutes parts. Le général perd la tête; toute l'armée se débande et ne songe qu'à fuir. La plupart s'étant sauvés à la faveur de la nuit par des sentiers étroits, se rallièrent au point du jour. On perdit en cette rencontre dix tribuns, et un grand nombre de soldats. Les Allemans, fiers de cet avantage, venaient tous les matins, à la faveur d'un brouillard épais, insulter les Romains jusqu'aux portes de leur camp. Un détachement des troupes qui composaient la garde du prince, indigné de cette insolence, sortit pour les repousser. On le reçut avec tant de vigueur, qu'il fut obligé d'appeler du secours. La plupart des officiers encore effrayés de leur défaite, et Arbétion lui-même, n'étaient pas en humeur de s'exposer à un nouvel affront. Mais trois tribuns, Arinthée, Séniauchus[40] et Bappon[41], ne voulant pas laisser tant de braves gens à la merci de l'ennemi, volent à leur secours suivis de leurs soldats que leur exemple animait: après avoir déchargé leurs traits, ils fondent tête baissée sur les Allemans; sans garder aucun ordre de bataille, et dispersés par pelotons,[Pg 104] ils enfoncent tout ce qu'ils attaquent; ils taillent en pièces tout ce qui leur résiste. Alors ceux qui n'avaient osé prendre part à ce combat, s'empressent de partager la victoire; ils sortent en foule du camp; ils terrassent ce qui reste d'ennemis. Cette action termina la guerre. Constance revint à Milan, tout glorieux d'un succès qui n'était dû ni à sa bonne conduite, ni à celle de son général[42].

[36] Ces Allemans étaient de la nation des Lentiens. Lentiensibus Alamannicis pagis indictum est bellum.—S-M.

[37] Il vint dans un lieu appelé campi Canini. In Rhætias, dit Ammien Marcellin, campos venit Caninos. On pourrait croire, d'après un passage de Grégoire de Tours, l. 10, c. 3, que ce nom désignait le territoire de Bellinzone, dans la partie de la Suisse voisine de l'Italie, appelée à présent canton du Tésin. Ad Bilitionem castrum (Bellinzona), in campis situm Caninis.—S.-M.

[38] Général de la cavalerie. Magister equitum.—S.-M.

[39] Ce lac qu'on appelait aussi Brigantinus, tirait son nom de la ville de Brigantia, actuellement Bregentz située à l'extrémité orientale du lac de Constance, dans le Voralberg, dépendance du Tyrol. Pline lui donne (l. 9, c. 17) le nom de Brigantium. Toutes ces dénominations rappellent la puissante nation des Brigantes, qui habitait dans ces cantons.—S.-M.

[40] Officier de cavalerie, commandant de l'escadron des comtes. Qui equestrem turmam Comitum tuebatur.—S.-M.

[41] Commandant du corps de cavalerie nommé les Promoteurs. Ducens Promotos.—S.-M.

[42] Imperator Mediolanum ad hiberna ovans revertit et lætus, dit Ammien Marcellin.—S.-M

XXXVII. Complot contre Silvanus.

Amm. l. 15, c. 5.

Jul. ad Ath. p. 273 et 274.

La paix qui suivit fut plus funeste à l'empereur que ne l'avait été la guerre. Les fourbes, dont il était le jouet, pensèrent renverser sa puissance: ils le mirent dans la nécessité de perdre, pour conserver son diadème, celui de ses sujets qui était le plus capable de le soutenir. La Gaule abandonnée aux pillages, aux massacres, aux incendies, était depuis long-temps la proie des Barbares. Silvanus, général de l'infanterie[43], qui depuis la bataille de Mursa avait en toute occasion signalé sa fidélité et sa valeur, y fut envoyé comme très-propre à rétablir dans cette belle province la paix et la sûreté. Les Francs, desquels il tirait son origine, redoutaient sa bravoure. Arbétion, à qui son mérite faisait ombrage, avait travaillé lui-même à lui procurer ce commandement, dans le dessein de le détruire plus aisément en son absence. Aussi dès que Silvanus fut parti, pendant que ce général parcourait la Gaule chassant devant lui les Barbares, le traître mit en jeu les mêmes ressorts dont on s'était servi pour hâter la perte de Gallus. Mais ce politique, aussi rusé que méchant, se contenta d'avoir donné le premier mouvement à la machine; il se déroba ensuite[Pg 105] habilement, laissant à d'autres la conduite de toute l'intrigue, qui ne fut jamais parfaitement éclaircie. On jugea par conjecture qu'il avait fait agir en sa place Lampadius, préfet du prétoire d'Italie, et que celui-ci avait suborné Dynamius. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce Dynamius, qui n'avait pas d'emploi plus relevé que celui de tenir le registre des écuries du prince[44], feignit de s'attacher à Silvanus, et le suivit en Gaule. A peine y fut-il arrivé, qu'il supposa une affaire qui le rappelait à la cour. Il obtint du général des lettres de recommandation adressées à ses amis, et à son retour il les déposa entre les mains de la cabale. Elle était, à ce qu'on a cru dans la suite, composée du préfet Lampadius, d'Eusèbe qui avait été intendant du domaine[45], décrié pour sa sordide avarice[46], et d'Edésius qui avait eu la charge de secrétaire-d'état[47]. Voici l'usage qu'on trouva bon de faire de ces lettres; on effaça tout hors la signature, et on les remplit de propos qui supposaient une conspiration déja formée: Silvanus en termes couverts priait les amis qu'il avait à la cour, et plusieurs autres encore, de lui prêter la main dans la haute entreprise qu'il avait projetée; qu'il serait bientôt en état de les payer de leurs services. Ces lettres tracées par l'imposture furent remises au préfet: celui-ci d'un air[Pg 106] empressé se fait introduire de grand matin dans l'appartement du prince. Constance, toujours avide de ces sortes de recherches, prend aussitôt l'alarme: on tient conseil, on fait la lecture des lettres; on donne des gardes aux tribuns qui y étaient nommés; on envoie chercher dans les provinces les prétendus conjurés, qui ne se trouvaient pas à la cour.

[43] Pedestris militiæ rector.—S.-M.

[44] Actuarius sarcinalium principis jumentorum.—S.-M.

[45] Ex comite rei privatæ.—S.-M.

[46] Ammien Marcellin lui donne le surnom de Mattiocopa; ce qui selon le P. Petau, dans sa note sur le mot ματιοκόπτη, employé par Thémistius (or. 4), signifie un homme avare. Voyez à ce sujet la note de Henri Valois et celle de Lindenbrog, dans l'édition d'Ammien Marcellin, donnée par Gronovius, p. 60.—S.-M.

[47] Ex magistro memoriæ. Cette charge de magister memoriæ était appelée en grec ἀντιγραφεὺς τῆς μνήμης.—S.-M.

XXXVIII. Découverte de l'imposture.

Malarich officier Franc, et commandant de la garde étrangère[48], faisait grand bruit avec ses collègues sur l'iniquité de ce procédé. Il criait hautement que c'était une chose indigne d'abandonner à la calomnie des gens d'honneur, qui se sacrifiaient pour le salut de l'empire. Il proposait de laisser en ôtage entre les mains de l'empereur sa femme et ses enfants, et d'aller, sous la caution de Mallobaude[49], chercher Silvanus, qui n'avait assurément jamais songé à ce que des fourbes lui imputaient; ou si l'on aimait mieux confier cette commission à Mallobaude, il s'offrait à rester dans les fers pour lui servir de caution: Si l'on envoie tout autre que l'un de nous deux, ajoutait-il, je ne réponds pas du parti que pourra prendre Silvanus, naturellement impatient, et aussi peu accoutumé aux manéges de cour qu'il est intrépide dans les dangers de la guerre. Ces avis étaient sages, mais ils furent inutiles. Arbétion fit envoyer Apodémius, le fléau de tous les gens de bien. Cet homme pervers, loin d'user des ménagements qu'on lui avait recommandés d'employer, ne rend point de visite au général; il ne lui donne aucune connaissance de l'ordre qui le rappelait à la cour. De concert avec le receveur[Pg 107] du domaine, il affecte de traiter les clients et les esclaves de Silvanus, comme ceux d'un homme proscrit, et prêt à monter sur l'échafaud. Pendant qu'il travaillait en Gaule à pousser à bout Silvanus, la cabale de la cour ne restait pas oisive. Dynamius, pour appuyer son imposture par de nouvelles preuves, avait contrefait des lettres de Silvanus et de Malarich, au commandant de l'arsenal de Crémone: ils le sommaient de se mettre en état de fournir au premier jour tout ce qu'il avait promis. Cette seconde supercherie décela la première. Le commandant ne comprenant rien à cette dépêche, la renvoie à Malarich, le priant de s'expliquer plus nettement. Malarich qui depuis le départ d'Apodémius attendait dans une douleur profonde la perte de Silvanus et la sienne, réveillé par cette lettre, la communique aux Francs, qui remplissaient alors beaucoup d'emplois à la cour: il élève sa voix; il triomphe de la découverte.

[48] Gentilium rector.—S.-M.

[49] Armaturarum tribunus. Chef de l'arsenal.—S.-M.

XXXIX. Jugement des coupables.

Amm. l. 15, c. 5.

Till. art. 35.

L'empereur, en étant instruit, ordonne une nouvelle information par-devant les juges de son conseil, et tous les officiers de guerre. Les juges, pour ne pas commettre leur infaillibilité, daignaient à peine jeter la vue sur la prétendue lettre de Silvanus qu'ils avaient déja eue sous les yeux. Mais Florentius, fils de Nigrinianus, et lieutenant du grand-maître des offices[50], la considérant avec plus d'attention, découvrit des traces de la première écriture, et dévoila toute la fourberie. L'empereur, ayant enfin entr'ouvert les yeux, commence par déposer le préfet du prétoire; il ordonne qu'il soit appliqué à la question: mais les amis du préfet obtiennent[Pg 108] la révocation de cet ordre. Eusèbe et Edésius souffrirent la torture; le premier s'avoua complice; l'autre persista dans la négative et fut déclaré innocent. L'affaire n'eut pas d'autre suite. Le préfet fut seul puni par la perte de sa charge. Lollianus déja consul fut mis en sa place. Dynamius, qui méritait mille morts, fut récompensé comme un sujet de grande ressource pour les coups d'état; on lui donna le gouvernement de la Toscane[51].

[50] Agens pro magistro officiorum.—S.-M.

[51] Le commandant de cette province portait le titre de Correcteur. Cum Correctoris dignitate regere jussus est Tuscos.—S.-M.

XL. Révolte de Silvanus.

Amm. l. 15, c. 5.

Jul. ad Ath. p. 274, et or. 1, p. 48 et or. 2, p. 98 et 99.

Hier. chron.

Aurel. Vict. de Cæs. p. 180.

Vict. epit. p. 227.

Eutr. l. 10.

[Theoph. p. 37.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 19.

Silvanus était à Cologne[52], où il apprenait tous les jours quelque nouvel outrage que ses gens recevaient d'Apodémius. Il ne douta plus qu'on ne l'eut ruiné dans l'esprit de l'empereur, et qu'il ne fût bientôt condamné selon l'usage de Constance, sans être entendu. Craignant moins les Barbares qu'une cour corrompue, il songea à se jeter entre leurs bras. Mais le tribun Laniogaise, cet homme fidèle, qui seul avait accompagné Constant jusqu'au dernier soupir, lui représenta que les Francs ne manqueraient pas de le faire périr comme un compatriote infidèle, ou de le vendre à ses ennemis. Silvanus, au désespoir, crut que l'unique moyen qui lui restait d'éviter la peine du crime dont on l'accusait faussement, était de le commettre. Il gagne secrètement à force de promesses les premiers officiers, et ayant assemblé les troupes, il arrache la pourpre d'un drapeau[53], s'en enveloppe, et se fait proclamer empereur.

[52] Nommée Colonia Agrippina, ou simplement Agrippina.—S.-M.

[53] Cultu purpureo a draconum et vexillorum insignibus abstracto.—S.-M.

XLI. Ursicin envoyé contre Silvanus.

Amm. l. 15, c. 5.

Cette nouvelle arrive quelques jours après à Milan,[Pg 109] à l'entrée de la nuit. Constance, frappé comme d'un coup de foudre, assemble sur-le-champ le conseil: la crainte avait glacé les cœurs; on se regardait sans ouvrir aucun avis. Le silence fut enfin rompu par un murmure général: tous se disaient à l'oreille qu'Ursicin était seul en état de rétablir les affaires; qu'on avait eu grand tort de l'outrager par des soupçons injurieux. L'empereur frappé de ces réflexions, et les faisant lui-même, mande Urcisin par l'introducteur de la cour[54]; c'était l'inviter de la manière la plus distinguée: il le reçoit avec honneur et amitié: celui qui n'était quelques jours auparavant qu'un séditieux et un rebelle[55], est maintenant la ressource et l'appui de l'empire[56]. Les ennemis d'Ursicin, qui l'étaient également de Silvanus, applaudissaient eux-mêmes à ce choix; et pour cette fois leur joie était sincère, car en mettant aux prises ces deux capitaines, ils ne pouvaient manquer de trouver dans la perte de l'un de quoi se consoler du succès de l'autre. Ursicin voulait se justifier avant que de partir: l'empereur lui représenta avec douceur que dans un péril si pressant il n'était pas question d'éclaircissements ni d'apologies, mais de réconciliation et de concorde pour concourir unanimement au salut de l'état. On dressa le plan qu'Ursicin devait suivre; et pour faire croire à Silvanus que la cour n'était pas instruite de sa rébellion, Constance lui manda en termes très-affectueux qu'il était satisfait de ses services; qu'il lui conservait tous ses titres, et qu'il lui adressait son successeur pour l'installer dans le commandement. On fait aussitôt partir[Pg 110] Ursicin avec dix tribuns et officiers des gardes, qu'il avait demandés pour le seconder dans sa commission. L'historien Ammien Marcellin était de ce nombre[57]. Le général sortit de Milan avec un grand cortége, qui l'accompagna fort loin hors de la ville; et quoiqu'il sentît bien que ses ennemis regardaient cette pompe comme celle d'une victime qu'on envoie au sacrifice, il ne pouvait s'empêcher d'admirer la rapidité des révolutions humaines, en comparant l'état brillant dans lequel il paraissait alors, avec le péril qu'il avait couru quelques jours auparavant.

[54] Admissionum magister.—S.-M.

[55] Orientis vorago.—S.-M.

[56] Dux prudentissimus et Constantini magni commilito.—S.-M.

[57] Avec un certain Vérinianus. Inter quos ego quoque eram cum Veriniano collega.—S.-M.

ΧLII. Déguisement d'Ursicin.

Il faisait une extrême diligence: cependant il fut prévenu par la renommée. Arrivé à Cologne, il trouva Silvanus trop bien affermi, pour pouvoir être abattu par la force. Les mécontents accouraient en foule de toutes les provinces, et s'empressaient d'offrir leurs services. Silvanus avait déja une nombreuse armée. Ursicin, soit qu'on lui eût dicté cette leçon, soit qu'il crût que la fourberie cesse de l'être quand elle s'emploie contre un rebelle, fit alors un personnage bien opposé à cette noble franchise qu'on lui attribue. Pour endormir Silvanus et l'amener insensiblement à sa perte, il feignit d'entrer dans toutes ses vues, et d'épouser toutes ses passions. Ce rôle était difficile à soutenir; il avait affaire à un homme clairvoyant: il lui fallut et beaucoup de souplesse pour plier sous la fierté d'un maître d'autant plus jaloux de sa puissance, qu'elle était moins légitime, et beaucoup de circonspection pour compasser toutes ses démarches: au moindre soupçon de déguisement, il était perdu lui et les siens. Il réussit dans ce manége trop bien pour[Pg 111] l'honneur de sa vertu. En peu de temps il gagna entièrement la confiance de Silvanus: il était de tous ses repas, de tous ses conseils. Silvanus l'associait à ses mécontentements; les disgrâces d'Ursicin fondaient une partie de ses reproches: N'est-il pas indigne, répétait-il souvent en public et en particulier, qu'on ait prodigué les consulats et les premières dignités de l'empire, à des hommes sans mérite; tandis que de tant de travaux nous n'avons, Ursicin et moi, remporté d'autre récompense, que d'être l'un traité en criminel d'état, l'autre traîné du fond de l'Orient pour servir de but aux traits de la calomnie?

XLIII. Mort de Silvanus.

Le moment arriva qu'il fallait ou se défaire de Silvanus, ou marcher sous ses étendards. Le pays était épuisé, et le soldat qui commençait à manquer de vivres, murmurait déja, et demandait le pillage de l'Italie. Dans cette crise Ursicin, après avoir cent fois changé d'avis, se détermina à tenter quelques officiers, qu'il savait être mécontents du général, et dont il connaissait la discrétion et la dextérité. Après avoir exigé leur serment, il leur fait part de son dessein: c'était de gagner par leur entremise un corps de Gaulois et d'Illyriens[58], dont la fidélité ne tiendrait pas contre des sommes répandues à pleines mains. Ces officiers mirent en œuvre de simples soldats, qui, couverts de leur obscurité, distribuant à propos l'argent et les promesses, débauchèrent en une seule nuit un grand nombre de leurs camarades. Au lever du soleil ils s'attroupent, et formant un bataillon ils forcent l'entrée du palais, égorgent la garde, poursuivent Silvanus[Pg 112] dans une chapelle où il s'était réfugié, et le percent de mille coups. Ursicin lui-même et tout l'empire pleura ce brave capitaine, que la calomnie avait précipité dans le crime, en persécutant son innocence, et que la noirceur de ses ennemis rendrait excusable, si aucun motif pouvait excuser la révolte contre le légitime souverain. Il ne porta la pourpre que vingt-huit jours.

[58] On voit dans Ammien Marcellin que ces corps étaient désignés par les noms de Bracati et de Cornuti. Voyez la notice de l'Empire.—S.-M.

XLIV. Joie de Constance.

Quelques jours avant la mort de Silvanus, le peuple assemblé à Rome dans le grand cirque, s'était unanimement écrié: Silvanus est vaincu. L'histoire nous fournit plusieurs exemples de ces pressentiments populaires, produits par le désir et par l'espérance, et que la superstition voudrait faire passer pour des révélations surnaturelles. La nouvelle de cette mort fut pour Constance un sujet de triomphe: il ajouta ce nouveau titre de victoire aux prospérités dont il se vantait. Sa vanité croissait sans mesure par les hyperboles de la flatterie: c'était un art que le prince encourageait de plus en plus, en méprisant et en éloignant de sa personne tous ceux qui ne le savaient pas. Il ignorait sans doute que la louange n'est d'aucun prix pour ceux auprès desquels le blâme est criminel, et le silence dangereux. Aussi avare d'éloges pour les autres qu'il en était avide pour lui-même, loin d'en accorder au succès d'Ursicin, il ne lui écrivit que pour se plaindre qu'on eût détourné une partie des trésors dont Silvanus s'était emparé: il ordonnait d'en faire une sévère recherche, et d'appliquer à la question un officier nommé Rémigius, chargé de la caisse militaire[59]. Les informations prouvèrent que personne n'avait touché à ces trésors.

[59] Rationarius apparitionis armorum magister.—S.-M.

[Pg 113]

XLV. Punition des amis de Silvanus.

Amm. l. 15, c. 6.

Jul. or. 1, p. 48 et 49; or. 2, p. 99 et 100, ed. Spanh.

Après la mort de Silvanus, on poursuivit ses prétendus complices: on mit aux fers tous ceux qu'on voulut soupçonner, et les délateurs firent très-bien leur devoir. Proculus, officier de la garde de Silvanus, se signala par son courage. Il était d'une faible complexion. Dès qu'on le vit exposé à la torture, on craignit que la rigueur des tourments ne le fît mentir aux dépens de beaucoup d'innocents. Mais la probité lui prêta des forces: la plus violente torture ne lui arracha aucune parole qui pût nuire à personne; il persista même à justifier Silvanus, protestant que la nécessité seule l'avait forcé à la révolte: il le prouvait en faisant remarquer que cinq jours avant de prendre le titre d'Auguste, ce général avait payé la montre aux soldats au nom de Constance, et qu'il les avait exhortés à continuer d'être braves et fidèles. Péménius qui avait si bien défendu contre Décentius la ville de Trèves, Asclépiodote et deux comtes francs, Lutton et Maudion, furent mis à mort avec plusieurs autres. Cependant on épargna les jours du fils de Silvanus encore enfant; et le généreux Malarich échappa à cette sanglante proscription.

XLVI. Intrépidité de Léontius, préfet de Rome.

Amm. l. 15, c. 7.

Dans ce même temps Léontius, préfet de Rome, faisait un meilleur usage de la sévérité nécessaire contre des séditieux. C'était un juge irréprochable, toujours prêt à donner audience, équitable dans les jugements, naturellement doux et bienfaisant, mais ferme et inflexible quand il fallait maintenir et venger l'autorité publique. Le peuple se souleva d'abord contre lui pour un sujet très-léger. Léontius faisait conduire en prison un cocher du cirque, nommé Philoromus. Toute la populace, dont ce misérable était[Pg 114] l'idole, se mit à le suivre en tumulte, et à menacer le préfet, croyant l'intimider. Mais ce magistrat intrépide fit saisir les plus mutins, et après leur avoir fait donner la torture sans que personne osât les défendre, il les condamna au bannissement. Peu de jours après, la sédition se ralluma, sous le prétexte que la ville manquait de vin. Au premier bruit de cette émeute, le préfet, malgré les instances de ses amis et de ses officiers, qui le conjuraient de ne pas s'exposer à la fougue d'une multitude forcenée et capable des plus extrêmes violences, va droit à la place[60] où le peuple était rassemblé. La plupart de ses gens prennent l'épouvante et l'abandonnent. Pour lui, resté presque seul, mais plein d'assurance au milieu des regards furieux et des cris de cette populace enragée, il reçoit sans s'émouvoir toutes leurs injures; et du haut de son char promenant ses yeux sur cette foule immense, il reconnaît à sa grande taille un homme qu'on lui avait désigné comme le chef des séditieux; il lui demande s'il n'est pas Pierre Valvomer: celui-ci lui ayant répondu avec insolence, que c'était lui-même, le préfet, malgré les clameurs, le fait saisir, lier et étendre sur le chevalet. En vain ce scélérat appelle-t-il du secours, le peuple prend la fuite à ce spectacle, et laisse son chef dans les tourments qu'on lui fait souffrir sur la place même, avec autant de liberté que dans une salle de justice. Léontius le relégua ensuite dans le Picenum (Marche d'Ancône), où Patruinus, gouverneur de la province, le fit mourir peu de temps après, pour avoir violé une fille de condition.

[60] Cette place se nommait Septemzodium.—S.-M.

[Pg 115]

XLVII. Constance jette les yeux sur Julien pour le faire César.

Amm. l. 15, c. 8.

Zos. l. 3, c. 1.

Jul. ad Ath. p. 274.

Liban. or. 10, t. 2, p. 280.

Ursicin était resté dans la Gaule avec le titre de commandant. Mais l'armée de Silvanus s'était dissipée après sa mort; et comme on n'avait envoyé Ursicin dans cette province que pour faire périr Silvanus ou pour périr lui-même, ce qui était presque indifférent à la cour, les ennemis de ces deux braves capitaines, se voyant délivrés de l'un, ne songeaient plus qu'à traverser les succès de l'autre. Constance, qu'ils gouvernaient sans qu'il s'en aperçût, aimait autant laisser la Gaule à la merci des Barbares, que de donner des forces à un général qui lui était suspect. Ainsi les Francs, les Allemans, les Saxons ne trouvaient plus d'obstacle: ils avaient pris et ruiné le long du Rhin quarante-cinq villes[61], dont ils avaient emmené les habitants en esclavage; ils occupaient sur la rive gauche du fleuve, depuis la source jusqu'à l'embouchure, une lisière de plus de douze lieues de large[62], et ils avaient dévasté trois fois autant de terrain: on n'osait plus y faire paître les troupeaux; il fallait semer et labourer dans l'enceinte des villes, et les moissons qu'on y recueillait faisaient toute la subsistance des habitants. L'alarme se répandait encore plus loin que le ravage, et plusieurs villes de l'intérieur du pays étaient déja abandonnées. Dans le même-temps les Quades et les Sarmates infestaient la Pannonie et la haute Mésie. L'Orient resté sans chef depuis le départ de Gallus, était insulté par les Perses. Constance ne savait quel parti prendre. D'un côté il croyait sa présence nécessaire[Pg 116] en Italie; de l'autre, sa défiance naturelle et l'exemple des prétendus projets de Gallus, lui persuadaient que partager sa puissance, c'était s'en dépouiller. Cependant l'impératrice Eusébia vint à bout de calmer ses craintes, et de le déterminer à revêtir Julien de la pourpre des Césars. Avant que de développer cet événement, il est à propos de reprendre l'histoire de ce prince depuis l'élévation de Gallus.

[61] Le texte de Zosime n'en compte que quarante, ἤδη τεσσαράκοντα πόλεις ἐπικειμένας τῷ Ῥήνῳ κατειληφότας·—S.-M.

[62] On voit par le récit d'Ammien Marcellin qu'ils prirent alors Cologne, et que leur puissance s'étendait jusque dans le centre de la Gaule.—S.-M.

XLVIII. Études de Julien.

Jul. ep. 51, p. 434.

Liban. or. 5, t. 2, p. 173; et or. 10, p. 265. Eunap. in Max. t. 1, p. 47, et in Liban. p. 97 et 98, ed. Boiss.

[Greg. Naz. t. 1, p. 58.]

Socr. l. 3, c. 1.

Soz. l. 5, c. 2.

Julien, sorti du château de Macellum, demanda la permission d'aller à Constantinople, pour y perfectionner ses connaissances. Constance, qui avait intérêt d'occuper cet esprit vif et ardent, y consentit volontiers. Mais il ne lui permit d'écouter que des maîtres chrétiens. Il lui proposait lui-même quelquefois des sujets de déclamation. Le jeune prince simple dans ses habits, sans suite et sans équipage, s'abaissant au niveau de ses camarades, fréquentait les écoles des rhéteurs et des philosophes. Cette modestie, loin de l'obscurcir, servait de lustre à ses talents. Comme il parlait familièrement à tout le monde, tout le monde aimait à parler de lui; on louait la beauté de son génie, la bonté de son cœur; on s'accordait à dire qu'il était digne du diadème. Ce grand éclat ne tarda pas à blesser les yeux de Constance: il lui ordonna de quitter Constantinople et de se retirer à Nicomédie, ou en tel lieu de l'Asie qu'il voudrait choisir. Libanius, fameux rhéteur, enseignait alors à Nicomédie: c'était un des plus ardents défenseurs du paganisme. Constance défendit à Julien de l'aller entendre; et le rhéteur Ecébolus, sous qui le prince avait étudié à Constantinople, alors chrétien, païen ensuite, et dont la religion tournait au gré de la cour, lui fit jurer à son[Pg 117] départ, qu'il ne prendrait pas les leçons de Libanius. Julien n'osa, à ce qu'il dit lui-même, violer ce serment; mais il ne se fit pas de scrupule de l'éluder. Il recueillait et étudiait secrètement les ouvrages de ce rhéteur, qu'il admirait: en quoi assurément il lui faisait trop d'honneur. Son esprit souple et docile en prit une si forte teinture, qu'il y perdit beaucoup de cette noble et énergique simplicité qui sied à un prince; et qu'il se pénétra de toute la pédanterie de son modèle, comme on le voit par ses ouvrages. Mais un magicien, caché à Nicomédie pour éviter la rigueur des lois, fit bien plus de mal à Julien; il empoisonna son cœur d'une curiosité criminelle et insensée pour ce qu'on appelle les sciences secrètes.

XLIX. Il se livre à la magie et à l'idolâtrie.

Jul. ad Them. p. 259, et or. 4. p. 130, et ep. 51, p. 434.

Liban. or. 4, t. 2, p. 151; or. 5, p. 173 et or. 10, p. 263 et 264.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 58, 59 et 61.

Eunap. in Ædes. t. 1, p. 26 et 27, et in Max. p. 47. ed. Boiss.

Socr. l. 3, c. 1.

Theod. l. 3, c. 3.

Soz. l. 5, c. 2.

L'Asie était alors infectée d'une secte de graves charlatans, qui faisaient un mélange monstrueux des opinions de Platon avec les superstitions de la magie. C'étaient des fourbes qui firent de Julien un fanatique. Ils trouvèrent dans sa vertu mélancolique une matière toute préparée et prompte à s'allumer. Il devint astrologue, théurgiste, nécromancien. Il alla à Pergame consulter Edésius: il y fit une étroite liaison avec Maxime d'Ephèse, Chrysanthius de Sardes, Priscus d'Epire, Eusèbe de Carie, Iamblique d'Apamée, tous disciples de ce prétendu sage. Ces imposteurs s'entendaient à se vanter mutuellement, à flatter le jeune prince, et à lui promettre l'empire. Edésius était le chef de la cabale; Maxime en était l'oracle: sa naissance, ses richesses, son éloquence d'enthousiaste, son extérieur majestueux et composé, le ton de sa voix concerté avec le mouvement de ses yeux, sa barbe blanche et vénérable, aidaient infiniment à la séduction.[Pg 118] Julien l'alla trouver à Ephèse. Maxime captiva entièrement l'esprit du nouveau prosélyte; il l'initia à ses mystères par des cérémonies effrayantes, dont l'impression réelle grave profondément les plus absurdes chimères. Il le mit en relation avec les démons; et ce fut, selon Libanius, à cet heureux commerce que Julien fut dans la suite redevable de tant de succès. Ces génies officieux, dit le sophiste aussi visionnaire que son héros, le servaient en amis fidèles; ils le réveillaient dans son sommeil; ils l'avertissaient des dangers; c'était avec eux qu'il tenait conseil; ils le guidaient dans toutes les opérations de la guerre, quand il était à propos de combattre, d'aller en avant ou de faire retraite, ils dirigeaient ses campements. Ce qu'il y a de vrai, c'est que Julien ébloui des prestiges de Maxime, renonça entre ces mains à la religion chrétienne, contre laquelle son cœur était depuis long-temps révolté. Il était alors âgé de vingt ans. Il choisit le soleil pour son Dieu suprême. Nous avons de lui un discours adressé à Salluste, où il représente cet astre comme le père de la nature, le Dieu universel, le principe des êtres intelligibles et sensibles. Entêté de ces vaines idées, il devint un dévot extatique de l'idolâtrie; il y mettait sa félicité; il gémissait sur les ruines des temples et des idoles; il désirait ardemment de la remettre en honneur, et il disait à ses amis qu'il rendrait les hommes heureux s'il parvenait jamais à la puissance souveraine. Gallus fut alarmé de ces nouvelles; il lui envoya Aëtius afin de le sonder. Il ne fut pas difficile à Julien de tromper Aëtius; il n'eut besoin, pour lui paraître parfait chrétien, que d'affecter un grand zèle pour la cause de l'arianisme.[Pg 119] Mais il ne lui était pas si aisé d'en imposer à Constance, qui était averti de ses discours, et que la jalousie rendait clairvoyant. Julien porta l'hypocrisie jusqu'à se faire raser, prendre l'habit de moine, et remplir à Nicomédie les fonctions de lecteur. D'ailleurs il pratiquait toutes les vertus civiles: tant qu'il fut en Asie, il s'y fit estimer par son empressement à faire du bien, n'épargnant ni dépenses ni fatigues pour secourir les malheureux, et pour défendre les intérêts de la justice même contre ses parents et ses amis.

L. État de Julien après la mort de Gallus.

Jul. ad Ath. p. 274, et ad Them. p. 259 et or. 3, p. 118.

[Amm. l. 15, c. 2, et 8.]

Liban. or. 5, t. 2, p. 176, et or. 10, p. 266-268.

Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 111.

Après la disgrace tragique de son frère, on s'assura de sa personne, comme je l'ai déja raconté; et il vécut dans une espèce de captivité pendant sept mois, dont il passa la plus grande partie à Milan. L'eunuque Eusèbe avait juré sa perte: mais l'impératrice Eusébia eut pitié de son infortune. Elle engagea son mari à ne le pas condamner sans l'entendre; elle rassura Julien, et le présenta à l'empereur. Constance ne l'avait encore vu qu'une fois, en Cappadoce: il le reçut assez favorablement et lui promit une seconde audience. Mais l'eunuque, craignant que l'empereur ne se laissât attendrir à la voix du sang et de l'innocence, vint à bout de l'empêcher. Tout ce que sa protectrice put obtenir en sa faveur, ce fut la liberté de retourner sur les terres de sa mère en Bithynie ou en Ionie. Pendant qu'on préparait son voyage, il alla passer quelques jours à Côme près de Milan. Mais sur la fausse nouvelle qui se répandit alors de la révolte d'Africanus, Constance changea d'avis; il voulait le retenir, et ce ne fut qu'avec peine qu'Eusébia obtint qu'il irait en Grèce. On regarda même ce voyage[Pg 120] comme un exil, parce que Julien n'avait en ce pays ni terres ni maison. Pour lui, il préférait le séjour de la Grèce à celui de la cour: c'était la patrie de ses dieux, la scène où son imagination prenait plaisir à s'égarer. D'ailleurs il espérait trouver à Athènes les maîtres les plus habiles, et, ce qui redoublait son empressement, des magiciens supérieurs, même à ceux de l'Asie.

LI. Julien à Athènes.

Liban. or. 5, t. 2, p. 175, et or. 10, p. 268.

Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 121 et 122.

Basil. ep. 41, t. 3, p. 124.

Amm. l. 25. c. 4.

Eunap. in Max. t. 1, p. 52 et 53, ed. Boiss.

Vict. epit. p. 228.

Athènes était encore la plus florissante école de l'univers. On commençait les études à Césarée de Palestine, à Constantinople, à Alexandrie; on allait les achever à Athènes. L'émulation y dégénérait en cabale; et l'avarice autant que la gloire animait les professeurs. Chacun d'eux avait sa faction. On arrêtait sur toutes les avenues, dans tous les ports, à tous les passages les écoliers qui arrivaient d'ailleurs; on se les disputait avec chaleur; et les plus forts les entraînaient aux écoles dont ils étaient partisans. Julien y arriva vers le mois de mai de cette année: il n'y resta que quatre ou cinq mois. Son savoir excita bientôt l'admiration. Les jeunes gens et les vieillards, les philosophes et les orateurs s'empressaient de l'entendre. Les païens surtout s'attachaient à lui par une secrète sympathie; ils lui souhaitaient l'empire; ils offraient même en particulier des sacrifices, afin de l'obtenir pour maître. Mais saint Grégoire et saint Basile qui fréquentaient les écoles d'Athènes, formaient des vœux tout contraires. Julien étudia avec eux les livres saints, et c'est un des reproches dont saint Basile le foudroie dans les lettres qu'il lui écrivit avec tant de liberté, lorsque devenu empereur il se fut déclaré l'ennemi du christianisme. Saint Grégoire qui devait un jour[Pg 121] lancer contre lui tous les traits de la plus forte éloquence, jugeant dès lors de ce jeune prince par l'extérieur, n'en augurait rien que de sinistre. Julien était d'une taille médiocre; il avait les cheveux bouclés, la barbe hérissée et pointue, les yeux vifs et pleins de feu, les sourcils bien placés, le nez bien fait, la bouche un peu trop grande et la lèvre inférieure rabattue, le col gros et courbé, les épaules larges; toute sa personne était bien formée; il était dispos et fort sans être robuste. Mais les défauts de son esprit altéraient par des habitudes vicieuses, ce que la nature avait mis d'agréments dans ses traits. Sa tête était dans un mouvement continuel; il haussait et baissait sans cesse les épaules; la vivacité de ses regards toujours errants et incertains avait quelque chose de rude et de menaçant; sa démarche était chancelante; il portait dans ses traits et dans ses éclats de rire un air de raillerie et de mépris: des distractions fréquentes, des paroles embarrassées et entrecoupées; des questions sans ordre et sans réflexion, dont il n'attendait pas la réponse; des réponses toutes pareilles qui se croisaient les unes les autres, et qui n'avaient ni méthode ni solidité, marquaient assez le désordre de son ame. Ce fut sur ces indices que saint Grégoire le montrant un jour à ses amis, leur dit en soupirant: Quel monstre l'empire nourrit dans son sein! fasse le ciel que je sois un faux prophète! Julien contracta une liaison intime avec le grand-prêtre d'Éleusis, que Maxime lui avait annoncé comme un homme rare et encore plus savant que lui. Il est vraisemblable qu'il se fit initier aux mystères de Cérès: car malgré les édits des empereurs cette superstition se conserva dans le secret;[Pg 122] jusqu'à ce qu'Alaric, quarante ans après, ayant passé les Thermopyles, la détruisit avec le temple.

LII. Il est rappelé à Milan.

Jul. ad Ath. p. 274, et or. 3, p. 121.

Liban. or. 10, t. 2, p. 235 et 268.

Zos. l. 3, c. 1.

Julien finissait sa vingt-quatrième année. Renfermé jusque-là dans un cercle étroit, il s'était accoutumé à se repaître des applaudissements de l'école. Les sophistes d'Athènes lui composaient une petite cour. Admiré dans une ville qui avait été comme le berceau et qui était encore un des plus célèbres asyles de l'idolâtrie, il ne désirait rien tant que d'y fixer sa demeure, lorsqu'il reçut un ordre de Constance de se rendre à Milan. Eusébia avait enfin déterminé son mari à le nommer César. Elle lui avait représenté que Julien était jeune, simple, sans aucune pratique des affaires; qu'il ne connaissait que les livres et les écoles; que l'empereur n'ayant besoin que d'un fantôme qui le représentât, personne n'était plus propre à faire ce rôle. S'il réussit, disait-elle, la gloire vous en reviendra toute entière; s'il périt, vous serez défait du dernier de tous ceux qui pouvaient vous porter ombrage. Julien aurait préféré le séjour des climats les plus sauvages à celui d'une cour meurtrière, où le glaive teint du sang de son frère semblait attendre sa tête. Rempli d'inquiétude, il monte au temple de Minerve: là fondant en larmes, appuyé sur la balustrade sacrée, il supplie la déesse de lui ôter la vie plutôt que de le livrer aux assassins de sa famille. Ses vœux furent inutiles; il fallut obéir. Quand il fut arrivé à Milan, on le logea dans le faubourg. Eusébia l'envoya plusieurs fois visiter de sa part; elle lui fit dire de demander hardiment ce qu'il désirerait. Julien ne voulait d'abord pour toute grace que d'être renvoyé sur ses terres. Mais il fut, dit-il, averti par une inspiration secrète, que[Pg 123] les dieux l'appelaient à la cour; qu'il devait s'abandonner à leur conduite, et que, pour éviter un danger incertain et éloigné, il allait se jeter dans un péril présent et inévitable.

LIII. Il paraît à la cour.

Jul. ad Ath. p. 274, et or. 3, p. 121.

Amm. l. 15, c. 8.

Constance communiqua son dessein à ses courtisans le 31 d'octobre: il leur avoua pour la première fois qu'il ne pouvait porter seul le poids de tant d'affaires, ni se partager entre tant de soins qui se multipliaient tous les jours. On conçoit aisément combien ce discours essuya de contradictions flatteuses, et avec quelle chaleur on soutint contre le prince même l'honneur de sa capacité, encore plus étendue que son empire. Ceux qui se reprochaient d'avoir mérité le ressentiment de Julien, représentaient avec zèle ce qu'on avait à craindre du titre de César; ils rappelaient l'exemple de Gallus. Eusébia seule l'emporta sur tous ces raisonnements politiques; et l'empereur déclara qu'il avait pris son parti, et que Julien allait être César. On mande au prince sa nouvelle fortune; on lui ordonne de venir loger au palais. Ce fut pour lui un nouveau sujet de douleur. Il écrivit aussitôt à Eusébia, pour la supplier de lui obtenir la permission de s'éloigner; mais il n'osa envoyer sa lettre sans avoir consulté ses dieux. Ceux-ci s'entendaient apparemment avec la cour, et peut-être avec une ambition secrète que Julien ne démêlait pas bien lui-même: ils le menacèrent, dit-il, de la mort la plus honteuse, s'il refusait un présent dont ils étaient les auteurs. Il alla donc au palais, et il crut avoir besoin d'autant de courage que s'il eût porté sa tête sur l'échafaud. Les courtisans les moins satisfaits de son élévation, lui témoignent le plus d'empressement. On lui coupe sa longue barbe, on lui ôte[Pg 124] son manteau de philosophe, on l'habille en homme de guerre. Sa modestie, ses yeux baissés, son air emprunté, firent pendant quelque temps le divertissement de la cour. Le fracas et le brillant dont il se voyait environné au sortir d'une vie obscure et tranquille, achevaient de le déconcerter. Nourri des idées philosophiques, instruit à mépriser ce que les courtisans adorent, il se regardait comme transporté par enchantement dans un autre monde, où tout jusqu'au langage lui était étranger. Il faisait réflexion que si la puissance a procuré de la gloire à ceux qui ont su en bien user, elle a été pour une infinité d'autres un écueil funeste. Agité de ces craintes, il alla les communiquer à l'empereur, qui le renvoya à Eusébia. Cette princesse le voyant interdit et embarrassé: Vous avez déja reçu, lui dit-elle, une partie de ce que vous méritez: soyez-nous fidèle, et bientôt vous recevrez ce qui vous manque encore: il est temps de vous défaire de cette philosophie sombre et bizarre, qui vous éloignerait des faveurs du prince.

LIV. Il est nommé César.

Jul. ad Ath. p. 275. ad Them. p. 259, et or. 3, p. 121.

Amm. l. 15, c. 8.

Zos. l. 3, c. 1 et 2.

Socr. l. 2, c. 34.

[Idat. chron.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 293.

Theoph. p. 38.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 20.

Enfin le 6 novembre, Constance, ayant fait assembler toutes les troupes qui se trouvaient à Milan, monta sur un tribunal élevé. Là, environné des aigles et des autres enseignes des légions, tenant Julien par la main, il le présenta aux soldats; et après avoir exposé en peu de mots l'état de la Gaule, et les espérances que donnait le jeune prince, il déclara qu'il avait résolu de le nommer César, si l'armée approuvait son choix. Les soldats applaudirent. Alors Constance ayant revêtu Julien du manteau de pourpre, le fit proclamer César. Se tournant ensuite vers ce prince qui paraissait morne et rêveur: «Mon frère, lui dit-il,[Pg 125] je partage avec vous l'honneur de cette journée: vous recevez la pourpre de vos pères, et je fais une action de justice en vous communiquant ma puissance. Partagez aussi mes travaux et mes dangers. Chargez-vous de la défense de la Gaule: guérissez les plaies dont cette province est affligée. S'il est besoin de combattre, combattez à la tête de vos troupes, les animant par votre exemple, les ménageant par votre prudence, étant à la fois leur chef, leur ressource, le témoin et le juge de leur valeur. Elle secondera la vôtre. Ma tendresse ne vous perdra jamais de vue; et quand avec le secours du ciel nous aurons rendu la paix à l'empire, nous le gouvernerons ensemble sur les mêmes principes de douceur et d'équité. Quelque séparés que nous soyons, je vous croirai toujours ainsi assis avec moi sur mon trône, et vous aurez lieu de me croire toujours à côté de vous dans les périls. Partez, César; vous portez l'espérance et les vœux de tous les Romains: défendez avec vigilance le poste important que l'état vous confie.» Ces paroles furent suivies d'une acclamation universelle. Tous les yeux se fixèrent sur le nouveau César, qui montrait un visage plus serein et plus animé. On lisait dans ses regards mêlés de douceur et de fierté, qu'il allait être l'amour des siens et la terreur des ennemis. On lui donnait des louanges, mais avec mesure, de peur de blesser la délicatesse du souverain. Constance le fit asseoir à côté de lui dans son char; et Julien, en rentrant dans le palais, s'appliquant intérieurement un vers d'Homère[63], se regardait[Pg 126] sous la pourpre comme entre les bras de la mort. Peu de jours après il épousa Hélène, sœur de l'empereur; ce fut encore un effet de la bienveillance d'Eusébia, qui le combla de présents: le plus conforme à son goût fut une belle et nombreuse bibliothèque, dont il fit grand usage dans son expédition de Gaule.

[63] Ἔλλαβε πορφύρεος θάνατος καὶ μοῖρα κραταιή. «La mort couleur de pourpre et son puissant destin l'enleva.» Ιliad., l. 5, v. 83.—S.-M.

LV. Captivité de Julien dans le palais.

Jul. ad Ath. p. 274, et ad Them. p. 259. et or. 3, p. 120.

Liban. or. 10, t. 2, p. 240.

Eunap. in Max. t. 2, p. 54 et in Orib. p. 104, et 105. ed. Boiss.

Julien, placé dans un si grand jour, songea à mettre en œuvre ce qu'il avait recueilli de tant d'études et de lectures. Son ame s'éleva et s'étendit. Il se considéra comme un homme qui, s'étant jusqu'alors exercé seulement dans son domestique, sans autre dessein que de conserver sa santé, se trouverait tout à coup transporté dans le stade olympique, en spectacle à tout l'univers, à ses citoyens dont il aurait l'honneur à soutenir, aux Barbares qu'il faudrait intimider par des miracles de force et de vigueur. Non-seulement il se proposa de faire assaut de vertu et de courage avec ses contemporains; mais, comme il le dit lui-même, il prit pour modèles Alexandre dans la guerre, Marc-Aurèle dans la conduite des mœurs. Cependant Constance n'eut pas plutôt approché Julien de sa personne que, par un effet de sa légèreté et de sa défiance naturelle, il parut s'en repentir. Le César était prisonnier à la cour; sa porte était gardée; on visitait ceux qui entraient chez lui, de peur qu'ils ne fussent chargés de lettres. Julien lui-même, pour ne pas attirer sur ses amis les soupçons de l'empereur, les empêchait de le venir voir. Sous prétexte de lui former une maison plus conforme à sa nouvelle dignité, on lui enleva ses domestiques; on les remplaça par des gens inconnus, qui étaient autant d'espions. A peine lui permit-on de conserver quatre de ses anciens serviteurs:[Pg 127] l'un d'eux était son médecin Oribasius[64], qu'on lui laissa, parce qu'on ignorait qu'il était en même temps son ami. Celui-ci, païen dans le cœur, ainsi que Julien, avait le secret de sa religion, et l'aidait à en pratiquer les cérémonies.

[64] Ce médecin est célèbre par sa science et par les ouvrages qu'il a composés; ils n'ont pas encore été tous publiés. Il naquit à Pergame, patrie de Galien, et accompagna Julien dans son expédition contre les Perses. il survécut long-temps à son souverain, et prolongea son existence jusqu'à la fin du quatrième siècle.—S.-M.

LVI. Il part pour la Gaule.

Jul. ad Ath. p. 277 et 278.

Amm. l. 15, c. 8.

Liban. or. 10, t. 2, p. 271 et 280.

Zos. l. 3, c. 2.

Eunap. in Max. t. 1, p. 54 et 55. ed. Boiss.

Socr. l. 3, c. 1.

Soz. l. 5, c. 2.

Zon. l. 13, t. 2, p. 20.

Till. art. 38.

Constance avait donné à Julien le gouvernement de la Gaule, de l'Espagne, et de la Grande-Bretagne: il l'avait créé César pour l'opposer aux Barbares: mais son aveugle jalousie semblait s'entendre avec eux. Il fit tout ce qu'il fallait pour empêcher Julien de réussir. On soupçonna même, car on prête volontiers des crimes aux princes qui ne sont pas aimés, on soupçonna qu'il ne l'envoyait en Gaule que pour le perdre. Il est plus vraisemblable que son dessein était seulement de le tenir comme en tutelle, et de lui ôter tous les moyens de se rendre trop puissant. Il ne restait en Gaule que peu de troupes, accoutumées à fuir devant les Barbares: l'empereur ne donna à Julien qu'une faible escorte de trois cents soixante soldats; les généraux avaient ordre d'observer ses démarches avec plus de soin que les mouvements des ennemis. On laissait Ursicin dans la province, mais il ne conservait que le titre de général sans emploi. Le secret de la cour et tout le pouvoir était entre les mains de Marcellus, qui partait avec Julien. Les officiers dont on composa son conseil, étaient plus propres à l'arrêter dans le chemin de la gloire, qu'à l'exciter aux grandes[Pg 128] entreprises. On mit à son autorité les bornes les plus étroites; et selon l'expression d'un auteur contemporain, Julien ne pouvait disposer que de sa casaque. On ne le laissa maître d'aucune grace, d'aucune libéralité. Loin d'accorder aux troupes quelque gratification extraordinaire, comme c'était la coutume à la promotion des nouveaux Césars, on ne leur paya pas même les montres qui leur étaient dues; et l'on eut lieu de prendre à la lettre ces expressions de Constance, que c'était son image qu'il envoyait en Gaule, plutôt qu'un nouveau prince. Julien partit avec sa petite escorte le 1er de décembre: le temps fut si beau pendant son voyage, que ses admirateurs n'ont pas oublié d'en faire un miracle. Constance l'accompagna jusqu'au-delà de Pavie [Ticinum][65], et reçut en chemin la nouvelle de la prise et du saccagement de Cologne. Craignant que cet événement ne rompît ses mesures, il en fit un secret à Julien, qui n'en fut informé qu'à son arrivée à Turin. Un si triste commencement affligea fort le prince; on lui entendit plusieurs fois dire, en soupirant, qu'en devenant César il n'avait gagné que de périr avec moins de tranquillité. Un présage, quoique frivole, fut toutefois suffisant pour rassurer les soldats. Comme il traversait une petite ville de Gaule, c'était la première qu'il rencontrait sur sa route, une des couronnes qu'on avait suspendues sur son passage, se détacha et se posa sur sa tête: on poussa des cris de joie, comme sur un pronostic assuré de[Pg 129] la victoire. Julien s'arrêta à Vienne, où il fut reçu au milieu des acclamations d'un grand peuple. On célébra son entrée comme celle d'un génie salutaire, et du libérateur de la Gaule. On dit qu'une vieille femme aveugle et idolâtre, bien instruite apparemment des secrètes dispositions de Julien, ayant demandé qui était celui qui entrait dans la ville, comme on lui eut répondu que c'était le César Julien, s'écria d'un ton de prophétesse, que ce prince rétablirait le culte des dieux. Nous raconterons ses exploits, quand nous aurons repris depuis la mort de Constant les affaires de l'église, que l'empereur troublait de plus en plus.

[65] Jusqu'à un lieu où se trouvaient deux colonnes entre Lumello dans le Piémont et Pavie. Ad usque locum duabus columnis insignem, qui Laumellum interjacet et Ticinum, dit Ammien, l. 15, c. 8.—S.-M.

LVII. Nouvelles cabales des Ariens.

Ath. ad monach. t. 1, p. 360 et 375. et apol. ad Constant. p. 299 et 301.

Socr. l. 2, c. 26.

Sulp. Sev. l. 2, c. 53.

Constant, inviolablement attaché à la vérité dans le sein même du désordre, avait enchaîné la fureur de l'hérésie, et forcé son frère de rendre la paix aux fidèles, et les vrais pasteurs à leur troupeau. Sa mort ouvrit une libre carrière à la malignité des Ariens. La haine de Constance contre les orthodoxes n'avait été que plus aigrie par la contrainte. Cependant ce prince, ayant honte de se dédire si promptement, garda encore quelques mesures. On accusait Athanase d'avoir animé Constant contre son frère; d'entretenir de secrètes intelligences avec Magnence; d'avoir porté le mépris qu'il faisait de l'empereur, jusqu'à célébrer sans sa permission la dédicace de la grande église, nommée la Césarée, que Constance venait de faire bâtir à Alexandrie; d'exciter des mouvements en Egypte et en Libye, et de se former une monarchie ecclésiastique, en établissant des évêques dans des provinces qui n'étaient pas soumises à sa jurisdiction. Il était aisé au saint prélat de détruire ces calomnies; il le fit pleinement six ans après par une véhémente apologie[Pg 130] qu'il adressa du fond des déserts à l'empereur. Mais dans ces commencements il n'en eut pas même besoin. L'empereur occupé de la guerre contre Magnence, craignant de révolter l'Egypte en maltraitant le métropolitain, lui écrivit pour le rassurer. Il envoya même par le comte Astérius et Palladius, maître des offices, des lettres adressées à Felicissimus duc d'Egypte, et au préfet Nestorius, les chargeant tous deux de veiller à la conservation d'Athanase. Les Ariens ne se rebutèrent pas. Ils avaient regagné Ursacius et Valens, qui n'eurent pas honte de se déshonorer, en révoquant la rétractation authentique qu'ils avaient donnée de leurs erreurs et de leurs calomnies en présence de deux conciles. Ces deux évêques prétendirent faussement que Constant les avait forcés à cette démarche; et Constance se trouva très-disposé à les en croire sur leur parole. De concert avec plusieurs autres évêques ariens, ces imposteurs tournaient à leur gré l'esprit de l'empereur; et Valens surtout, depuis la bataille de Mursa, en était écouté comme un prophète. Ils lui répétaient sans cesse que leur parti se décréditait, et qu'il allait lui-même passer pour un hérétique: ils lui représentaient l'union des évêques avec Athanase, comme une cabale dangereuse.

LVIII. Exil et mort de Paul de C. P.

Ath. ad monach. t. 1, p. 348, et de fuga sua, p. 322.

Zos. l. 2, c. 46.

Socr. l. 2, c. 26.

Theod. l. 2, c. 5.

Soz. l. 4, c. 2.

Theoph. p. 36.

Till. art. 11.

Le premier effet de leur crédit fut la mort de Paul, évêque de Constantinople. L'empereur manda à Philippe préfet d'Orient de le chasser, et de rétablir Macédonius. Le peuple chérissait son évêque, et le préfet se souvenait du massacre d'Hermogène. Pour se mettre à l'abri de la sédition, il s'enferme dans les thermes de Zeuxippe; il fait prier Paul de l'y venir trouver pour une affaire importante. Dès qu'il est arrivé,[Pg 131] il lui montre l'ordre du prince. Le prélat s'y soumet sans répugnance: mais le préfet n'était pas sans alarmes. Le peuple, inquiet pour son pasteur, s'était assemblé autour des thermes et faisait grand bruit. Le saint prélat se prêta volontiers aux mesures qu'il fallait prendre pour le dérober à l'amour de son peuple. On le fit passer par une fenêtre dans le palais voisin, qui donnait sur la mer; et de là on le descendit dans une barque prête à faire voile, et qui s'éloigna sur-le-champ. Aussitôt Philippe monte sur son char, il fait asseoir à côté de lui Macédonius, et va droit à l'église. La garde qui marchait l'épée nue intimide les habitants. On accourt de toutes parts à l'église. La foule y était si grande, que le préfet n'y pouvant entrer, les soldats s'imaginèrent que le peuple faisait résistance, et fondirent à grands coups d'épée sur cette innocente multitude. Plus de trois mille y périrent, les uns tués par les soldats, les autres écrasés par la foule; et Macédonius alla au travers de ces corps morts prendre possession de la chaire épiscopale. Paul chargé de chaînes fut d'abord conduit à Emèse, de là transféré à Cucusus en Cappadoce, dans les déserts du mont Taurus, où il fut étranglé. Les Ariens publièrent qu'il était mort de maladie. Mais le vicaire Philagrius, déja connu par ses méchancetés, jaloux peut-être de n'avoir pas été choisi pour bourreau, fit savoir aux catholiques que Paul renfermé dans un cachot étroit et ténébreux y avait été laissé sans nourriture, et que six jours après, comme il respirait encore, le préfet Philippe l'avait étranglé de ses propres mains. Ce Philippe avait été consul en 348. Il est différent de celui qui fut député à Magnence,[Pg 132] et retenu prisonnier. Peu de temps après la mort de Paul, arrivée vers le commencement de 351, ce ministre d'iniquité encourut la disgrace de Constance: l'histoire n'en dit pas la cause. Il fut dépouillé de sa dignité et mourut, dit-on, de désespoir et de crainte, tremblant sans cesse, et attendant à chaque moment son arrêt de mort.

LIX. Concile d'Arles.

Ath. apol. 1; de fuga, t. 1, p. 322.

Hilar. fragm. p. 1331.

Sulp. Sev. l. 2, c. 52 et 55.

[Socr. l. 2, c. 29.

Soz. l. 4, c. 5.]

Baronius.

Hermant, vie de S. Ath. l. 6, c. 27, 28, et 29.

Fleury, Hist. eccl. l. 13, c. 10.

Till. Arian. art. 49, 50.

Pendant que Magnence passait les Alpes pour entrer en Pannonie, Constance tenait à Sirmium un concile où Photinus nouvel hérésiarque fut condamné et déposé. Mais les plus grands efforts des Ariens portaient contre Athanase; ils ne le perdaient jamais de vue. Ils obtinrent de l'empereur un édit de bannissement contre tous ceux qui ne souscriraient pas à la condamnation de l'évêque d'Alexandrie. Le pape Jules mourut le 12 avril 352, après avoir tenu le saint siége un peu plus de quinze ans. Libérius lui succéda. Il sollicita l'empereur d'assembler un concile à Aquilée, pour examiner la question de la foi, et l'affaire d'Athanase. Constance, qui depuis la mort de Magnence séjournait dans la ville d'Arles, s'offensa de cette demande. Il écrivit au peuple romain une lettre pleine d'invectives atroces contre Libérius, et fit assembler dans Arles un concile, où les évêques ariens qui suivaient la cour, se trouvèrent les plus forts. Vincent légat du pape, intimidé par l'empereur et par les Ariens, consentit à abandonner Athanase, pourvu qu'on voulût aussi condamner la doctrine d'Arius. Les Ariens rejetèrent la condition, et ce vénérable vieillard, qui avait assisté au concile de Nicée et à tant de jugements rendus depuis en faveur du saint évêque, déshonora ses cheveux blancs en souscrivant à[Pg 133] une injuste condamnation. Les menaces et les mauvais traitements de l'empereur firent succomber avec lui plusieurs évêques d'Occident: les autres demeurèrent fermes. Paulinus évêque de Trèves fut exilé en Phrygie où il mourut. Vincent se releva bientôt de sa chute. Libérius désavoua par plusieurs lettres la souscription de son légat; il demanda de nouveau un concile, et il obtint qu'il serait convoqué à Milan l'année suivante.

LX. Fourberies des Ariens.

Lorsque la cour fut établie à Milan, les Ariens contrefirent des lettres, par lesquelles Athanase demandait à l'empereur la permission de venir en Italie. Constance y fut trompé; il envoya à l'évêque son consentement par un officier du palais, nommé Montanus. Le dessein des Ariens était de faire sortir Athanase de son église, dont ils voulaient se rendre maîtres; ou d'irriter l'empereur, si le prélat, refusait de venir, en le dépeignant comme un insolent qui se jouait de la majesté impériale, ou comme un ennemi caché qui n'avait changé d'avis que par une défiance injurieuse au prince. Athanase sentit l'artifice; et comme les lettres de Constance ne portaient pas un ordre, mais une permission, il resta dans son église, protestant qu'il n'avait rien demandé, et que cependant il était prêt à partir au premier ordre de l'empereur. Il envoya cette réponse par des députés, dont les raisons furent moins écoutées que les mensonges des Ariens.

LXI. Concile de Milan.

Ath. ad monach. t. 1, p. 363, et apol. 1, de fug. p. 322.

Ruf. l. 10, c. 20.

Socr. l. 2, c. 36.

Theod. l. 2, c. 15.

Soz. l. 4, c. 9.

Sulp. Sev. l. 2, c. 55.

Hermant, vie de S. Ath. l. 7, c. 1 et suiv.

Till. vie d'Eusèbe de Verc. art. 8, 9, et vie de S. Hilaire, art. 5 et Arian. art. 51.

Au commencement de l'année 355, le concile s'assembla à Milan. Il s'y rendit peu d'évêques orientaux; mais ceux de l'Occident s'y trouvèrent au nombre de plus de trois cents. L'empereur y présida: toute liberté fut accordée aux sectateurs d'Arius; nulle aux[Pg 134] catholiques. Le pape y envoya trois députés, dont le premier et le plus célèbre était Lucifer, évêque de Cagliari en Sardaigne[66]. Le concile se tint d'abord dans l'église. Il s'agissait de deux points, que chaque parti s'efforçait d'emporter: les Ariens voulaient qu'Athanase fût condamné, les catholiques demandaient la condamnation de la doctrine d'Arius; et à cette condition quelques-uns se relâchaient jusqu'à sacrifier Athanase. Comme le peuple favorisait les catholiques, Constance, pour se rendre maître du concile, le transféra dans le palais. Là ce prince, faisant l'inspiré, déclara que son dessein était de rétablir la paix dans ses états; que Dieu lui-même l'avait instruit en songe, et que les succès dont le ciel l'avait comblé, étaient un gage infaillible de la pureté de sa foi. En conséquence, il proposait un formulaire rempli du venin de l'arianisme. Les catholiques, et surtout les députés du saint siége s'y opposèrent avec force; et dans un lieu où l'empereur n'était séparé d'eux que par un rideau, ils s'échappèrent jusqu'à le nommer hérétique, et précurseur de l'Ante-christ. On peut juger de la colère de Constance; il les traite d'insolents; il s'écrie que si c'est sa volonté d'être arien, ce n'est pas à eux de l'en empêcher: il s'adoucit cependant jusqu'à en venir aux prières. Comme elles étaient inutiles, les évêques ariens voulant sonder la disposition du peuple, firent lire publiquement le formulaire dans l'église; il fut rejeté avec horreur. Alors Constance, ne ménageant plus rien, prend ouvertement le parti des Ariens; il dépose le personnage de juge qu'il avait prétendu[Pg 135] faire jusqu'alors; il seconde les accusateurs, il impose silence aux défenseurs d'Athanase; et sur ce que les orthodoxes objectaient qu'on ne devait plus écouter Ursacius et Valens, depuis qu'ils avaient eux-mêmes démenti leur accusation, il se lève brusquement et s'écrie: C'est moi qui suis accusateur d'Athanase; croyez ceux-ci comme moi-même. En vain on lui représente qu'Athanase est absent; qu'il faut l'entendre; que cette nouvelle forme de jugement est contraire aux canons: Eh bien, dit-il, ce que je veux, ce sont là les canons: les évêques de Syrie m'obéissent quand je leur parle; obéissez, ou vous serez exilés. Ces évêques levant tous les mains au ciel, l'avertissent que l'autorité souveraine n'est qu'un dépôt entre ses mains; ils le conjurent de ne pas violer les règles de l'église, et de ne pas confondre le pouvoir spirituel avec la puissance temporelle. Offensé de ces remontrances, il les interrompt avec menaces; il s'emporte jusqu'à tirer l'épée; il ordonne qu'on les mène au supplice. Ils partent pour mourir, sans demander grace; mais il les rappelle aussitôt, et il prononce la sentence d'exil contre Lucifer, Eusèbe de Verceil et Denys de Milan: il déclare qu'Athanase mérite d'être puni, et que les églises d'Alexandrie doivent être livrées à ses adversaires. Ursacius et Valens joints aux eunuques font battre de verges le diacre Hilaire, l'un des légats du saint siége. Quelques évêques intimidés, croyant procurer la paix à l'église, consentent à la condamnation d'Athanase: cette lâche complaisance fut aussi inutile qu'elle était injuste: les Ariens exigeaient encore qu'on se joignît de communion avec eux.

[66] Les deux autres étaient le prêtre Pancratius, appelé Eutrope par saint Athanase (ad monach., t. 1, p. 314), et Hilaire, diacre de Rome.—S.-M.

[Pg 136]

LXII. Exil des évêques catholiques.

Après la séance, Eusèbe grand-chambellan entre à main armée dans l'église de Milan. Il frappe le peuple à coups d'épées; il fait enlever jusque dans le sanctuaire près de cent cinquante personnes, évêques, ecclésiastiques, laïcs. On les enferme dans les thermes de Maximien. Le lendemain on traîne Denys au palais. Comme il y demeurait long-temps, tous les habitants, hommes et femmes, y accourent en foule; ils demandent à grands cris qu'on chasse les Ariens, et qu'on leur rende leur évêque. Denys se montre et les apaise. Il va à l'église célébrer les saints mystères: comme il en sortait, on l'enlève, on l'enferme, et la nuit suivante on le fait partir avec Lucifer et Eusèbe. Ces prélats secouant la poussière de leurs pieds s'en vont au lieu de leur exil, comme à un poste que la Providence leur assignait. Ils y souffrirent tous les mauvais traitements dont leurs ennemis purent s'aviser. Denys y perdit la vie. Dès qu'il fut sorti de Milan, l'empereur plaça sur son siége Auxentius, à peine chrétien, qu'il avait fait venir de Cappadoce, et qui n'entendait pas même la langue de son nouveau diocèse; il avait été ordonné prêtre par Grégoire faux évêque d'Alexandrie. Un autre évêque aussi méchant qu'Auxentius, mais encore plus hardi et plus violent, se signala dans ce concile, et servit en zélé courtisan la passion du prince. C'était Epictète, fort jeune, très-ignorant, baptisé depuis peu, et déja évêque de Centumcellæ en Italie, aujourd'hui Civita Vecchia. Il était Grec et étranger dans son diocèse; mais il connaissait la cour, et c'en était assez. On choisit les villes de l'Orient, dont les églises étaient gouvernées par les plus furieux ariens, pour y reléguer les prélats[Pg 137] catholiques. On les séparait pour les affaiblir; mais cette dispersion ne servit qu'à répandre plus au loin la foi de Nicée, et la honte de l'hérésie.

LXIII. Liberté des évêques contre Constance.

Hilar. ad Const. p. 1217-1224.

Pagi, ad Baron.

Horn. ad Sulp. Sev. l. 2, c. 55.

Till. vie de Lucif. art. 2.

Ath. ad Lucif. t. 1, p. 965.

Hier. vir. illust. c. 95. t. 2, p. 915. Baronius.

Les emportements pleins d'indécence, auxquels Constance s'abandonna dans ce concile, le rendirent tout-à-fait méprisable. On oublia ce qu'on devait à l'empereur, après qu'il eut oublié ce qu'il se devait à lui-même; et quoique les divins oracles ne recommandent pas moins le respect pour les souverains que le zèle pour la vérité, cependant les prélats les plus saints, et dont la mémoire sera à jamais en vénération dans l'église, ne virent plus en l'empereur que la personne de Constance, c'est-à-dire, l'égarement, l'injustice et la faiblesse. C'est sans doute à ce sentiment qu'il faut attribuer l'extrême liberté avec laquelle saint Hilaire de Poitiers invectiva quelque temps après contre l'empereur dans un écrit qu'il lui adressa à lui-même. On croit à la vérité que cette requête composée du vivant de Constance, ne fut publiée qu'après sa mort. La hardiesse de Lucifer est moins étonnante: c'était un homme dur, chagrin, incapable de ménagement. Pendant son exil il envoya au prince cinq livres remplis des reproches les plus atroces, et il trouva un homme assez hardi pour les présenter de sa part à l'empereur. Constance inégal et bizarre se piquait quelquefois d'une patience philosophique: on rapporte qu'un de ses courtisans qui voulait exciter sa colère, lui ayant dit un jour: Rien n'est plus doux que l'abeille; vous voyez cependant qu'elle n'épargne pas ceux qui viennent piller ses rayons; ce prince lui répliqua: Mais vous voyez aussi qu'il lui en coûte la vie pour un coup d'aiguillon.[Pg 138] Il se trouva dans cette heureuse disposition à l'égard de Lucifer. Il chargea Florentius, grand-maître du palais, de savoir du prélat même, s'il était l'auteur de ces écrits. Lucifer avoua l'ouvrage, le renvoya avec un sixième livre encore plus outrageant, et protesta qu'il était prêt à mourir avec joie. L'empereur se contenta de le reléguer en Thébaïde. Le schisme auquel Lucifer se porta dans la suite par un effet de son caractère inflexible, nous dispense de chercher à le justifier. Mais ce qui est embarrassant, c'est que saint Athanase, qui était en ce temps-là le modèle de la vertu, ainsi que le défenseur de la foi chrétienne, approuve ces livres audacieux, qu'il en loue l'auteur comme un homme embrasé de l'esprit de Dieu, et que dans sa lettre aux solitaires il n'épargne pas lui-même l'empereur. Nous pardonnera-t-on de dire ici, avec le respect dû à la mémoire de ces saints prélats, que l'humanité, même dans sa plus grande perfection, manque quelquefois de justesse pour concilier des devoirs qui semblent se combattre, ou d'étendue pour les embrasser tous; et que les grands saints, pour être des héros, ne cessent pas d'être des hommes?

LXIV. Exil de Libérius.

Ath. ad monach. t. 1, p. 364-368.

Amm. l. 15, c. 7.

Hier. chron. Theod. l. 2, c. 16, 17.

[Socr. l. 2, c. 37.]

Soz. l. 4, c. 11.

Theoph. p. 33.

Pagi, in Baron.

Hermant, vie de S. Ath. l. 7, c. 10, 11, et 12.

L'empereur désirait ardemment que la condamnation d'Athanase fût confirmée par l'évêque de Rome, dont le suffrage est d'un plus grand poids que celui des autres évêques[67], dit un auteur païen de ce temps-là. Il envoie donc à Libérius son chambellan Eusèbe, qui portait à la fois des présents et des menaces. Les[Pg 139] présents ne purent éblouir le pontife; il tint ferme contre les menaces, protestant qu'il ne déshonorerait pas l'église romaine en condamnant celui qu'elle avait reconnu innocent. L'eunuque, rebuté, va déposer les présents de l'empereur dans l'église de Saint-Pierre. Le pape vient à l'église, et fait jeter dehors cette offrande, comme le prix d'une trahison impie. Eusèbe de retour irrite les autres eunuques, et tous se réunissent pour aigrir l'esprit de l'empereur. Constance envoie ordre à Léontius préfet de Rome de surprendre Libérius, ou de s'en saisir par force, et de le faire conduire à Milan. La commission était dangereuse; la vertu du pontife lui attachait tous les cœurs. L'alarme se répand dans la ville. En vain Léontius met en œuvre les promesses, les menaces, la persécution même pour détacher le troupeau des intérêts de son pasteur. La maison de Libérius était doublement gardée; les soldats en défendaient l'entrée; le peuple fermait toutes les issues. Enfin pendant toute une nuit on vint à bout de tromper la vigilance du peuple. Libérius fut enlevé et transporté à Milan. Constance fit de vains efforts pour l'ébranler: le pontife dans une conférence fort pressante sut mieux que l'empereur soutenir sa dignité; il lui ferma la bouche par la sagesse de ses réponses: et comme le prince lui donnait trois jours pour décider entre le séjour de Rome et l'exil: J'ai déja dit adieu à mes frères de Rome, répondit-il; trois jours non plus que trois mois ne changeront rien à ma résolution: envoyez-moi tout à l'heure où il vous plaira. Il fut exilé à Bérhée en Thrace, dont l'Arien Démophile était évêque. Comme il était sur le point de partir, Constance lui fit porter[Pg 140] cinq cents pièces d'or pour aider à sa subsistance: Reportez cet argent à l'empereur, dit-il; il lui est nécessaire pour payer ses soldats. L'impératrice Eusébia lui envoya la même somme; il la refusa encore en disant: Qu'on donne cet argent à Auxentius et à Epictète; ils en ont besoin. Enfin l'eunuque Eusèbe osa lui en offrir: Tu as pillé les églises, lui dit Libérius, et tu m'offres une aumône comme à un criminel! va, avant que de faire des présents aux chrétiens, deviens chrétien toi-même. Tout le clergé de Rome jura en présence du peuple de ne point recevoir d'autre évêque, tant que Libérius vivrait. Cependant Félix diacre de l'église romaine, élu par la faction des Ariens, osa accepter cette dignité. Le peuple ayant fermé toutes les églises, l'ordination fut célébrée dans le palais par trois évêques ariens, sans autres témoins que les eunuques. L'intrusion de Félix causa une sanglante émeute; plusieurs y perdirent la vie. Le peuple refusa toujours de reconnaître le nouveau pontife: mais un assez grand nombre d'ecclésiastiques, quoiqu'ils fussent liés par leur serment, ne montrèrent pas la même constance. Selon la plupart des auteurs, Félix conserva la foi de Nicée; ils ne lui reprochent que son élection et sa condescendance pour les Ariens dont il ne se sépara pas de communion. Quelques-uns même ont prétendu qu'il fut élu de l'avis de Libérius par les prêtres catholiques, et qu'il doit être compté entre les papes légitimes.

[67] Tamen auctoritate quoque, qua potiores æternæ urbis episcopi. C'est ainsi que s'exprime Ammien Marcellin, et c'est une preuve assez évidente que la suprématie du siége de Rome était alors reconnue par les autres évêques.—S.-M.

FIN DU HUITIÈME LIVRE.


[Pg 141]

LIVRE IX.

I. Persécution générale. II. On tâche de faire sortir Athanase d'Alexandrie. III. Il est chassé à main armée. IV. Mauvais traitements contre les Alexandrins. V. George prend la place d'Athanase. VI. Violences de George. VII. Exils des évêques. VIII. George chassé et rétabli. IX. Fuite d'Athanase. X. Diverses violences des Ariens. XI. Nouvelle hérésie de Macédonius. XII. Julien dans la Gaule. XIII. Sa façon de vivre. XIV. Sa conduite dans le gouvernement. XV. Autres qualités de Julien. XVI. Sa réputation efface celle de Constance. XVII. Autun délivré. XVIII. Marches de Julien. XIX. Combat de Brumat [Brucomagus]. XX. Fin de cette campagne. XXI. Expédition de Constance en Rhétie. XXII. Julien assiégé à Sens. XXIII. Disgrace de Marcellus. XXIV. État de la cour de Constance. XXV. Constance vient à Rome. XXVI. Il en admire les édifices. XXVII. Obélisque. XXVIII. Conduite de Constance à Rome. XXIX. Méchanceté d'Eusébia. XXX. Mouvements des Barbares. XXXI. Les dames romaines demandent le retour de Libérius. XXXII. Affaires de l'église. XXXIII. Dispositions pour la seconde campagne de Julien. XXXIV. Succès de Julien. XXXV. Les Allemans chassés des îles du Rhin. XXXVI. Mauvais succès de Barbation. XXXVII. Les Allemans viennent camper près de Strasbourg. XXXVIII. Julien marche à leur rencontre. XXXIX. Discours de Julien à ses troupes. XL. Ardeur des troupes. XLI. Ordre des Barbares. XLII. Approche des deux armées. XLIII. Bataille de Strasbourg. XLIV. Fuite des Barbares. XLV. Prise de Chnodomaire. XLVI. Suites de la bataille. XLVII. Constance s'attribue le succès de Julien. XLVIII. Guerre de Julien au-delà du Rhin. XLIX. Trêve accordée aux Barbares. L. Avantages remportés sur les Francs. LI. Julien soulage les peuples. LII. Salluste rappelé.

[Pg 142]

I. Persécution générale.

Ath. ad monach. t. 1, p. 360 et 362.

La guerre allumée dans le sein de l'église, jetait dans tout l'empire plus de trouble et de désordre, que n'en avaient causé les fureurs de l'idolâtrie. Ceux qu'on cherchait à détruire étaient en plus grand nombre, et la cause n'était pas moins importante: le paganisme avait attaqué Dieu; la doctrine d'Arius attaquait le fils de Dieu consubstantiel à son père; et la persécution, quoique moins sanglante, ne marchait pas avec moins de fracas et d'appareil. Athanase plus brillant encore par les outrages dont on l'accablait, que par l'éclat de ses vertus, avait l'honneur de voir sa cause unie avec celle de Jésus-Christ: on demandait à la fois aux fidèles de souscrire à la condamnation d'Athanase, et d'entrer dans la communion des Ariens. On n'entendait parler que de nouvelles ordonnances: on voyait courir de ville en ville des soldats, des greffiers, des officiers du palais, portant des menaces pour les évêques et les magistrats, des sentences et des fers pour les peuples. Ils étaient accompagnés d'ecclésiastiques ariens qui leur servaient d'espions et de satellites. Par-tout on criait aux évêques: Signez, ou sortez de vos églises. On les traînait à la cour; on les enfermait sans leur permettre de voir l'empereur: ils ne sortaient qu'après avoir signé, ou pour aller en exil. Constance s'efforçait de grossir la liste des souscripteurs, afin de donner de la considération à l'hérésie dont il était le chef, s'imaginant que ces noms multipliés étaient pour l'arianisme autant de titres de noblesse. Il espérait apparemment, dit saint Athanase, changer la vérité en changeant les hommes; mais, ajoute-t-il, quoiqu'il fût déshonorant aux évêques de succomber à la crainte, il l'était encore[Pg 143] plus aux Ariens d'employer la terreur: c'était une preuve de la faiblesse de leur doctrine; car ce n'est ni par les épées ni par les soldats qu'on prêche la vérité; elle ne connaît d'autres armes que la persuasion.

An 356.

II. On tâche de faire sortir Athanase d'Alexandrie.

Ath. apol. 1, de fuga, t. 1, p. 334; ad monach. p. 373-378 et 393-395, et apol. ad Const. p. 307-310.

Phot. vit.

Ath. cod. 258.

Hermant, vie de S. Ath. l. 7, c. 14 et suiv.

Le fort de l'orage devait tomber sur l'église d'Alexandrie. Il fallait en faire sortir Athanase, et Constance se trouvait très-embarrassé. Aussitôt après le concile de Milan, il avait écrit à Maximus gouverneur d'Egypte d'ôter à l'évêque, et de donner aux Ariens tout le blé qui devait être distribué aux églises selon la fondation de Constantin, et de permettre à tout le monde d'insulter et de maltraiter ceux de la communion d'Athanase. Cependant il n'avait pas oublié le serment qu'il avait fait au saint évêque, de ne plus le condamner sans l'entendre, et de le maintenir dans son siége malgré les rapports de ses ennemis. Il avait confirmé ce serment par plusieurs lettres. Il n'osait donc, de peur de se parjurer par écrit, signer l'ordre de le chasser de son église. Rien n'est plus inconséquent que l'injustice aveuglée par la passion. Il fit exécuter l'ordre sans l'écrire. Il envoie en Egypte deux de ses secrétaires, Diogène et Hilaire. Ceux-ci, s'étant fait accompagner des magistrats, vont trouver l'évêque et lui signifient de sortir d'Alexandrie. Il demande à voir l'ordre de l'empereur; ils ne peuvent en produire aucun. Le peuple informé de cette démarche, menace de courir aux armes. Les envoyés prennent le parti de se retirer, et de mander les légions d'Egypte et de Libye. Quelques jours après, le duc Syrianus étant arrivé à leur tête, presse le prélat d'aller à la cour. Athanase fondé sur le serment et sur les lettres[Pg 144] de Constance, refuse de partir sans un ordre exprès. Mais pour parer aux suites fâcheuses que pourrait avoir son refus, il offre de se contenter d'un ordre signé de Syrianus ou de Maximus. Ils n'en veulent signer aucun. Syrianus effrayé des clameurs du peuple, paraît s'adoucir; il promet avec serment en présence de plusieurs témoins, de ne plus troubler l'église d'Alexandrie, mais d'informer l'empereur, et d'en attendre de nouveaux ordres. Il donne cette promesse par écrit le 17 janvier, Constance étant consul pour la huitième fois avec Julien: elle fut mise entre les mains de Maximus.

III. Il est chassé à main armée.

Cependant la nuit d'avant le vendredi, 9 de février, Syrianus à la tête de plus de cinq mille légionaires armés de toutes pièces, l'épée nue et conduits par des Ariens, vient à l'église de Théonas. Athanase y était en prières avec son peuple, selon la coutume, parce qu'on devait le lendemain célébrer le saint sacrifice qu'on n'offrait pas alors tous les jours. Au son des trompettes et des autres instruments de guerre, le peuple est saisi d'effroi. Mais Athanase sans changer de couleur, ni de contenance, fait entonner par un diacre le psaume cent trente-cinquième, Rendez gloire au Seigneur, parce qu'il est plein de bonté; et tout le peuple répondait, parce que sa miséricorde est éternelle. Pendant qu'on chantait ce psaume, les soldats rompent les portes; ils se jettent dans l'église; ils font retentir leurs armes et briller leurs épées. Syrianus ordonne de tirer; les flèches volent: aussitôt les cris des meurtriers, ceux des blessés et des mourants, les efforts des soldats pour entrer, des fidèles pour sortir au travers des lances et des épées, la rage[Pg 145] dans les uns, la pâleur et l'épouvante dans les autres, tous pêle-mêle se précipitant, se foulant aux pieds, offrent, de toutes parts un affreux désordre. Athanase restait assis sur son siége; il exhortait son clergé à la prière, et le duc animait ses soldats. En vain le peuple conjure à grands cris le saint évêque de sauver sa vie: alarmé pour son troupeau, mais intrépide pour lui-même, il leur ordonne de se retirer tous, et s'obstine à rester le dernier. Presque tous étaient sortis, lorsqu'une troupe de clercs et de moines l'entraîne malgré lui, comme dans un flot; et se serrant de toutes parts autour de lui, ils l'emportent tout froissé et à demi mort au travers des soldats qui avaient investi le sanctuaire et l'église. Dieu aveugla ses ennemis, et le déroba comme par miracle à leur fureur. Qu'on se représente les violences par lesquelles Grégoire avait, quinze ans auparavant, signalé son arrivée: les meurtres, les profanations, le pillage des autels, les outrages faits aux vierges, les cruautés exercées sur les ecclésiastiques et sur les laïcs fidèles à leur évêque; Alexandrie vit renouveler toutes ces horreurs. Cette église fut abandonnée à une troupe de scélérats, dont le duc Syrianus était encore le plus traitable. Les autres étaient le duc Sébastien Manichéen, Cataphronius nommé gouverneur d'Egypte à la place de Maximus, le comte Héraclius, Faustinus trésorier-général, qui n'était qu'un libertin et un bateleur, tous munis de commissions de l'empereur. Les évêques ariens enchérissaient encore sur la barbarie de ces officiers. Sécundus, évêque de Ptolémaïs, écrasa un prêtre à coups de pieds.

IV. Mauvais traitements exercés contre les Alexandrins.

Les catholiques dressent un procès-verbal de ces[Pg 146] excès, à dessein d'en instruire le prince. Syrianus veut les forcer à supprimer cet acte. Plusieurs vont le conjurer de leur épargner cette nouvelle violence; il les fait chasser à coups de bâton. Il envoie à diverses reprises le bourreau de sa troupe, et le prévôt de la ville, pour enlever les armes qu'on avait trouvées dans l'église, et qu'on y avait suspendues comme un témoignage de ces attentats sacriléges: mais les catholiques s'y opposent. Ils envoient à Constance une requête que saint Athanase nous a conservée: ils y exposent tout ce qu'ils ont souffert; ils font souvenir l'empereur de ses serments; ils protestent qu'ils sont prêts à mourir plutôt que d'accepter un autre évêque. Constance sourd à leurs plaintes et à leurs demandes, autorise tout ce qui s'est passé: il ordonne de poursuivre Athanase. Le comte Héraclius menace de la part de l'empereur toute la ville, de lui ôter le pain de distribution, les magistrats de les réduire en esclavage, les païens mêmes d'abattre leurs idoles, s'ils n'obéissent au prélat que le prince va envoyer. Les païens, pour sauver leurs dieux, signèrent tout ce qu'on voulut; et comme ils étaient encore en grand nombre dans Alexandrie, la liste de leurs noms combla de joie l'empereur, qu'on n'eut garde d'avertir que tous ces souscripteurs n'étaient que des idolâtres. Quelques jours après, Héraclius, Cataphronius et Faustinus, jaloux sans doute des succès de Syrianus, accoururent à la tête d'une bande de païens et de scélérats à l'église nommée la Césarée; ils étaient altérés de sang: mais comme le peuple était sorti, ils n'y trouvèrent qu'un petit nombre de femmes et de filles qu'ils maltraitèrent. Voulant se signaler par quelque exploit,[Pg 147] ils emportèrent tous les meubles de l'église, jusqu'à la table de l'autel, et les brûlèrent dans le parvis. Les païens jetaient de l'encens dans ce feu en invoquant leurs dieux et s'écriaient: Vive l'empereur Constance qui est revenu à notre religion; vivent les Ariens qui ont abjuré le christianisme.

V. George prend la place d'Athanase.

Ath. apol. 1, ad Const. t. 1, p. 312. et ad monach. p. 385 et 389. et de fuga p. 323 et 327 et ad episc. AEg. et Lib. c. 7, p. 277.

Amm. l. 22, c. 11.

Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 380.

[Greg. Nys. in Eunom. l. 1, t. 2, p. 294.]

Soz. l. 4, c. 8.

[Tillem. vie de S. Athanase, art. 73.]

Telles étaient les violences par lesquelles on préparait la voie au nouvel évêque. Il arriva enfin quelque temps avant Pâques. C'était encore un Cappadocien[68], nommé George, fils d'un foulon; premièrement parasite, ensuite receveur public, enfin banqueroutier. Obligé de prendre la fuite, il erra de province en province, jusqu'à ce que trente évêques ariens, assemblés à Antioche avant le concile de Milan, jetèrent les yeux sur lui pour le mettre à la place d'Athanase. Ils le firent prêtre avant qu'il fût chrétien (on va jusqu'à croire qu'il ne le fut jamais), et ils l'ordonnèrent évêque d'Alexandrie. Il n'avait ni connaissances des lettres, ni politesse, ni même le masque de la piété; mais il ne manquait d'aucun des talents d'un cruel et violent persécuteur. L'argent des pauvres et celui des églises, qu'il fit passer dans la suite aux favoris et aux eunuques, couvrit tous ses vices, et lui tint lieu de mille vertus. Constance né pour être trompé lui prodiguait dans ses discours et dans ses lettres les titres les plus pompeux: il l'appelait un prélat au-dessus de toute louange, le plus parfait des docteurs, le guide le plus expert dans le chemin du Ciel. Il[Pg 148] ne pouvait trouver d'éloges assez emphatiques pour honorer ce méchant prélat, qui s'épargnait même la contrainte de l'hypocrisie.

[68] Né dans un bourg appelé Tharbastenis. Mais selon Ammien Marcellin, l. 22, c. 11, il était d'Épiphanie en Cilicie. Ces deux endroits étaient peut-être voisins. C'est là sans doute ce qui aura donné lieu à la double origine qu'on lui attribue.—S.-M.

VI. Violences de George.

[Tillem. vie de S. Athanase, art. 74-77.]

Il entra dans Alexandrie au milieu d'une troupe de soldats commandés par le duc Sébastien. C'était l'arrivée d'un conquérant. Il prit cependant quelques jours de repos, et ne commença la guerre qu'après Pâques. Alors au premier signal les soldats de Sébastien se répandent dans la ville et aux environs: on pille les maisons; on ouvre jusqu'aux tombeaux pour chercher Athanase; on brûle les monastères. Les femmes ariennes, avec une fureur de bacchantes, faisaient mille outrages aux femmes catholiques. Tout retentissait de coups de fouets. Le duc lui-même avait horreur des cruautés dont il était le ministre: comme il avait fait fouetter plusieurs catholiques, les Ariens mécontents de l'exécution qui leur avait paru trop ménagée, le menacèrent de mander aux eunuques qu'il ne les servait qu'à regret; et cet esclave de la cour, tremblant à cette menace, fit recommencer le supplice jusqu'à ce que les Ariens fussent satisfaits. Quelques jours après[69], le duc, à la sollicitation de l'évêque, va à la tête de trois mille soldats se jeter sur le peuple assemblé hors de la ville dans un cimetière, pour éviter la communion des Ariens. Là se commirent tous les excès dont une soldatesque brutale est capable, quand on lui sait gré de sa barbarie. On employa les chevalets, les flammes, les ongles de fer. Par un raffinement de cruauté, on fit battre un grand nombre de vierges, et d'autres personnes, avec des branches de palmier armées de toutes leurs pointes. Plusieurs[Pg 149] en moururent. On cachait les corps de ces martyrs; on ne les rendait que pour de grosses sommes d'argent; autrement on les faisait dévorer par des chiens. Ceux qui donnaient retraite aux catholiques étaient traités avec rigueur; c'était un crime de les soulager de quelques aumônes; les pauvres mouraient de faim: les païens eux-mêmes détestaient ces inhumanités, et maudissaient les Ariens qu'ils regardaient comme des bourreaux.

[69] Le 2 juin.—S.-M.

VII. Exils des évêques.

[Tillem. vie de S. Athan. art. 78, 79 et 80.]

Constance avait ordonné de chasser les évêques hors de leurs villes épiscopales[70]; mais George ne se contentait pas de les arracher à leur troupeau: après les avoir faits meurtrir de coups, on les envoyait les uns aux mines (c'était surtout à celles de Phæno[71] en Arabie, où l'on mourait en peu de jours), les autres au fond des déserts: et pour les faire périr par la fatigue du voyage, les évêques de la Thébaïde et ceux de la basse Egypte se croisant les uns les autres, étaient traînés, les premiers aux déserts d'Ammon, les autres aux solitudes de la grande Oasis; contrées également affreuses, et que des plaines immenses de sables brûlants rendaient inhabitables. Ces prélats vénérables, courbés sous le poids de leurs fers, plusieurs même de leur vieillesse, évêques avant la naissance de l'hérésie dont ils étaient les victimes, traversaient les déserts en chantant des hymnes, et ne plaignaient que leurs persécuteurs. Quelques-uns moururent[Pg 150] en chemin, et honorèrent de leur sépulture ces solitudes arides, redoutées même des bêtes féroces. Pour remplacer les évêques bannis, George vendait les églises à des décurions ariens, qui achetaient ainsi l'exemption des charges civiles, à des libertins, à des hommes flétris par leurs crimes, à des païens; il les y faisait établir à main armée.

[70] Il y eut seize évêques de bannis. Trente autres furent obligés de s'enfuir. Parmi les premiers on distingue Dracontius d'Hermopolis, Adelphius d'Onuphis, et Philon, dont le siége est inconnu.—S.-M.

[71] Φαινῶ. Ce lieu, où on envoyait les homicides, était situé dans le désert de Palestine, entre la ville de Pétra dans l'Idumée, et celle de Zoara qui était à l'extrémité méridionale de la mer Morte.—S.-M.

VIII. George chassé et rétabli.

Epiph. hær. 76, t. 1, p. 913.

Amm. l. 22, c. 11.

Soz. l. 4, c. 9 et 11.

[Tillem. vie de S. Athan. art. 82.]

Le nouveau prélat, autant pour racheter l'impunité de tant de crimes que pour satisfaire son avarice et celle des eunuques qu'il fallait sans cesse désaltérer, se mit à faire le métier de partisan. Il prit la ferme du salpêtre[72], qu'on tirait tous les ans en grande abondance du lac Maréotis; il s'empara de toutes les salines, et de tous les marais où croissait le papyrus. Autorisé par les magistrats qui se vendaient à tous ses caprices, il s'avisa d'imposer un tribut sur les morts; il fit fabriquer un grand nombre de cercueils, dont on était forcé de se servir pour porter les corps à la sépulture, et il en tirait un droit. Oubliant sa dignité, qui n'inspire que des conseils de justice et de douceur, dit un auteur païen[73], il se chargeait de l'odieux personnage de délateur. Il travaillait à la ruine de son peuple par les avis qu'il donnait à Constance: on dit qu'il voulut persuader à ce prince, que l'empereur était propriétaire de toutes les maisons d'Alexandrie, et qu'en cette qualité il en devait retirer les revenus, parce qu'il avait succédé aux droits d'Alexandre le Grand, qui avait fait bâtir la ville à ses dépens. La[Pg 151] tyrannie jointe à tant de bassesse alluma contre lui une haine si furieuse, que le peuple l'attaqua dans l'église même, et l'aurait mis en pièces, s'il n'avait promptement pris la fuite. Il alla se réfugier à la cour[74]. On chassa aussitôt de toutes les villes les évêques nouvellement intrus: mais le duc d'Égypte ne tarda pas à les rétablir. Bientôt on vit arriver à Alexandrie un secrétaire de l'empereur, chargé de châtier les habitants. Il y en eut un grand nombre qui furent tourmentés et battus de verges. George revint peu de temps après[75], aussi détesté qu'auparavant, mais plus redouté.

[72] Νίτρον. Il est probable qu'il s'agit ici du natron, qui se tire, en grande abondance, des lacs salés, situés dans le désert de Libye, au sud-ouest d'Alexandrie. Ce canton devait, à cette production, le nom de Nitriotis.—S.-M.

[73] Professionisque suæ oblitus, quæ nihil nisi justum suadet et lene, ad delatorum ausa feralia desciscebat. Amm. Marcel., l. 22, c. 11.—S.-M.

[74] Il était à Sirmium auprès de Constance, au mois de mai 359.—S.-M.

[75] Au mois d'octobre 359.—S.-M.

IX. Fuite de S. Athanase.

Ath. apol. ad Const. t. 1, p. 308-316, et vita Anton. p. 864.

Rufin, l. 10. c. 18 et 19.

[Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 384.]

Athanase était resté quelques jours caché dans Alexandrie avec tant de précaution, que les fidèles mêmes ne connaissaient pas le lieu de sa retraite. A l'arrivée de George, il s'enfuit dans les déserts. Peu de temps après, il retourna sur ses pas dans le dessein d'aller trouver l'empereur. Il se fiait sur sa propre innocence, et ne pouvait se persuader que le prince eût oublié ses promesses et ses serments. Mais il n'en fut que trop convaincu par la lecture de deux lettres de Constance: l'une était adressée aux habitants d'Alexandrie; il les exhortait à obéir à George qu'il comblait de louanges; il menaçait de toute son indignation les partisans d'Athanase, dont il traçait le portrait le plus affreux. L'autre était écrite aux deux rois d'Éthiopie, Aïzan et Sazan[76]: l'empereur leur ordonnait comme[Pg 152] à des vassaux, d'envoyer en Égypte Frumentius, ordonné évêque par Athanase, afin qu'il y vînt puiser la saine doctrine dans les instructions de George; et de mettre Athanase lui-même, s'il était dans leurs états, entre les mains des officiers romains. Athanase apprit en même temps, qu'on gardait tous les passages; qu'on examinait tous ceux qui sortaient d'Alexandrie; qu'on visitait tous les vaisseaux. Il se retira donc dans les sables d'Égypte, et il y resta jusqu'à la mort de Constance. D'abord il vécut avec les moines qui habitaient ces retraites; et ces hommes angéliques, consommés dans la pratique des plus sublimes vertus, trouvaient dans le nouvel anachorète un maître et un modèle. Athanase, au milieu de ces solitudes, recueillit un héritage plus précieux pour lui que tous les trésors d'Alexandrie; c'était une tunique de peaux de brebis[Pg 153] que lui avait laissée saint Antoine, mort quelque temps auparavant à l'âge de cent cinq ans. Les soldats poursuivirent le saint évêque jusque dans ces affreuses contrées. Pour épargner à ses hôtes les mauvais traitements et les massacres, il s'enfonça plus avant dans les déserts, où il ne recevait de secours que d'un chrétien fidèle, qui lui apportait au hasard de sa vie les aliments les plus nécessaires. Il se tint même long-temps enfermé dans une citerne sèche, dont il fut encore obligé de sortir, parce qu'on l'avait trahi. Ce héros de la foi, fuyant, poursuivi, abandonné, manquant de tout, excepté de la grace divine, forgeait au fond de ces déserts des foudres qui allaient frapper George et les Ariens au milieu d'Alexandrie; et dans des alarmes continuelles, il trouva en lui-même, ou plutôt en Dieu qui le couvrait partout de ses ailes, assez de repos et de force, pour composer une grande partie de ces ouvrages pleins d'onction, d'éloquence et de lumières, qui feront toujours l'instruction et l'admiration de l'église.

[76] Ou plutôt Aeïzanas et Saïazanas. Athanase appelle ces princes (Apol. ad Const. tom. 1, pag. 313 et 315) oἵ ἐν Ἀυξούμει τύραννοι, les tyrans d'Auxoum. Dans l'adresse de sa lettre, Constance ne leur donne aucun titre. Νικήτης Κονστάντιος μέγιστος σέβαστος Αἰ ζανᾷ καἰ Σαζανᾷ. Μ. Salt, pendant le premier voyage qu'il fit en Éthiopie, en 1806, découvrit dans les ruines d'Axoum une inscription, longue et fort intéressante relative aux mêmes princes. Elle fut érigée pour conserver le souvenir des victoires d'Aeïzanas, sur un peuple rebelle nommé Bougaïtæ, ΒΟΥΓΑΕΙΤΩΝ. Ce peuple paraît être le même que les Blemmyes, dont le nom véritable est Bedjah ou Bodjah; car pour l'autre dénomination, ils la tenaient des Égyptiens. Aeïzanas prend, sur ce monument, les titres de roi des Axomites, des Homérites, de Raeidan, des Éthiopiens, des Sabæites, de Siléa, de Tiamo, des Bougaïtes et de Kaeï. A cette nomenclature, il ajoute le titre de roi des rois. On voit qu'à cette époque les Homérites, c'est-à-dire les habitants de l'Yemen, obéissaient au même souverain que les Éthiopiens. C'est un état de choses qui s'est renouvelé depuis. Ceci est d'accord avec une loi du 16 janvier 356 (Cod. Th. l. 12, tit. 12), dans laquelle il est question d'une ambassade envoyée par Constance aux Axoumites et aux Homérites. Il paraît qu'Aeïzanas n'était pas encore chrétien, puisqu'il se dit fils de l'invincible Mars, υἱὸς θεοῦ ἀνικήτου Ἄρεως. Outre son frère Saïazanas mentionné dans la lettre de Constance, l'inscription en nomme un autre Adephas. C'est à leur valeur qu'Aeïzanas dut la soumission des Bougaïtes; il était seul souverain. Toutes ces circonstances réunies donnent lieu de croire que le monument dont il s'agit est antérieur à la lettre de Constance. Voy. à ce sujet les deux Voyages de M. Salt, et une lettre de M. Silv. de Sacy, insérée dans les anciennes Annales des voyages, t. XII, p. 33.—S.-M.

X. Diverses violences des Ariens.

Ath. ad monach. t. 1, p. 368 et 369.

Hilar. in Const. p. 1237-1260.

[Sulp. Sev. l. 2, c. 55 et 56.]

Baronius.

Hermant, vie de S. Athan. l. 7, c. 28.

Till. Arian. art. 47-61. et vie de S. Hilaire, art. 6 et 7.

Les Ariens croyaient n'avoir rien fait, tant qu'ils n'auraient pas dompté Osius, qu'on appelait le père des évêques et le chef des conciles. Constance le mande, l'exhorte, le prie. Osius déconcerte l'empereur par la force de ses paroles, et retourne à son église. Les Ariens aigrissent le prince: il écrit, il caresse, il menace. Osius demeure ferme. Constance mande de nouveau ce vieillard âgé de cent ans, et le retient en exil à Sirmium pendant une année entière. On tint dans la Gaule un concile à Béziers [Biterræ], où saint Hilaire de Poitiers confondit les Ariens, et leur chef Saturnin d'Arles, qui présidait au concile. La plupart[Pg 154] des évêques de la Gaule se séparent de Saturnin et des Ariens. Mais ceux-ci mettent dans leur parti le César Julien, qui ne regardait que de loin ces orages de l'église; et Constance trompé par une fausse relation exile Hilaire et Rhodanius, évêque de Toulouse; il les relègue en Phrygie. Il fait meurtrir de coups les clercs de l'église de Toulouse. Leur évêque meurt dans son exil. Ce fut, selon quelques auteurs, dans cet exil même, que saint Hilaire composa contre Constance le livre dont nous avons parlé; quoiqu'il soit plus vraisemblable que cet ouvrage n'a été fait qu'après son retour en 360. Cet écrit a sans doute besoin d'excuse pour les traits injurieux qui sont lancés sans ménagement contre la personne de l'empereur: mais il renferme un témoignage précieux, qui fait honneur à ces saints évêques. Saint Hilaire y fait voir à Constance l'abus de la violence en fait de religion, par ces belles paroles: Dieu nous a enseigné à le connaître; il ne nous y a pas contraints. Il a donné de l'autorité à ses préceptes en nous faisant admirer ses opérations divines: il ne veut point d'un consentement forcé. Si l'on employait la violence pour établir la vraie foi, la doctrine épiscopale s'élèverait contre cet abus; elle s'écrierait: Dieu est le Dieu de tous les hommes; il n'a pas besoin d'une obéissance sans liberté; il ne reçoit pas une profession que le cœur désavoue: il ne s'agit pas de le tromper, mais de le servir. Ce n'est pas pour lui, c'est pour nous que nous devons lui obéir. Tels étaient aussi les sentiments de saint Athanase. Tous ces illustres exilés essuyèrent les traitements les plus durs et les plus cruels. Le comte Joseph, à Scythopolis, fut le seul qui[Pg 155] osa conserver de l'humanité à leur égard: il retira dans sa maison saint Eusèbe de Verceil, persécuté par l'évêque Patrophile.

XI. Nouvelle hérésie de Macédonius.

Socr. l. 9, c. 27 et 38.

Soz. l. 4, c. 20 et 26.

Till. Arian. art. 62 et suiv.

L'hérésie soutenue de la puissance souveraine triomphait avec insolence. La nouvelle capitale ne fut pas exempte de troubles. Macédonius obtint de l'empereur un édit, qui ordonnait de chasser des villes les défenseurs de la consubstantialité, et d'abattre leurs églises. Armé de cet édit, le prélat impitoyable mit en œuvre les plus extrêmes rigueurs pour forcer les catholiques à communiquer avec les Ariens. La persécution s'étendit sur les Novatiens, attachés comme les catholiques à la foi du consubstantiel. Cette conformité de souffrances unissait leurs cœurs; elle aurait même réconcilié leurs esprits, sans la jalousie de quelques schismatiques qui s'y opposèrent. En exécution du nouvel édit, on abattit une église que les Novatiens avaient à Constantinople[77]. Ils s'assemblent aussitôt, hommes, femmes, enfants: et sans résister à l'ordre de l'empereur, ils laissent démolir l'église; mais ils en recueillent les matériaux, les transportent au-delà du golfe dans le quartier nommé Syques, et ils l'eurent rebâtie en ce lieu presque en aussi peu de temps qu'il en avait fallu pour la détruire. Julien leur ayant rendu dans la suite l'ancienne place, ils y reportèrent les mêmes matériaux, reconstruisirent l'église et la nommèrent Anastasie, c'est-à-dire la Résurrection. Macédonius poursuivait partout les Novatiens. Ayant appris qu'ils étaient en grand nombre dans la Paphlagonie, et surtout à Mantinium, il y envoya avec la permission de l'empereur quatre cohortes de[Pg 156] soldats pour les exterminer, ou les forcer à faire profession d'arianisme. Les habitants de Mantinium, échauffés d'un zèle plus ardent que conforme à l'Évangile, s'arment à la hâte de tout ce qui se présente sous leurs mains, marchent contre ces troupes, se battent en désespérés, perdent beaucoup de leurs gens, mais taillent en pièces presque tous les soldats. Ce malheureux succès indisposa l'empereur. Un autre événement acheva de l'irriter. L'église des Saints-Apôtres, où reposait le corps de Constantin, menaçait déja ruine. Macédonius fit de sa propre autorité transporter le corps dans l'église de Saint-Acacius. Le peuple se divisa en deux factions: les uns s'écriaient que c'était un sacrilége de remuer les cendres de leur fondateur; les autres prenaient le parti de l'évêque. La querelle devint meurtrière. Il y eut un furieux combat dans l'église même de Saint-Acacius. Le portique et le parvis furent inondés de sang. L'empereur imputa ce massacre à Macédonius; il le taxa d'une témérité criminelle pour avoir entrepris, sans sa permission, de déplacer le corps de son père. Ce prélat brouillon et violent voulut être hérésiarque. Il s'accordait avec les semi-Ariens sur la ressemblance de substance entre le Père et le Fils, mais il niait la divinité du Saint-Esprit. Les sectateurs de cette nouvelle erreur furent appelés tantôt Macédoniens, tantôt Marathoniens, parce que Marathonius, évêque de Nicomédie, aida beaucoup à la naissance de cette hérésie, et la défendit avec chaleur. Cette secte, qui s'étendit parmi le peuple et jusque dans plusieurs monastères, n'eut cependant ni évêque ni église particulière jusqu'au règne d'Arcadius.

[77] Un certain Agellius était alors leur évêque.—S.-M.

[Pg 157]

XII. Julien dans la Gaule.

Amm. l. 16, c. 1.

Zos. l. 3, c. 2. Suid. in ἐξισάμενος.

Pendant que l'empereur livrait l'église en proie aux hérétiques, Julien travaillait à délivrer la Gaule des Barbares qui la désolaient. L'entreprise paraissait au-dessus de ses forces. Que pouvait-on attendre d'un jeune prince, sans expérience, étranger dans un camp, nourri dans l'ombre des écoles, obligé d'apprendre les exercices militaires dans le temps qu'il fallait livrer des batailles? Revêtu d'un nom sans pouvoir, il ne venait au secours de cette province qu'avec une poignée de soldats, dont les officiers étaient autant d'espions dévoués à l'empereur; il n'y trouvait que des troupes affaiblies par la désertion et par les défaites, abâtardies par l'habitude de se laisser vaincre, sans émulation, sans discipline. Il semblait que Constance, toujours ombrageux, ne l'avait choisi que parce qu'il le croyait incapable; et ce prince retenant d'une main ce qu'il paraissait lui donner de l'autre, avait pris des mesures pour lui dérober jusqu'à la gloire des hasards heureux, en lui attachant en apparence pour conseil, et en effet pour maître, le général Marcellus, qui devait avoir tout l'honneur des succès, tandis qu'on ne laissait à Julien que la honte des échecs. Dans une situation si délicate, Julien sut forcer tous les obstacles qu'on mettait à sa réputation. Pendant l'hiver qu'il passa dans Vienne, il s'appliqua à connaître ses soldats, sa province, ses ennemis; il puisa dans la profondeur de son génie toutes les ressources de la science militaire; il s'affranchit de ses surveillants en les rendant inutiles; et dès le printemps suivant, avant que d'avoir vu la guerre, il se trouva plus grand capitaine que ceux qu'on avait chargés de le conduire.

XIII. Sa façon de vivre.

[Julian. Misop. p. 340 et 341, ed. Spanh.]

Amm. l. 16, c. 5.

Mamert. paneg. c. 11.

[Liban. or. 8, t. 2, p. 240, ed. Morel.]

Son exemple, plus encore que sa vigilance, releva la[Pg 158] discipline, et d'une armée tant de fois vaincue forma une armée invincible. La première loi qu'il s'imposa fut celle de la tempérance. Persuadé que la vertu ne sait dresser qu'une table frugale, et que le corps ne se traite délicatement qu'aux dépens de l'esprit, il n'eut pas besoin de consulter les mémoires de Constance. Ce prince avait pris la peine de régler la table de Julien, comme celle d'un écolier qu'on enverrait aux études, dit Ammien; il avait marqué dans un écrit de sa propre main la qualité des mets qu'il voulait qu'on lui servît: Julien en retrancha tout ce qui sentait la bonne chère; il voulut être nourri comme les simples soldats. Sa sobriété lui permettait d'abréger le temps du sommeil: couché sur la terre nue ou sur une peau de bête, il se levait au milieu de la nuit. Après avoir fait secrètement sa prière à Mercure, il travaillait aux dépêches, il visitait lui-même les sentinelles, et donnait le reste de la nuit à l'étude. La philosophie, l'éloquence, l'histoire, la poésie même occupaient ces heures tranquilles. Entre les ouvrages qu'il composa dans la Gaule, les deux panégyriques de Constance sont des fruits de ses veilles. Il y soutient mal l'honneur de la philosophie, par la flatterie outrée que respirent ces deux discours. Il les démentit dans la suite, lorsqu'il put le faire impunément, par des invectives encore plus condamnables. Un ouvrage qui aurait mieux mérité de passer à la postérité, ce sont ses propres mémoires, qu'il avait écrits à l'imitation de Jules-César. Il employait le jour aux affaires de la guerre, ou à faire des réglements utiles pour l'armée et la province. Il se formait aux exercices, et il se raillait lui-même de bonne grace sur son peu d'habileté. Pour s'endurcir[Pg 159] contre les incommodités les plus sensibles, il supportait sans feu la rigueur des hivers de la Gaule.

XIV. Sa conduite dans le gouvernement.

Amm. l. 16. c. 5.

Julian. Misop. p. 360.

Mamert. paneg. c. 4.

Il passait l'été dans son camp, l'hiver sur son tribunal, toujours occupé à repousser les Barbares ou à défendre les peuples, toujours armé contre les ennemis ou contre les vices. Attentif à veiller sur les officiers de son palais, il réprimait leur avidité naturelle. Il écoutait les plaintes et se piquait de clémence dans les punitions: souvent il adoucissait la rigueur des sentences prononcées par les juges. Il servit les Gaulois autant par son équité que par ses victoires, en diminuant le poids des impositions, qui enlevaient à la province ce qui échappait aux Barbares. Quand il entra dans la Gaule, chaque tête taillable payait vingt-cinq pièces d'or, qui faisaient environ trois onces et demi; quand il en sortit, ce tribut était réduit à sept pièces, toutes charges acquittées[78]. Il avait pour maxime de ne point faire remise des restes qui étaient dus au fisc, comme les princes les plus désintéressés l'avaient pratiqué avant lui: sa raison était que les riches demeurent toujours seuls reliquataires, parce que la contrainte n'épargne pas les pauvres dès les premiers moments de l'imposition; cependant sa générosité dérogea quelquefois à cette loi. Un gouvernement si équitable ne pouvait manquer de lui gagner le cœur des Gaulois: leurs biens, leurs personnes, tout était à lui; souvent ils le forcèrent d'accepter de grandes sommes d'argent. Ils lui obéissaient avec zèle: c'était, disaient-ils tous d'une voix, un prince doux, accessible, plein de courage,[Pg 160] de justice, de prudence; qui ne faisait la guerre que pour le bien des peuples, et qui savait les faire jouir des avantages de la paix.

[78] Quod primitus partes eas ingressus, pro capitibus singulis tributi nomine vicenos quinos aureos reperit flagitari: discedens verò septenos tantùm. Amm. Marc. l. 16, c. 5.—S.-M.

XV. Autres qualités de Julien.

Jul. Misop. p. 360.

Liban. or. 8, t. 2, p. 240 et or. 10, p. 279.

Hilar. ad Const. l. 2, p. 1225.

Eunap. in Max. t. 1, p. 53, ed. Boiss.

Ces belles qualités se trouvaient alliées à des travers, que lui imprima pour toute sa vie une éducation trop sophistique. Non content d'aimer les lettres et les sciences, il se confondait lui-même avec les savants et les littérateurs. Faisant en public profession de christianisme, pour entretenir l'affection des peuples, il favorisait tantôt les Ariens, tantôt les catholiques; et saint Hilaire, dans ses écrits contre Constance, l'appelle un prince religieux. Mais les rhéteurs, les platoniciens, les magiciens d'Athènes, confidents secrets de son attachement à l'idolâtrie, venaient en Gaule se mêler autour de lui aux braves officiers qu'il employait à la guerre. Julien se prêtait à tout; il gagnait des batailles et faisait des vers en l'honneur de ces prétendus illustres, qui accouraient de si loin pour admirer ses talents. Sa cour, bigarrée de manteaux de philosophes et de casaques militaires, offrait un spectacle aussi bizarre que le prince même: c'était à la fois un camp, une académie, une école de sophistes; mais on n'y voyait point de danseurs, de farceurs, de joueurs d'instruments, ni de tous ces ministres de divertissements frivoles. La bizarrerie de Julien était austère: il n'avait aucun goût pour les plaisirs; ce n'était que le premier jour de l'année et par coutume, qu'il permettait de jouer des comédies: il n'assistait que rarement aux jeux du cirque, encore n'y restait-il que quelques instants. Cette humeur grave et sévère sympathisait avec celle des Gaulois, qui ne connaissaient pas les théâtres, et qui prenaient la danse pour un[Pg 161] accès de folie. Telle fut la conduite de Julien, tant qu'il demeura dans l'Occident; et la dignité impériale n'y changea rien dans la suite.

XVI. Sa réputation efface celle de Constance.

La gloire de l'empire sembla passer avec lui dans la Gaule. Dès ce moment le César fit le premier rôle dans les affaires, et cette province devint le théâtre le plus brillant de la valeur romaine. On y vit bientôt les villes relevées, les campagnes couvertes de trophées et de fertiles moissons; les Barbares en fuite; partout la prospérité, la sûreté, l'abondance. Constance, si l'on en excepte son voyage de Rome, resta tristement enveloppé d'intrigues ténébreuses et de controverses de religion; et si les insultes des peuples voisins le firent quelquefois sortir de sa cour, ce ne fut que pour des expéditions sans succès ou sans éclat. Tous les regards se tournèrent du côté de Julien.

XVII. Autun délivré.

Amm. l. 16, c. 2, et l. 17, c. 8.

Jul. ad Ath. p. 277 et 278.

Lib. or. 10, t. 2, p. 272.

Cassiod. l. 1, ep. 34.

Alsat. Illust. p. 398 et seq.

Sa première campagne fut un glorieux apprentissage. C'était dans la Gaule un usage ancien, et qui subsista long-temps après, que les armées ne se missent en mouvement que vers le solstice d'été. Julien était encore à Vienne, lorsqu'il apprit que la ville d'Autun [Augustodunum] venait de courir le risque d'être prise et saccagée. Cette ville était grande; mais elle n'avait pour toute défense qu'une vieille muraille, prête à tomber en ruine. Les Barbares, maîtres de tous les dehors, labouraient paisiblement le territoire; et les habitants, bloqués depuis plusieurs mois, n'attendaient que le moment de pouvoir se réfugier ailleurs. Le voisinage de Julien, dont la réputation commençait à éclore, leur inspira plus de hardiesse. L'un d'eux, voyant un Barbare qui poussait sa charrue jusqu'au pied des murs, courut sur lui et l'enleva. Plusieurs autres en firent[Pg 162] autant. Les ennemis irrités entreprennent d'escalader la ville à la faveur de la nuit. Au bruit qu'ils firent en plantant leurs échelles, un petit nombre de vétérans prend les armes, pendant que les autres soldats tremblaient de peur; et s'étant donné pour signal le nom de Julien, ils accourent à la muraille, tuent les uns, et précipitent les autres. Leurs camarades enhardis par cet exemple, repoussent les Barbares, et en massacrent un grand nombre. A cette nouvelle Julien, malgré les conseils de quelques lâches courtisans, se met en campagne avec ce qu'il avait de troupes; il arrive à Autun le 24 de juin; et sans s'y arrêter, il poursuit les Barbares qui se retiraient, résolu de les combattre à la première occasion.

XVIII. Marches de Julien jusqu'à Rheims.

De plusieurs routes qu'on lui proposait[79], il préféra la plus courte, quoiqu'elle fût la plus périlleuse à cause des forêts qu'il fallait traverser. Mais il entendait dire que Silvanus y avait passé l'année précédente, et il se faisait un point d'honneur de ne pas céder en courage à ce brave guerrier. Ne prenant avec lui que des troupes légères[80], il gagne promptement Auxerre [Autosidorum]. Les Barbares campaient dans le voisinage; il les amusa quelque temps pour faire reposer sa troupe, et pour donner au reste de son armée le temps de le rejoindre. Les ennemis ayant pris la route de Troyes [Tricassæ], il continue de les poursuivre; et comme il était inférieur en nombre, il supplée à ce désavantage[Pg 163] par la bonne conduite, et montre déja toute l'habileté d'un vieux capitaine. Toujours sur ses gardes, il faisait si bonne contenance, que les Barbares revenant sur lui de temps en temps, et le chargeant tantôt à droite, tantôt à gauche, ne purent jamais l'entamer. Il les prévenait avec ses troupes légères dans tous les postes avantageux qui se trouvaient sur la route, et leur disputait tous les passages. Après les avoir long-temps harcelés, comme ils doublaient le pas et que ses troupes pesamment armées perdaient haleine, il fut obligé d'abandonner la poursuite. Ces petits avantages rendaient peu à peu le cœur aux soldats; et pour exciter leur hardiesse par l'intérêt, il promit récompense à quiconque lui apporterait la tête d'un ennemi. Après une marche assez périlleuse, il vint à Troyes, où il était si peu attendu, qu'il eut peine à s'en faire ouvrir les portes: on prenait d'abord sa troupe pour un corps de Barbares. Il ne s'y arrêta que pour donner quelque repos à ses soldats; et continua sa marche jusqu'à Rheims [Remi], où il avait marqué le rendez-vous de toute l'armée. C'était Marcellus qui la commandait en la place d'Ursicin, quoique celui-ci eût ordre de rester en Gaule jusqu'à la fin de la guerre.

[79] Aliis per Arbor..... quibusdam per Sedelaucum et Coram iri debere firmantibus. Amm. Marcel., l. 16, c. 2. J'ignore quel lieu désigne le nom tronqué Arbor........ Sedelaucus est Saulieu, petite ville du département de la Côte-d'Or, à six lieues d'Autun. Cora, répond au village de Cure sur la rivière du même nom, entre Autun et Nevers.—S.-M.

[80] Adhibitis cataphractariis solis et balistariis. Amm. Marc. l. 16, c. 2.—S.-M.

XIX. Combat de Bruma [Brocomagus].

Après divers avis on se détermina à tourner vers Dieuze[81] pour aller chercher les Allemans. L'armée marchait en bon ordre, lorsque les ennemis qui connaissaient le pays, s'étant mis en embuscade dans un bois, et profitant d'un brouillard épais, vinrent la prendre en queue. Deux légions, qui formaient l'arrière-garde,[Pg 164] allaient être taillées en pièces, si elles n'eussent été promptement secourues par les troupes auxiliaires qui repoussèrent les Barbares. Ce fut pour Julien une leçon, qui a coûté bien plus cher à tant d'autres généraux; il apprit à redoubler de précautions, et à songer encore plus à la sûreté qu'à la diligence. Les ennemis étaient maîtres des villes qu'on nomme aujourd'hui Strasbourg [Argentoratum], Brumat [Brocomagus], Seltz [Saliso], Saverne [Tabernæ], Spire [Nemetæ], Worms [Vangiones], et Mayence [Mogontiacum]; c'est-à-dire, qu'ils en habitaient les campagnes; car les Allemans regardaient les villes comme des tombeaux, et n'osaient s'y renfermer. Au moment que Julien entrait dans Brumat[82], les Barbares vinrent lui présenter la bataille: il l'accepta. Déja son armée rangée en forme de croissant commençait à les envelopper, lorsque les ennemis voyant qu'ils avaient perdu dans le premier choc plusieurs de leurs gens se retirèrent avec précipitation et se sauvèrent dans les îles du Rhin.

[81] Decem-Pagi est Dieuze, en Lorraine, dans le département de la Meurthe. L'Itinéraire d'Antonin place ce lieu à vingt milles de Divodurum (Metz).—S.-M.

[82] Brocomagus. Brumat est un lieu à une petite distance de Strasbourg, au nord, sur la rivière de Sorr.—S.-M.

XX. Fin de cette campagne.

Amm. l. 16, c. 3.

Jul. ad Ath. p. 279.

Liban. or. 10, t. 2, p. 272.

Après leur retraite Julien s'avança jusqu'à Cologne [Agrippina], sans trouver de résistance[83]. Il rétablit cette ville ruinée depuis dix mois, et il y mit garnison. Un roi barbare[84] vint l'y trouver pour lui faire des excuses, et lui demander la paix: il n'obtint qu'une trêve pour peu de temps. Cette expédition rendit la liberté et l'abondance à une grande ville de ces[Pg 165] quartiers-là[85], que de fréquentes attaques avaient réduite aux plus tristes extrémités de la famine. On ne sait si c'est Trêves ou Tongres.

[83] Selon Ammien Marcellin, l. 16, c. 3, il n'y avait pas d'autre place fortifiée dans ces contrées qu'Agrippina (Cologne); Confluentes (Coblentz), au confluent du Rhin et de la Moselle, Rigomagus, qui est Rheinmagen ou Rémagen dans l'ancien duché de Juliers, et une tour auprès de Cologne, et una prope ipsam Coloniam turris.—S.-M.

[84] C'était un des rois des Francs.—S.-M.

[85] C'est Libanius qui parle de cette place, mais il ne la nomme pas et ne la désigne pas d'une manière assez précise pour qu'on puisse la reconnaître.—S.-M.

XXI. Expédition de Constance en Rhétie.

Amm. l. 16, c. 12, et l. 17, c. 6.

Till. art. 39, 40 et not. 38.

Alsat. Illust. p. 300 et seq.

Gundomade et Vadomaire avaient rompu le traité fait deux ans auparavant. Ils s'étaient unis avec les Iuthonges[86], autre peuplade d'Allemans qui habitaient vers la source du Danube, du côté de l'Italie. Constance sortit de Milan et entra sur leurs terres par la Rhétie[87]. Julien pour les resserrer du côté de la Gaule remonta le Rhin jusqu'à Bâle[88]. On fit le dégât dans leur pays. Ils s'étaient retirés au fond de leurs forêts, après avoir embarrassé les chemins par de grands abatis d'arbres. Mais comme l'armée romaine forçait tous les passages, et que ces Barbares étaient en même temps en guerre avec leurs voisins, ils eurent recours aux prières, et obtinrent encore la paix. Constance retourna à Milan; et Julien après une campagne qui donna de l'expérience à ce prince, du courage à ses troupes, et de grandes espérances aux Gaulois, alla passer l'hiver à Sens [Senones].

[86] Ces peuples sont encore nommés par les auteurs latins Vithungi.—S.-M.

[87] On voit, par les lois du Code Théodosien, que Constance était à Milan le 11 avril et le 29 octobre 356; c'est donc dans cet intervalle de temps qu'il fit la guerre aux Allemans.—S.-M.

[88] Le récit d'Ammien Marcellin, montre qu'il passa par la ville de Trèves (Treviri), pour faire cette expédition.—S.-M.

An 357.

XXII.

Julien assiégé à Sens.

Amm. l. 16, c. 3, 4.

Jul. ad Ath. p. 278, ed. Spanh.

Ce ne fut pas pour lui un temps de repos. Il n'avait pas affaire à des ennemis rassemblés en un corps, qui fixassent toutes ses vues sur un seul objet. C'étaient des essaims de Barbares, tantôt séparés, tantôt réunis, qu'il était difficile de vaincre, difficile même[Pg 166] d'atteindre, les uns en-deçà du Rhin, les autres au-delà, mais toujours prêts à franchir cette barrière, et qui partageaient son esprit en autant de soins, qu'ils occupaient de territoires, et que le Rhin offrait de passages. Il s'agissait d'écarter tous ces nuages, de ramener dans les postes exposés les garnisons que la terreur avait dispersées, de pourvoir dans des pays ruinés aux subsistances d'une armée toujours en mouvement, et dont les marches ne pouvaient être réglées que sur les courses imprévues des ennemis. Il venait d'être associé pour la seconde fois à Constance dans le consulat. Pendant qu'il prenait des mesures pour la campagne prochaine, une multitude de Barbares vint l'assiéger dans la ville de Sens. Ils se flattaient d'autant plus de réussir, qu'ils savaient que le manque de vivres l'avait obligé de séparer une partie de ses meilleurs corps, et de les distribuer en divers quartiers. Julien fit fortifier les endroits faibles de la ville; toujours la cuirasse sur le dos, il se montrait jour et nuit sur les remparts; il brûlait d'impatience d'en venir aux mains, mais il était retenu par la considération du petit nombre de ses troupes. Enfin après trente jours de siége, les Barbares aussi peu constants dans l'exécution que prompts à entreprendre, perdirent courage et se retirèrent.

XXIII. Disgrace de Marcellus.

[Julian. ad Athen. p. 278, ed. Spanh.]

Amm. l. 16, c. 4, 7, et 8.

Marcellus, quoiqu'il ne fût pas éloigné de Julien, ne s'était pas mis en peine de le secourir dans un péril si pressant. Il avait cru sans doute suivre les intentions de Constance. Mais il est dangereux de se prêter aux vues de l'injustice: comme elle dégrade ceux qui la servent, elle en prend droit de les mépriser; et souvent pour se disculper, elle se fait honneur[Pg 167] de les punir. D'ailleurs Constance voulait tenir Julien dans l'abaissement, mais il ne voulait pas le perdre. La conduite du général excitait les murmures; l'empereur le sacrifia sans regret à la haine publique: il lui ôta le commandement, et lui donna ordre de se retirer sur ses terres. Marcellus prit cependant le parti de venir à la cour, dans l'espérance de se justifier en chargeant Julien: il comptait sur la faveur que la calomnie trouvait auprès du prince. Mais le César se doutant de son dessein, fit partir en même temps son chambellan Euthérius, et lui confia le soin de le défendre. Marcellus qui ne savait rien de cette précaution, arrive à Milan, et se plaint hautement de sa disgrace: il était impétueux et fanfaron. Il se fait introduire au conseil; il déclame contre Julien avec beaucoup de chaleur: c'était, disait-il, un jeune téméraire, un ambitieux qui prenait l'essor au point de ne plus reconnaitre de supérieur. Après une invective fort animée à laquelle il n'attendait pas de réponse, il est surpris de voir paraître Euthérius, qui de sang-froid et d'un ton modeste réfute en peu de mots tous ses mensonges, développe ses indignes manœuvres, rend un compte exact de ce qui s'est passé au siége de Sens, et répond sur sa tête de la fidélité inviolable de son maître. Marcellus confondu se retira à Sardique sa patrie. Le vertueux Euthérius soutenait à la cour de Julien le rôle qu'il avait fait inutilement dans celle de Constant. Sobre, uniforme dans sa conduite, à l'épreuve de tout intérêt, fidèle et d'un secret impénétrable, il ne profitait de sa faveur que pour inspirer les mêmes vertus au jeune prince. Il s'efforçait de corriger par ses sages conseils ce que l'éducation[Pg 168] asiatique avait laissé de léger et de frivole dans le caractère de Julien. Aussi ce rare courtisan eut-il un bonheur presque inconnu aux favoris: sa considération survécut à son maître; il ne fut pas obligé dans sa vieillesse d'aller cacher dans une retraite voluptueuse des richesses odieuses et injustement acquises. Il passa ses dernières années à Rome, jouissant du repos d'une bonne conscience, chéri et honoré de tous les ordres de l'état.

XXIV. Etat de la cour de Constance.

Amm. l. 13, c. 6 et 8.

Cod. Th. lib. 9, tit. 16, leg. 4, 5, 6.

La Gaule commençait à respirer; mais les défiances perpétuelles de Constance rendaient sa cour un séjour moins assuré que la Gaule. Les délateurs, plus dangereux que les Barbares, étaient secrètement excités par les favoris qui profitaient des confiscations. Rufin préfet du prétoire, Arbétion général de la cavalerie, l'eunuque Eusèbe et plusieurs autres s'enrichissaient de condamnations. Tout était crime de lèse-majesté: la sottise même et la superstition devenaient un attentat contre le prince; et s'il en faut croire Ammien, ce fut moins par zèle pour la religion chrétienne, que par l'effet d'une crainte pusillanime, que Constance fit en ce temps là plusieurs lois qui condamnaient à mort et les devins et ceux qui les consultaient. Un autre Rufin, ce chef des officiers de la préfecture, qui avait gagné les bonnes graces du prince en accusant Africanus, ayant corrompu la femme d'un certain Danus, habitant de la Dalmatie, l'engagea à prendre la voie la moins périlleuse pour se défaire de son mari: c'était de l'accuser d'une conspiration contre l'empereur. Selon les instructions de ce fourbe, elle supposa que Danus aidé de plusieurs complices avait dérobé le manteau de pourpre renfermé dans[Pg 169] le tombeau de Dioclétien. Rufin accourt à Milan pour déférer ce forfait à l'empereur. Heureusement pour l'innocence, Constance chargea cette fois de l'information deux hommes incorruptibles; c'étaient Lollianus[89] préfet du prétoire d'Italie, et Ursulus surintendant des finances[90]. Ils se transportent sur les lieux; l'affaire est traitée à la rigueur; on met à la question les accusés. Leur constance à nier le crime embarrassait les commissaires; enfin la vérité éclata: la femme pressée elle-même par les tourments avoua son intrigue avec Rufin; ils furent tous deux condamnés à mort, comme ils ne l'avaient que trop méritée. Mais Constance, irrité d'avoir perdu dans Rufin un zélé serviteur, envoie en diligence à Ursulus une lettre menaçante, avec ordre de se rendre à la cour. Ursulus, malgré ses amis qui tremblaient pour lui, vient hardiment, se présente au conseil, rend compte de sa conduite et de celle de Lollianus avec tant de fermeté, qu'il impose silence aux flatteurs, et force l'empereur d'étouffer son injuste ressentiment. Les innocents ne furent pas tous aussi heureux que Danus. Une maison fort riche fut ruinée dans l'Aquitaine, parce qu'un délateur invité à un repas, ayant aperçu sur la table et sur les lits qui l'environnaient quelques morceaux de pourpre, prétendit qu'ils faisaient partie d'une robe impériale; il s'en saisit, les alla présenter aux juges, qui ordonnèrent une recherche exacte pour découvrir où pouvait être le reste de la robe. On ne trouva rien,[Pg 170] mais la maison fut pillée. Il y avait en Espagne une coutume singulière dans les festins: au déclin du jour, quand les valets apportaient les lumières, ils disaient à haute voix aux convives: Vivons, il faut mourir. Un agent du prince qui avait assisté à un de ces repas, fit un crime de ce qui n'était qu'un usage; il sut si bien envenimer ces paroles, qu'il y trouva de quoi perdre une honnête famille. Arbétion, l'un des principaux auteurs de ces calomnies, se vit lui-même sur le point de succomber. On employa contre lui ses propres artifices. Le comte Vérissimus l'accusa de porter ses vues jusqu'à l'empire, et de s'être fait faire d'avance les ornements impériaux. Dorus, dont nous avons déja parlé, se mit de la partie. On commença l'instruction du procès; on s'assura des amis d'Arbétion: le public attendait avec impatience la conviction de ce personnage odieux. Mais la sollicitation des chambellans du prince arrêta tout à coup la procédure; on mit en liberté ceux qui étaient détenus pour cette affaire: Dorus disparut, et Vérissimus demeura muet, comme s'il eût oublié son rôle.

[89] Cet officier est appelé Mavortius par Ammien Marcellin, l. 16, c. 8. Il portait indifféremment ces deux noms. En l'an 352, il avait été consul avec Arbétion; et en 355, il avait exercé la charge de préfet de Rome.—S.-M.

[90] Comes largitionum.—S.-M.

XXV. Constance vient à Rome.

Jul. or. 3, p. 129.

Amm. l. 16, c. 10.

Idat. chron.

Till. not. 39.

L'impératrice Eusébia avait fait un voyage à Rome l'année précédente, pendant l'expédition de Constance en Rhétie. Elle y avait été reçue avec magnificence; le sénat était sorti au-devant d'elle. La princesse avait de son côté récompensé par de grandes largesses l'empressement des habitants. Constance voulut aller à son tour recevoir les hommages de l'ancienne capitale de l'empire. Son dessein était d'y entrer en triomphe pour la victoire qu'il avait remportée sur Magnence. Cette vanité n'avait point d'exemple chez les anciens Romains, qui ne voyaient dans les guerres civiles qu'un[Pg 171] sujet de larmes, et non pas une matière de triomphe. Après avoir ordonné tout l'appareil capable d'éblouir les yeux par la pompe la plus brillante, il prit la route d'Ocricoli [Ocriculum], escorté de toutes les troupes de sa maison qui marchaient en ordre de bataille; repaissant de sa gloire les regards de ceux qui accouraient sur son passage, et se repaissant lui-même de leurs applaudissements. A son approche de Rome[91], le sénat étant allé à sa rencontre, le prince enivré de pompeuses idées s'imaginait voir ces anciens sénateurs supérieurs aux rois, mais dont ceux-ci n'étaient plus que l'ombre; et cette immense multitude qui sortait à grands flots des portes de Rome, semblait lui annoncer tout l'univers rassemblé pour l'admirer. Précédé d'une partie de sa maison et des enseignes de pourpre qui flottaient au gré des vents, il entra assis seul sur un char rayonnant d'or et de pierreries: à droite et à gauche marchaient plusieurs files de soldats, couverts d'armes éclatantes; chaque bande était séparée par des escadrons de cavaliers tout revêtus de lames d'un acier poli et luisant. L'empereur, au milieu des cris de joie qui se mêlaient au son des trompettes, gardait une contenance roide et immobile; il ne tournait la tête d'aucun côté; on remarqua seulement qu'il la baissait au passage des portes, quoiqu'elles fussent fort élevées, et qu'il fût de fort petite taille: d'ailleurs il n'avait d'autre mouvement que celui de son char. C'était une gravité de maintien qu'il affecta toute sa vie. Jaloux de sa dignité, il l'attachait toute entière à la fierté de l'extérieur: jamais il ne fit monter[Pg 172] personne avec lui dans son char; jamais il ne partagea l'honneur du consulat avec aucun particulier. Il fut reçu dans le palais des empereurs au bruit des acclamations d'un peuple innombrable; et sa vanité ne fut jamais plus agréablement flattée.

[91] Constance entra dans Rome le 28 avril 357.—S.-M.

XXVI. Il en admire les édifices.

Amm. l. 16, c. 10.

Pendant un mois qu'il resta dans cette ville fameuse, elle fut pour lui un spectacle toujours ravissant. Chaque objet ne lui laissait rien attendre de plus beau, et son admiration ne s'épuisa jamais. Il vit cette place digne par sa magnificence d'avoir servi de lieu d'assemblée à un peuple, juge souverain des rois et des empires; le temple de Jupiter Capitolin, le plus superbe séjour de l'idolâtrie; ces thermes, qui semblaient autant de vastes palais; l'amphithéâtre de Vespasien, d'une élévation surprenante, et dont la solidité promettait encore un grand nombre de siècles; le Panthéon; les colonnes qui portaient les statues colossales de ses prédécesseurs; le théâtre de Pompée; l'Odéon; le grand cirque, et les autres monuments de cette ville qu'on appelait la ville éternelle. Mais quand on l'eut conduit à la place de Trajan, et qu'il se vit environné de tout ce que l'architecture avait pu imaginer de plus noble et de plus sublime, ce fut alors que, confondu et comme anéanti au milieu de tant de grandeur, il avoua qu'il ne pouvait se flatter de faire jamais rien de pareil: Mais je pourrais bien, ajouta-t-il, faire exécuter une statue équestre semblable à celle de Trajan, et j'ai dessein de le tenter. Sur quoi Hormisdas[92], qui se trouvait à ses côtés, lui dit: Prince, pour[Pg 173] loger un cheval tel que celui-là, songez auparavant à lui bâtir une aussi belle écurie. Comme on demandait au même Hormisdas ce qu'il pensait de Rome: Il n'y a, dit-il, qu'une chose qui m'en déplaise[93]; c'est que j'ai ouï dire qu'on y meurt comme dans le moindre village.

[92] Frère du roi de Perse Sapor, qui s'était retiré chez les Romains. Voyez ce qui a été dit à son sujet, l. IV, § 1, 2 et 3.—S.-M.

[93] On trouve dans le texte d'Ammien Marcellin, Id tantum sibi placuisse aiebat, quod didicisset ibi quoque homines mori. Au lieu de placuisse, une note placée à la marge du manuscrit porte displicuisse.—S.-M.

XXVII. Obélisques.

Amm. l. 17, c. 4.

Baronius. Gruter, p. 136, no 3.

Constance frappé de tant de merveilles accusait la renommée d'injustice et de jalousie à l'égard de Rome, dont, disait-il, elle diminuait les beautés, tandis qu'elle se plaît à exagérer tout le reste. Il voulut payer à cette ville le plaisir qu'elle lui avait procuré, et y ajouter quelque nouvel ornement. Auguste y avait fait transporter d'Héliopolis, ville de la basse Égypte, deux obélisques, dont l'un avait été placé dans le grand cirque, l'autre dans le champ de Mars. Il en était resté un troisième plus grand que les deux autres: il avait de hauteur cent trente-deux pieds, et était chargé de caractères hiéroglyphiques qui contenaient des éloges de Ramessès[94]. Les flatteurs, pour donner à Constance quelque avantage sur Auguste, lui persuadaient[Pg 174] que la difficulté du transport avait empêché ce prince de l'entreprendre. Mais en effet, c'était par un sentiment de religion qu'Auguste avait laissé cet obélisque dans le temple du soleil, auquel il était consacré. Constantin, qui n'était pas retenu par le même scrupule, avait donné ordre de l'enlever: il le destinait à l'embellissement de sa nouvelle ville. On le transporta par le Nil à Alexandrie, où il resta couché sur terre en attendant qu'on eût construit un vaisseau propre à porter une masse si prodigieuse: ce vaisseau devait être monté de trois cents rameurs. Constantin étant mort avant que ce dessein fût exécuté, Constance changea la destination de l'obélisque, et le fit venir à Rome par mer et par le Tibre. On ne put le faire remonter que jusqu'à trois milles de la ville[95]. De là il fallut le conduire sur des traîneaux jusqu'au milieu du grand cirque, où l'on vint à bout de le dresser à force de machines. On plaça sur la pointe une boule de bronze doré; et lorsqu'elle eut été peu après abattue d'un coup de foudre, on mit à la place des flammes de même métal. C'est le même obélisque que Sixte V a fait rétablir et dresser dans la place de Saint-Jean-de-Latran[96].

[94] Il paraît qu'il y a confusion ici. Lebeau n'a pas bien entendu ce que dit Ammien Marcellin au sujet de l'obélisque égyptien élevé par Constance. Cet auteur ne dit rien sur ce que pouvaient contenir les inscriptions hiéroglyphiques, placées sur ce monument; mais il donne l'interprétation grecque dont nous n'avons plus qu'une portion, faite par un certain Hermapion, des légendes égyptiennes, inscrites sur l'ancien obélisque du Cirque. Notarum textus obelisco incisus est veteri, quem videmus in Circo. C'est sur cet obélisque que se trouvent les louanges du roi Ramessès ou Sésostris le Grand. On ignore si l'obélisque, dont nous avons en partie la traduction, est un de ceux dont Rome est décorée, ou s'il est encore enfoui sous les ruines de cette ville. Voyez ce que j'ai dit à ce sujet dans la Biographie universelle, art. Ramessès, tome XXXVII.—S.-M.

[95] Dans un lieu nommé le bourg d'Alexandre, vicus Alexandri, à trois milles de Rome, tertio lapide ab Urbe. Il entra par la porte d'Ostie, et traversa la grande piscine pour arriver au grand cirque.—S.-M.

[96] Il n'est pas bien certain que ce soit là le monument qui fut élevé par les ordres de Constance. D'autres pensent que c'est celui de la porte du peuple, désigné sous le nom de Flaminien. Quoi qu'il en soit sur ce point, toujours est-il que l'obélisque de S. Jean de Latran fut érigé pour la première fois en Égypte par Thethmosis, le septième des rois de la dix-huitième des dynasties Égyptiennes, dont le règne remonte à l'an 1676 avant J.-C.—S.-M.

XXVIII. Conduite de Constance à Rome.

Amm. l. 16, c. 10.

Themist. or. 3, p. 41 et 44, et or. 4, p. 50, 53 et 54.

Symm. l. 10, ep. 54.

[Ambros. epist. 18, t. 2, p. 841.]

Idat. chron.

La splendeur de Rome inspira à Constance des[Pg 175] égards pour les habitants. Avant son entrée, il avait fait enlever de la salle du sénat l'autel de la Victoire, que Magnence avait permis d'y replacer; mais il ne porta aucune atteinte aux priviléges des vestales, qui subsistèrent jusque vers la fin du règne de Théodose-le-Grand. Il conféra les sacerdoces aux païens distingués par leur naissance: il ne retrancha rien des fonds destinés aux frais des sacrifices. Précédé du sénat qui triomphait de joie, il parcourut toutes les rues de Rome, visita tous les temples, lut les inscriptions gravées en l'honneur des dieux; se fit raconter l'origine de ces édifices, et donna des louanges aux fondateurs. Il en fit assez pour plaire aux païens; mais il en fit trop au gré de la religion chrétienne: cette vaine complaisance s'écartait du plan de Constantin. Dans les courses de chevaux qu'il donna plusieurs fois, loin de s'offenser de la liberté du peuple, qui dans ces occasions s'émancipait souvent jusqu'à plaisanter aux dépens de ses maîtres, il parut lui-même s'en divertir. Il ne gêna point le spectacle, comme c'était sa coutume dans les autres villes, en le faisant cesser à son gré; il ne voulut influer en rien sur la décision de la victoire. Il finissait la vingtième année de son règne, et approchait de la trente-cinquième depuis qu'il avait été créé César: ce fut pour solenniser l'une ou l'autre de ces deux époques qu'il fit, selon l'usage, célébrer des jeux dans tout l'empire. Plusieurs villes lui envoyèrent des couronnes d'or d'un grand poids. Constantinople lui rendit cet hommage par une députation de ses principaux sénateurs, du nombre desquels devait être Thémistius, dont l'éloquence était célèbre. L'empereur pour honorer ses talents lui avait donné[Pg 176] une place dans le sénat. Thémistius, n'ayant pu venir à Rome à cause d'une indisposition, envoya à l'empereur le discours qu'il avait composé. Constance l'en récompensa en lui faisant ériger à Constantinople une statue d'airain; et l'orateur, pour ne pas demeurer en reste, prononça encore dans le sénat dont il était membre, un autre discours, où il n'oublia pas de prodiguer les éloges qu'on n'épargne guère aux princes les plus médiocres, lorsque la vanité de l'orateur s'évertue à disputer contre la stérilité de sa matière.

XXIX. Méchanceté d'Eusébia.

Amm. l. 16, c. 10.

Dans le séjour de Rome, Eusébia fit une action exécrable, et capable de ternir encore plus de belles qualités qu'elle n'en possédait. Elle était stérile et jalouse, jusqu'à la fureur, d'Hélène, femme de Julien. Dès l'année précédente, Hélène était accouchée dans la Gaule d'un enfant mâle. Mais la sage-femme, corrompue par argent, avait fait périr l'enfant au moment de sa naissance. L'impératrice ayant, sous une fausse apparence de tendresse, engagé sa belle-sœur à l'accompagner à Rome, lui fit avaler un breuvage meurtrier, propre à servir sa criminelle jalousie, et à tarir dans les flancs d'Hélène la source de sa fécondité.

XXX. Mouvements des Barbares.

Amm. l. 16, c. 9 et 10, et l. 17, c. 5.

L'empereur aurait fort désiré de s'arrêter plus long-temps dans une ville où la majesté romaine respirait encore, du moins dans les édifices; mais le bruit des incursions des Barbares l'obligeait de se rapprocher des frontières. Les Suèves couraient la Rhétie; les Quades, la Valérie; les Sarmates exercés au brigandage ravageaient la Mésie supérieure et la seconde Pannonie; en Orient, les Perses envoyaient sans cesse des partis qui, voltigeant çà et là, enlevaient les hommes et les troupeaux. Les garnisons romaines étaient continuellement[Pg 177] en alerte, soit pour empêcher leurs pillages, soit pour leur enlever le butin. Musonianus, préfet du prétoire, de concert avec Cassianus, duc de la Mésopotamie, homme de service et d'expérience, entretenait des espions qui lui donnaient avis de tous les projets des ennemis. Il apprit par leur moyen, que Sapor était engagé dans une guerre difficile et sanglante contre les Chionites, les Eusènes et les Gélanes[97], peuples barbares voisins de ses états. Il crut la conjoncture favorable pour déterminer ce prince à traiter avec l'empereur. Dans cette pensée il envoie à Tamsapor[98], général des Perses cantonnés sur la frontière, des officiers déguisés, qui, dans des entrevues secrètes, lui persuadèrent d'écrire à son maître, et de le porter à la paix. Tamsapor se chargea de la proposition; mais comme Sapor était occupé à l'autre extrémité de la Perse, sa réponse ne vint que l'année suivante. Ces diverses alarmes contraignirent Constance de quitter Rome le 29 mai, trente et un jours après son arrivée.

[97] J'ignore quels étaient les deux premiers de ces peuples. Pour les Gélanes, ils doivent être les Gilaniens des modernes, qui occupent le Gilan, province au sud-ouest de la mer Caspienne. Ils étaient déja appelés Gelæ par les anciens. Il serait cependant possible que les Chionites fussent les mêmes que les Huns. Ces peuples étaient déja puissants, et on voit par les auteurs arméniens qu'ils faisaient à cette époque des invasions en Asie. Ils avaient souvent la guerre avec les Perses. Leur nom ne se prononçait peut-être pas de la même façon en Orient que dans l'Occident, ce qui nous empêcherait de le reconnaître.—S.-M.

[98] Le nom de ce personnage est en persan Tenschahpour.—S.-M.

XXXI. Les dames romaines demandent le retour de Libérius.

Theod. l. 2, c. 17.

Soz. l. 4, c. 11.

Cod. Th. lib. 16; tit. 2, leg. 13 et 14.

Till. Arian. art. 67.

Il fut témoin de l'attachement des Romains pour le pape Libérius, et de leur aversion pour Félix. On regardait celui-ci comme un intrus: on disputait à son clergé tous les priviléges ecclésiastiques; et sur la fin[Pg 178] de l'année l'empereur fut obligé de les confirmer par deux lois, dont l'une est adressée à Félix. Avant son départ de Rome, il reçut à ce sujet une députation tout-à-fait extraordinaire. Les femmes des magistrats et des citoyens les plus distingués, ayant concerté ensemble, pressèrent leurs maris de se réunir pour demander à l'empereur le retour de Libérius; elles les menaçaient de les abandonner, s'ils ne l'obtenaient, et d'aller trouver leur évêque dans son exil. Les maris s'en excusèrent sur la crainte d'offenser l'empereur, qui regarderait cette démarche comme l'effet d'une cabale séditieuse: Chargez-vous vous-mêmes de cette requête, leur dirent-ils; s'il vous refuse, du moins ne vous en arrivera-t-il aucun mal. Elles suivirent ce conseil; et s'étant parées de leurs plus beaux habits, elles vont se jeter aux pieds de l'empereur, et le supplient d'avoir pitié de Rome privée de son pasteur et livrée à des loups ravissants. Constance leur ayant répondu qu'elles avaient un vrai pasteur dans la personne de Félix, elles jettent de grands cris, et ne témoignent que de l'horreur pour ce faux prélat. Le prince promet de les satisfaire; il expédie aussitôt des lettres de rappel en faveur de Libérius, à condition qu'il gouvernera l'église de Rome conjointement avec Félix; et pour calmer le peuple, on fait dans le cirque la lecture de ces lettres. Le peuple s'en moque; il s'écrie que rien n'est mieux imaginé; qu'apparemment comme il y a dans le cirque deux factions distinguées par les couleurs, on veut qu'elles aient chacune leur évêque. Enfin toutes les voix se réunissent pour crier: Un Dieu, un Christ, un évêque. Constance, confus de ces clameurs, tint conseil avec les prélats qui suivaient[Pg 179] la cour, et consentit à rétablir Libérius, pourvu qu'il voulût se réunir de sentiment avec eux.

XXXII. Affaires de l'église.

Ath. ad monach. t. 1, p. 368; de fuga, p. 322 et 323, et epist. ad episc. c. 6, p. 276.

Hilar. de synod. p. 1151, 1155 et 1201, et in Const. p. 1237-1260.

Hieron. de script. eccl. c. 97, t. 2, p. 918.

Rufin. l. 10, c. 27.

S. Aug. l. 1, contra Parmen. c. 4, 5, 8, t. 9, p. 15-19.

Sulp. Sev. l. 2, c. 56.

Socr. l. 2, c. 30 et 31.

Soz. l. 4, c. 12 et 15

Philost. l. 4, c. 3.

Petav. ad Epiph. p. 316.

Baronius.

Hermant, vie de S. Athan. l. 8, c. 2, 3, 4, 5. Eclairc.

Till. Arian. art. 68, 69; et Osius, art. 9.

Fleury, l. 13, c. 46.

Vita Athan. in edit. Benecdict. t. 1, p. 71.

L'empereur retourna à Milan[99], d'où, étant allé en Illyrie[100] vers le milieu de juillet, il resta trois ou quatre mois dans cette province[101], afin d'observer de plus près les mouvements des Barbares; mais il s'occupait bien davantage des affaires de l'église. Les Ariens étaient dans une agitation perpétuelle. Semblables, dit saint Athanase, à des gens inquiets qui changent sans cesse leur testament, à peine avaient-ils tracé une formule, qu'ils en composaient une nouvelle. Quelques-uns d'entre eux s'étant assemblés à Sirmium sur la fin de juillet, y dressèrent un formulaire impie, qu'on appela le blasphème de Sirmium. L'auteur fut Potamius, évêque de Lisbonne, d'abord catholique, ensuite attiré au parti des Ariens par une libéralité de l'empereur. Ce prince lui fit présent d'une terre du domaine qu'il souhaitait avec passion; mais dont il ne jouit jamais, ayant été frappé d'une plaie mortelle, comme il allait s'en mettre en possession. Osius, ce héros de la foi, qui jusqu'à l'âge de plus de cent ans avait triomphé des plus rudes persécutions, retenu depuis un an à Sirmium, outragé dans la personne de ses parents que l'empereur accablait d'injustices, maltraité lui-même et meurtri de coups malgré son grand âge, succomba enfin; et sa chute fut pour toute l'église un sujet de deuil. Il signa la nouvelle confession arienne, et communiqua[Pg 180] avec Ursacius et Valens. Il avait mille fois exposé sa vie; mais, dit saint Hilaire, il aima trop son sépulcre, c'est-à-dire, son corps cassé de vieillesse. On ne put pourtant le forcer à souscrire à la condamnation d'Athanase; et peu de temps après étant de retour à Cordoue, comme il se sentait près de mourir, il protesta contre la violence qu'on lui avait faite, et anathématisa les Ariens. Il mourut après soixante-deux ou soixante-trois ans d'épiscopat. Une autre plaie encore plus sensible à l'église, et qui pénétra jusqu'à ses entrailles, ce fut la prévarication du premier pontife. Libérius, dont la sainteté et la constance apostolique avaient fait jusqu'alors l'admiration de tous les fidèles, ne pouvant plus résister à l'ennui et aux incommodités de son exil, menacé de la mort, privé de la consolation qu'il tirait de ses ecclésiastiques qu'on sépara de lui, céda enfin aux sollicitations de Fortunatianus d'Aquilée et de Démophile de Bérhée: celui-ci obsédait ce saint pontife, et travaillait sans cesse à aigrir ses maux, plus encore par ses pernicieux conseils que par ses mauvais traitements. Libérius signa la formule de Sirmium, renonça à la communion d'Athanase, et embrassa celle des Ariens. Les lettres qu'il écrivit ensuite au clergé de Rome, à l'empereur, aux évêques d'Orient, à Ursacius et à Valens, à Vincent de Capoue, comparées avec cette conférence généreuse où, confondant Constance, il s'était attiré un glorieux exil, montrent de quelle hauteur peuvent tomber les ames les plus élevées, et sont de tristes monuments de la faiblesse humaine. Des auteurs respectables le déchargent du moins de l'accusation d'hérésie: ils prétendent qu'il ne signa pas la seconde formule de Sirmium[Pg 181] où la consubstantialité était condamnée, mais la première, dressée en 351, ou la troisième faite, selon quelques-uns, en 358, dans lesquelles le terme de consubstantiel était seulement supprimé. Nous laissons ces discussions aux théologiens à qui elles appartiennent. Les humbles supplications du faible pontife ne purent encore cette année obtenir de l'empereur qu'il fût rétabli dans son église.

[99] Constance était à Milan, le 3 juin 357; il s'y trouvait encore le 13 juillet.—S.-M.

[100] Selon Ammien Marcellin, l. 16, c. 10, Constance passa par Trente (Tridentum).—S.-M.

[101] Le 4 et le 6 décembre, il était de retour à Milan, d'où il repartit bientôt après pour l'Illyrie, où il était le 18 décembre, comme on le voit par une loi de ce jour, datée de Sirmium.—S.-M.

XXXIII. Dispositions pour la seconde campagne de Julien.

Jul. ad Ath. p. 282 et 283, et, or. 8, p. 247.

Liban. or. 10, t. 2, p. 272.

Amm. l. 16, c. 10 et 11.

Zos. l. 3, c. 2.

Constance revenait d'Illyrie à Milan, lorsqu'on lui présenta sur son chemin un captif fameux. C'était Chnodomaire roi des Allemans, que Julien lui envoyait comme un hommage de sa victoire. Il est temps de reprendre la suite des exploits de ce prince, et de rendre compte de la seconde campagne qu'il fit dans la Gaule. Marcellus ayant été rappelé, Eusébia profita du mécontentement vrai ou apparent de l'empereur, pour l'engager à donner à Julien un pouvoir plus étendu; et Constance y consentit, parce qu'il n'attendait de ce jeune prince que de médiocres succès. Il n'en souhaitait pas davantage. Il lui laissa donc le commandement absolu, et la pleine disposition de toutes les opérations militaires. Il lui envoya Sévère en la place de Marcellus, pour agir sous ses ordres. Ce général était un vieux guerrier, habile dans le métier des armes, mais sans orgueil, sans jalousie, disposé à obéir comme un simple soldat, plutôt que de troubler les affaires par un faux point d'honneur. Julien ne fut pas aussi content des officiers chargés du gouvernement civil. Florentius préfet du prétoire, homme injuste, intéressé, insensible à la misère du peuple, s'accordait mal avec le caractère équitable, généreux, compatissant, que montrait le César. Pentadius autre[Pg 182] officier dont on ignore l'emploi, et qui était peut-être le même qui avait eu tant de part à la mort de Gallus, esprit remuant et dangereux, ne cessait d'agir sourdement contre Julien, parce que ce prince éclairait ses démarches et s'opposait à ses entreprises. Au milieu de ces contradictions et de ces cabales, Julien eut un bonheur qui arrive rarement aux princes; il trouva un ami: c'était Salluste, Gaulois de naissance, plein de fidélité, de lumières et de franchise. Ce sage et zélé confident partageait ses peines et ses plaisirs, l'éclairait de ses conseils, le reprenait de ses défauts; et toujours tendre, mais toujours libre, il savait prêter à la vérité toutes les graces qui la rendent utile en la rendant aimable. L'empereur en envoyant Sévère rappela à la cour Ursicin, qui s'ennuyant d'être inutile en Gaule, revint avec joie à Sirmium. Il fut renvoyé en Orient avec le titre de général, pour consommer, s'il était possible, l'ouvrage de la paix dont Musonianus donnait des espérances. Julien avait pendant l'hiver augmenté ses troupes; il avait enrôlé beaucoup de volontaires; et ayant découvert dans une ville de la Gaule un magasin de vieilles armes, il les avait fait réparer et distribuer à ses soldats.

XXXIV. Succès de Julien.

Amm. l. 16, c. 11.

Liban. or. 10. t. 2, p. 272 et 273.

Les Allemans frémissaient du mauvais succès de la dernière campagne, et ne respiraient que vengeance. Le pays étant désert, on n'apprenait que fort tard les mouvements des Barbares. Julien après le siége de Sens [Senones], pour prévenir de pareilles surprises, avait établi depuis les bords du Rhin des courriers qui se communiquaient l'alarme de bouche en bouche, et la faisaient passer en peu de temps jusqu'à son quartier. Il fut donc bientôt averti, et se rendit en[Pg 183] diligence à Rheims [Remi]. D'un autre côté Barbation, devenu général de l'infanterie depuis la mort de Silvanus, partit d'Italie par ordre de Constance, avec une armée de vingt-cinq mille hommes, et s'avança vers Bâle[102]. Le projet de l'empereur était d'enfermer les ennemis entre les deux armées; mais par un effet de sa défiance ordinaire, il avait défendu à Barbation de se joindre à Julien. Cependant les Lètes, nation originaire de Gaule, transplantée ensuite en Germanie[103], et enfin rappelée dans le pays de Trèves par Maximien, ayant apparemment fait alliance avec les Allemans, passèrent entre les deux camps, et traversant avec une promptitude incroyable une partie de la Gaule, ils pénétrèrent jusqu'à Lyon [Lugdunum]. Leur dessein était de piller cette ville, et d'y mettre le feu. On n'eut que le temps de barricader les portes; ils enlevèrent tout ce qui se trouva dans la campagne. A cette nouvelle le César détache trois corps de sa meilleure cavalerie, pour se saisir des trois seuls passages par où il savait que les Barbares pouvaient revenir. Sa prévoyance ne fut pas trompée. Tous furent taillés en pièces; on reprit sur eux tout le butin: il n'échappa que ceux qui passèrent auprès du camp de[Pg 184] Barbation. Celui-ci, loin de les arrêter, fit retirer les tribuns Bainobaude et Valentinien[104], depuis empereur, qui par ordre de Julien étaient venus occuper ces postes[105], et ce perfide général trompa Constance par un faux rapport: il lui manda que ces deux officiers ne s'étaient approchés de son camp, que pour lui débaucher ses soldats. Constance les cassa sans autre examen.

[102] Rauracos venit.—S.-M.

[103] Ammien Marcellin appelle les Lètes des Barbares, c'est-à-dire des étrangers, Læti Barbari. C'est Zosime, l. 2, c. 54, qui dit qu'ils étaient une nation gauloise, ἔθνος Γαλατικόν. Rien ne prouve qu'il faille prendre à la lettre cette expression. Euménius, dans son panégyrique de Constance Chlore, § 21, nous apprend que des Lètes et des Francs obtinrent de Maximien ces pays déserts qui avaient été autrefois occupés par les Nerviens et les Tréviriens. Sicuti pridem tuo, Diocletiane Aug. jussu supplevit deserta Thraciæ translatis incolis Asia; sicut postea tuo, Maximiane Aug. nutu Nerviorum et Trevirorum arva jacentia Lætus postliminio restitutus, et receptus in leges Francus excoluit. Il est souvent question, dans la notice de l'empire, des Lètes Nerviens.—S.-M.

[104] Ils étaient à la tête d'un corps de cavalerie, cum equestribus turmis quas regebant.—S.-M.

[105] Ce fut un nommé Cella, tribun des Scutaires, qui leur porta cet ordre de la part de Barbation, et les empêcha d'observer la retraite des Allemans.—S.-M.

XXXV. Les Allemans chassés des îles du Rhin.

Les Barbares établis en-deçà du Rhin, effrayés de l'approche des deux armées, songèrent à leur sûreté. On ne pouvait aller à eux que par des chemins montueux et difficiles. Ils tâchèrent de les rendre impraticables par des abatis d'arbres. Une partie se jeta dans les îles du Rhin, et de là ils insultaient à grands cris les Romains et le César. Afin de châtier leur insolence, Julien envoya demander à Barbation sept grandes barques, de celles qu'il avait préparées pour passer le fleuve. Mais ce général aima mieux les brûler toutes, que d'en prêter une seule à un prince qu'il haïssait. Julien ne se rebuta pas. Ayant appris des prisonniers que, dans la saison des grandes chaleurs, les eaux du fleuve étaient basses en plusieurs endroits, il y fit entrer des troupes légères à la suite de Bainobaude[106], différent du précédent, et peut-être son fils. Ces soldats, partie à gué, partie sur leurs boucliers qui leur servaient de nacelles, gagnèrent l'île la plus prochaine; et après avoir passé au fil de l'épée tous ceux qui s'y étaient retirés, sans épargner les femmes ni les enfants, ils y trouvèrent plusieurs bateaux, à l'aide desquels ils[Pg 185] passèrent dans les autres îles. Enfin lassés de carnage et chargés de butin, ils revinrent sans avoir perdu un seul homme. Ceux des ennemis qui purent se sauver de ce massacre, se retirèrent sur la rive opposée.

[106] Il était tribunus Cornutorum.—S.-M.

XXXVI. Mauvais succès de Barbation.

Amm. l. 16, c. 11.

Liban. or. 10, t. 2, p. 273.

Jul. ad Ath. p. 279, ed. Spanh.

Les Allemans avaient détruit Saverne [Tabernas ou Tres Tabernas], place importante[107], qui servait de ce côté-là de boulevard à la Gaule[108]. Julien la rétablit en peu de temps, y mit garnison, et la pourvut de vivres pour un an. C'étaient des blés que les Barbares avaient semés, et que les soldats de Julien moissonnèrent l'épée à la main. Il en resta de quoi nourrir l'armée pendant vingt jours. La malice de Barbation n'avait laissé que cette ressource. D'un convoi considérable qu'on amenait au camp quelques jours auparavant, il en avait enlevé une partie et brûlé le reste. Les ennemis prirent eux-mêmes le soin de punir ce méchant homme. Il venait d'établir un pont de bateaux, et il se préparait au passage. Les Allemans étant remontés au-dessus jettent dans le fleuve de grosses pièces de bois, qui heurtant contre les barques, séparent les unes, brisent les autres, en coulent plusieurs à fond. En même temps ils profitent de la confusion où cet accident jettait les Romains; ils passent eux-mêmes le Rhin, tombent sur Barbation qui prend la fuite avec ses troupes, et le poursuivent jusqu'au-delà de Bâle[109]. La plus grande[Pg 186] partie du bagage et des valets de l'armée resta au pouvoir des ennemis. Ce fut là cette année le dernier exploit de Barbation. Ayant distribué ses soldats dans les quartiers d'hiver, quoiqu'on ne fût encore qu'au temps de la moisson, il retourna à la cour, pour y faire à Julien par ses calomnies une autre espèce de guerre, où il était bien plus sûr de réussir.

[107] Ammien Marcellin la désigne par le mot munimentum.—S.-M.

[108] Julien parle de cette place dans son discours aux Athéniens, mais il ne la nomme pas: il dit seulement qu'elle était voisine de Strasbourg (Ἀργέντορα), près du mont Barsegus πρὸς τοῦ Βαρσέγου, c'est-à-dire, des Vosges, Vosegus. Les noms géographiques de la Gaule sont presque toujours altérés dans les auteurs grecs.—S.-M.

[109] Fugiens adusque Rauracos.—S.-M.

XXXVII. Les Allemans viennent camper près de Strasbourg.

Amm. l. 10, c. 12.

Liban. or. 10, t. 2, p. 269 et 273.

La fuite de Barbation augmenta l'audace des Barbares. Ils regardaient aussi comme une retraite l'éloignement de Julien, qui s'occupait à fortifier Saverne [Tres Tabernas]. Sept rois allemans, Chnodomaire, Vestralpe, Urius, Ursicin, Sérapion, Suomaire et Hortaire, réunissent leurs forces et s'approchent des bords du Rhin du côté de Strasbourg [Argentoratum]. Un soldat de la garde[110], qui, pour éviter la punition d'un crime, avait passé dans leur camp, redoublait leur confiance en leur assurant, comme il était vrai, que Julien n'avait avec lui que treize mille hommes. Comptant sur une victoire certaine, ils envoient fièrement signifier au César qu'il ait à se retirer d'un pays conquis par leur valeur. Libanius rapporte que les députés présentèrent à Julien les lettres par lesquelles Constance avait appelé les Allemans en Gaule du temps de Magnence, en leur abandonnant la propriété des terres dont ils pourraient se rendre maîtres: Si vous rejetez ces titres de possession, ajoutèrent-ils, nous avons assez de forces et de courage pour une seconde conquête; préparez-vous à combattre. Julien, sans s'émouvoir, retint dans son camp ces envoyés, sous prétexte qu'ils n'étaient que des espions, et que le chef des ennemis ne pouvait être assez hardi[Pg 187] pour les faire porteurs de paroles si insolentes. Ce chef était Chnodomaire, à qui les autres rois avaient déféré le principal commandement. Fier de ses victoires sur Décentius, de la ruine de plusieurs grandes villes, et des richesses de la Gaule qu'il avait long-temps pillée en liberté, il se croyait invincible; et les entreprises les plus hasardeuses ne l'étonnaient pas. Son orgueil se communiquait aux autres rois: ce n'était dans leur camp que menaces et que bravades; et les soldats, voyant entre les mains de leurs camarades les boucliers de l'armée de Barbation, regardaient déja les troupes de Julien comme des captifs qui leur apportaient leurs dépouilles.

[110] Scutarius.—S.-M.

XXXVIII. Julien marche à leur rencontre.

L'armée des Allemans croissait tous les jours. Ils avaient appelé à cette bataille tous leurs compatriotes qui étaient en état de porter les armes. Les sujets de Gundomade et de Vadomaire, à qui Constance venait d'accorder la paix, massacrèrent le premier de ces deux princes qui voulait les retenir, et se rendirent au camp malgré Vadomaire. Ils employèrent trois jours et trois nuits à passer le fleuve. Julien qui était bien aise de les attirer en-deçà du Rhin, ayant appris qu'ils étaient assemblés dans la plaine de Strasbourg, part de Saverne avant le jour, et fait marcher son armée en ordre de bataille, les fantassins au centre, sur les aîles les cavaliers, entre lesquels étaient les gens d'armes tout couverts de fer et les archers à cheval, troupe redoutable par sa force et par son adresse. Il se mit à la tête de l'aîle droite, où il avait placé ses meilleurs corps. Après une marche de sept lieues, ils arrivèrent sur le midi à la vue des ennemis. Julien ne jugeant pas à propos d'exposer une armée fatiguée,[Pg 188] rappela ses coureurs, et ayant fait faire halte, il parla ainsi à ses soldats:

XXXIX. Discours de Julien à ses troupes.

«Camarades, je suis bien assuré qu'aucun de vous ne me soupçonne de craindre l'ennemi, et je compte aussi sur votre bravoure. Mais plus je l'estime, plus je dois la ménager, et prendre les moyens les plus sûrs pour ne pas acheter trop cher un succès qui vous est dû. De bons soldats sont fiers et opiniâtres contre les ennemis; modestes et dociles à l'égard de leur général. Cependant je ne veux rien décider ici sans votre consentement. Le jour est avancé, et la lune qui est en décours se refuserait à notre victoire. Harassés d'une longue marche vous allez trouver un terrain raboteux et fourré, des sables brûlants et sans eau, un ennemi reposé et rafraîchi. N'est-il pas à craindre que la faim, la soif, la fatigue ne nous aient fait perdre une partie de notre vigueur? La prudence fait prévenir les difficultés, et les dangers disparaissent, quand on écoute la divinité qui s'explique par les bons conseils. Celui que je vous donne, c'est de nous retrancher ici, de nous reposer à l'abri des gardes avancées que j'aurai soin de placer; et après avoir réparé nos forces par la nourriture et par le sommeil, nous marcherons aux ennemis à la pointe du jour sous les auspices de la Providence et de votre valeur.»

XL. Ardeur des troupes.

Il n'avait pas encore cessé de parler, que ses soldats l'interrompirent. Frémissant de colère et frappant leurs boucliers avec leurs piques, ils demandent à grands cris qu'on les mène à l'ennemi. Ils comptent sur la protection du ciel, sur eux-mêmes, sur la capacité et la fortune de leur général. Ne considérant[Pg 189] pas la diversité des circonstances, ils se croient en droit de mépriser un ennemi, qui l'année précédente n'a osé dans son propre pays se montrer à l'empereur. Les officiers ne marquaient pas moins d'impatience. Florentius pensait que, malgré le péril, il était de la prudence de combattre sans délai: Si les Barbares viennent à se retirer pendant la nuit, qui pourra, disait-il, résister à une soldatesque bouillante et séditieuse, que le désespoir d'avoir manqué une victoire qu'elle regarde comme infaillible portera aux derniers excès? Dans l'accès de cette ardeur générale, un enseigne s'écrie: Marche, heureux César, où te guide ton bonheur. Nous voyons enfin à notre tête la valeur et la science militaire. Tu vas voir aussi ce qu'un soldat romain trouve de forces sous les yeux d'un chef guerrier, qui sait faire de grandes actions et en produire par ses regards.

XLI. Ordre des Barbares.

Julien marche aussitôt; et toute l'armée s'avance vers un coteau couvert de moissons, qui n'était pas éloigné des bords du Rhin. A son approche trois coureurs ennemis, qui étaient venus jusque-là pour la reconnaître, s'enfuient à toute bride et vont porter l'alarme à leur camp. On en atteignit un quatrième qui fuyait à pied, et dont on tira des instructions. Les deux armées firent halte en présence l'une de l'autre. Les Barbares, informés par des transfuges de l'ordre de bataille de Julien, avaient porté sur leur aîle gauche leurs principales forces. Mais comme ils sentaient la supériorité des gens d'armes romains, ils avaient jeté entre leurs escadrons des pelotons de fantassins légèrement armés, qui devaient pendant le combat se glisser sous le ventre des chevaux, les percer[Pg 190] et abattre les cavaliers. Ils fortifièrent leur aile droite d'un corps d'infanterie qu'ils postèrent dans un marais entre des roseaux. A la tête de l'armée paraissaient Chnodomaire et Sérapion, distingués entre les autres rois. Chnodomaire, auteur de cette guerre, commandait l'aile gauche, composée des corps les plus renommés, et où se devaient faire les plus violents efforts. Ce prince était d'une taille avantageuse; il avait été brave soldat avant que d'être habile capitaine: il montait un puissant cheval; l'éclat de ses armes, le cimier de son casque surmonté de flammes ajoutaient à son air terrible. L'aile droite était conduite par son neveu Sérapion, fils de Mederich qui avait été toute sa vie implacable ennemi des Romains, avec lesquels il n'avait jamais observé aucun traité. Sérapion était encore dans la première fleur de sa jeunesse; mais il égalait en intrépidité les plus vieux guerriers. On l'appelait d'abord Agénarich; son père avait changé son nom[111] en l'honneur de Sérapis, dont il avait appris les mystères dans la Gaule[112], où il était resté long-temps en qualité d'otage. A la suite de ces deux chefs marchaient cinq autres rois, dix princes de sang royal[113], grand nombre de seigneurs, et trente-cinq mille soldats de différentes nations.

[111] Ideò sic appellatus, quòd pater ejus diù obsidatus pignore tentus in Galliis, doctusque Græca quædam arcana, hunc filium suum Agenarichum genitali vocabulo dictitatum, ad Serapionis transtulit nomen. Amm. l. 16, c. 12.—S.-M.

[112] Les auteurs, et les monuments encore plus, nous montrent que le culte des dieux égyptiens avait fait à cette époque, et long-temps avant, de grands progrès dans toutes les parties de l'empire romain.—S.-M.

[113] Regales decem.—S.-M.

XLII. Approche des deux armées.

On sonne la charge. Sévère, qui commandait l'aile gauche des Romains, s'étant avancé jusqu'au bord du[Pg 191] marais, découvrit l'embuscade, et craignant de s'engager mal à propos, il fit halte. Julien n'avait pas harangué ses soldats avant la bataille; c'était une fonction que les empereurs se croyaient réservée, et il n'avait garde de choquer l'humeur jalouse de Constance. Mais quand l'armée fut prête à charger, courant entre les rangs avec un gros de deux cents chevaux, à travers les traits qui sifflaient déja à ses oreilles, il s'écriait: Courage, camarades, voici le moment tant désiré, et que vous avez avancé par votre noble impatience; rendons aujourd'hui au nom romain son ancien lustre: là ce n'est qu'une fureur aveugle; ici est la vraie valeur. Tantôt reformant les bataillons qu'il ne trouvait pas en assez bon ordre: Songez, leur disait-il, que ce moment va décider si nous méritons les insultes des Barbares; ce n'est qu'en vue de cette journée que j'ai accepté le nom de César. Tantôt arrêtant les plus impatients. Gardez-vous, leur disait-il, de hasarder la victoire par une ardeur précipitée; suivez-moi; vous me verrez au chemin de la gloire, mais sans abandonner celui de la prudence et de la sûreté. Les encourageant par ces paroles et par d'autres semblables, il fit marcher la plus grande partie de son armée en première ligne. On entendit en même temps du côté de l'infanterie allemande un murmure confus: ils s'écriaient tous ensemble avec indignation, qu'il fallait que le risque fût égal, et que leurs princes missent pied à terre pour partager avec eux le sort de cette bataille. Sur-le-champ Chnodomaire saute à bas de son cheval; les autres princes en font autant: ils se croyaient assurés de la victoire.

[Pg 192]

XLIII. Bataille de Strasbourg.

Amm. l. 16, c. 12.

Liban. or. 8, t. 2, p. 238, et or. 10, p. 276 et 277.

Jul. ad Ath. p. 279.

Zos. l. 3, c.3.

Vict. epit. p. 227.

Eutr. l. 10,

Socr. l. 3, c. 1.

Hier. Chron.

Oros. l. 7, c. 29.

Zon. l. 13, t. 2, p. 20.

Mamert. pan. c. 4.

Themist. or. 4. p. 57.

Alsat. Illustr. p. 228 et 232.

Les Barbares, après une décharge de javelots, s'élancent comme des lions. La fureur étincelle dans leurs yeux. Ils portent la mort et la cherchent eux-mêmes. Les Romains fermes dans leur poste, serrant leurs bataillons et leurs escadrons, corps contre corps, boucliers contre boucliers, présentent une muraille hérissée d'épées et de lances. Des nuages de poussière enveloppent les combattants. Ce n'est dans la cavalerie que flux et que reflux. Ici les Romains enfoncent, là ils sont enfoncés. Les piques se croisent, les boucliers se heurtent; l'air retentit des cris de ceux qui meurent et de ceux qui tuent. A l'aile gauche la victoire se déclara d'abord pour les Romains. Sévère après avoir sondé le marais charge les troupes de l'embuscade, qui se renversent sur les autres et les entraînent dans leur fuite. Mais à l'aile droite où l'élite des deux armées luttait avec une égale ardeur, six cents gens d'armes[114], dont la bravoure fondait la plus grande espérance de Julien, tournent bride tout à coup et confondent leurs rangs. La blessure de leur chef et la chute d'un de leurs officiers jeta l'épouvante dans des cœurs jusque-là intrépides. Ils se portent sur l'infanterie, qu'ils allaient renverser si celle-ci se resserrant ne leur eût opposé une barrière impénétrable. Julien, jugeant de leur désordre par le mouvement de leurs étendards, accourt à toute bride; on le reconnaît de loin à son enseigne; c'était un dragon de couleur de pourpre, sur le haut d'une longue pique. A cette vue un tribun de ces cavaliers, encore pâle d'effroi, retournait sur ses pas pour les remettre en ordre. Julien gagne la tête des fuyards et s'opposant à eux, il leur crie:[Pg 193] Où fuyez-vous, braves gens? Où trouverez-vous un asyle? Toutes les villes vous seront fermées: vous brûliez d'ardeur de combattre: votre fuite condamne votre empressement. Allons rejoindre les nôtres; nous partagerons leur gloire: ou si vous voulez fuir, passez-moi sur le corps; il faut m'ôter la vie avant de perdre votre honneur. Il leur montre en même-temps l'ennemi qui fuyait devant l'aîle gauche. Honteux de leur lâcheté, ils retournent à la charge. Cependant les Barbares s'étaient attachés à l'infanterie dont les flancs étaient découverts: l'attaque fut chaude, et la résistance opiniâtre. Deux cohortes de vieilles troupes[115], qui dans une contenance menaçante bordaient de ce côté-là l'armée romaine, commencèrent à pousser cette espèce de cri[116], qui seul suffisait quelquefois pour mettre l'ennemi en fuite; c'était un murmure qui grossissant peu à peu imitait le mugissement des flots brisés contre les rivages. Bientôt sous une nuée de javelots et de poussière, on n'entend que le bruit des armes et le choc des corps. Les Barbares, n'étant plus guidés que par leur fureur, rompent leur ordonnance, et divisés en pelotons ils s'efforcent à grands coups de cimeterre de mettre en pièces cette haie de boucliers dont les Romains étaient couverts. Les Bataves et le corps appelé la cohorte royale[117] viennent en courant au secours de leurs camarades; c'étaient des auxiliaires formidables et propres à servir de ressources dans les dernières extrémités. Mais ni leurs efforts ni les décharges meurtrières de javelots n'épouvantent les Allemans, animés par leur rage,[Pg 194] et par le bruit de mille instruments guerriers; toujours acharnés, toujours obstinés à vaincre ou à mourir, ils courent au-devant des coups; les blessés ayant perdu l'usage de leurs armes se lancent eux-mêmes et vont mourir au milieu des Romains. La valeur est égale: celle des Allemans est plus turbulente et plus féroce, c'étaient des corps plus grands et plus robustes; celle des Romains est plus adroite, plus tranquille, plus circonspecte: ceux-ci plusieurs fois enfoncés, regagnaient toujours leur terrain. Les Barbares fatigués se reposaient en mettant un genou en terre, sans cesser de combattre. Enfin les seigneurs Allemans[118], entre lesquels étaient les rois eux-mêmes, formant un gros et se faisant suivre de plusieurs bataillons, percent l'aîle droite et pénètrent jusqu'à la première légion placée au centre de l'armée. Ils y trouvent des rangs épais et redoublés, des soldats fermes comme autant de tours, et une résistance aussi forte que dans la première chaleur d'une bataille. En vain ils s'abandonnent sur les Romains pour rompre leur ordonnance; ceux-ci à couvert de leurs boucliers profitent de l'aveuglement des ennemis, qui ne songent pas à se couvrir, et leur percent les flancs à coups d'épée. Bientôt le front de la légion est bordé de carnage; ceux qui prennent la place des mourants, tombent aussitôt; l'épouvante saisit enfin les Barbares. Dans ce moment ceux qui gardaient le bagage sur une éminence, accourent pour prendre leur part de la victoire, et redoublent la terreur de l'ennemi qui croit voir arriver un nouveau renfort.

[114] Cataphracti equites.—S.-M.

[115] Cornuti et Bracati.—S.-M.

[116] Barritum.—S.-M.

[117] Batavi venêre cum regibus.—S.-M.

[118] Optimatium globus, inter quos decernebant et reges.—S.-M.

[Pg 195]

XLIV. Fuite des Barbares.

Les Allemans se débandent, ne se sentant plus de forces que pour fuir. Les vainqueurs les suivent l'épée dans les reins; et leurs armes étant pour la plupart faussées, émoussées, rompues, ils arrachent celles des fuyards. On ne fait quartier à personne. La terre est jonchée de mourants, qui demandent par grace le coup de la mort. Plusieurs, sans être blessés, tombant dans le sang de leurs camarades, sont foulés aux pieds des hommes et des chevaux. Les Barbares, toujours fuyants, et toujours poursuivis, sur des monceaux d'armes et de cadavres, arrivent aux bords du Rhin, et s'y jettent la plupart. Julien et ses officiers accourent à grands cris pour retenir leurs soldats, que l'ardeur de la poursuite allait précipiter dans le fleuve. Ils s'arrêtent sur les bords, d'où ils percent de traits ceux qui se sauvent à la nage. Les Romains, comme du haut d'un amphithéâtre, voyaient cette multitude d'ennemis flotter, nager, s'attacher les uns aux autres, se repousser, couler à fond ensemble; les uns engloutis sous les flots, les autres portés sur leurs boucliers, luttant contre les vagues, et gagnant avec peine l'autre bord à travers mille périls. Le Rhin était couvert d'armes et teint de sang.

XLV. Prise de Chnodomaire.

Chnodomaire échappé du carnage, se couvrant le visage pour n'être pas reconnu, fuyait avec deux cents cavaliers. Il tâchait de regagner son camp qu'il avait laissé entre deux villes[119], dont l'une est aujourd'hui le village d'Alstatt [Tribuncos], et l'autre Lauterbourg [Concordia]. Il devait trouver en cet endroit des bateaux, qu'il avait préparés pour repasser le Rhin[Pg 196] en cas de disgrace. Comme il côtoyait un marais, son cheval ayant glissé sur le bord le jeta dans l'eau; malgré la pesanteur de ses armes il eut assez de force pour se dégager, et pour gagner un coteau couvert de bois. Un tribun qui le reconnut à sa haute taille, l'ayant poursuivi avec sa cohorte, fit environner ce bois, n'osant y pénétrer de crainte de quelque embuscade. Le prince se voyant enveloppé et sans ressource, sortit seul et se rendit au tribun. Mais les cavaliers de son escorte[120] et trois amis qui l'avaient suivi dans tous les hasards, se crurent déshonorés s'ils abandonnaient leur roi, et vinrent demander des fers[121]. On le conduit au camp; et ce fut pour toute l'armée le premier fruit de la victoire, de voir cet illustre captif, remarquable par sa bonne mine, par l'éclat de son armure, par la richesse de ses habits, mais pâle, confus, plongé dans un morne silence, et portant sur son front la honte de sa défaite: bien différent de ce fier monarque, qui, sur les ruines et les cendres des villes de la Gaule, n'annonçait autrefois, que ravages et incendies.

[119] Ammien Marcellin dit que c'étaient deux forteresses romaines, munimenta romana.—S.-M.

[120] Ils étaient deux cents.—S.-M.

[121] Tres amici junctissimi, flagitium arbitrati post regem vivere, vel pro rege non mori, si ita tulerit casus, tradidere se vinciendos. Amm. l. 16, c. 12.—S.-M.

XLVI. Suite de la bataille.

Cette fameuse journée fut le salut de la Gaule, et rendit à l'empire son ancienne frontière. Mais ce qu'il y a de plus admirable, et ce qui donne la plus grande idée de la capacité de Julien, et de la discipline de ses troupes, c'est qu'une victoire si opiniâtrement disputée ne lui coûta que deux cent quarante-trois soldats et quatre officiers, le tribun Bainobaude, Laïpson, Innocentius commandant de la gendarmerie[122], et[Pg 197] un tribun dont le nom est ignoré. L'histoire varie sur le nombre des Allemans qui restèrent sur le champ de bataille; il en périt encore davantage dans le fleuve. Au coucher du soleil Julien ayant fait sonner la retraite, toute l'armée par une acclamation unanime le salua sous le nom d'Auguste. Il rejeta ce titre avec indignation, imposa silence aux soldats, et protesta avec serment qu'il n'acceptait ni ne désirait ce témoignage d'un zèle inconsidéré. L'armée campa sur les bords du Rhin sans se retrancher, mais environnée de plusieurs corps de gardes avancées qui veillèrent à sa sûreté. Une partie de la nuit se passa dans les réjouissances d'une victoire qui était fort au-dessus de leurs espérances. Zosime rapporte qu'au point du jour Julien fit comparaître devant lui les six cents gendarmes, dont la bravoure s'était démentie; et que pour les punir, sans user de la rigueur des lois militaires, il leur fit traverser le camp en habits de femmes: il ajoute que cette flétrissure fut si sensible à ces braves gens, que dès le premier combat, ils effacèrent leur honte par des prodiges de valeur. On amena ensuite Chnodomaire: comme Julien lui demandait compte de ses attentats contre l'empire, il soutint d'abord sa réputation de courage, et répondit avec dignité. Julien commençait à l'admirer; mais bientôt ce prince perdit tout l'éclat que les malheurs savent donner aux ames fières, en demandant la vie avec bassesse, jusqu'à se prosterner aux pieds du vainqueur. Julien le releva; quoiqu'il ne sentît plus pour lui que du mépris, il respecta encore sa grandeur passée; et faisant réflexion aux terribles révolutions que peut amener une seule journée, il lui épargna la honte des fers. Quelque[Pg 198] temps après il l'envoya à Constance, qui le fit conduire à Rome où il mourut en léthargie[123].

[122] Ou général des cataphractaires, cataphractarios ducens.—S.-M.

[123] Chnodomaire habita à Rome le palais appelé Castra Peregrina, sur le mont Célius. In Castris Peregrinis, quæ in monte sunt Cælio, morbo veterni consumptus est.—S.-M.

XLVII. Constance s'attribue les succès de Julien.

Une si importante victoire ne fit qu'aigrir la jalousie de Constance. C'était le ton de la cour de blâmer Julien, ou de le tourner en ridicule. On l'appelait par dérision le Victorin[124]; ce qui renfermait une allusion maligne au tyran de ce nom, qui, du temps de Gallien, après avoir dompté les Germains et les Francs, avait usurpé le titre d'Auguste. D'autres plus méchants encore affectaient de le louer avec excès en présence du prince. L'empereur, de son côté, s'appropriait tout l'honneur des succès du César. Telle était sa vanité: si, tandis qu'il séjournait en Italie, un de ses généraux remportait quelque avantage sur les Perses, aussitôt volaient dans tout l'empire de longues et ennuyeuses lettres du prince, remplies de ses propres éloges, mais où le général vainqueur n'était pas même nommé: et ces annonces de victoires ruinaient en passant les villes et les provinces par les présents qu'il fallait prodiguer aux porteurs de ces lettres. A l'occasion de la journée de Strasbourg, dont Constance était éloigné de quarante marches, il publia des édits pompeux, où s'élevant jusqu'au ciel, il se représentait rangeant l'armée en bataille, combattant à la tête, mettant les Barbares en fuite, faisant prisonnier Chnodomaire, sans dire un mot de Julien, dont il aurait enseveli la gloire, si la renommée ne se chargeait, en dépit de l'envie, de publier les grandes actions. C'était pour se conformer à la vanité de ce prince, que les orateurs, et même[Pg 199] quelques historiens de son temps, lui attribuaient des exploits auxquels il n'eut jamais d'autre part que d'en être jaloux.

[124] Victorinus.—S.-M.

XLVIII. Guerre de Julien au-delà du Rhin.

Amm. l. 17, c. 1.

Liban. or. 10. t. 2, p. 277 et 278.

Cellar. geog. ant. t. 1, p. 381.

Julien fit enterrer tous les morts, sans distinction d'amis et d'ennemis. Il renvoya les députés des Barbares qui étaient venus le braver avant la bataille, et revint à Saverne [Tres-Tabernas]. Il fit conduire à Metz [Mediomatricos] le butin et les prisonniers, pour y être gardés jusqu'à son retour. N'ayant plus laissé d'Allemans en-deçà du Rhin, il brûlait d'envie de les aller chercher dans leur propre pays; mais ses soldats voulaient jouir de leur victoire, sans s'exposer à de nouvelles fatigues. Julien leur représenta, que ce n'était pas assez pour de braves guerriers de repousser les attaques; qu'il fallait se venger des insultes passées; que ce qui leur restait à faire n'était qu'une partie de chasse plutôt qu'une guerre, que les Barbares ressemblaient à ces bêtes timides qui, après avoir reçu le premier coup, attendent le second sans se défendre. On ne pouvait manquer à un général, qui ne se distinguait de ses soldats qu'en prenant sur lui-même la plus grande part des travaux et des dangers. Ils marchèrent donc à sa suite; et étant arrivés à Mayence [Mogontiacum], ils y jetèrent un pont et passèrent le Rhin. Les Allemans de ces cantons, qui ne s'attendaient pas à se voir relancés jusque dans leurs retraites, effrayés d'abord, vinrent demander la paix, et protestèrent de leur fidélité à observer les traités. Mais presque aussitôt s'étant repentis de cette soumission, ils envoyèrent menacer Julien de fondre sur lui avec toutes leurs forces, s'il ne se retirait de dessus leurs terres. Pour toute réponse,[Pg 200] Julien fit embarquer sur le Rhin, au commencement de la nuit huit cents soldats, avec ordre de remonter le Mein [Menus], de faire des descentes, et de mettre tout à feu et à sang. Au point du jour les Barbares se montrèrent sur des hauteurs; on y fit monter l'armée, mais elle n'y trouva plus d'ennemis. On aperçut de là des tourbillons de fumée, qui firent juger que le détachement pillait et brûlait les campagnes. Les Allemans épouvantés de ces ravages rappelèrent les troupes qu'ils avaient placées en embuscade dans des lieux étroits et fourrés, et se dispersèrent pour aller défendre le pays. Leur retraite abandonna aux soldats de Julien beaucoup de grains et de troupeaux; on enleva les hommes, et on brûla les châteaux bâtis et fortifiés à la manière des Romains.

XLIX. Trève accordée aux Barbares.

Après une marche de trois ou quatre lieues[125], on rencontra un bois épais. Julien apprit d'un transfuge qu'on y serait attaqué par un grand nombre d'ennemis cachés dans des souterrains, et qui attendaient que l'armée s'engageât dans la forêt. Quelques soldats, ayant osé y entrer, rapportèrent que toutes les routes étaient traversées de grands arbres nouvellement abattus. Les Romains virent avec dépit qu'ils ne pouvaient avancer qu'en prenant de longs détours par des chemins difficiles. On avait passé l'équinoxe d'automne, et la neige couvrait déja les montagnes et les plaines: on résolut donc de ne pas aller plus loin. Mais pour brider ces Barbares, Julien fit rétablir à la hâte la forteresse que Trajan avait autrefois bâtie et appelée de son nom[126], et que les Allemans avaient ruinée.[Pg 201] Il y laissa une garnison, avec des provisions qu'il avait enlevées dans le pays même. Les Barbares, se voyant comme enchaînés, vinrent humblement demander la paix. Julien ne voulut leur accorder qu'une trêve de dix mois: c'était le temps dont il avait besoin pour garnir sa forteresse de munitions et de machines nécessaires à la défense. Trois rois barbares se rendirent au camp: ils étaient du nombre de ceux dont les troupes avaient été battues à Strasbourg. Ils s'engagèrent par serment à vivre en paix avec la garnison jusqu'au jour arrêté, et à lui fournir des vivres.

[125] Emensa æstimatione decimi lapidis.—S.-M.

[126] Il existait sur les bords du Rhin une place nommée Colonia Trajana, située à cinquante-trois milles au nord de Cologne. Elle paraît être Kellen dans le pays de Clèves. Il est douteux que ce soit celle dont il est question ici. Je crois qu'il s'agissait plutôt d'une ville du même nom, bâtie par le même empereur, au-delà du Rhin, vers le confluent de ce fleuve avec le Mein. Elle pourrait encore répondre à une position indiquée par Ptolémée, l. 2, c. 9, sous le nom de Legio Trajana et placée par lui entre Bonn (Bonna) et Mayence (Mocontiacum).—S.-M.

L. Avantages remportés sur les Francs.

Amm. l. 17, c. 2.

Liban. or. 10, t. 2, p. 278.

Cette glorieuse campagne se termina par un nouveau succès. Le général Sévère revenant à Rheims [Rhemos] par Cologne [Agrippina] et par Juliers [Juliacum], rencontra un parti de Francs de six cents, d'autres disent de mille hommes, qui faisaient le dégât dans tout ce pays qu'ils trouvaient dégarni de troupes. Les glaces et les neiges de l'hiver, ou les fleurs du printemps, tout est égal pour la bravoure des Francs, dit un auteur de ce temps-là[127]. A l'approche des Romains ils se renfermèrent dans deux forts abandonnés, situés sur la Meuse [Mosa], où ils résolurent de se bien défendre. Le César crut qu'il était important pour l'honneur de ses armes, et pour la sûreté du pays, de tirer raison de ces ravages. Il se joint à Sévère,[Pg 202] et assiége ces Barbares, qui soutinrent toutes les attaques avec une opiniâtreté incroyable. Le siége dura cinquante-quatre jours, pendant les mois de décembre et de janvier. La Meuse était couverte de glaçons; et comme Julien craignait que, venant à se prendre tout-à-fait, elle n'offrît un pont aux Barbares, qui pourraient s'évader à la faveur de la nuit, il faisait courir sur le fleuve, depuis le soleil couchant jusqu'au jour, des barques légères chargées de soldats pour rompre les glaces et prévenir les sorties. Enfin les assiégés abattus par la disette, par les veilles, et le désespoir, furent contraints de se rendre. On les mit aux fers. Ce fut un spectacle nouveau, la nation des Francs s'étant fait une loi de vaincre ou de périr[128]. On en tint compte à Julien autant que d'une grande victoire. Il les envoya comme un rare présent à l'empereur, qui les incorpora dans ses troupes. C'étaient des hommes de haute stature, et qui paraissaient, dit Libanius, comme des tours au milieu des bataillons Romains[129]. Une armée de Francs qui accourait au secours, ayant appris que les forts étaient rendus, rebroussa chemin sans rien entreprendre.

[127] Οἷς ταυτὸν εἰς ἡδονὴν χιών τε καὶ ἂνθη. Liban, orat. 10, tom. 2, p. 298, ed. Morel.—S.-M.

[128] Καὶ γὰρ ἐκείνοις νόμος, νικᾶν ἢ πίπτειν. Liban. orat. 10, t. 2, p. 278, ed. Morel.—S.-M.

[129] Ἐκείνους μὲν οὖν ὁ λαβών βασιλεὺς δῶρα τε ὠνόμαζεν καὶ τοῖς αὐτοῦ λόχοις ἀνέμιξε, πύργους τινὰς σφίσιν ἐγκαταμιγνύναι πιστεύων. Ibid.—S.-M.

LI. Julien soulage les peuples.

Amm. l. 17, c. 3.

Jul. misop. p. 340 et 341 et epist. ad Orib. p. 384, ed. Spanh.

Julien vint passer l'hiver à Paris. Il aimait cette ville, dont il a fait lui-même une description fort agréable. Renfermée dans l'île qu'on nomme encore la Cité, elle était environnée de murailles. On y entrait de deux côtés par deux ponts de bois. Julien loue la pureté et la bonté de ses eaux, la température de son climat,[Pg 203] et la culture de son territoire. L'hiver y fut cette année plus rude que de coutume. Comme il le passait sans feu, selon son usage, le froid devenant excessif, il permit seulement de porter le soir dans sa chambre quelques charbons allumés. Ce soulagement pensa lui coûter la vie. Il fut tellement saisi de la vapeur, qu'il en aurait été étouffé, si on ne l'eût promptement emporté dehors. Il en fut quitte pour rendre le peu de nourriture qu'il venait de prendre; et comme sa sobriété ne se démentit jamais, ce fut la seule fois de sa vie qu'il fut obligé de soulager son estomac. Il travailla le lendemain à son ordinaire. Il s'occupait alors du soin de diminuer les taxes. Florentius, préfet du prétoire, prétendait que, le produit de la capitation ne pouvant suffire aux dépenses de la guerre, il y fallait suppléer par une subvention extraordinaire. Julien qui savait que tous ces expédients de finance causaient aux provinces des maux souvent incurables, et plus mortels que la guerre même, protestait qu'il perdrait la vie plutôt que de permettre cette surcharge. Comme le préfet faisait grand bruit de ce que le César se défiait d'un homme de son rang, sur qui l'empereur se reposait de toute l'administration civile, Julien, sans sortir du ton de la raison et de la douceur, lui démontra par un calcul exact que le montant de la capitation était plus que suffisant pour fournir à tous les frais. Florentius, convaincu sans être persuadé, revint à la charge quelque temps après, et lui fit présenter un ordre à signer pour une imposition nouvelle. Julien, sans en vouloir souffrir la lecture, le jeta par terre, en disant: Assurément, le préfet changera d'avis; la chose est trop criante. Sur les plaintes[Pg 204] du préfet, l'empereur écrivit à Julien une lettre de reproches, et lui recommanda de s'en rapporter à Florentius. Mais le César répondit qu'on devait se tenir fort heureux, que l'habitant de la province, pillé par les Barbares et par les gens d'affaires, acquittât les taxes ordinaires, sans l'écraser par des augmentations que les traitements les plus durs ne pouvaient arracher à l'indigence: ainsi la fermeté de Julien affranchit la Gaule de toute injuste vexation. Pour combattre ce préjugé inhumain, que les peuples ne paient jamais mieux que quand ils sont plus accablés, il voulut bien se charger lui-même du soin de recouvrer les tailles de la seconde Belgique, province alors dévastée et réduite à une extrême misère; mais à condition qu'aucun sergent du préfet ni du président[130] ne mettrait le pied dans le pays. Cette humanité qui sauvait aux habitants les frais des recouvrements, fit plus d'effet que toutes les contraintes. Ils payèrent sans attendre de sommation, et même avant le terme; parce qu'ils ne craignaient pas qu'on les fît repentir de leur promptitude à satisfaire, en leur imposant pour la suite un plus lourd fardeau.

[130] Nec præfectianus, nec præsidialis apparitor.—S.-M.

LII. Salluste rappelé.

Jul. ad Ath. p. 282. et or. 8, p. 240.

Liban. or. 10, t. 2, p. 281.

Zos. l. 3, c. 5.

Florentius, dont il dérangeait les opérations, s'en vengea sur Salluste dont les conseils n'inspiraient à Julien que bonté et que justice. Son argent et ses intrigues gagnèrent à la cour Paul et Gaudentius, qui étaient les canaux ordinaires par où la calomnie passait aux oreilles de l'empereur. Ceux-ci persuadèrent à Constance que Salluste était un conseiller dangereux auprès d'un jeune prince capable de tout oser. Cet[Pg 205] homme de bien fut rappelé[131]. On prit pour prétexte le besoin que l'on avait de lui en Thrace, et l'on promit de le renvoyer ensuite dans la Gaule, où nous le revoyons en effet trois ans après. Le départ de Salluste fut très-sensible à Julien. Il l'honorait comme son père; il lui fit ses adieux par un discours qui renferme un grand éloge de cet illustre ami, digne de servir de modèle aux confidents des princes. Cette séparation enleva à Julien la plus grande douceur de sa vie, sans altérer son humeur et sans ralentir son zèle, du moins en apparence. Il était trop maître de ses mouvements, pour laisser éclater un ressentiment prématuré; et trop habile pour se nuire à lui-même, en se vengeant, aux dépens de l'empire, des injustices qu'il essuyait de la part de l'empereur.

[131] Julien nous apprend qu'il fut remplacé par un nommé Lucien.—S.-M.

FIN DU LIVRE NEUVIÈME.


[Pg 206]

LIVRE X.

I. Consuls. [II. État de l'Arménie. III. Arsace rétablit l'organisation intérieure de son royaume. IV. Origine de la famille des Mamigoniens. V. Son histoire. VI. Nersès déclaré patriarche de l'Arménie. VII. Il est sacré à Césarée. VIII. Alliance d'Arsace et de Sapor. IX. Nersès envoyé à C. P. est exilé par Constance. X. Guerre d'Arsace contre les Romains. XI. Tyrannie d'Arsace. XII. Intrigues à la cour d'Arsace. XIII. Mort de Gnel. XIV. Arsace épouse sa veuve Pharandsem. XV. Arsace marche au secours du roi de Perse. XVI. Brouillerie entre les deux rois. XVII. Arsace fait assassiner Vartan, envoyé de Sapor. XVIII. Les princes arméniens se révoltent contre Arsace. XIX. Apostasie de Méroujan, prince des Ardzrouniens. XX. Arsace rétabli sur son trône. XXI. Alliance d'Arsace avec Constance. XXII. Massacre de la famille de Camsar. XXIII. Arsace épouse Olympias.] XXIV. Ambassade de Sapor à Constance. XXV. Réponse de Constance à Sapor. XXVI. Expédition contre les Sarmates et les Quades. XXVII. On leur accorde la paix. XXVIII. D'autres Barbares viennent la demander. XXIX. Constance marche contre les Limigantes. XXX. Ils sont taillés en pièces. XXXI. Le reste des Limigantes transportés hors de leur pays. XXXII. Affaires de l'église. XXXIII. Libérius renvoyé à Rome. XXXIV. Nicomédie renversée. XXXV. Projets de conciles. XXXVI. Troisième campagne de Julien. XXXVII. Les Saliens se soumettent. XXXVIII. Hardiesse de Charietton. XXXIX. Les Chamaves réduits. XL. Famine dans l'armée de Julien. XLI. Suomaire dompté. XLII. Hortaire réduit à demander la paix. XLIII. Retour des captifs. XLIV. Malice des courtisans. XLV. Mort de Barbation. XLVI. Séditions à Rome. XLVII. Anatolius préfet d'Illyrie. XLVIII. Limigantes détruits. XLIX. Premier préfet de Constantinople. L. Prétendue conjuration.[Pg 207] LI. Courses des Isauriens. LII. Sapor se prépare à la guerre. LIII. Ursicin rappelé. LIV. Renvoyé en Mésopotamie. LV. Arrivée des Perses. LVI. Précautions des Romains. LVII. Les Perses en Mésopotamie. LVIII. Les Romains surpris se réfugient dans Amid. LIX. Etat de la ville d'Amid. LX. Clémence de Sapor. LXI. Sapor arrive devant Amid. LXII. Première attaque. LXIII. Lâcheté de Sabinianus. LXIV. Nouvelle attaque. LXV. Bravoure des soldats Gaulois. LXVI. Vigoureuse résistance. LXVII. Prise d'Amid. LXVIII. Suites de cette prise. LXIX. Affaires de l'église. LXX. Gouvernement équitable de Julien. LXXI. Quatrième campagne de Julien. LXXII. Julien passe le Rhin. LXXIII. Allemans subjugués.

An 358.

I. Consuls.

Idat. chron.

Not. ad Baron. an 358.

Cod. Th. l. 11, tit. 1, leg. 1.

Till. art. 47 et 48.

Tibérius Fabius Datianus, et Marcus Nératius Céréalis, consuls créés pour l'année 358, étaient recommandables par leur mérite. Céréalis l'était encore par sa naissance. Il était oncle maternel de Gallus, et de la première femme de Constance: il avait été préfet de la ville de Rome. Datianus né dans l'obscurité avait la noblesse que donne la vertu. Il parvint à la dignité de comte, et s'éleva jusqu'à celle de patrice. Son désintéressement et son zèle pour le bien public méritent une place dans l'histoire à plus juste titre encore que les exploits guerriers, parce qu'il est souvent plus utile et toujours plus rare de sacrifier à l'état ses intérêts, que de lui sacrifier sa vie. Constance, pour diminuer le poids des contributions, restreignait, autant qu'il pouvait, le nombre des privilégiés. Datianus avait acquis de grands biens dans le territoire d'Antioche; il jouissait de l'exemption. Il sollicita la révocation de ce privilége avec autant d'empressement que d'autres en auraient montré pour[Pg 208] l'obtenir. C'est le glorieux témoignage que Constance lui rend dans une loi mal à propos attribuée à Constantin[132], par laquelle il déclare qu'à l'avenir on ne tiendra pour exempts que les biens du prince, ceux des églises catholiques, ceux de la famille d'Eusèbe[133] (c'était apparemment le père de l'impératrice) et les domaines qu'Arsace roi d'Arménie possédait dans l'empire.

[132] Cette loi adressée à Proclianus est datée du quatrième consulat de Constantin et de Licinius, c'est-à-dire, de l'an 315. Cette date est reconnue pour fausse depuis long-temps. Elle n'est pas en rapport avec le contenu de la loi. Voyez Tillemont, Histoire des Empereurs, t. 4. Constantin, art. 39.—S.-M.

[133] Cet Eusèbe était mort, lorsque la loi fut promulguée, Clarissimæ memoriæ Eusebii; il avait été consul et maître de la cavalerie et de l'infanterie, ex consule et ex magistro equitum et peditum. C'est lui sans doute qui était consul en l'an 347.—S.-M.

II. [Etat de l'Arménie.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 3, c. 21 et l. 4, c. 1.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 17 et 18.]

—[Comme dans la suite de cette histoire, la succession des événements ramènera souvent sur la scène politique le roi Arsace, dont il n'a plus été question depuis son avénement au trône d'Arménie, en l'an 338, il faut revenir sur le passé et connaître les révolutions survenues, après cette époque, dans ce royaume. Quoique les forces de Constance eussent été suffisantes pour contraindre le roi de Perse à abandonner l'Arménie, qu'il avait envahie, et quoique ce prince eût consenti à laisser remonter Arsace sur le trône de ses aïeux; Sapor avait été cependant assez adroit politique pour se procurer tout l'avantage d'un traité qui semblait le dépouiller de ses conquêtes. Convaincu qu'il n'aurait pu rester le maître de l'Arménie, ayant pour adversaires tous les princes et dynastes du pays, soutenus par les Romains, il prit ses mesures pour en conserver la possession, sous le nom d'un prince qui lui serait tout dévoué. En s'obstinant[Pg 209] à garder l'Arménie malgré elle, il aurait été obligé d'y laisser la meilleure partie des troupes dont il avait besoin pour résister aux Barbares du nord et de l'orient, qui attiraient toute son attention sur d'autres points de son empire[134]. S'il y plaçait au contraire un prince arsacide, son alliance ou sa neutralité lui étaient également utiles, puisqu'elles lui procuraient ou un accroissement de force, ou au moins une barrière pour couvrir une grande partie de ses états contre les attaques des Romains. Il pouvait alors, en cas de guerre, borner aux rives du Tigre et de l'Euphrate le théâtre des hostilités. Sapor avait donc su tirer le meilleur parti possible des circonstances, en se décidant à rendre la liberté au roi Diran et en le renvoyant avec honneur dans son royaume, qu'il était devenu incapable de gouverner. L'élévation d'Arsace, fils de Diran, dont il sut flatter l'ambition, et qu'il fit déclarer roi au défaut de son père, rendit inutiles les succès des Romains, et remit pour ainsi dire l'Arménie au pouvoir des Persans. En restituant ce pays à Arsace, Sapor acheva de le séduire par les présents et les marques d'amitié dont il le combla. Il le fit accompagner d'une suite aussi belle que nombreuse, et il porta les attentions jusqu'à le reconduire lui-même dans ses états. Toutefois il ne négligea pas pour sa sûreté de prendre des ôtages, soit du nouveau roi, soit des seigneurs arméniens, dont il n'était pas moins nécessaire de s'assurer, parce que leur puissance était aussi considérable[Pg 210] que celle du souverain[135]. On concevra sans peine qu'un prince parvenu au trône par une telle influence ne devait pas être un allié fort utile pour l'empire. Il resta, il est vrai, en bonne intelligence avec les Romains; mais c'est que le roi de Perse, occupé de guerres éloignées, n'avait pas alors besoin de ses services, car il est certain qu'Arsace était bien plus son allié que celui de Constance.

[134] La guerre dans laquelle les Persans étaient alors engagés contre ces peuples, avait été la principale des raisons que Sapor avait eues pour conclure la paix avec Constance. Voyez ci-devant, liv. VII, § 18. Moïse de Khoren (lib. 3, c. 19) parle aussi des longues guerres que le roi de Perse fut obligé de soutenir contre les nations du nord.—S.-M.

[135] Un auteur Arménien, qui vivait au milieu du dixième siècle de notre ère, atteste qu'au temps du roi Arsace il existait en Arménie cent soixante-dix familles souveraines, dont il donne les noms. Cet auteur, appelé Mesrob, a écrit une histoire du patriarche Nersès 1er. C'est dans cet ouvrage, imprimé à Madras, dans l'Inde, en 1775, qu'il rapporte les noms de ces familles (ch. 1, p. 64 et 65). On voit dans plusieurs endroits de l'histoire d'Arménie écrite, au cinquième siècle, par Moïse de Khoren, que les différents satrapes et dynastes arméniens, prenaient une part active au gouvernement. Une lettre d'Arsace qui s'y trouve (l. 3, c. 29) porte une suscription qui en est la preuve. On y lit: Arsace, roi des peuples de la grande Arménie, et tous les dynastes Arméniens, etc.—S.-M.

III. [Arsace rétablit l'administration intérieure du royaume.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 1 et 2.]

—[Le premier soin d'Arsace fut de réparer les maux que l'Arménie avait soufferts, par l'occupation persane, pendant la captivité de son père. Les princes et les chefs de race qui avaient été forcés de s'expatrier rentrèrent dans la possession de leurs terres et de leurs dignités. L'administration intérieure du royaume, tant civile que militaire, fut rétablie conformément aux anciens usages. Les quatre frontières de l'Arménie furent confiées aux seigneurs qui en avaient toujours eu la garde sous le titre de Pétéaschkh[136], ou commandant militaire. Des troupes, en nombre suffisant, furent assignées à chacun d'eux. La direction des affaires civiles et financières fut rendue à la race des Kénouniens[137] qui en était chargée antérieurement. Tout fut[Pg 211] enfin remis dans l'ancien état. Les princes de la puissante famille des Mamigoniens, avaient abandonné leur souveraineté, pour éviter le joug des Perses. Ils s'étaient réfugiés dans les possessions qu'ils avaient au milieu des montagnes presqu'inaccessibles, qui séparent l'Arménie de la Colchide et du Pont. Arsace les rappela à sa cour, et ils retrouvèrent auprès de lui la considération et l'influence dont ils avaient joui sous les règnes précédents. C'est sur eux qu'il se déchargea du soin de remettre son armée sur un pied respectable, et Vasag le plus illustre de ces princes, qui avait élevé son enfance, fut créé sparabied[138] ou connétable. Mais il convient d'entrer dans quelques détails plus particuliers sur l'origine de cette famille, dont il sera si souvent question dans la suite de cette histoire.

[136] Cette dignité répondait à celle de Marzban chez les Perses. Voyez la note ajoutée ci-devant liv. VI, § 14, t. 1, p. 408, note 2.—S.-M.

[137] Cette famille descendait, selon Moïse de Khoren (l. 1, c. 22, et l. 2, c. 7), des enfants de Sennacherib, roi d'Assyrie, qui selon le livre des Rois (II, c. 19, 37), se réfugièrent en Arménie après le meurtre de leur père. Le chef de cette famille fut créé grand échanson, vers l'an 150 avant J.-C., par le roi Vagharschag ou Valarsace, fondateur de la dynastie arsacide en Arménie. C'est de cette fonction que vient le nom de Kenouni, dont le sens est en arménien qui a le vin.—S.-M.

[138] Ou selon l'origine de ce mot, général de la cavalerie, magister equitum. Voyez, sur l'étymologie de ce mot, mes Mémoires hist. et géograph. sur l'Arménie, t. 1, p. 298, 299 et 300.—S.-M.

IV. [Origine de la famille des Mamigoniens.]

[Mos. Chor. Hist. Arm. l. 2, c. 78.]

—[A l'époque dont il s'agit la race des Mamigoniens, possédait la souveraineté de la province de Daron. Ce canton était compris dans le Douroupéran[139], l'une des quinze grandes divisions qui partageaient l'Arménie. C'était une vaste et fertile plaine située au centre du royaume, non loin des sources du Tigre, au revers septentrional des montagnes qui donnent naissance à ce fleuve. Des rivières et de nombreux ruisseaux la parcourent dans tous les sens; leurs eaux servent à[Pg 212] grossir le principal bras de l'Euphrate, celui que les anciens connurent plus particulièrement sous le nom d'Arsanias, qui se reproduit en arménien sous la forme Aradzani[140]. Ce pays contenait plusieurs villes considérables, parmi lesquelles on distinguait celle de Mousch, qui existe encore. On y trouvait aussi le célèbre monastère consacré à la mémoire de saint Jean-Baptiste; il avait été élevé par saint Grégoire l'illuminateur, sur les ruines des temples dédiés aux anciens dieux de l'Arménie, dans l'antique cité d'Aschdischad, c'est-à-dire la ville des sacrifices. C'est là que saint Grégoire avait prêché l'évangile aux Arméniens encore idolâtres, et qu'il avait placé une nombreuse colonie de moines grecs et syriens, destinés à terminer son ouvrage. Ce lieu sous le nom de Sourp-Garabied, ou le saint précurseur, est encore révéré de tous les Arméniens qui y vont en pélerinage[141]. Les Mamigoniens joignaient à la souveraineté de ce canton, la possession de quelques vallées et de plusieurs forts dans la province de Daik[142], située au milieu des monts Paryadres, nommés Barkhar par les Arméniens. Ces domaines éloignés restèrent long-temps au pouvoir de cette famille, qui les avait encore plusieurs siècles après.

[139] Pour avoir plus de détails sur ces deux pays, il faut voir les Mémoires histor. et géograph. sur l'Arménie, t. 1, p. 98-102.—S.-M.

[140] Voyez, sur ce nom, ce que j'ai dit dans le Journal des Savants, année 1820, p. 109.—S.-M.

[141] Voyez les Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 101.—S.-M.

[142] Cette province située dans la partie nord-ouest de l'Arménie, dans les montagnes qui séparent le territoire de Trébizonde, de celui d'Arzroum, répond au pays des peuples appelés Taochi, par les anciens. Les Géorgiens la nomment encore Tahoskari, c'est-à-dire la porte de Taho ou des Dahæ. Voyez les Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 74-78.—S.-M.

—[La race des Mamigoniens tirait son origine du Djénasdan,[Pg 213] pays situé à l'extrémité orientale de l'Asie, qui est la Chine[143]. Ils étaient parents des souverains qui y régnaient au commencement du troisième siècle. Tout porte à croire que Mamgon, leur chef, appartenait à la dynastie impériale des Han, qui avait occupé pendant plus de quatre cents ans, le trône de la Chine, et qu'il était l'un des princes de cette race qui s'enfuirent dans l'Occident pour s'y soustraire à l'usurpateur, qui s'était emparé du pouvoir et avait fait passer la couronne dans une autre famille[144]. Mamgon et tous ses partisans avaient trouvé un asyle en Perse, auprès d'Ardeschir fils de Babek, fondateur de la dynastie des Sassanides. Mamgon fut traité à sa cour avec les égards que réclamait son infortune, et Ardeschir avait juré par la lumière du soleil de le protéger contre tous ses ennemis. L'empereur de la Chine demanda bientôt après, l'extradition du fugitif et de ses adhérents; mais le prince sassanide, lié par son serment, n'osa violer l'hospitalité qu'il leur avait accordée. Une guerre semblait imminente entre les deux empires, quand Ardeschir mourut[145]. Son fils Sapor 1er, alors aux prises avec les Romains, et mal affermi sur un trône dont l'existence toute récente était menacée de tous les côtés, craignit d'embrasser hautement la défense des réfugiés chinois. Les nombreux descendants des Arsacides, qui existaient encore en Perse et qui brûlaient de ressaisir le sceptre qu'ils avaient perdu, et les princes du même sang[Pg 214] qui régnaient dans la Bactriane et dans l'Indo-scythie lui donnaient de trop vives inquiétudes. S'ils eussent été soutenus par les Chinois, dont la puissance s'étendait alors dans le centre de l'Asie, assez près des frontières orientales de la Perse[146], la partie n'aurait pas été égale, surtout dans un moment où, pour conserver la possession de l'Arménie, Sapor était obligé de résister aux Romains, qui voulaient rétablir dans ce royaume l'Arsacide Tiridate, qui en avait été dépouillé par Ardeschir. Pour satisfaire le monarque chinois, sans outrager la mémoire de son père, en retirant à Mamgon la protection que ce prince lui avait assurée, il engagea le fugitif à s'éloigner de la Perse et à diriger ses pas vers l'Arménie. «Je l'ai chassé de mes états, répondit-il aux ambassadeurs chinois, je l'ai relégué à l'extrémité de la terre, aux lieux où le soleil se couche; c'est l'avoir envoyé à une mort certaine.»

[143] Dans une Dissertation sur l'origine de la famille des Orpélians et de plusieurs autres colonies chinoises établies en Arménie et en Georgie, insérée dans le tome second de mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, j'ai rassemblé toutes les raisons qui me semblent démontrer l'identité de ces deux pays.—S.-M.

[144] La dynastie qui chassa les Han, portait le nom de 'Weï.—S.-M.

[145] Ce prince mourut vers l'an 240 de J.-C.—S.-M.

[146] Dans le siècle précédent le général chinois Pan-tchao, gouverneur général de l'Asie centrale, pour l'empereur des Han, avait porté ses armes jusqu'au bord de la mer Caspienne, et on avait agité dans son camp la question de savoir si on passerait cette mer, pour pénétrer dans le Ta-thsin ou l'empire romain.—S.-M.

V. [Son histoire.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 2.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 2, c. 78 et 81.]

[Mesrob. Hist. de Nersès, en Arm. c. 1.]

—[Mamgon et les siens menèrent pendant plusieurs années une vie errante au milieu de l'Arménie, mais quand Tiridate y revint soutenu par les Romains, et qu'il fit tous ses efforts pour recouvrer la couronne de ses aïeux[147], Mamgon s'empressa d'aller à sa rencontre et de lui offrir ses services. Ils furent acceptés[148] et bientôt récompensés. La puissante famille des Selkouniens[149][Pg 215] dévouée à la cause du roi de Perse, possédait le canton de Daron. Seloug, leur chef, avait profité d'une absence faite par Tiridate, rétabli sur son trône, pour se révolter et joindre ses forces aux troupes de Sapor, qui était rentré en Arménie. Dans le même temps les peuples du nord, excités par les Persans, pénétraient par un autre côté dans ce royaume. Oda prince des Amadouniens[150] que Tiridate avait chargé en partant de défendre ses états, fut tué par Seloug, son gendre, qui aurait peut-être envahi tout le royaume, sans le prompt retour de Tiridate. Celui-ci après avoir repoussé Sapor, dirigea ses efforts contre les Barbares du nord. Cependant les Selkouniens refusaient avec opiniâtreté de rentrer sous les lois de leur souverain légitime, et Seloug réfugié dans la forteresse de Slagan, paraissait décidé à s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité. Tiridate chargea Mamgon de le réduire; il y réussit. Les Selkouniens furent exterminés[151]; il n'en échappa que deux qui se réfugièrent dans la Sophène[152]. Leurs biens concédés au vainqueur devinrent l'héritage de la postérité de Mamgon. Ce guerrier montra encore en d'autres occasions son attachement pour le roi d'Arménie, qui lui témoigna sa reconnaissance par la haute faveur et le rang distingué qu'il lui accorda. Ses descendants ne furent pas moins illustres que lui, par les services[Pg 216] signalés qu'ils rendirent au pays qui était devenu pour eux une autre patrie. Vatché, fils de Mamgon, revêtu de la dignité de connétable du royaume, périt en combattant les Perses. Ses enfants préférèrent perdre leurs domaines et vivre dans des régions sauvages reléguées à l'extrémité de l'Arménie, plutôt que de subir le joug des Perses, quand la trahison livra le roi Diran entre les mains de Sapor. Leur courage, leur fidélité et leurs brillantes qualités avaient fixé sur eux les yeux de toute la nation dont ils étaient l'espérance, et Arsace en les rappelant dut céder au vœu d'un peuple entier. Ils étaient alors quatre frères; Vartan, Vasag, Vahan et Varoujan: ils descendaient à la quatrième génération de Mamgon; leur père Ardavazt était fils de Vatché, fils de Mamgon. Vartan l'aîné reçut l'investiture de la province de Daron, son héritage paternel, et Vasag fut créé connétable. Pour les deux autres, des commandements et des charges militaires leur furent donnés. Vasag se montra constamment digne du haut rang qui lui avait été conféré. Pendant trente ans il ne cessa de donner des témoignages éclatants de son dévouement, quelquefois un peu jaloux, pour son prince et son pays, tant dans les conseils que sur les champs de bataille, jusqu'au jour fatal où sa fidélité fut scellée de son sang.

[147] C'est en l'an 259 que Tiridate rentra en Arménie. Voyez ci-devant livre I, § 75, t. 1, p. 76.—S.-M.

[148] Moïse de Khoren remarque cependant (lib. 2, c. 78) que Tiridate, en acceptant les offres de Mamgon, eut la délicatesse de ne pas le mener avec lui combattre les Persans, sans doute à cause des liens d'hospitalité qui avaient existé entre le prince chinois et le roi de Perse.—S.-M.

[149] Cette famille faisait remonter son origine jusqu'à Haik, le fondateur du royaume d'Arménie. Depuis le temps de Valarsace, premier roi arsacide, elle possédait par droit d'hérédité le pays de Daron.—S.-M.

[150] Sur l'origine des Amadouniens, voyez ci-devant, l. VI, § 14, t. 1, p. 410, note 1.—S.-M.

[151] Tiridate, selon Moïse de Khoren (l. 2, c. 81), ordonna d'épargner ceux des Selkouniens qui échappèrent à la ruine de leur famille. Il fait mention (l. 3, c. 20) de Gind, un de leurs descendants, qui vivait sous le règne d'Arsace.—S.-M.

[152] La Sophène était au sud de l'Arménie et limitrophe de la Mésopotamie.—S.-M.

VI. [Nersès est déclaré patriarche d'Arménie.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 3.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 20.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 1.]

—[Arsace ne se borna pas à rétablir l'ordre dans l'administration civile et militaire du royaume; la religion fut aussi l'objet de ses soins. Depuis la mort de Housig ou Hésychius, dernier rejeton de saint Grégoire, qui avait occupé le trône patriarchal de l'Arménie, une horrible corruption s'était répandue dans ce pays; des pontifes indignes du sacré caractère dont ils étaient revêtus y donnaient eux-mêmes l'exemple du scandale. Le désordre[Pg 217] était universel. Le patriarche Pharhnerseh vertueux, mais faible, n'avait pu remédier à de tels maux. Son successeur Sahag[153], non moins respectable que lui, ne fut pas plus énergique. La foi chrétienne semblait prête à s'éteindre. Les partisans de l'ancien culte encore assez nombreux et les sectateurs de la religion persanne, cherchaient à profiter d'un tel état de choses, pour bannir le christianisme qui était établi depuis trop peu de temps en Arménie, et qui n'avait pu y jeter de profondes racines. Il aurait fallu qu'un nouvel apôtre vînt raffermir l'édifice élevé par saint Grégoire. Au moment où on l'espérait le moins, cet homme divin parut pour le salut de l'Arménie. On s'occupait dans une grande assemblée, de choisir un successeur aux pontifes qui depuis la mort d'Hésychius avaient rempli le trône de saint Grégoire, quand le bruit se répandit qu'il existait un descendant du saint patriarche, digne de son aïeul par ses vertus. C'était Nersès fils d'Athanaginé, fils d'Hésychius. Sa mère Pampisch était sœur du roi Diran, et par conséquent tante d'Arsace. Élevé dans sa jeunesse à Césarée de Cappadoce, il avait été ensuite à Constantinople, où il s'était instruit dans la religion et les lettres des Grecs; il y avait épousé la fille d'un personnage distingué nommé Appion, dont il eut un fils unique, Sahag, qui fut dans la suite patriarche de l'Arménie. Veuf[Pg 218] après trois ans de mariage, Nersès, de retour dans sa patrie, y avait embrassé la profession des armes. Revêtu de plusieurs dignités militaires, il y joignait celle de chambellan, dont il exerçait les fonctions auprès de la personne du roi. Il était encore fort jeune, mais ses vertus éclatantes et sa valeur lui avaient concilié l'estime universelle. Sa beauté, sa haute taille et son air majestueux, inspiraient le respect à tous ceux qui l'approchaient. On n'eut besoin que de prononcer son nom pour diriger vers lui tous les suffrages, et avec un concert unanime de louanges, on lui décerna le sceptre patriarchal. Lui seul sera notre pasteur, s'écriait-on de tous les côtés. Nul autre ne s'assoira sur le trône épiscopal. Dieu le veut. Étranger à ce grand mouvement, à tant d'honneurs, il voulut s'y soustraire. Il essaie d'échapper aux vœux impatients de tout un peuple. Le roi s'indigne, l'arrête et lui arrachant l'épée royale qu'il portait comme une marque distinctive de sa dignité, il ordonne de le revêtir sur-le-champ des habits pontificaux. Un vieil évêque, appelé Faustus, lui confère aussitôt tous les grades ecclésiastiques, et il est proclamé patriarche au grand contentement de tous les Arméniens. Son inauguration eut lieu en l'an 340.

[153] Moïse de Khoren s'est trompé (l. 3, c. 39) en faisant ce Sahag successeur de Nersès 1er, tandis qu'il fut au contraire son prédécesseur comme l'atteste Faustus de Byzance (l. 3, c. 17). Le successeur de Nersès, qui n'est connu que par le même historien (l. 5, c. 29), fut un certain Housig on Hésychius. Il fut remplacé par un autre Sahag ou Schahag. Comme Faustus était contemporain de ces trois patriarches, son témoignage doit être irrécusable. Ce qui a pu donner lieu à l'erreur de Moïse de Khoren, c'est que tous trois ils étaient de la même famille, de la race d'Albianus, évêque de Manavazakerd, compagnon de saint Grégoire dans ses travaux apostoliques.—S.-M.

VII. [Il est sacré à Césarée.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 4.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 1.]

—[Depuis le temps de saint Grégoire, il était d'usage que les patriarches de la Grande-Arménie fussent sacrés à Césarée en Cappadoce. C'est dans cette ville que l'apôtre de l'Arménie avait été élevé, et qu'il avait été instruit dans la religion chrétienne: c'est là qu'il avait reçu de saint Léonce la mission d'appeler à l'évangile les peuples encore idolâtres, et qu'il avait été ordonné évêque. Césarée était, pour ainsi dire, la mère spirituelle de l'Arménie. Pour se conformer à[Pg 219] l'usage de ses prédécesseurs, Nersès résolut d'aller y chercher la confirmation du titre éminent qu'il venait d'obtenir. Sur l'ordre du roi, les plus illustres seigneurs furent désignés pour assister à son sacre. Antiochus, prince de Siounie, Arschavir, chef de la race de Camsar, Pakarad, de l'antique famille des Pagratides, et plusieurs autres non moins nobles[154], le suivirent à Césarée. Un grand concours d'évêques accourut des contrées voisines, pour prendre part à cette auguste cérémonie. Lorsque Nersès revint en Arménie, Arsace et sa cour allèrent à sa rencontre jusqu'à la frontière. Sous la direction spirituelle de ce saint personnage, la foi ne tarda pas à refleurir en Arménie; les églises ruinées, les autels renversés furent rétablis; de nouveaux temples dédiés au vrai Dieu s'élevèrent sur les débris des édifices idolâtres; des hôpitaux, des monastères furent fondés; les mœurs s'adoucirent; l'instruction fit des progrès; enfin si Nersès n'avait pas été arrêté dans la noble mission qu'il s'était imposée, s'il n'avait pas trouvé des obstacles de toute espèce, l'Arménie serait parvenue au plus haut degré de prospérité. Ses travaux furent trop tôt interrompus, et l'Arménie privée de son pasteur fut déchirée par des maux qui, sans cesse renouvelés, finirent par la livrer sanglante et désolée aux mains de ses oppresseurs.

[154] Ces autres personnages étaient le grand eunuque; Daniel, prince de la Sophène; Mehentak, dynaste des Reschdouniens; Nouïn, dynaste de la Sophène royale; et Bargev, prince de la race des Amadouniens.—S.-M.

VIII. [Alliance d'Arsace et de Sapor.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4. c. 16 et 17.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 1 et 5.]

—[Cependant la bonne intelligence subsistait toujours entre les rois d'Arménie et de Perse: celui-ci, pour resserrer les nœuds de leur alliance, avait invité Arsace à venir dans sa capitale. Il y fut comblé d'honneurs[Pg 220] et de présents; Sapor le traita comme un frère ou comme un fils bien-aimé: vêtus d'ornements pareils, le front chargé d'un diadème semblable, ils paraissaient dans les festins assis sur un même trône, et le temps s'écoulait au milieu des plaisirs. Sapor avait déclaré Arsace son second, et lui avait fait don d'un magnifique palais dans l'Atropatène. Rien ne semblait pouvoir troubler l'harmonie des deux princes. Un jour Arsace visitait les écuries de Sapor; l'intendant, au lieu de lui rendre les honneurs qui lui étaient dus, se permit en persan quelques paroles inconsidérées. Pourquoi, dit-il en faisant allusion à la nature montagneuse des états d'Arsace, le roi des chèvres d'Arménie vient-il brouter l'herbe de nos pâturages? Le connétable Vasag entendit ce propos grossier; il ne put retenir son indignation, et ce malheureux fut tué. Vasag eut plusieurs fois occasion, de donner de pareilles marques de son attachement à son souverain. Bien loin d'en être irrité, Sapor lui en témoigna au contraire sa satisfaction. Cependant malgré toutes les marques d'amitié qu'il ne cessait de prodiguer à Arsace, le roi de Perse conservait toujours des inquiétudes dans le fond de son cœur, il ne pouvait être persuadé de la sincérité de ce prince; il appréhendait que tôt ou tard des conseils ou son propre intérêt ne lui ouvrissent les yeux et ne le détachassent de son alliance, pour le porter à s'unir avec l'empereur contre lui. Les sollicitudes de Sapor furent si grandes, que, pour les calmer, il fallut décider Arsace à jurer sur les saints évangiles en présence de tous les prêtres de Ctésiphon[155],[Pg 221] que jamais il ne le tromperait, que jamais il ne se séparerait de lui. Le prince des Mamigoniens Vartan, en qui le roi de Perse avait une entière confiance, avait été chargé de cette négociation. Son frère Vasag, déja irrité contre lui, par une querelle dont l'amour était cause, fut jaloux de cette faveur, il craignit pour son crédit auprès d'Arsace et il résolut de brouiller les deux rois. Il y parvint par ses intrigues; il réussit à jeter des soupçons dans l'ame d'Arsace, qui, alarmé pour sa sûreté, prit le parti d'abandonner secrètement la résidence du roi de Perse, et de s'enfuir dans ses états. Tous les doutes de Sapor se réveillèrent alors; la répugnance qu'Arsace avait montrée à prononcer les serments qu'il avait exigés, lui parut la preuve de sa perfidie; il n'eut plus dès lors aucune confiance en la sincérité du prince arménien. Sa colère retomba sur les malheureux chrétiens qui habitaient ses états; la fuite d'Arsace fut ainsi une des causes qui excitèrent la sanglante persécution[156] qu'ils eurent à souffrir. Sapor jura par le soleil, par l'eau et par le feu, les plus grandes divinités de la Perse, qu'il n'épargnerait aucun chrétien. Le prêtre Mari[157] et tout le clergé de Ctésiphon, qui avaient reçu[Pg 222] les promesses d'Arsace, furent ses premières victimes et bientôt le sang des fidèles coula par torrent. L'évangile sur lequel Arsace avait juré fut déposé dans le trésor royal, où, lié avec des chaînes de fer, il resta pour y être à jamais le témoin irréfragable des serments de ce prince.

[155] La ville de Ctésiphon, ancienne capitale de l'empire des Parthes, était sur les bords du Tigre du côté de l'orient. Le cours de ce fleuve la séparait de Séleucie, ville grecque grande et peuplée. Sous les Sassanides, Séleucie on plutôt le bourg de Coché qui en était voisin, et Ctésiphon furent réunies sous la dénomination de Madaïn, c'est-à-dire en arabe, les deux villes. C'était sans doute la traduction d'un nom qui avait le même sens dans la langue de cette partie de la Perse. Les Arméniens l'appelaient Dispon, c'est une altération de Ctésiphon. On retrouve ce nom dans les écrivains arabes et persans sous la forme Tisfoun.—S.-M.

[156] Voyez ci-devant, liv. V, § 22, t. 1, p. 331.—S.-M.

[157] Le nom de Mari est fort commun chez les Syriens. On rencontre plusieurs personnages ainsi appelés, parmi ceux qui périrent dans les persécutions suscitées par Sapor, mais aucun d'eux ne peut être celui dont il est question ici. Ils moururent tous vers la fin du règne de Sapor, ainsi long-temps après l'époque dont il s'agit. C'est en l'an 347 environ que Baaschemin, évêque de Ctésiphon, fut martyrisé par les ordres de ce prince, avec une grande partie de son clergé, dans lequel était sans doute Mari, dont il est parlé dans le texte de cette histoire.—S.-M.

IX. [Nersès envoyé à C. P. est exilé par Constance.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. lib. 4, c. 5, 11, 12 et 20.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 20.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 3.]

—[Arsace, de retour dans son royaume, continua d'entretenir des relations amicales avec Sapor, malgré les craintes que ce monarque lui inspirait, ou peut-être même à cause de ces craintes. Il restait aussi en bonne intelligence avec Constance. Comme les deux empires étaient alors engagés dans une guerre opiniâtre qui avait fort affaibli Sapor, Arsace n'eut pas de peine à conserver une neutralité que personne n'était intéressé à lui contester. Il espérait profiter de sa position et faire acheter chèrement ses secours à celui qui en aurait besoin. Il fut trompé dans son attente: personne n'eut recours à lui; et le roi de Perse ayant obtenu à la fin quelque supériorité sur Constance, sa situation devint difficile. Ne pouvant plus garder une dangereuse neutralité, Arsace devait appréhender que tôt ou tard Sapor, déja mécontent de lui, ne vînt l'inquiéter jusque dans son royaume. Pour se préserver d'un tel malheur, et se procurer des ressources, il songea à resserrer l'alliance qui depuis long-temps unissait l'Arménie avec l'empire. Le patriarche Nersès et dix des principaux seigneurs[158] du royaume[Pg 223] furent envoyés à Constantinople pour y renouveler les anciens traités. En partant, Nersès laissa pour le remplacer dans ses fonctions spirituelles un personnage très-révéré, Khad, archevêque de Pakrévant. A l'époque du voyage de Nersès à Constantinople, on était au plus fort des troubles causés par les discussions théologiques que les Ariens avaient suscitées. Les évêques orthodoxes, chassés de leurs siéges, fuyaient partout devant les hérétiques, et Constance secondait leurs fureurs de tout son pouvoir. Nersès partagea les malheurs des prélats persécutés; la pureté de sa foi et sa courageuse résistance irritèrent l'empereur. Constance dans sa colère, ne respecta pas le droit des gens, le titre d'ambassadeur ne put être une sauve-garde pour Nersès, qui fut contraint de subir un dur exil, dans une île déserte.

[158] Vartan, dynaste des Mamigoniens; son frère le connétable Vasag; Mehentag, dynaste des Rheschdouniens; Mehar, des Andsevatsiens; Gardchoïl Malkhaz, des Khorkhorhouniens; Mouschk, des Saharhouniens; Domed on Domitius, des Genthouniens; Kischken, des Bageniens; Sourik, de la vallée de Hersig; et Verken, des Hapoujiens.—S.-M.

X. [Guerre d'Arsace contre les Romains.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 11.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 19 et 20.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 3.]

—[Les autres députés arméniens, qui avaient été corrompus par Constance, revinrent dans leur patrie chargés de ses dons. Ils portaient en outre de riches présents destinés à leur roi, auprès duquel ils devaient accuser le patriarche. L'empereur, pour apaiser le ressentiment d'Arsace, rendit encore la liberté à deux princes du sang royal d'Arménie, qui étaient gardés depuis long-temps comme otages à Constantinople, et il les renvoya dans leur pays. Ils étaient neveux d'Arsace; l'un, Dirith, était fils d'Ardaschès, frère aîné de ce monarque, qui avait cessé de vivre lorsque Diran, leur père, occupait le trône. Le dernier, nommé Gnel, avait pour père Tiridate, autre frère d'Arsace, mais moins âgé. Tiridate avait été envoyé aussi en otage à Constantinople par son père Diran, et il y avait été mis à mort, après quelques hostilités commises par les Arméniens contre l'empire. C'est depuis cette époque que ces[Pg 224] deux princes étaient prisonniers. La nouvelle de la captivité de Nersès causa une désolation universelle en Arménie; des jeûnes, des prières y furent ordonnés, et pendant son absence, on ne cessa d'implorer le Seigneur pour obtenir son retour. Constance n'en avait pas fait assez pour calmer Arsace et le résoudre à endurer patiemment l'outrage qu'il avait éprouvé, en la personne du patriarche. Il résolut d'en tirer vengeance; un armement considérable se fit, et le connétable Vasag eut ordre d'entrer sur le territoire de l'empire et de pénétrer dans la Cappadoce. Ce général porta ses ravages jusque dans les environs d'Ancyre en Galatie, puis il revint en Arménie. Ces courses se renouvelèrent pendant six ans, et elles causèrent beaucoup de mal à l'empire. De tels actes d'hostilité dissipèrent les soupçons de Sapor, et ses ambassadeurs vinrent trouver Arsace pour lui rappeler leur ancienne amitié, promettant de le traiter en frère, s'il joignait ses forces aux armées persanes destinées à combattre les Romains. Arsace y consentit, et dès lors il prit part à toutes les entreprises militaires du roi de Perse contre Constance.

XI. [Tyrannie d'Arsace.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 12.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 19 et 27.

Mesrob, Hist. de Nersès, c. 4.]

—[L'éloignement et l'exil de Nersès avait été fatal à l'Arménie et à son roi. Arsace, dirigé jusqu'alors par ce vertueux personnage, était resté irréprochable. Il n'en devait pas être long-temps ainsi; jeune, livré à ses passions, et privé du guide qui en avait arrêté l'essor, Arsace s'y abandonna sans réserve, et bientôt il fut un des princes les plus vicieux. L'archevêque de Pakrévant[159] lui en fit de vifs reproches, mais sa voix fut impuissante.[Pg 225] Arsace méprisa ses avis, et, livré tout entier à ses courtisans, il se plongea plus que jamais dans les débauches et les plaisirs. Ses excès n'eurent plus de bornes, et pour n'être pas exposé à trouver près de lui des censeurs importuns, il quitta sa capitale et fixa son séjour dans une vallée délicieuse située vers les sources méridionales de l'Euphrate[160]. Là, dans un site enchanteur, il jeta les fondements d'une ville qu'il appela de son nom Arschagavan, c'est-à-dire la demeure d'Arsace. Cette ville, toute consacrée aux plaisirs, devint le théâtre de la licence la plus effrénée. Arsace n'y reçut que les gens qui partageaient et ses goûts et ses vices, de sorte qu'elle devint bientôt l'asyle de tout ce qu'il y avait de criminel en Arménie. L'archevêque de Pakrévant y poursuivit son roi; il ne fut point épouvanté de tant d'horreurs, il y vint reprocher à Arsace ses débordements. Son zèle fut encore une fois sans succès: Arsace, excédé de ses représentations et de ses conseils, le fit ignominieusement chasser de sa présence.

[159] Ce canton, nommé Bagrandavène par Ptolémée (l. 5, c. 13) dépendait de la province d'Ararad, et était situé vers les sources de l'Euphrate méridional, au pied du mont Nébad ou Niphatès. Voyez mes Mémoires historiques et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 108.—S.-M.

[160] Cette ville était dans un canton nommé Gog ou Gogovid, dépendant de la province d'Ararad, à l'occident du mont Masis ou Ararat.—S.-M.

XII. [Intrigues à la cour d'Arsace.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 13 et 15.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 22.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 2.]

—[Lorsque Nersès revint de son exil[161], il trouva l'Arménie très-changée; le bien qu'il y avait fait n'était plus; la conduite du roi avait mis le désordre partout. Arsace reçut le patriarche avec honneur; il lui témoigna la joie qu'il ressentait de son retour, lui prodiguant les distinctions comme par le passé; mais il resta sourd à ses remontrances. Ce prince ne tarda pas à mettre le comble à toutes les infamies dont il était déja coupable; il y joignit les crimes les plus affreux. Son neveu Gnel était revenu de Constantinople, chargé des faveurs de l'empereur.[Pg 226] Constance lui avait accordé les ornements consulaires[162], voulant ainsi le consoler de la fin cruelle de son père, mis injustement à mort. Gnel s'était retiré auprès du vieux roi Diran, son aïeul, qui passait tranquillement ses dernières années dans la délicieuse retraite qu'il avait choisie au pied du mont Arakadz. Diran se regardait comme la cause de la mort de Tiridate, père de Gnel, qu'il avait donné comme otage à l'empereur. Ce malheur lui avait fait concevoir une amitié d'autant plus vive pour le fils que Tiridate avait laissé, et il cherchait tous les moyens qui étaient en son pouvoir, de lui témoigner son attachement. Il lui destinait l'héritage du beau domaine de Kouasch, où il habitait et les vastes possessions qui l'environnaient. Gnel était tout-à-fait digne par ses qualités aimables de la bienveillance de Diran. Tant de bienfaits accumulés sur la tête du jeune Arsacide par l'empereur et par le vieux roi d'Arménie, avaient excité contre lui la jalousie de son cousin Dirith. Celui-ci ne songeait qu'à la satisfaire, en essayant de faire périr Gnel, quand une nouvelle circonstance contribua encore à enflammer sa honteuse envie et à la rendre plus criminelle. Gnel venait de se marier avec une femme célèbre dans toute l'Arménie par sa grande beauté. C'était Pharandsem, fille d'Antiochus, prince de Siounie. Tous les seigneurs arméniens conviés à ces noces, en sortirent enchantés des charmes de sa jeune épouse et des attentions pleines de graces dont ils avaient été comblés par Gnel. Dirith, invité comme les autres, était[Pg 227] sorti du banquet nuptial épris du plus violent amour pour Pharandsem. Ne pouvant la posséder que par un crime, il s'occupa sans différer des moyens de le commettre. Son ami Vartan, prince des Mamigoniens, qui était écuyer du roi, s'associa à sa haine et ils réunirent leurs efforts pour la perte de Gnel; sans balancer ils se rendirent auprès d'Arsace et ils accusèrent son neveu d'en vouloir à son trône et à sa vie. Une antique loi[163] de l'état défendait à tous ceux qui étaient issus du sang royal, le prince héritier seul excepté, d'habiter dans la province d'Ararad, destinée exclusivement au séjour du souverain et de son successeur désigné. Gnel avait violé cette loi en résidant auprès de Diran, dont le palais se trouvait dans la province interdite aux princes du sang. Tel fut le premier motif de leur accusation. Il n'en fallut pas davantage. Cette infraction innocente, présentée sous un jour odieux, suffit pour éveiller les terreurs du roi, qu'il était si facile d'alarmer. L'affabilité de Gnel, les honneurs qu'il avait reçus de l'empereur, les présents qu'il ne cessait de distribuer aux princes qui venaient le visiter, et l'attachement que ceux-ci lui témoignaient, achevèrent de convaincre Arsace. Vartan jura même par le soleil du roi qu'il avait entendu de ses oreilles Gnel proférer le vœu impie de voir périr son oncle, son souverain. Arsace, trompé par ce serment, chargea le perfide Vartan d'aller lui-même demander à Gnel, pourquoi au mépris des lois, il s'était permis d'habiter dans la terre d'Ararad, et lui signifier l'ordre d'en sortir à l'instant, s'il n'aimait mieux mourir. Gnel obéit sans[Pg 228] balancer et il se retira dans la province d'Arhpérani[164], qui était affectée pour le séjour des rejetons du sang arsacide. Le vieux Diran privé du seul de ses descendants, qui pût le consoler dans son malheur, fut vivement affligé de l'éloignement de son petit-fils; il fit écrire à ce sujet, en des termes très-durs à son fils ingrat. Celui-ci en fut irrité au dernier point; croyant sans doute, que Diran favorisait secrètement les projets qu'il supposait à Gnel, il s'oublia jusqu'à joindre le parricide, aux crimes dont il s'était déja souillé.

[161] En l'an 349, lorsque les évêques orthodoxes furent rétablis dans leurs siéges, par suite des sollicitations et des menaces de Constant.—S.-M.

[162] Le droit de porter les ornements consulaires était souvent accordé par les empereurs aux princes étrangers qu'ils voulaient honorer d'une manière particulière. Cette distinction s'appelait τίμαι, honores. C'était un ancien usage. L'histoire parle d'un certain Sohème, roi d'Arménie, qui avait été déclaré consul par Marc-Aurèle et L. Vérus.—S.-M.

[163] Cette loi avait été faite au milieu du 2e siècle avant notre ère, par Valarsace, fondateur de la dynastie arsacide en Arménie, et elle avait été renouvelée par les rois ses successeurs.—S.-M.

[164] La province d'Haschdian, nommée par les anciens Asthianène et Haustanitis, dans la quatrième Arménie, avait été, dans l'origine, seule affectée par Valarsace pour le séjour des branches collatérales de la famille des Arsacides. Mais par la suite leur postérité s'était tellement multipliée, que cette province ne put leur suffire. Au milieu du 2e siècle de notre ère, le roi Ardavazt II, et son frère Diran I, y joignirent les cantons d'Aghiovid ou Aliovid et d'Arhpérani voisins l'un de l'autre. Le premier dépendait de la province de Douroupéran, et l'autre du Vaspourakan. On peut consulter pour tous ces pays mes Mémoires historiques et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 92, 101 et 131.—S.-M.

XIII. [Mort de Gnel.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 15.

Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 23.

Mesrob, Hist de Ners. c. 9.]

—[L'éloignement de Gnel, ne pouvait satisfaire son ennemi; possédé d'amour et de jalousie, c'était la mort de ce malheureux prince qu'il lui fallait. Comme le canton où Gnel s'était retiré n'était pas éloigné du lieu infâme où Arsace avait placé sa résidence, Dirith et Vartan purent souvent, au milieu de leurs orgies et de leurs parties de plaisirs, rappeler à Arsace le souvenir de Gnel, et renouveler leurs calomnies; enfin ils réussirent dans leur détestable projet. Sous le prétexte d'une grande chasse, indiquée pour les fêtes qui remplissaient toujours le commencement du mois de navasardi[165], époque du renouvellement de l'année arménienne qui s'effectuait alors au milieu de l'été, le roi résolut de se diriger vers[Pg 229] Schahabivan[166], où se trouvait l'infortuné Gnel; un message expédié à la hâte, l'avertit de tout préparer pour recevoir le camp royal. Arsace espérait surprendre Gnel par une visite inattendue, et pouvoir traiter de lèse-majesté, un désordre dont lui seul aurait été cause. Il fut trompé, tout avait été disposé par Gnel pour recevoir dignement son souverain; mais la magnificence qu'il déploya en cette occasion servit plutôt à justifier qu'à détruire les injustes soupçons d'Arsace. Malgré les serments que le roi lui avait prodigués pour l'engager à venir sans crainte dans sa tente, la perte de Gnel fut résolue. Arsace n'eut pas honte de violer l'hospitalité qu'il recevait, et de faire lâchement assassiner son hôte au milieu des fêtes qu'il avait préparées lui-même. Une flèche décochée à dessein, devait frapper Gnel pendant la chasse royale. Il n'en fut point ainsi, il fallait que la mort de ce prince fût plus cruelle. On fêtait ce jour-là la mémoire de saint Jean-Baptiste; et le patriarche Nersès, venu avec la cour ainsi que son clergé, avait célébré pendant toute la nuit un office en l'honneur du saint, dans une tente réservée pour lui dans le camp. Gnel, après avoir pris part à ses prières, quitta le patriarche le matin pour aller rendre ses devoirs au roi; au moment où il se disposait à franchir le seuil de sa tente, les gardes l'arrêtent comme un traître, lui attachent les mains derrière le dos et le conduisent dans un lieu écarté, où ils lui tranchent la tête. Pharandsem accompagnait son mari: frappée de terreur en le voyant[Pg 230] saisir par les gardes du roi, elle avait pris la fuite et s'était réfugiée auprès de Nersès, implorant sa protection pour Gnel, dont elle attestait l'innocence. Le patriarche récitait alors les prières du matin, il se dirigea sans tarder vers le pavillon royal. Arsace, encore couché, se douta en le voyant qu'il venait intercéder en faveur de Gnel; pour ne point se laisser fléchir, il feignit de dormir: Nersès essaie de le réveiller, il le prie, il le presse d'épargner un prince toujours fidèle, son parent, le sang de son propre frère. Arsace, la tête enveloppée dans son manteau, reste insensible à ses vives instances, gardant un silence obstiné. Il était difficile de prévoir comment se terminerait une telle scène, quand l'exécuteur vint annoncer au roi que ses ordres étaient accomplis. Nersès connut alors la triste vérité: transporté d'une sainte indignation, il se lève, et, prophétisant au roi les châtiments qu'il devait subir un jour, il le charge de ses imprécations et se retire en lançant contre lui un juste et terrible anathème. Arsace sentit, mais trop tard, et son erreur et l'énormité de son crime; ses yeux furent dessillés par les reproches du patriarche, et tandis que le peuple entier et les princes arméniens déploraient hautement le sort de Gnel, victime de la calomnie, et lui préparaient de magnifiques funérailles[167], Arsace mêlait ses larmes à leurs pleurs, invoquant la miséricorde divine. Pharandsem s'abandonnait de son côté à sa douleur; son voile déchiré, ses vêtements en désordre, son désespoir, ajoutaient encore à sa beauté. Arsace la vit en cet état, son cœur s'enflamma pour elle: il comprit[Pg 231] alors toutes les intrigues qui avaient perdu Gnel et songea à le venger; mais ce prince, aussi faible que coupable, ne sut pas signaler son repentir autrement qu'en se souillant par de nouveaux crimes.

[165] L'ancienne année arménienne était vague et composée de 365 jours de sorte qu'après 1460 ans elle se retrouvait à son point de départ, après avoir parcouru toutes les saisons. Elle se divisait en douze mois de trente jours chacun, auxquels on ajoutait cinq jours complémentaires. Le premier de ces mois se nommait Navasardi, il commençait à cette époque au milieu de l'été vers le temps du solstice.—S.-M.

[166] Ce lieu est dans le canton d'Arhpérani.—S.-M.

[167] Gnel fut enterré, selon Moïse de Khoren (l. 3, c. 23) dans la ville royale de Zarischad (Faustus de Byzance, l. 4, c. 55, qui était située dans le canton d'Aghiovid. Voyez Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 106.—S-M.

XIV. [Arsace épouse Pharandsem, sa veuve.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 15.

Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 24 et 25.

Mesrob, Hist. de Nersès, c. 2.]

—[Cependant Dirith, impatient de recueillir le fruit de son forfait, ne tarda pas lui-même à justifier les soupçons du roi, en faisant publiquement éclater l'amour qu'il ressentait pour Pharandsem. Il ne rougit même pas de témoigner à cette princesse que l'excès de son amour avait seul causé le malheur de Gnel, croyant sans doute, par un aussi étrange aveu, mieux exprimer toute la force de la passion quelle lui avait inspiré. Dirith voulait peut-être aussi toucher la vanité de cette femme; mais en renouvelant ses chagrins, il ne fit qu'exciter sa juste indignation. La publicité que Dirith donnait à ses sentiments pour Pharandsem, inspira de l'espoir à Arsace; il crut qu'en punissant l'assassin de Gnel, il pourrait s'acquérir des droits sur le cœur de son infortunée veuve. La résistance de Pharandsem ne rebuta pas Dirith: dans son aveuglement, il eut l'impudence de s'adresser au roi, pour qu'il contraignît cette princesse de condescendre à ses désirs, en le prenant pour époux. Arsace lui répondit qu'il connaissait ses odieuses machinations, et que le sang de Gnel demandait vengeance. Dirith comprit que sa perte était prochaine, et qu'il devait songer à se garantir du courroux du roi. Il s'enfuit, mais on le poursuivit avec l'ordre de le tuer partout où on le rencontrerait; on l'atteignit au milieu des marais de la province de Pasen[168], et il y fut tué. C'est ainsi que le meurtre de Gnel fut vengé par un autre crime.

[168] Voyez ci-devant, livre VI, § 14, t. 1, p. 411, note 2.—S.-M.

—[Arsace, débarrassé du perfide Dirith, ne tarda pas[Pg 232] à ajouter une nouvelle iniquité à toutes celles qu'il avait déja commises, en épousant la veuve de son neveu. Pharandsem n'avait pour lui aucun amour. La personne du roi ne lui inspirait qu'une aversion accrue encore par les circonstances qui avaient amené leur union, et qui n'étaient guère propres à lui donner pour Arsace un vif attachement. Cependant, grace à la passion que ce prince ressentait pour elle, Pharandsem acquit un grand pouvoir dans l'état; elle en profita pour faire périr Vaghinag, issu comme elle de la race des Siouniens[169], et pour faire accorder à son père Antiochus le commandement confié à ce général. Antiochus devint, par l'élévation de sa fille, le favori d'Arsace et son principal ministre; cependant malgré la naissance d'un fils nommé Para[170], dont elle devint mère quelque temps après, l'éclat de la couronne ne put consoler Pharandsem, elle conserva toujours pour Arsace un dégoût invincible, et elle ne cessait de lui en donner des preuves.

[169] Voyez ci-devant, liv. VI, § 14, t. 1, p. 410.—S.-M.

[170] Ce prince nommé Para par Ammien Marcellin est appelle Bab ou Pap par les Arméniens. Il pourrait se faire que le premier nom provint d'une mauvaise lecture des manuscrits de l'historien latin. C'est une sorte d'erreur fort commune. Pour me conformer à l'usage, je continuerai de l'appeler Para. Les écrivains modernes comme Tillemont (Hist. des emper., t. V, Valens, art. 12, note 12), et Lebeau, ont cru que la reine Olympias, femme d'Arsace, avait été la mère de Para, et ils ont appliqué à cette princesse ce qu'Ammien Marcellin dit en plusieurs endroits de la mère de Para, qu'il ne nomme pas dans son texte. C'est une erreur qui sera corrigée dans le texte de Lebeau, toutes les fois qu'elle s'y présentera. Pour l'éviter, il aurait fallu qu'ils pussent consulter les auteurs arméniens. Ils ignoraient qu'Arsace avait eu une autre femme. Faustus de Byzance, écrivain contemporain, Moïse de Khoren et tous les auteurs arméniens, s'accordent à dire que le fils d'Arsace était né de Pharandsem. C'est donc à cette princesse, et non à Olympias, qu'il faut rapporter ce qu'Ammien Marcellin raconte de la mère de Para.—S.-M.

XV. Arsace marche au secours du roi de Perse.

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 20.

Mesrob, Hist. de Nersès, c. 2.]

—[Pendant tout ce temps, Arsace avait continué de persévérer dans son alliance avec le roi de Perse et de[Pg 233] lui fournir des secours dans la guerre qu'il soutenait contre les Romains. Lors de l'expédition que Sapor entreprit dans la Mésopotamie en l'an 350, il fit prier le roi d'Arménie de venir le joindre avec toutes ses forces. Une armée nombreuse se réunit sous les ordres du connétable Vasag et se dirigea vers le midi. Arsace la rejoignit avec les principaux seigneurs arméniens, en prit le commandement et s'avança jusque sous les murs de Nisibe, où était le rendez-vous indiqué par Sapor. Les Arméniens y arrivèrent les premiers; surpris de ne pas y trouver les Perses, ils ne voulurent pas les attendre et ils marchèrent aux Romains, campés non loin de là et bien supérieurs en nombre. Arsace céda à l'impatience de ses soldats, et vaillamment secondé par Vasag, il obtint une victoire complète. Quand Sapor arriva, il fut si charmé du service signalé qu'Arsace lui avait rendu, qu'il s'empressa de lui en témoigner sa reconnaissance, par les magnifiques présents et par les honneurs dont il le combla, ainsi que les chefs arméniens.

XVI. [Brouilleries entre les deux rois.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 20.

Mesrob, Hist. de Nersès, c. 2.]

—[L'alliance des deux rois semblait cimentée pour jamais, Sapor ne cessait de montrer à Arsace des preuves de son amitié, et enfin, après avoir pris l'avis de son conseil, il se proposait pour resserrer encore leur union, de lui donner sa fille en mariage. Ce qui devait en apparence assurer leur bonne intelligence, fut au contraire la cause de leur rupture. Antiochus fut alarmé du projet de Sapor; voyant son crédit et l'état de sa fille fortement compromis s'il s'exécutait, il prit ses mesures pour y mettre obstacle. Tandis que Sapor pressait Arsace de le suivre dans l'Assyrie pour y jouir des honneurs qu'il lui préparait et pour y devenir l'époux de sa fille, Antiochus avisait au moyen de les rendre irréconciliables. Il parvint[Pg 234] à force d'argent à corrompre un des conseillers de Sapor, qui s'introduit mystérieusement dans le camp d'Arsace, et lui fait part des prétendues trahisons que le roi de Perse machinait contre lui, ajoutant qu'elles ne tarderaient pas d'être mises à exécution, et qu'il ne lui restait que le temps d'y échapper par la fuite. Arsace récompense cet officieux conseiller, et, saisi d'une terreur panique, il s'empresse de faire connaître à ses généraux l'avis important qu'il vient de recevoir. Ceux-ci, déja impatients de rentrer dans leur patrie, furent tous d'avis de partir sans différer: on décampe au milieu de la nuit, on abandonne précipitamment les tentes et la plupart des objets qu'elles contenaient; on n'emporte que les armes. Arsace était déja bien loin avant que les Perses s'aperçussent de sa retraite précipitée. Ils n'en furent avertis qu'au lever de l'aurore; ils durent être étonnés d'une fuite aussi prompte et que rien ne paraissait motiver. Le roi, mieux instruit de la faiblesse et de la versatilité d'Arsace, soupçonna les causes d'une conduite aussi étrange; et, pour ne pas jeter le trouble dans son armée, il feignit de croire que c'était une opération concertée entre eux, puis il dépêcha un messager chargé de rassurer Arsace par les plus grands serments pour l'engager à revenir et le prémunir contre les faux rapports qui lui avaient été faits. Les instances de cet envoyé furent inutiles; les terreurs d'Arsace l'emportèrent encore une fois sur les protestations de Sapor, il continua sa marche vers ses états, et depuis il n'eut plus aucune relation d'amitié avec ce prince.

XVII. [Arsace fait assassiner Vartan envoyé de Sapor.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4. c. 18.

Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 25.]

—[Sapor n'avait cependant pas encore perdu tout espoir de détruire les préventions d'Arsace, et de l'engager à rentrer dans son alliance. Vartan le Mamigonien[Pg 235] vint en Arménie avec des lettres du roi de Perse, remplies des plus fortes assurances de son attachement. Arsace allait encore donner une nouvelle preuve de son inconstance; il avait de l'inclination pour Vartan, il n'en fallait pas davantage pour le gagner et le faire consentir à renouer avec Sapor. Arsace, ébranlé, était près de céder, quand le connétable Vasag revint à la cour: il suffit de sa présence pour tout changer. Il convainquit sans peine le roi que Vartan était un traître, dont le dessein secret était de le livrer au prince persan, et qu'il devait se hâter de s'en défaire, s'il ne voulait perdre et lui et l'Arménie. La reine, qui avait beaucoup de pouvoir sur l'esprit d'Arsace, acheva de le persuader; elle n'avait pas oublié la part que Vartan avait prise au meurtre de Gnel, et d'ailleurs redoutant pour elle et pour son père les conséquences de l'alliance persanne, elle se joignit à Vasag. Ils l'emportèrent dans l'esprit irrésolu du roi, la mort de Vartan fut décidée, le caractère d'ambassadeur ne put le protéger contre la jalousie et la haine de son frère, qui ne tarda pas à le faire assassiner en vertu des ordres d'Arsace. Ce dernier attentat acheva de rendre les deux rois irréconciliables.

XVIII. [Les princes arméniens se révoltent contre Arsace.]

[Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 27.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 4.]

—[Tant de crimes avaient irrité contre Arsace les princes arméniens et l'Arménie toute entière. Couvert du sang de son père et de ses neveux, toujours environné et dirigé par des hommes pervers, il était devenu l'objet d'une haine universelle. Elle se manifesta par une révolte presque générale. Les princes de la race de Camsar, chéris des Arméniens à cause de leur noble origine et de leurs belles qualités, redoutables par leurs vastes possessions et par leur valeur, en donnèrent le signal.[Pg 236] Nerseh, fils d'Arschavir, se mit à la tête des peuples soulevés; un général persan, envoyé par Sapor, lui amena des troupes, et leurs forces réunies vinrent attaquer Arsace, qui, tranquille dans sa ville d'Arschagavan, s'y abandonnait sans inquiétude à ses honteuses voluptés. Surpris dans sa retraite, il eut à peine le temps de s'échapper, et, suivi du seul Vasag, il se réfugia chez les Ibériens au milieu du Caucase. Arschagavan fut livré aux flammes; on rasa ses édifices jusque dans leurs fondements, et ses habitants, objets de l'exécration de l'Arménie entière, furent tous égorgés, hommes et femmes. Les enfants seuls furent redevables de la vie aux pressantes sollicitations de Nersès.

XIX. [Apostasie de Méroujan prince des Ardzrouniens.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 23.

Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 27 et 35.]

—[L'exemple donné dans le nord et au centre de l'Arménie, fut imité dans le midi. Le prince des Ardzrouniens, nommé Méroujan, dont les états s'étendaient sur les bords du lac de Van, embrassant une partie de sa circonférence et se prolongeant au loin dans les montagnes des Curdes, s'était aussi soulevé. Ce dynaste, puissant entre tous les chefs arméniens, appartenait à l'une des plus anciennes familles du pays. Cette race illustre passait pour être issue d'un des fils du grand roi d'Assyrie Sennacherib, qui, sept siècles avant notre ère, s'étaient réfugiés en Arménie, après le meurtre de leur père. Elle subsistait donc depuis mille ans; sept siècles après elle était encore en possession des mêmes pays, qu'ils abandonnèrent à l'empereur Basile II, dont ils reçurent en échange le territoire de Sébaste et d'autres domaines dans l'Asie-Mineure[171]. Des vues ambitieuses se mêlèrent à la révolte de Méroujan, le mépris et la[Pg 237] haine qu'Arsace avait mérité, lui firent concevoir l'espérance de monter sur le trône d'Arménie; dans ce dessein, pour se créer des partisans, il renonce à la religion chrétienne, embrasse celle des Mages et jure de la faire recevoir dans ses états particuliers et dans toute l'Αrménie. Il croyait ainsi engager dans son parti ceux qui ouvertement ou secrètement étaient encore attachés à l'ancien culte de l'Arménie; il pensait aussi que Sapor le soutiendrait avec plus de zèle dans son entreprise. La première tentative de Méroujan ne fut pas heureuse, il avait été vaincu par Vasag et contraint de s'enfuir en Perse, mais favorisé par la révolte générale des princes arméniens, il ne tarda pas à rentrer en campagne. A la tête de toutes les troupes de l'Atropatène, il dirige sa marche en suivant le cours du Tigre, qu'il remonte du sud au nord, et pénètre dans l'Arménie par la frontière méridionale: partout le meurtre, le pillage, l'incendie signalent son passage; l'Arzanène, l'Ingilène, la Grande-Sophène, la Sophène royale, le canton de Taranaghi[172], ne furent bientôt qu'un monceau de ruines. Méroujan faisait raser tous les forts dont il se rendait maître, renversait les temples et les édifices publics, il n'épargnait pas même la cendre des morts, pour ravir les trésors enfermés dans leurs tombeaux; il s'avance ainsi jusque dans l'Acilisène. L'antique forteresse d'Ani[173], lieu révéré de toute l'Arménie, tomba en son pouvoir; les sépulcres des anciens rois, qui s'y trouvaient en grand nombre, furent tous profanés; et leurs ossements, arrachés avec violence, devaient être transférés en Perse.[Pg 238] On croyait emporter avec ces tristes trophées la fortune de l'Arménie. Les princes arméniens parvinrent cependant à retirer ces reliques des mains sacriléges de Méroujan, et ils les déposèrent avec honneur dans un tombeau commun qu'ils firent disposer dans le bourg d'Aghts au pied du mont Arakadz. Chargé des trésors ravis dans tous les lieux qu'il avait parcourus, Méroujan vint se réunir aux dynastes révoltés.

[171] Voyez sur l'origine et l'histoire de cette famille mes Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 126 et 423-425.—S.-M.

[172] Au sujet de tous ces pays, voy. les Mém. hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 92 et 156.—S.-M.

[173] Il ne faut pas confondre cet endroit avec une ville du même nom, située au centre de l'Arménie, dont elle fut capitale pendant le moyen âge. Celle dont il s'agit ici était sur les bords de l'Euphrate. On l'appelle à présent Kamakh.—S.-M.

XX. [Arsace rétabli sur son trône.]

[Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 29.]

—[Cependant Arsace, réfugié en Ibérie, s'occupait d'y chercher des moyens de remonter sur son trône; les levées qu'il y fit, et les forces qui lui furent amenées par ceux de ses partisans qui vinrent se réunir à lui, le mirent bientôt en état de tirer ou au moins de demander vengeance des outrages que les princes lui avaient fait éprouver. Ceux-ci réunis sous les ordres de Nerseh ne perdirent pas courage, leur résistance fut opiniâtre, et la victoire incertaine semblait se décider en leur faveur, quand un secours inopiné de troupes romaines vint donner l'avantage à Arsace. Le roi d'Arménie chassé de ses états n'avait pas mis tout son espoir dans la force des armes, il s'était assuré d'autres ressources. C'est à Nersès qu'il avait eu recours dans son malheur; et le patriarche désarmé par son repentir avait consenti à interposer sa médiation auprès des princes, et ses bons offices auprès de l'empereur. Persuadé qu'en servant son roi, même coupable, il servait sa patrie, Nersès se rendit promptement à Constantinople. L'existence politique de l'Arménie, comme nation indépendante, résidait toute dans la personne de son roi. S'il était détrôné, l'Arménie cessait d'exister, et n'était plus qu'une province de Perse. L'empire alors, se trouvant privé d'une barrière utile,[Pg 239] devenait vulnérable sur une plus grande étendue de terrain; car l'Arménie indépendante protégeait par sa neutralité, ou défendait par son alliance, une frontière très-étendue. Nersès n'eut pas de peine à faire sentir toutes ces raisons à Constance, et déja Arsace en avait recueilli le fruit. Les princes et leurs alliés persans avaient été défaits sur les bords de l'Araxes par Vasag. Désunis par ce revers, chacun d'eux s'empressa d'écrire au roi pour faire sa paix particulière. Nersès crut que le moment était venu d'employer sa médiation et d'arrêter de plus grands maux, en empêchant Arsace d'appesantir sa vengeance sur des princes dont le salut importait à l'Arménie. La paix fut rétablie sous la garantie de Nersès: Arsace jura l'entier oubli du passé, promit de rétablir chacun dans ses possessions et de gouverner selon la justice. Méroujan et son beau-frère Vahan Mamigonien, frère de Vartan et du connétable Vasag, refusèrent seuls de souscrire au traité; ils préferèrent s'expatrier et chercher un asyle auprès du roi de Perse, comptant, sans doute, qu'il se présenterait bientôt des occasions de rentrer avec avantage en Arménie.

XXI. [Alliance d'Arsace avec Constance.]

[Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 29.]

—[La part active que le roi de Perse avait prise dans ces révolutions, en fournissant des troupes aux Arméniens soulevés, avait tout-à-fait éloigné Arsace du dessein de renouer avec Sapor; il était plus que jamais attaché au parti des Romains. C'était à leur puissante intervention qu'il était redevable du succès qu'il avait obtenu dans une lutte trop inégale pour lui. Aussi, à peine fut-il rétabli sur son trône, qu'il s'occupa de rendre plus durable le pacte qu'il venait de contracter avec Constance. L'aversion que Pharandsem n'avait cessé de[Pg 240] lui témoigner, quoique toute puissante et mère de l'héritier présomptif de la couronne, le dégoût suite trop ordinaire d'une passion depuis long-temps satisfaite, l'avaient décidé à éloigner cette princesse et à contracter un autre mariage. Nersès, qu'il avait envoyé à Constantinople pour y confirmer le renouvellement de l'alliance, et y conduire, comme ôtage, le fils qu'il avait eu de Pharandsem, était aussi chargé de demander pour son maître la princesse Olympias, fille de l'ancien préfet du prétoire Ablabius, qui, destinée naguère à épouser Constant, était, depuis sa mort, gardée à la cour auprès de Constance.

XXII. [Massacre de la famille de Camsar.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 19.

Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 31 et 32.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 4.]

—[Cependant, malgré la paix conclue et jurée, Arsace n'avait pas perdu le désir de tirer une vengeance éclatante des princes qui l'avaient offensé. Chassé par eux de son trône, obligé de souscrire ensuite à de dures conditions, et de leur assurer une pleine impunité, il pouvait craindre de se voir encore une fois à leur merci; comptant peu sur leur foi incertaine, il songeait aux moyens de se préserver d'un tel malheur. Il profita pour exécuter son dessein de l'absence de Nersès, garant du traité. Sous prétexte d'une grande fête, tous les dynastes sont invités à se rendre à Armavir, ancienne capitale du royaume. Là, au lieu des plaisirs qu'ils croyaient y goûter, ils trouvent une mort cruelle. Ils périssent victimes de la plus infâme trahison. C'est principalement sur la race de Camsar que tomba la fureur du roi: hommes, femmes et enfants, ils furent tous égorgés. Ce n'en fut pas assez pour sa haine: il défendit de donner la sépulture à leurs corps abandonnés aux chiens et aux vautours; des habitants de Nakhdjavan, qui, malgré les ordres du roi, leur avaient[Pg 241] rendu ce pieux service, furent livrés au supplice. Il fit aussi lapider l'archevêque de Pakrévant, qui gouvernait l'église d'Arménie pendant l'absence de Nersès, parce qu'il avait osé lui faire des représentations sur sa cruauté et sa perfidie. Sans perdre de temps, Arsace entra à la tête de son armée dans la principauté qui appartenait à cette famille. Il se saisit de la belle ville d'Érovantaschad[174], qu'il convoitait depuis long-temps, et du fort château d'Artogérassa[175], où il mit garnison. Spantarad, fils d'Arschavir et neveu de Nerseh, ainsi que ses deux enfants Schavarsch et Gazavon, furent les seuls de cette maison qui échappèrent à ce massacre; avertis à temps, ils purent se soustraire à la cruauté d'Arsace, et chercher un asyle dans l'empire romain, où ils habitèrent tant que leur persécuteur occupa le trône d'Arménie.

[174] Cette ville, ruinée maintenant, était située dans la province d'Arscharouni, au midi de l'Araxes. Elle avait été fondée au milieu du premier siècle de notre ère par le roi Évovant. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 120.—S.-M.

[175] Cette forteresse, appelée ainsi par Ammien Marcellin (l. 27. c. 12), est nommée Artagéras par Strabon (XI, 529), Artagéra par Velleïus Paterculus, et Artagigarta par Ptolémée (l. 5, c. 13). Chez les Arméniens c'est Ardakers ou Kapoïd-pert, c'est-à-dire le château bleu. Elle était aussi située dans la province d'Arscharouni (l'Araxanène ou le champ Araxénien des anciens), sur une haute montagne, au midi de l'Araxes. Il en sera beaucoup question dans la suite de cette histoire.—S.-M.

XXIII. [Arsace épouse Olympias.]

[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 15.

Amm. l. 20, c. 11.

Athan. ad monach. t. 1, p. 385.

Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 24.

Mesrob, Hist. de Ners. c. 2.]

—[Le patriarche avait obtenu un plein succès, dans la nouvelle négociation dont il avait été chargé par son souverain. Constance accueillit sa demande, et lui accorda facilement pour épouse la fiancée de son frère. Il la fit conduire avec honneur en Arménie. C'est d'elle qu'Arsace tenait les biens qu'il possédait dans l'empire; ces biens qui par la volonté de Constance avaient été affranchis de tous les droits qui pesaient sur les autres terres, et assimilés à celles qui faisaient partie du domaine[Pg 242] impérial, ou des possessions de la famille régnante. Arsace fut infiniment touché de la faveur insigne que l'empereur lui avait faite, en lui permettant d'épouser une personne qu'on regardait comme une princesse du sang impérial[176]. La satisfaction qu'il en ressentit rendit plus vif l'amour qu'il avait conçu pour sa nouvelle épouse; car c'est à elle qu'il rapportait avec raison le mérite des honneurs dont Constance le comblait. Ce mariage qui faisait la joie de l'Arménie et de son souverain, n'avait pas été envisagé de la même façon dans l'empire. On y blâmait Constance d'avoir livré sans pudeur à un Barbare, une illustre princesse, qui avait été, pour ainsi dire, l'épouse de son frère. Ce mariage dut se conclure peu de temps avant l'an 358, puisqu'il en est fait mention dans l'apologie que saint Athanase publia en cette année, pour se défendre contre les Ariens. Il en parle comme d'un événement récent, dont il fait un reproche à Constance. C'est ainsi que le roi d'Arménie s'était allié à la famille impériale. Sans tous ces détails, il aurait été impossible de rien comprendre à ce que les anciens nous ont appris des rapports d'Arsace avec Constance et avec ses successeurs, ou de rectifier les erreurs qui se sont introduites dans les récits des historiens modernes. Après avoir fait connaître l'état des affaires dans l'Orient, et après en avoir amené le récit jusqu'à l'époque où nous nous trouvons, nous allons reprendre le fil de la narration.]—S.-M.

[176] Faustus de Byzance (l. 4, c. 15), et Moyse de Khoren (l. 3, c. 21) disent l'un et l'autre qu'Olympias était de la famille impériale.—S.-M.

XXIV. Ambassade de Sapor à Constance.

Amm. l. 17. c. 5.

Themist. or. 4. p. 57.

[Idat. chron.]

Zon. l. 13, t. 2, p. 19.]

Sapor était encore aux extrémités de la Perse, où il venait de terminer la guerre, contre ses voisins[177],[Pg 243] lorsqu'il reçut la lettre de son général qui[178], pour flatter sa fierté, lui mandait que le prince romain le priait avec instance de lui accorder la paix. Le monarque persan, prenant cette prière pour une marque de faiblesse, enfle ses prétentions et veut vendre la paix à des conditions exorbitantes. Il écrit à Constance une lettre pleine de faste et d'orgueil: il s'y donnait les titres de roi des rois[179], d'habitant des astres, de frère du soleil et de la lune[180]. Après l'avoir félicité d'avoir pris le parti de la négociation, il lui déclarait qu'il était en droit de redemander le patrimoine de ses ancêtres, qui s'était étendu jusqu'au fleuve Strymon et aux frontières de la Macédoine; qu'étant supérieur à ses prédécesseurs en vertu et en gloire, il pouvait légitimement prétendre à tout ce qu'ils avaient possédé; que, par un effet de sa modération naturelle, il se contenterait de l'Arménie et de la Mésopotamie qu'on avait surprises sur son aïeul Narsès; que jamais les Perses n'avaient adopté cette maxime sur laquelle les Romains fondaient toutes leurs victoires, qu'il fût indifférent dans la guerre de réussir par la supercherie ou par la valeur. Il l'exhortait à sacrifier une petite portion de l'empire, toujours arrosée de sang, pour posséder tranquillement le reste, et à suivre l'exemple de ces animaux qui sentant ce qui attire après eux les chasseurs, s'en défont volontairement et l'abandonnent pour se délivrer de la poursuite: il[Pg 244] finissait par menacer Constance d'entrer au printemps sur les terres de l'empire avec toutes ses forces, et de se faire à main armée la justice qu'on lui aurait refusée. L'ambassadeur, nommé Narsès, porteur de ces lettres et de quelques présents, passa par Antioche. Il était chargé d'une autre lettre pour Musonianus; le roi recommandait à celui-ci de disposer son maître à lui donner satisfaction. Narsès arriva à Constantinople le 23 février, et continua sa route jusqu'à Sirmium, où Constance était revenu sur la fin de l'année précédente.

[177] Les Chionites, les Eusènes et les Gélanes. Voyez ci-devant, l. IX, § 30, p. 177, note 1.—S.-M.

[178] Tamsapor. Voyez ci-devant, l. IX, § 30.—S.-M.

[179] Le titre de roi des rois qui choquait tant les Romains, était particulier aux rois de la Perse, qui le prenaient parce qu'ils avaient d'autres rois dans leur dépendance.—S.-M.

[180] Rex Regum Sapor, particeps siderum, frater solis et lunæ. Amm. Marc. l. 17, c. 5.—S.-M.

XXV. Réponse de Constance à Sapor.

Amm. l. 17, c. 5 et 14; et l. 18, c. 6.

[Eunap. in. Ædes. t. 2, p. 27-31, ed. Boiss.]

Petr. Patric. Hist. Byz. p. 28.

L'ambassadeur était un homme modeste et civil; il tâcha d'adoucir par ses procédés la dureté de ses propositions. Constance le traita avec honneur; mais il répondit au roi de Perse avec fermeté. Il désavouait Musonianus comme ayant entamé la négociation à son insu: il ne refusait pas cependant de traiter de la paix, pourvu que les conditions pussent s'accorder avec la majesté romaine; mais il protestait qu'étant maître de tout l'empire, il se garderait bien d'abandonner ce qu'il avait su conserver lorsqu'il ne possédait que l'Orient. Il rabaissait la fierté de Sapor, en l'avertissant que si les Romains se tenaient pour l'ordinaire sur la défensive, c'était uniquement par esprit de modération; et il le renvoyait aux témoignages de l'histoire, pour y apprendre que la fortune, avait à la vérité trahi les Romains dans quelques combats, mais que jamais aucune guerre ne s'était terminée à leur désavantage. Narsès partit avec cette réponse, et fut bientôt suivi d'une ambassade, composée du comte Prosper, de Spectatus, sécrétaire de l'empereur[181], et du philosophe Eustathius, dont Musonianus vantait[Pg 245] beaucoup l'éloquence. Ils étaient chargés de présents, et ils avaient commission d'employer toute leur adresse pour suspendre les hostilités, et pour donner à Constance le temps de pourvoir à la sûreté des provinces de l'Occident. Ils trouvèrent le monarque à Ctésiphon; et après un assez long séjour, comme il s'obstinait à ne rien rabattre de la hauteur de ses premières propositions, ils revinrent sans rien conclure. On envoya encore le comte Lucillianus et le sécrétaire Procope avec les mêmes instructions. Sapor ne voulut pas même les entendre: il les tint long-temps éloignés de sa cour, et leur fit appréhender que sa colère n'allât jusqu'à leur ôter la vie.

[181] Tribunus et notarius.—S.-M.

XXVI. Expédition contre les Sarmates et les Quades.

Amm. l. 17, c. 6 et 12.

Aur. Vict. de Cæs. p. 181.

Cette négociation, quoique sans succès, produisit cependant un effet avantageux: ce fut de différer la guerre des Perses, qui aurait fait une diversion fâcheuse. Tout était en armes sur les bords du Danube. Les Iuthonges ayant rompu le traité ravageaient la Rhétie; ils attaquaient même les villes contre leur coutume. Barbation marcha à leur rencontre avec de bonnes troupes; il réussit pour cette fois par la valeur de ses soldats. Il n'échappa qu'un petit nombre de Barbares, qui regagnèrent avec peine leurs forêts et leurs montagnes. Ce fut dans cette expédition que Névitta, Goth de naissance[182], commença de se faire connaître: il commandait un corps de cavalerie. Les Sarmates et les Quades, que le voisinage et la conformité de mœurs unissaient ensemble, s'étaient partagés en plusieurs bandes, et pillaient les deux Pannonies et la haute Mésie. Ces peuples toujours en course avaient une armure convenable à cette manière de faire la guerre.[Pg 246] Ils portaient de longues javelines et des cuirasses composées de petites pièces de corne, polies et appliquées sur une toile en façon d'écailles. Toutes leurs troupes ne consistaient qu'en cavalerie; ils montaient des chevaux hongres, mais fort vîtes et bien dressés; ils en avaient toujours un, et quelquefois deux en main, et dans une longue traite, ils sautaient légèrement de l'un sur l'autre. Constance étant parti de Sirmium, avec une belle armée à la fin de mars[183], passa le Danube sur un pont de bateaux, quoiqu'il fût extrêmement grossi par la fonte des neiges, et fit le dégât dans le pays des Sarmates. Les Barbares surpris de cette diligence, et hors d'état de résister à des troupes régulières, n'eurent d'autre parti à prendre que de se disperser par la fuite. On en massacra beaucoup; le reste se sauva dans les défilés des montagnes. L'armée romaine remontant vis-à-vis de la Valérie mit tout à feu et à sang. Les Barbares désespérés sortent de leurs retraites; et s'étant divisés en trois corps, ils s'avancent comme pour demander la paix. Leur dessein était de tromper les Romains, de les envelopper, et de les tailler en pièces. Quand ils se sont approchés à la portée du javelot, ils s'élancent comme des lions. Les Romains, quoique surpris, les reçoivent avec courage, en tuent un grand nombre, mettent les autres en fuite; et ne respirant que vengeance, ils marchent sans perdre de temps, mais en bon ordre, vers le pays des Quades. Ceux-ci, pour prévenir les mêmes désastres dont ils venaient d'être témoins sur les terres de leurs voisins, vont se jeter au pieds de Constance. Ce prince qui pardonnait volontiers aux ennemis plutôt par paresse[Pg 247] et par timidité que par grandeur d'ame, convint avec eux d'un jour pour régler les conditions de la paix.

[182] Il fut consul en l'an 362 sous Julien.—S.-M.

[183] Æquinoctio temporis verni confecto. Amm. l. 17, c. 12.—S.-M.

XXVII. On leur accorde la paix.

Zizaïs, chef des Sarmates[184], voulut profiter en faveur de sa nation de cette disposition pacifique de l'empereur. Il vint à la tête de ses gens rangés en ordre de bataille, se présenter devant le camp des Romains. C'était un jeune homme de haute stature. Dès qu'il aperçoit l'empereur, il jette ses armes, saute à bas de son cheval, et court se prosterner aux pieds de Constance. Il voulait parler; mais les sanglots étouffant sa voix excitèrent plus de compassion que n'auraient pu faire ses paroles. Constance l'ayant rassuré, il reste à genoux et demande pardon de ses attentats contre l'empire. En même temps les Sarmates s'approchent dans un morne silence. Zizaïs se lève, et sur un signal qu'il leur donne, ils jettent tous à terre leurs boucliers et leurs javelots, et les mains jointes, en posture de suppliants, ils implorent la miséricorde de l'empereur. Plusieurs seigneurs, dont quelques-uns portaient le titre de rois vassaux[185], tels que Rumon, Zinafre, Fragilède s'abaissaient aux plus humbles prières; ils promettaient de réparer leurs ravages par tel dédommagement qu'on voudrait exiger; ils offraient leurs personnes, leurs biens, leurs terres, leurs femmes même et leurs enfants. Constance se contenta de demander la restitution de tous les prisonniers, et de prendre des ôtages pour sûreté de leur foi. Charmés de la générosité romaine, ils protestèrent d'y répondre par l'obéissance la plus prompte et la plus fidèle.

[184] Zizaïs etiamtum regalis. Amm. Marc. l. 17, c. 12.—S.-M.

[185] Subregulos, plurimosque optimates. Amm. Marc. l. 17, c. 12.—S.-M.

XXVIII. D'autres Barbares viennent la demander.

Amm. l. 17, c. 12.

Cellar. geog. ant. t. 1, p. 446.

Ce trait de clémence attira plusieurs rois barbares.[Pg 248] Araharius et Usafer, l'un chef d'une partie des Quades Ultramontains[186], l'autre d'un canton de Sarmates, tous deux unis par le voisinage et par une égale férocité, se rendirent au camp à la tête de tous leurs sujets[187]. A la vue de cette multitude, l'empereur craignant quelque surprise, ordonna aux Sarmates de se tenir à l'écart, tandis qu'il donnerait audience aux Quades. Ceux-ci debout, la tête baissée, avouèrent qu'ils méritaient toute la colère des Romains, et demandèrent grâce. On les obligea de donner des otages, ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors. Cette affaire étant réglée, Constance fit approcher Usafer et sa troupe. Il s'éleva pour lors un débat nouveau et singulier. Araharius prétendait que ce prince étant son vassal, il était compris dans le traité qu'on venait de conclure avec lui; et en conséquence, il s'obstinait à ne pas permettre qu'Usafer traitât séparément et en son propre nom[188]. L'empereur s'étant porté pour juge, prononça que les Sarmates, en vertu de leur soumission aux Romains, seraient affranchis de toute autre dépendance, et il leur accorda les mêmes conditions qu'aux Quades. Il déclara libres et indépendants de tout autre que des Romains une peuplade de Sarmates, qui, chassés vingt-quatre ans auparavant par leurs esclaves nommés Limigantes, s'étaient retirés chez les Victohales qui[Pg 249] leur avaient cédé une partie de leur terrain à titre de servitude. Devenus en cette occasion alliés des Romains, ils demandaient à rentrer dans leur ancienne franchise. Constance, pour mieux assurer leur liberté, leur donna un roi[189]: ce fut Zizaïs, qui par une fidélité constante se montra dans la suite digne de ce bienfait. L'empereur ne permit à aucun de ces Barbares de retourner dans leur pays, qu'après qu'ils eurent rendu tous les prisonniers, comme on en était convenu. Il restait encore un canton de Quades à subjuguer, sur les bords du Danube, vis-à-vis de Brégétion, qu'on croit être aujourd'hui la ville de Gran[190], ou celle de Komore dans la basse Hongrie. Constance y marcha: aussitôt que son armée parut dans le pays, Vitrodore, chef de cette nation, fils de Viduaire, Agilimond son vassal et plusieurs seigneurs[191] vinrent se jeter aux pieds des soldats, donnèrent leurs enfants en ôtage, et firent serment de fidélité sur leurs épées, qui tenaient à ces peuples lieu de divinités. On ne cessait de voir arriver des contrées les plus septentrionales diverses bandes de différentes nations à la suite de leurs princes. Ils venaient demander la paix; ils offraient en ôtages les enfants des seigneurs les plus distingués, et ils ramenaient les prisonniers romains. Tous ces Barbares, comme de concert, venaient se soumettre avec autant d'empressement qu'ils en avaient auparavant montré à courir aux armes.

[186] Transjugitani. Ammien Marcellin désigne sans doute par ce nom, les peuples qui habitaient au-delà des monts Crapacks, dans les pays qui forment actuellement la Pologne autrichienne.—S.-M.

[187] Advolarunt regales cum suis omnibus Araharius et Usafer, inter optimates excellentes, agminum gentilium duos, quorum alter Transjugitanorum Quadorumque parti, alter quibusdam Sarmatis præerat. Amm. Marcel. l. 17, c. 12.—S.-M.

[188] Ce fait est très-remarquable, en ce qu'il montre qu'il existait des usages féodaux, parmi les nations scythiques ou gothiques qui habitaient les bords du Danube.—S.-M.

[189] Genti Sarmatarum, magno decore, considens apud eos, regem dedit. Aur. Victor. de Cæs. p. 181.—S.-M.

[190] Il est assez probable que la position de Brégétion correspond à celle de Gran sur le Danube. Cette détermination s'accorde mieux avec les détails fournis par les anciens itinéraires, que celle qui placerait cette ville à Comore.—S.-M.

[191] Regalis Vitrodorus Viduarii filius regis, et Agilimundus subregulus, aliique optimates et judices variis populis præsidentes. Amm. Marc. l. 17, c. 12.—S.-M.

[Pg 250]

XXIX. Constance marche contre les Limigantes.

Amm. l. 17, c. 13.

Pour terminer cette heureuse campagne, on marcha contre les Limigantes. Ces esclaves, devenus possesseurs d'un vaste pays, avaient fait des courses sur les terres de l'empire, en même-temps que leurs anciens maîtres, avec lesquels ils ne s'accordaient que dans le brigandage; d'ailleurs ils les traitaient en ennemis. Constance avait conçu le dessein de les transplanter; mais cette nation perfide n'était pas d'humeur à y consentir. Elle se prépara donc à mettre en usage tous les moyens de défense, la fraude, le fer, les prières. Au premier aspect de l'armée romaine, ils se croient perdus: saisis de terreur, ils demandent quartier, et promettent de payer tribut et de fournir des troupes; ils ne refusaient rien sinon de changer de demeure. En effet, ils ne pouvaient espérer de situation plus sûre ni plus favorable, que celle du pays dont ils avaient chassé leurs maîtres. La Théïss (Parthiscus)[192], qui, après un assez long cours presque parallèle au Danube vient se jeter dans ce fleuve, formait de ce pays une presqu'île; elle les défendait du côté de l'orient contre les autres Barbares du voisinage, tandis que le Danube les couvrait au midi et à l'occident contre les attaques des Romains. Le côté du nord était fermé par des montagnes. Le terrain coupé de marais et de rivières souvent débordées, était impraticable à ceux qui n'en avaient pas une parfaite connaissance. L'empereur, jugeant à leur contenance qu'ils n'étaient pas disposés à exécuter ses ordres, les fait envelopper de ses troupes, sans qu'ils s'en aperçoivent; et se montrant à eux au milieu de sa garde sur un tribunal élevé, il leur fait signifier de se[Pg 251] préparer à vider le pays pour aller s'établir dans celui qu'il leur assignerait.

[192] Ce fleuve est le Parthissus de Pline (l. 4, c. 12), et le Tibiscus de Ptolémée.—S.-M.

XXX. Ils sont taillés en pièces.

Ces malheureux, flottant entre la fureur et la crainte, bien résolus de ne pas obéir, mais incertains s'ils emploieront la feinte ou la violence, tantôt suppliant, tantôt menaçant, enfin semblables à des bêtes féroces enfermées dans une enceinte, cherchent des yeux par où ils pourront se faire un passage. Enfin, comme pour marquer leur soumission, ils jettent tous à la fois leurs boucliers bien loin d'eux du côté de l'empereur, afin de gagner du terrain en les allant reprendre, sans qu'on pût soupçonner leur dessein. Dès qu'ils les ont ramassés, ils se serrent et s'élancent vers Constance qu'ils menacent de la voix et des yeux. La garde impériale arrête leur première fougue; toute l'armée se rapproche et fond sur eux; on les enfonce, on les perce, on les abat de toutes parts: ils périssent avec rage; on n'entend pas un seul cri, mais des frémissements de fureur. Ils ne sentent pas la mort; la victoire des Romains fait tout leur désespoir, et on entendit dire à plusieurs en expirant, que c'était le nombre qui triomphait, et non pas la valeur. Plusieurs couchés par terre, les jarrets ou les mains coupées, d'autres respirant encore sous des monceaux de corps morts, souffraient dans un profond silence les plus affreuses douleurs. Pas un ne demanda quartier, ni qu'on avançât ses jours; pas un ne quitta ses armes. Une demi-heure commença le combat, donna la victoire, et laissa sur la place toutes les horreurs d'une sanglante bataille. L'armée romaine ivre de sang et fumante de carnage s'avance dans le pays. On abat les cabanes, on égorge les femmes, les enfants, les vieillards sur les ruines[Pg 252] de leurs maisons; on brûle les villages, et les habitants périssent dans les flammes, ou, voulant se sauver, rencontrent le fer ennemi. Quelques-uns gagnent le fleuve et s'y noyent ou sont percés de traits; la Theïss est comblée de cadavres. Pour achever de les détruire, on fait passer le fleuve à des troupes légères; qui vont relancer les habitants des chaumières dispersées sur l'autre rive. Ceux-ci voyant venir à eux des barques de leur pays, les attendent d'abord sans crainte; mais bientôt s'apercevant de l'erreur, ils se sauvent dans leurs marais; ils y sont poursuivis et égorgés.

XXXI. Le reste des Limigantes transportés hors de leur pays.

Amm. l. 17, c. 13.

Jul. ad Ath. p. 279, ed. Spanh.

Les Limigantes qu'on venait de tailler en pièces, ne faisaient qu'une partie de la nation: ils s'appelaient Amicenses; le reste portait le nom de Picenses. Ces derniers, instruits du désastre de leurs compatriotes, s'étaient réfugiés dans des lieux impraticables. Pour les réduire, on eut recours aux Taïfales leurs voisins, et aux Sarmates libres, autrefois leurs maîtres. Trois armées entrèrent à la fois par différents côtés dans leur pays. Attaqués de toutes parts, ils balancèrent long-temps entre la nécessité de périr et la honte de se rendre. Enfin, par le conseil de leurs vieillards ils prirent le parti de mettre bas les armes; mais dédaignant de se soumettre à des maîtres dont ils s'étaient affranchis par leur courage, ils ne se rendirent qu'aux Romains. Dès qu'ils ont reçu la parole de l'empereur, ils abandonnent leurs montagnes, et se répandent dans la plaine avec leurs pères, leurs enfants, leurs femmes et ce qu'ils peuvent emporter de leurs richesses, qui ne consistaient guère qu'en de misérables ustensiles de ménage. Ils accourent au camp des Romains. Ces gens qui peu auparavant paraissaient déterminés à[Pg 253] mourir plutôt qu'à changer d'habitations, et qui mettaient la liberté dans la licence du brigandage, se soumirent à se laisser transporter dans des demeures plus sûres et plus tranquilles, où ils ne pourraient si aisément inquiéter leurs voisins. On les établit plus haut, vis-à-vis de la Valérie, mais loin des bords du Danube. On rendit le pays aux Sarmates, qui en avaient été chassés vingt-quatre ans auparavant. L'armée donna à Constance le titre de Sarmatique[193]; et ce prince enorgueilli de ces succès, qui ne lui avaient coûté que la peine de se montrer, après en avoir fait un fastueux étalage dans une harangue qu'il prononça devant ses troupes, se reposa pendant deux jours et revint à Sirmium[194]. Il y rentra avec toute la pompe d'un vainqueur, et renvoya ses soldats dans leurs quartiers.

[193] Ammien Marcellin dit (l. 17, c. 13) que c'était pour la seconde fois. Secundo Sarmaticus.—S.-M.

[194] Constance était dans cette ville, le 22 mai, les 22, 23 et 24 juin. On le trouve à Mursa, le 27 juin. Il revint ensuite à Sirmium, sans doute après la guerre contre les Sarmates; il y était le 27 octobre et le 19 décembre.—S.-M.

XXXII. Affaires de l'église.

Ath. ad monach. t. 1, p. 362.

Socr. l. 2, c. 37.

Theod. l. 2, c. 25 et 26.

Soz. l. 4, c. 12, 13 et 14.

Philost. l. 4, c. 4, et seq.

Suid. in Εὺδόξιος.

Conc. Hard. t. 1, p. 707.

Hermant, vie de S. Athanase, l. 8, c. 10.

Till. arian. art. 70 et suiv.

Les disputes de religion lui suscitaient plus d'embarras, que les incursions des Barbares. Les Ariens réunis contre l'église catholique, mais divisés entre eux, l'entraînaient tantôt dans une secte, tantôt dans une autre. Selon les différents ressorts que les eunuques, les femmes, les évêques de cour savaient mettre en mouvement, il ordonnait et révoquait, il exilait et rappelait, il s'irritait et se calmait sans jamais fixer ses résolutions non plus que ses sentiments. Eudoxe, pur Anoméen, et disciple d'Aëtius, s'autorisant d'un ordre prétendu de l'empereur, et s'appuyant du crédit de l'eunuque Eusèbe, s'était emparé du siége d'Antioche après la mort de Léontius, sans observer les formes[Pg 254] canoniques. Il tient un concile où les Anoméens triomphent. Basile d'Ancyre, chef des demi-Ariens, combat ce concile par un autre, où les Anoméens sont à leur tour frappés d'anathème. Basile prend le dessus à la cour; Constance se déclare pour les demi-Ariens. Aussitôt, à l'exemple d'Ursacius et de Valens, qui tournaient sans cesse au vent de la cour, la plupart de ceux qui avaient signé le blasphème de Sirmium, se rétractent. L'empereur ordonne la suppression de cette formule, et défend d'en garder des copies. Il était sur le point de confirmer l'élection d'Eudoxe, qui lui avait déja surpris des lettres d'approbation; il retire ces lettres; il exile Aëtius, Eunomius, Eudoxe, et il leur impute d'avoir trempé dans les complots de Gallus. Macédonius se joint au parti dominant.

XXXIII. Libérius renvoyé à Rome.

Theod. l. 2, c. 17.

Soz. l. 4, c. 11.

Philost. l. 4, c. 3.

Libérius, qui paraissait moins éloigné du sentiment des nouveaux favoris, obtint par leur crédit la permission de retourner à Rome. Mais parce que les Anoméens faisaient courir le bruit qu'il pensait comme eux, il prit avant son départ de Sirmium la précaution de signifier à tous les évêques qui s'y trouvaient l'anathème qu'il prononçait contre le dogme impie des Anoméens. L'intention de l'empereur et des prélats qui procuraient son retour, était qu'il gouvernât l'église de Rome conjointement avec Félix. En conséquence ils mandèrent à Félix et à son clergé de recevoir Libérius et de partager avec lui les fonctions apostoliques. Ce projet contraire à la discipline canonique n'eut pas d'exécution. Dès que Libérius fut rentré à Rome le 2 août, dans la troisième année de son exil, le sénat et le peuple se réunirent pour chasser l'anti-pape, qui, ayant osé revenir quelques jours après, fut encore obligé[Pg 255] de prendre la fuite. Il se retira dans une terre qu'il avait près de Porto, où pendant plus de sept ans qu'il vécut encore, il conserva le titre d'évêque, sans en faire aucune fonction.

XXXIV. Nicomédie renversée.

Idat. chron.

Hier. chron.

Liban. monod. t. 2, p. 202-208.

Socr. l. 2, c. 39.

Soz. l. 4, c. 16.

Amm. l. 17, c. 7, et l. 22, c. 13.

Aurel. Vict. de Cæs. p. 133.

Eus. chron.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 293.

[Theoph. p. 38.]

Pour achever la défaite des Anoméens, Basile engagea l'empereur à convoquer un concile général. Constance proposait la ville de Nicée, mais ce nom seul faisait trembler les Ariens; ils obtinrent qu'on s'assemblât à Nicomédie. Déja un grand nombre d'évêques étaient en chemin pour s'y rendre, lorsqu'ils apprirent que Nicomédie venait d'être détruite par un horrible tremblement de terre, qui s'étendit dans l'Asie, dans le Pont et jusqu'en Macédoine, et qui ébranla plusieurs montagnes et plus de cent cinquante villes. Nicomédie était alors par sa grandeur la cinquième ville de l'empire; elle tenait le même rang par sa beauté. Elle était bâtie en amphithéâtre sur une colline, au fond du golfe d'Astacus, qui fait partie de la Propontide. On la découvrait toute entière de plus de six lieues de distance. Deux portiques d'une superbe architecture la traversaient d'une extrémité à l'autre. La magnificence des édifices publics, la multitude des maisons particulières qui s'élevaient comme par étage les unes au-dessus des autres, les fontaines d'eaux vives, les thermes, le théâtre, l'hippodrome, les temples, le port, le palais impérial bâti au bord du golfe, les jardins dont les environs étaient embellis, formaient un spectacle enchanteur. Une heure de temps fit de toutes ces merveilles un amas de ruines. Le 24 août, à la seconde heure du jour, lorsque le temps était le plus serein, tout à coup des nuages sombres et épais couvrent la ville: en même-temps les éclats de la foudre se joignent[Pg 256] aux tourbillons des vents et au mugissement de la mer qui se gonfle et qui menace d'inonder ses rivages. La terre se soulève par secousses; les maisons croulent les unes sur les autres: le bruit des vents et du tonnerre, le fracas des ruines, les hurlements des habitants se confondent ensemble au milieu d'une nuit affreuse. Le jour qui reparaît avec le calme avant la troisième heure, présente de nouvelles horreurs: Nicomédie n'était plus; on n'y voyait qu'un monceau de pierres et de cadavres. Quelques habitants vivaient encore, mais plus malheureux que ceux qui avaient perdu la vie, les uns demeuraient suspendus à des pièces de charpente; les autres du milieu des débris dont ils étaient écrasés élevaient la tête, et appelaient en expirant leurs femmes et leurs enfants. Quelques-uns sans être blessés restaient ensevelis sous les démolitions, qui ne les avaient épargnés que pour les laisser périr par la faim; et du fond de ces ruines sortaient des voix lamentables qui imploraient en vain du secours. Entre ces derniers périt Aristénète, né à Nicée, connu par son éloquence et par la douceur de ses mœurs: il avait recherché avec ardeur et venait d'obtenir le vicariat de Bithynie, où il ne trouva qu'une mort longue et cruelle. L'évêque Cécrops fameux Arien, et un autre évêque du Bosphore y périrent aussi. Il n'échappa qu'un petit nombre d'habitants presque tous estropiés, qui se sauvèrent dans la campagne. Ils ne trouvèrent ensuite d'asyle que dans la citadelle qui resta sur pied. Au tremblement avait succédé l'incendie. Tous les feux qui se trouvaient allumés dans les maisons, dans les bains, dans les forges des ouvriers, se communiquèrent aux bois et aux matières combustibles. Les vents qui soufflaient avec fureur étendirent l'embrasement;[Pg 257] et pendant cinquante jours cette ville infortunée fut tout ensemble un vaste sépulcre et un immense bûcher. Elle avait éprouvé le même malheur sous Hadrien et sous Marc-Aurèle; elle l'éprouva encore quatre ans après sous Julien; et de nos jours en 1719 elle a été presqu'entièrement abîmée par un tremblement qui dura trois jours, depuis le 25 jusqu'au 28 de mai. Cependant les charmes de sa situation effacent bientôt le souvenir de ses désastres, et y attirent toujours de nouveaux habitants.

XXXV. Projets de conciles.

Socr. l. 2. c. 30.

Theod. l. 2, c. 26.

Hermant, vie de S. Ath. l. 8, c. 13.

Till. arian. art. 76 et 77.

Fleury, Hist. ecclés. l. 14, art. 9.

Nicomédie étant détruite, on résolut d'abord d'assembler les évêques à Nicée. Mais Eudoxe avait repris faveur par le crédit de l'eunuque Eusèbe. Les Anoméens bannis furent rappelés; ils achetèrent leur grace aux dépens de leur maître Aëtius qu'ils excommunièrent, quoiqu'ils demeurassent fidèles à sa doctrine. Eudoxe s'empare à son tour de l'esprit de l'empereur: il le détermine à partager le concile dans deux villes, l'une pour les évêques d'Orient, l'autre où s'assembleraient ceux d'Occident. Le prétexte était d'épargner des fatigues aux évêques, et des dépenses à l'empereur, qui les défrayait dans ce voyage. Mais le véritable motif était la facilité que les Anoméens trouveraient à diviser les esprits dans deux conciles séparés, et à les tromper par de fausses relations portées d'un concile à l'autre. De plus si toute l'église était réunie, ils ne se flattaient pas que leur parti eût l'avantage du nombre; au lieu que, si elle était partagée, ils espéraient que, s'ils ne pouvaient gagner les deux conciles, du moins ils pourraient échapper à l'un des deux. La ville de Rimini [Ariminum] fut acceptée pour l'Occident: pour l'Orient il n'était plus question de Nicée; l'alarme qu'y avait répandue[Pg 258] la destruction de Nicomédie, et les secousses qui s'y étaient communiquées, mettaient cette ville hors d'état de recevoir les évêques. On proposa Tarse, Ancyre, et enfin Séleucie, capitale de l'Isaurie. On s'en tint à cette dernière, et Constance donna ses ordres pour l'ouverture du double concile au commencement de l'été de l'année suivante. Il ordonna qu'après les séances on envoyât de part et d'autre à la cour dix députés pour lui rendre compte des décrets: il voulait, disait-il, juger s'ils étaient conformes aux saintes écritures, et décider sur ce qu'il y aurait de mieux à faire. C'est ainsi que ce prince se rendait l'arbitre des conciles, et que ces lâches prélats consentaient à le reconnaître pour juge de la foi.

XXXVI. Troisième campagne de Julien.

Jul. ad Ath. p. 279 et 280.

Liban. or. 10, t. 2, p. 280.

Zos. l. 3, c. 5 et 6.

Eunap. excerpt. Hist. Byz. p. 15.

Julien ne songeait qu'à maintenir par de nouveaux exploits la tranquillité de la Gaule. Cette province se repeuplait de plus en plus; mais les ravages précédents ayant empêché la culture des terres, elles ne produisaient pas assez de grains pour la subsistance des habitants. La Grande-Bretagne était auparavant la ressource de la Gaule. On en faisait venir des blés, qui se distribuaient par le Rhin dans les contrées septentrionales. Ce transport était devenu impraticable depuis que les Barbares étaient maîtres des bords et de l'embouchure du Rhin; et les barques qu'on y avait employées, demeurées à sec depuis long-temps, étaient pourries pour la plupart. Celles qui pouvaient encore servir, étaient obligées de décharger le blé dans les ports de l'Océan, d'où il fallait le faire transporter à grands frais sur des chariots dans l'intérieur du pays. Julien résolut de rouvrir l'ancienne route d'un commerce si nécessaire. Il fit construire dans la Grande-Bretagne[Pg 259] quatre cents barques, lesquelles, jointes à deux cents autres qui restaient, formaient une flotte de six cents voiles. Il s'agissait de les faire entrer dans le Rhin. Florentius, persuadé qu'il serait impossible d'y réussir malgré les Barbares, leur avait promis deux mille livres pesant d'argent, pour en obtenir la liberté du passage, et Constance avait consenti à ce marché. Julien, qui n'avait pas été consulté, crut qu'il serait honteux d'acheter des ennemis ce qu'on pouvait emporter de vive force: il se mit en devoir de nettoyer les bords du Rhin, et d'en éloigner les Barbares ou de les soumettre: c'étaient les Saliens et les Chamaves, peuples sortis de la Germanie. Les Saliens étaient une peuplade de Francs, qui s'étant d'abord arrêtés dans l'île des Bataves entre le Rhin et le Vahal, en avaient été chassés par les Saxons, et s'étaient fixés en-deçà du Rhin dans la Toxandrie, qui faisait partie de ce qu'on appelle le Brabant. Les Chamaves habitaient plus bas, vers l'embouchure du Rhin.

XXXVII. Les Saliens se soumettent.

Jul. ad Ath. p. 280.

Liban. or. 10, t. 2, p. 279.

Amm. l. 17, c. 8.

Zos. l. 3, c. 6.

Les Romains, pour ouvrir la campagne, attendaient les convois de vivres qui leur venaient d'Aquitaine, et qui ne pouvaient arriver avant le mois de juillet. Julien, voulant surprendre l'ennemi, se détermine à partir avant la saison. Il fait prendre à ses soldats du biscuit pour vingt jours, et marche vers la Toxandrie. Il était déja à Tongres [Tungros] lorsqu'il rencontra les députés des Saliens, qui l'allaient trouver à Paris où ils le croyaient encore. Ils étaient chargés de lui offrir la paix, à condition qu'il leur laisserait la possession tranquille du pays où ils s'étaient établis. Le prince entre en conférence avec eux; et sur des difficultés qu'il sut bien faire naître, il les renvoie avec[Pg 260] des présents pour retourner prendre de plus amples instructions, leur laissant croire qu'ils le retrouveraient à Tongres. Mais à peine sont-ils en chemin, qu'il se met en marche sur leurs pas; et ayant détaché Sévère pour côtoyer les bords de la Meuse, il paraît subitement au milieu du pays. Les Saliens, pris au dépourvu, se rendent à discrétion, et sont traités avec clémence.

XXXVIII. Hardiesse de Charietton.

Zos. l. 3, c. 7.

Vales. ad Amm. l. 17, c. 10.

L'activité de Julien alarma les Chamaves. N'osant hasarder une bataille, ils se divisèrent en petites bandes, qui couraient pendant la nuit, et se retiraient au jour dans l'épaisseur des forêts. Ces brigands étaient hors de prise à des troupes régulières, et Julien se trouvait dans un assez grand embarras, lorsqu'un aventurier vint lui offrir ses services. C'était un Franc nommé Charietton, d'une taille et d'une hardiesse fort au-dessus de l'ordinaire. Après s'être exercé à faire des courses avec ses compatriotes, il lui avait pris envie de quitter son pays, et il était venu s'établir à Trèves. Alors, regardant ses anciens camarades comme des ennemis, il voyait avec douleur les ravages qu'ils venaient faire dans la Gaule avant l'arrivée de Julien, et cherchait à venger sa nouvelle patrie. Comme il n'était revêtu d'aucun commandement, il allait seul se cacher dans les bois, sur les routes les plus fréquentées des Barbares; et quand il en apercevait quelque parti, étant au fait de leur façon de camper et de tous leurs usages, il attendait l'heure à laquelle il savait qu'il les trouverait ivres et endormis. Alors, sortant de sa retraite et entrant secrètement dans leur camp à la faveur de la nuit, il en égorgeait sans bruit autant qu'il pouvait, et rapportait toujours à Trèves quelque tête pour encourager[Pg 261] les habitants. Il continua assez long-temps sans être découvert. Enfin plusieurs déterminés se joignirent à lui, et ce fut avec eux qu'il vint se présenter à Julien. Le prince accepta ses offres et lui donna même quelques Saliens exercés à cette espèce de guerre. Ces volontaires allaient de nuit surprendre les Chamaves; et pendant le jour des corps de troupes postés sur tous les passages, en massacraient un grand nombre et faisaient beaucoup de prisonniers.

XXXIX. Les Chamaves sont réduits.

Amm. l. 17, c. 8, et l. 27, c. 1.

Zos. l. 3, c. 7.

Eunap. Εxcerpt. hist. Byz. p. 15.

Petr. Patric. excerpt. hist. Byz. p. 28.

Vales. rer. franc. l. 1.

Ces Barbares, découragés par tant de pertes, envoient assurer Julien de leur soumission. Il répond qu'il veut traiter avec leur roi. Ce prince, qui se nommait Nébiogaste, s'étant présenté devant lui, Julien lui demanda des otages pour la sûreté de sa parole; et comme il répondait que les prisonniers que Julien avait entre ses mains, pouvaient bien servir d'otages: Pour ceux-là, repartit le César, je ne les tiens pas de vous; c'est la guerre qui me les donne. Les premiers des Chamaves le suppliant de nommer lui-même ceux qu'il désirait, Je veux, dit-il, le fils de votre roi. A cette parole tous ces Barbares poussèrent des gémissements et des cris lamentables; et le roi, leur ayant imposé silence, s'écria d'une voix entrecoupée de sanglots: «Plût aux dieux, César, qu'il vécut encore ce fils que tu demandes en otage; je le tiendrais plus heureux de vivre captif sous tes lois que de régner avec moi. Mais, hélas! victime de son courage, il est tombé sous vos coups, sans doute parce que vous ne l'avez pas connu. C'est en ce moment que je sens toute l'étendue de mes maux. Je ne pleurais qu'un fils unique, et je vois que j'ai perdu avec lui l'espérance de la paix. Si tu en crois mes larmes, je recevrai l'unique[Pg 262] consolation dont la mort de mon fils ne m'ait pas ôté le sentiment; je verrai mes sujets hors de péril. Mais si je ne puis te persuader, aussi malheureux roi que malheureux père, la perte de mon fils deviendra celle de ma nation; et j'aurai la douleur de ne porter une couronne, que pour ne pouvoir être seul misérable.» Le César attendri ne put retenir ses larmes. Les Chamaves se désespéraient, lorsque Julien fit tout à coup paraître le jeune prince, comme une de ces divinités qui viennent sur le théâtre pour démêler une intrigue dont le dénouement semblait impossible. Il avait été fait prisonnier, et les Romains le traitaient en fils de roi. Julien lui permit d'entretenir son père, et ne perdit rien d'une entrevue si touchante. A ce spectacle la surprise arrêta les gémissements. Les Barbares muets et immobiles croyaient voir un fantôme. Au milieu de ce profond silence, Julien élève sa voix: «Croyez-en vos yeux, leur dit-il, c'est votre prince; la guerre vous l'avait fait perdre; Dieu et les Romains vous l'ont rendu. Je le retiendrai non comme un otage que me donne votre soumission, mais comme un présent que m'a fait la victoire. Il trouvera auprès de moi tous les honneurs qui conviennent à sa naissance. Pour vous, si vous êtes infidèles au traité, vous en porterez la peine, non pas dans la personne de votre jeune prince; je ressemblerais à ces bêtes féroces, qui, blessées par les chasseurs, déchirent les voyageurs qu'elles rencontrent: il vivra comme une preuve de notre valeur et de notre humanité. Mais vous serez punis, d'abord par votre propre injustice; l'injustice ne manque jamais de perdre les hommes, quoiqu'elle les flatte quelquefois en leur procurant[Pg 263] un succès passager; ensuite par moi et par les Romains, dont vous ne pourrez ni surmonter les armes, ni désarmer la colère.» Quand il eut cessé de parler, tous ces Barbares, l'adorant comme un dieu, se prosternèrent devant lui et le comblèrent de louanges. Il ne demanda pour ôtage que la mère de Nébiogaste; on la lui mit entre les mains et le traité fut conclu. Il fit entrer dans ses troupes un corps de Saliens et de Chamaves, qui subsistait encore du temps de Théodose le jeune. La navigation du Rhin demeura libre, et Charietton fut récompensé par des emplois honorables. Il était huit ans après, quand il mourut, comte des deux Germanies.

XL. Famine dans l'armée de Julien.

Amm. l. 17. c. 9.

Sulp. Sev. vita Martini, c. 3.

Ensuite de cette expédition on rétablit sur les bords de la Meuse trois forteresses, que les Barbares avaient détruites: et comme il restait encore aux soldats des vivres pour dix-sept jours, Julien en fit laisser une partie dans ces places, comptant sur les moissons des Saliens et des Chamaves. Mais avant quelles fussent en maturité, le blé manqua aux troupes; et le soldat ne trouvant pas de subsistance s'abandonna aux murmures. La faim lui fit perdre tout respect et toute estime pour son général: Julien n'était plus alors qu'un sophiste, un imposteur, un faux philosophe[195]. «Que veut-on faire de nous, s'écriaient les plus mutins? On épuise nos forces par des marches plus meurtrières que des combats: on nous traînera bientôt au travers des neiges et des glaces; et aujourd'hui, que nous tenons aux ennemis le pied sur la gorge, on nous fait périr de faim. Qu'on ne nous traite pas de[Pg 264] séditieux, si ce n'est l'être que de demander du pain. Qu'on ne nous donne ni or ni argent; nous avons perdu l'habitude d'en toucher et même d'en voir; comme si la patrie désavouait nos services, et que ce ne fût pas pour elle que nous prodiguons notre vie.» Ces plaintes n'étaient que trop bien fondées. Depuis que Julien commandait les armées de la Gaule, Constance, loin de leur faire aucune gratification après les succès, ne leur payait pas même leur solde. Julien n'avait aucun moyen d'y suppléer; et ce qui prouve que c'était de la part de Constance un effet de malignité plutôt que d'avarice, c'est qu'un jour Julien ayant fait une très-légère libéralité à un soldat, le sécrétaire Gaudentius, qui était auprès de lui l'espion de l'empereur, lui en fit un crime à la cour, et lui attira une sévère réprimande. Cependant, s'il en faut croire Sulpice Sévère, dans une occasion auprès de Worms [Vangiones], il distribua une gratification aux soldats, sans doute à ses dépens.

[195] Asianum appellans, Græculum, et fallucem, et specie sapientiæ stolidum. Amm. Marcell., l. 17, c. 9.—S.-M.

XII. Suomaire dompté.

Amm. l. 17, c. 10.

Alsat. illustr. p. 408.

Julien plus touché du triste état de ses troupes, qu'offensé de leurs murmures, ne songea qu'à les soulager, au lieu de les punir. L'obéissance et le respect revinrent avec l'abondance. On jeta un pont sur le Rhin, on entra sur les terres des Allemans. Sévère perdit toute sa gloire dans cette expédition. Ce vieux général qui jusqu'alors avait inspiré le courage par ses paroles et par son exemple devint tout à coup lâche et timide: il était toujours d'avis de ne point combattre; il n'avançait qu'à regret; il corrompit même secrètement les guides, et les obligea par les plus terribles menaces à dire unanimement qu'ils ne connaissaient pas les chemins. Ces obstacles ralentissaient la marche[Pg 265] de l'armée; mais la terreur avait saisi les ennemis. Suomaire, un de leurs rois, prince auparavant féroce et ardent au pillage, se crut fort heureux de conserver son pays, situé entre le Rhin et le Mein. Il vint au-devant de Julien avec l'extérieur d'un suppliant, et, se jetant à ses genoux, il protestait qu'il était prêt à accepter toutes les conditions qu'on voudrait lui imposer. Julien exigea de lui qu'il rendît les prisonniers, et qu'il fournît des vivres. Il voulut même qu'il s'assujettît à prendre des quittances, et que, faute de les représenter quand il en serait requis, il s'obligeât à faire une seconde fois les mêmes fournitures. Suomaire ne refusa rien, et fut fidèle à l'exécution.

XLII. Hortaire réduit à demander la paix.

Amm. l. 17, c. 10.

Zos. l. 3, c. 4.

Alsat. illustr. p. 408.

Il fallait passer le Necker [Nicer] pour mettre à la raison un autre roi nommé Hortaire[196]. C'était aussi-bien que Suomaire un des rois qui s'étaient trouvés à la bataille de Strasbourg. Comme on manquait de guides, Nestica, tribun de la garde, et Charietton furent chargés d'enlever quelque habitant du pays. Ils amenèrent un jeune Alleman, qui promit de conduire l'armée, pourvu qu'on lui accordât la vie. On rencontra bientôt de grands abatis d'arbres qui obligèrent de prendre de longs détours. Enfin on arriva sur les terres d'Hortaire, où le soldat fatigué se vengea par le ravage. Ce roi, voyant une armée nombreuse et son pays désolé où il ne restait plus que des ruines et des cendres, vint aussi implorer la miséricorde du César, et promit avec serment d'obéir aux ordres qu'il recevrait, et de rendre tous les prisonniers. Ils étaient en grand nombre dans ce canton; mais, malgré sa promesse, il n'en rassembla[Pg 266] que fort peu; et les ayant amenés devant Julien, il s'approcha pour recevoir le présent qu'on avait coutume de faire aux princes avec lesquels on traitait. Julien, indigné de sa mauvaise foi, fit arrêter quatre des principaux seigneurs qui l'accompagnaient, et prit des mesures pour ne perdre aucun des Gaulois qui étaient en captivité. Il fit interroger tous ceux qui s'étaient sauvés des villes et des campagnes, pillées les années précédentes, pour savoir d'eux les noms de leurs compatriotes que les Barbares avaient enlevés. Après que sur leur déposition on en eut dressé un rôle exact, Julien monta sur son tribunal et fit défiler devant lui tous les prisonniers en leur demandant à chacun leur nom. Les secrétaires du prince, placés derrière son siége, tenaient registre de tous ceux qui passaient. Cette revue étant finie, comme le rôle en contenait un beaucoup plus grand nombre, Julien, s'adressant aux Barbares, leur demanda qu'étaient devenus ceux qui manquaient, en les désignant par leurs noms; et il leur signifia qu'ils n'avaient point de paix à espérer, tant qu'il en manquerait un seul. Les Barbares n'apercevant pas les secrétaires qui suggéraient à Julien les noms de tous ces prisonniers absents, étaient frappés d'étonnement; ils s'imaginaient qu'il était inspiré du ciel, et qu'on ne pouvait lui rien cacher; et ils jurèrent avec des imprécations horribles qu'ils lui mettraient fidèlement entre les mains tous ceux qui vivaient encore. Hortaire, tremblant et humilié, s'obligea de fournir à ses dépens les matériaux et les voitures de transport pour rebâtir les villes que les Allemans avaient ruinées. On n'exigea point de lui qu'il fît apporter des vivres, parce que son pays était entièrement dévasté. On le[Pg 267] renvoya, après qu'il eut répondu sur sa tête de son exactitude à remplir les conditions. C'est ainsi que ces rois féroces, nourris de sang et de pillage, furent enfin forcés de courber leur tête superbe sous le joug de la puissance romaine.

[196] Zosime (l. 3, c. 4) appelle ce prince Vadomaire. C'est une erreur.—S.-M.

XLIII. Retour des captifs.

[Amm. l. 17, c. 10.]

Jul. ad Ath. p. 280.

Liban. or. 10, t. 2. p. 280.

Zos. l. 3, c. 4 et 5.

Zon. l. 13, t. 2, p. 20.

Le retour des prisonniers fut le fruit de ces glorieuses expéditions. C'était un spectacle touchant de voir revenir par bandes ces malheureux, saluant leur patrie par des cris d'allégresse, caressés de leurs maîtres qui leur avaient fait sentir au-delà du Rhin le plus dur esclavage, se prosternant aux pieds de leur libérateur, embrassant avec larmes leurs pères, leurs femmes, leurs enfants qui pleuraient aussi de joie. Il en revint près de vingt mille. On demandait compte aux Barbares de ceux qu'ils ne ramenaient pas; et ils étaient obligés de se justifier en prouvant que ceux-là étaient morts, par le témoignage de ceux qu'ils ramenaient. La Gaule reprit une face nouvelle: les villes se relevaient; c'était pour Julien autant de trophées; et ce qu'il y avait de plus glorieux et de plus nouveau, c'est que les Barbares qui les avaient ruinées travaillaient à les rebâtir. Les campagnes auparavant désertes et incultes se repeuplaient et se ranimaient; on voyait refleurir les arts; les revenus publics augmentaient; ce n'était que mariages, fêtes, assemblées; et l'hiver suivant fut une saison de joie et de plaisir.

XLIV. Malice des courtisans.

Amm. l. 17, c. 11.

Des succès si brillants et si soutenus ne faisaient pas taire l'envie. Le compte que Julien était obligé de rendre à l'empereur, quelque modeste qu'il fût, semblait toujours exagéré et plein de vanité: et tandis que la Gaule retentissait des éloges du César, il n'était à la cour qu'un fanfaron, un poltron qui s'enorgueillissait[Pg 268] de faire fuir devant lui des sauvages encore plus timides. Mais ces lâches courtisans, attentifs à flatter la basse jalousie de l'empereur, travaillaient malgré eux à la gloire de Julien. Il lui eût manqué un trait de ressemblance avec les plus grands hommes, s'il n'eût pas eu des envieux et des ennemis.

Αn 359.

XLV. Mort de Barbation.

Amm. l. 18, c. 3.

Il fut bientôt délivré du plus dangereux. L'année suivante, sous le consulat d'Eusèbe et d'Hypatius, frères de l'impératrice, Barbation fut lui-même sacrifié à ces défiances qu'il avait tant de fois inspirées contre les autres. Ce méchant homme joignait à beaucoup de malice une égale faiblesse. Un essaim d'abeilles qui se forma dans sa maison lui donna de grandes alarmes. C'était dans la superstition payenne un pronostic des plus fâcheux. Il consulta les devins et partit avec ces inquiétudes pour une expédition qui n'est pas autrement connue. Sa femme, nommée Assyria, étourdie et ambitieuse, se met dans l'esprit que son mari, pour s'affranchir de ses craintes, va détrôner Constance. Elle voit déja Barbation empereur. Cette folle imagination en enfante une autre: la voilà jalouse d'Eusébia; elle se persuade que Barbation, ébloui des charmes de la princesse, ne manquera pas de l'épouser. Sans perdre de temps, elle envoie secrètement à son mari une lettre trempée de ses larmes, pour le conjurer de ne lui pas faire l'injustice de la croire indigne du rang d'impératrice. Elle avait employé pour l'écrire la main d'une femme esclave, qui lui était venue de la confiscation des biens de Silvanus. Dès que Barbation fut de retour, cette confidente, pour venger son ancien maître, va de nuit trouver Arbétion; elle lui met entre les mains une copie de la lettre. Celui-ci, trop heureux de trouver une si belle[Pg 269] occasion de perdre un rival, la porte à l'empereur; et sur-le-champ Barbation est arrêté. Il avoue qu'il a reçu la lettre; sa femme est convaincue de l'avoir écrite, et tous deux ont la tête tranchée. Constance, une fois alarmé, ne se rassura pas si tôt. On arrête, on met à la question beaucoup d'innocents. Le tribun Valentinus[197], qui ne savait rien de cette prétendue intrigue, essuya de cruelles tortures: il eut assez de force pour y survivre; et par forme de dédommagement l'empereur lui donna le commandement des troupes dans l'Illyrie.

[197] Ex primicerio protectorum tribunus.—S.-M.

XLVI. Séditions à Rome.

Amm. l. 17, c. 11, et l. 19, c. 10.

Grut. Inscr. p. 1162, no 1.

Il s'éleva cette année dans la ville de Rome de violentes séditions. La flotte de Carthage qui apportait le blé de l'Afrique, battue de la tempête, ne pouvait aborder à Ostie; et le peuple, qui craignait la famine, rendait les magistrats responsables du caprice des vents. Le préfet Junius-Bassus était mort[198] peu de temps après qu'il fut entré en charge; il venait de se convertir au christianisme. La sédition éclata sous Artémius, vicaire de Rome, qui succéda à ses fonctions. Mais elle devint plus furieuse lorsque Tertullus eut été nommé préfet. Ce magistrat, après avoir épuisé tous les moyens d'apaiser le tumulte, se voyant sur le point d'être mis en pièces, fit conduire au milieu de la place publique ses enfants encore en bas âge, et les montrant au peuple: Romains, dit-il, voilà vos concitoyens; si la colère du ciel continue, ils partageront vos malheurs: mais si vous croyez sauver votre vie en leur donnant la mort, je les mets entre vos mains. A la[Pg 270] vue de ces enfants, la compassion étouffa la rage de la multitude: elle attendit avec patience; et peu de jours après, pendant que Tertullus, qui était païen, faisait un sacrifice à Ostie dans le temple de Castor et de Pollux, le vent tourna au midi, la flotte entra dans le Tibre, et la superstition méconnaissant la main qui gouverne les tempêtes, et qui distribue aux hommes leur nourriture, regarda cet événement comme un miracle de ces chimériques divinités.

[198] Le 8 des kalendes de septembre ou le 25 août 359. Il était âgé de quarante-deux ans et deux mois.—S.-M.

XLVII. Anatolius, préfet d'Illyrie.

Amm. l. 19, c. 11; et ibi Vales.

Himer. apud Phot. cod. 165.

Eunap. in Proœr. t. 1. p. 85-88, ed. Boiss.

Liban. or. 9, t. 2, p. 214.

Constance était encore à Sirmium, lorsqu'il apprit que les Limigantes, quittant peu à peu le pays où il les avait transplantés, se rapprochaient du Danube, et qu'ils commençaient déja à faire des courses. Craignant que s'il ne les arrêtait dès le premier pas, ils n'en devinssent plus hardis, il assemble ses meilleures troupes, sans attendre l'été. Il comptait et sur l'ardeur de son armée encore échauffée des succès de la campagne précédente, et sur la prévoyance d'Anatolius, préfet d'Illyrie, qui, sans incommoder la province, avait pendant l'hiver établi des magasins. Ce personnage mémorable était de Béryte en Syrie. Après avoir étudié les lois dans sa patrie, la plus célèbre école de jurisprudence qui fût en Orient, il vint à Rome du temps de Constantin; et s'étant fait connaître à la cour par ses talents, il fut gouverneur de Galatie, vicaire d'Afrique, et parvint à la charge de préfet en Illyrie. Il resta dans les ténèbres du paganisme; d'ailleurs c'était un homme à qui ses ennemis mêmes ne pouvaient refuser des éloges. On admirait son amour pour la vérité et pour la justice, l'élévation de son ame, sa noble franchise, son application au travail, son éloquence, son désintéressement, la tendresse et la fermeté de son cœur[Pg 271] tellement assorties, qu'il ne mesurait pas le mérite des autres par l'amitié qu'il avait pour eux, mais qu'il réglait au contraire la mesure de son amitié sur celle du mérite. On dit qu'en faisant ses adieux à l'empereur quand il partit pour l'Illyrie, il lui dit: Prince, désormais la dignité ne sauvera plus les coupables: quiconque violera les lois, officier civil ou militaire, en éprouvera la sévérité. Ce n'était pas qu'il eût rien de dur dans le caractère; il aimait mieux corriger que punir, et jamais l'Illyrie ne fut plus florissante et plus heureuse que sous son gouvernement. Il soulagea le pays ruiné par l'entretien des postes et des voitures publiques, et par l'excès des tailles, tant réelles que personnelles. Les habitants le pleurèrent après sa mort; mais ils le regrettèrent bien davantage, quand on lui eut donné pour successeur Florentius, auparavant préfet des Gaules. Ce financier intraitable, armé de toutes les rigueurs du fisc, étant venu fondre sur eux comme un vautour, plusieurs se pendirent de désespoir.

XLVIII. Limigantes détruits.

Amm. l. 19, c. 11.

Cellar. geog. antiq. t. 1, p. 448.

L'empereur, bien assuré de trouver des subsistances, marche en grand appareil vers la Valérie, dès les premiers jours du printemps. Il arrive au bord du Danube, lorsque les Barbares se disposaient à le passer sur les glaces qui n'étaient pas encore fondues. Pour ne pas laisser languir ses troupes, qui souffraient beaucoup des rigueurs du froid, il envoie aussitôt demander aux Limigantes, pourquoi ils franchissaient les limites marquées par un traité solennel. Les Barbares s'excusent sur de vains prétextes, et demandent humblement la permission de passer le fleuve, pour expliquer à l'empereur les incommodités de leur nouvelle habitation; ils protestent qu'ils sont prêts, s'il y consent, à se[Pg 272] transporter partout ailleurs, pourvu que ce soit dans l'intérieur de l'empire; et qu'il n'aura point de sujets plus obéissants ni plus tranquilles. L'empereur, ravi de terminer sans coup férir une expédition qui paraissait difficile et périlleuse, leur accorde le passage: il croyait gagner beaucoup en les établissant dans l'empire: c'était, lui disaient ses flatteurs aussi mauvais politiques que bons courtisans, une pépinière de braves soldats, qui rempliraient ses armées, tandis que les provinces donneraient volontiers de l'argent pour être dispensées de fournir des recrues. Constance, pour recevoir les Barbares à leur passage, va camper près d'Acimincum, qu'on croit être Salenkemen, presque vis-à-vis de l'embouchure de la Théiss; et ayant fait élever une terrasse en forme de tribunal, il détache quelques légionaires sous la conduite d'un ingénieur[199] nommé Innocentius qui lui avait donné ce bon conseil, et les fait placer sur les bords du Danube, avec ordre d'observer les mouvements des Barbares, et de les prendre à dos en cas qu'ils voulussent faire quelque violence, quand ils auraient passé le fleuve. La précaution ne fut pas inutile. Les Limigantes, ayant traversé le fleuve, se tenaient d'abord la tête baissée en posture de suppliants, et semblaient attendre les ordres de l'empereur. Mais quand ils le virent qui s'apprêtait à les haranguer sans défiance, un d'entre eux, comme saisi d'un accès de fureur, ayant lancé sa chaussure contre le tribunal, se met à y courir de toutes ses forces en criant, Marha, marha: c'était le cri de guerre de la nation. Tous ses compatriotes élèvent en même-temps un drapeau, poussent[Pg 273] d'affreux hurlements, et le suivent en confusion. Constance, du haut de la terrasse où il était assis, voyant accourir cette multitude qui faisait briller à ses yeux les épées et les javelots, descend à la hâte, quitte ses habits impériaux pour n'être pas reconnu, et montant promptement à cheval se sauve à toute bride. Ses gardes essaient de faire résistance et sont massacrés; le siége impérial est pillé et mis en pièces. Constance avait eu l'imprudence de laisser assembler les Barbares sur la rive, sans faire mettre ses troupes sous les armes. Elles étaient encore dans le camp, lorsqu'elles apprirent que l'empereur était en péril. Aussitôt les soldats accourent à demi armés, et poussant un cri terrible, enflammés de colère et de honte, ils se jettent tête baissée au travers de ces perfides ennemis: ils égorgent tout ce qu'ils rencontrent; le détachement qui bordait le Danube les charge par derrière; on les enveloppe, on les serre de toutes parts: les vivants, les mourants et les morts ne formant qu'un monceau tombent pêle-mêle les uns sur les autres. L'exécution fut horrible; et l'on ne sonna la retraite qu'après le massacre du dernier des Limigantes. Les Romains ne perdirent que ceux qui furent surpris dans la première attaque. On regretta surtout Cella, tribun de la garde, qui se jeta le premier dans le plus épais des bataillons ennemis. Cette plaine fut le tombeau des Limigantes; il n'en est plus parlé dans l'histoire, et cette nation fut détruite, comme elle s'était formée, par sa propre perfidie.

[199] Agrimensor.—S.-M.

XLIX. Premier préfet de C. P.

Idat. chron.

Amm. l. 19, c. 11.

Chron. Hier.

Socr. l. 2, c. 41.

Soz. l. 4, c. 23.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 293.

Cod. Th. l. 6, tit. 4, leg. 14, 15 et ibi Godef.

Cod. Just. l. 7, tit. 62, leg. 2, 3.

Constance, après avoir pris des mesures pour la sûreté des frontières, revint à Sirmium[200]. Il en partit[Pg 274] peu de jours après pour Constantinople, afin de se rapprocher de l'Orient, que Sapor menaçait d'envahir. Jusque-là les duumvirs, qui dans les villes municipales tenaient le même rang que les consuls à Rome, avaient été à la tête du sénat de Constantinople: c'étaient les chefs de la magistrature. Constance, afin d'y établir le même gouvernement qu'à Rome, créa cette année pour la première fois un préfet de la ville[201]. Ce fut Honoratus qui avait été préfet des Gaules. L'empereur distingua ce nouveau magistrat des préteurs, dont il régla la juridiction. Il déclara que les appels des trois provinces de la Thrace nommées Europe, Rhodope et Hémimont, et ceux de la Bithynie, de la Paphlagonie, de la Lydie, de l'Hellespont, des îles de la mer Egée et de la Phrygie Salutaire, ressortiraient devant ce préfet.

[200] Il y était le 22 mai 359. Le 18 juin suivant, il se trouvait à Singidunum dans la Mœsie. Le 10 octobre il était auprès d'Andrinople.—S.-M.

[201] Ce fut le 11 décembre, selon Idatius, ou le 11 septembre selon la Chronique Paschale.—S.-M.

L. Prétendue conjuration.

Amm. l. 19, c. 12.

Liban, or. 9, t. 2, p. 213 et 214, ed. Morel. epist. 734, p. 332, ed. Wolf.

La faiblesse de Constance était un fonds inépuisable pour Paul le délateur. Ce scélérat insatiable d'argent ne savait, pour s'enrichir, d'autre métier que de réveiller de temps en temps les inquiétudes du prince. Une cause très-légère fit, vers ce temps-là, périr un grand nombre d'innocents. Dans Abydus, ville de la Thébaïde, était un oracle fameux d'un dieu nommé Bésa[202]. On le consultait de vive voix ou par écrit, et les absents n'avaient pas toujours soin de faire retirer leurs billets avec la réponse de l'oracle. On en envoya quelques-uns à l'empereur. Il crut y voir des questions dangereuses, et qui tiraient à conséquence pour la sûreté de sa personne.[Pg 275] Aussitôt il fait partir Paul, dont il estimait la sagacité dans ces sortes de recherches; il le charge de mettre en justice tous ceux qu'il jugera à propos: il nomme, pour présider aux interrogatoires, non pas Hermogène, préfet du prétoire d'Orient, qui avait succédé à Musonianus (il connaissait trop son équité et sa douceur), mais Modestus, comte d'Orient, propre à ces commissions sanguinaires. Paul arrive, ne projetant que tortures et que supplices. Ses accusations alarment et bouleversent l'Egypte et les contrées voisines. On amène devant lui des gens de toute condition, dont plusieurs périssent dans les fers avant le jugement. On avait choisi pour le théâtre de ces sanglantes exécutions Scythopolis, en Palestine, parce qu'elle était située entre les villes d'Antioche et d'Alexandrie, d'où l'on faisait venir la plupart des accusés. Un des premiers fut le fils de ce Philippe qui avait été préfet du prétoire et consul, et qui avait prêté ses propres mains, pour ôter la vie à Paul, évêque de Constantinople. Son fils, nommé Simplicius, fut accusé d'avoir consulté l'oracle sur les moyens de parvenir à l'empire. Constance, qui n'avait jamais rien excusé ni pardonné sur cet article, avait ordonné de l'appliquer à la torture. Simplicius fut cependant assez heureux pour s'en garantir, sans doute à force d'argent; il en fut quitte pour être banni. Ce fut aussi le sort de Parnasius, quoiqu'il eût été condamné à mort. C'était un homme de bien, qui avait été préfet d'Egypte: il obtint dans la suite la permission de retourner à Patras, ville d'Achaïe, sa patrie, et de rentrer en possession de ses biens. Andronicus, homme de lettres, et célèbre alors par ses poésies, déconcerta ses accusateurs par la force de ses réponses, et se fit absoudre. La même fermeté sauva le[Pg 276] philosophe Démétrius surnommé Chytras, fort avancé en âge, mais dont le corps et l'esprit avaient conservé toute leur vigueur. Après une longue torture qu'il soutint avec courage, on lui permit de retourner à Alexandrie. Ceux-là échappèrent à la calomnie; mais quantité d'autres en furent les victimes. Les uns furent déchirés à coups de fouets; d'autres périrent d'une manière plus cruelle; et la confiscation des biens était toujours la suite du supplice. Paul mettait en usage mille détours, mille piéges pour surprendre l'innocence: porter à son col quelque préservatif superstitieux, passer le soir auprès d'une sépulture, c'en était assez pour perdre la vie, comme convaincu de sortilège ou de commerce avec les morts, dans l'intention de détrôner ou de faire périr l'empereur.

[202] Au sujet de ce dieu égyptien, dont les fonctions mythologiques nous sont inconnues, voyez Jablonski, Pantheon Ægyptiorum, l. 5, c. 7, p. 200.—S.-M.

LI. Courses des Isauriens.

Amm. l. 19, c. 13.

Depuis que les Isauriens avaient manqué leur entreprise sur Séleucie, ils s'étaient tenus quelque temps cachés dans leurs montagnes. Enfin s'ennuyant du repos, ils recommençaient leurs courses. Accoutumés à franchir aisément les lieux les moins praticables, ils échappaient aux troupes qui défendaient le pays. On envoya pour les contenir le comte Lauricius, plus politique que guerrier. Sa bonne conduite fit plus que la valeur. Il sut si bien les intimider et les resserrer, qu'ils ne purent rien exécuter de considérable, tant qu'il fut dans la province.

LII. Sapor se prépare à la guerre.

Amm. l. 18, c. 4, 5, et ibi Vales.

Les menaces de Sapor éclatèrent cette année. Ce prince avide de conquêtes, ayant trouvé de nouveaux secours dans les nations féroces avec lesquelles il venait de conclure la paix, s'occupa, pendant l'hiver, à ramasser des vivres, des armes, et à lever des soldats, dans le dessein d'entrer sur les terres de l'empire. Résolu[Pg 277] de faire les plus grands efforts, il consulta tous les devins de son royaume: on dit même qu'il alla jusqu'à immoler des hommes[203], pour chercher dans leurs entrailles des pronostics de ses succès. Mais un transfuge lui fournit des lumières plus sûres que tous ses oracles et tous ses sacrifices. Antonin était un riche négociant établi en Mésopotamie, et très-connu dans ces contrées. Sa fortune fit envie à des hommes puissants qui lui suscitèrent des procès. Afin de ne pas manquer leur proie, ils s'appuyèrent des officiers du fisc qui entrèrent en collusion avec eux. Antonin habile et rompu aux affaires, après avoir, malgré la protection d'Ursicin, perdu plusieurs procès, n'espérant rien de ses juges vendus à l'injustice, feignit de s'exécuter de bonne grâce; il reconnut des dettes qu'il n'avait pas contractées, et fit des billets payables à termes, se réservant au fond du[Pg 278] cœur l'espoir de la vengeance. Ayant dressé son plan, il se mit au service de Cassianus, commandant des troupes de la province, qui, comptant sur son intelligence, l'employa à tenir ses rôles[204]. Cette commission lui donna sans doute le moyen de s'instruire à fond, et en peu de temps, de tout le détail militaire. Quand il eut acquis ces connaissances, il songea à les porter en Perse; et pour se procurer la facilité d'approcher des frontières sans donner de soupçons, il acheta une petite terre sur les bords du Tigre[205]. Il y transporta sa famille, et, dans les fréquents voyages qu'il y faisait, il trouva moyen de lier un commerce secret avec Tamsapor, qui commandait de l'autre côté du fleuve[206]. Le terme de l'échéance de ses billets arriva, et l'intendant des finances d'intelligence avec ses prétendus créanciers se mettait en devoir de le poursuivre, lorsqu'Antonin escorté d'un parti de Perses, qui se rendirent auprès de lui pour favoriser sa fuite, se jeta dans des barques avec sa femme, ses enfants et tous ses effets, et passa à l'autre bord. On le conduit à Sapor, qui le reçoit à bras ouverts, et lui donne place à sa table et dans son conseil[207]. Ce transfuge, animé par le ressentiment et par le désir de servir son nouveau maître, devint le plus[Pg 279] mortel ennemi des Romains. Il ne cessait d'animer Sapor, en lui reprochant qu'il savait vaincre, mais qu'il ne savait pas faire usage de ses victoires: il lui rappelait ses campagnes passées[208], tant d'efforts sans succès, tant de succès sans aucun fruit; qu'après avoir terrassé les Romains à Singara[209], il avait laissé la victoire ensevelie dans les ombres de la nuit, et que les Perses vainqueurs, comme de concert avec les vaincus, n'avaient osé approcher d'Édesse, ni des ponts de l'Euphrate; quels avantages n'aurait pas remportés le plus brave et le plus puissant monarque du monde, s'il fût tombé sur l'empire dans le temps où les Romains le déchiraient eux-mêmes par la guerre civile. C'était la coutume des Perses de délibérer sur les affaires les plus importantes au milieu des festins. Antonin, attentif à se ménager en ces occasions, profitait de la chaleur que le vin inspirait aux autres: il les échauffait encore par ses discours; et le roi, enivré de ses conseils et de l'idée de sa propre grandeur, se détermina[Pg 280] à mettre en mouvement toutes ses forces, dès que l'hiver serait passé, et à faire usage du zèle d'Antonin, qui lui promettait hardiment les services les plus essentiels.

[203] Consilia tartareis manibus miscens, et præstigiatores omnes consulens de futuris. Rien n'indique précisément dans ce passage d'Ammien Marcellin, que Sapor ait eu recours à des pratiques superstitieuses qui paraissent si contraires à ce que nous connaissons de l'ancienne religion des Perses. Cependant, il est vrai de dire qu'un poète latin anonyme, cité par Henri Valois dans ses notes sur Ammien Marcellin, s'exprime plus clairement sur ce point,

Fata per humanas solitus prænoscere fibras
Impius infanda relligione Sapor;
Pectoris ingenui salientia viscera flammis
Imposuit: magico carmine rupit humum.
Ausus ab Elysiis Pompeium ducere campis, etc.

Il serait possible que ces horribles imputations ne fussent que des bruits populaires, fondés sur ce qu'on disait alors des rites barbares usités dans les cérémonies magiques, et sur ce qu'on racontait des sacrifices humains, pratiqués dans les mystères de Mithra, sur lesquels on peut voir, en particulier, Socrate (l. 3, c. 2 et l. 5, c. 16), et Sozomène (l. 5, c. 7). Cependant il est bon de remarquer que long-temps avant cette époque, Pline paraît aussi accuser les mages d'avoir pratiqué de semblables sacrifices. Nam homines immolare gratissimum, dit-il (l. 30, c. 6), en parlant des cérémonies magiques en usage chez les Perses.—S.-M.

[204] Il était protector, ou soldat de la garde, et exerçait les fonctions de Rationarius Apparitor Mesopotamiæ ducis.—S.-M.

[205] Dans un lieu nommé Hiaspis, selon Ammien Marcellin, et arrosé par le Tigre. Fundum in Hiaspide, qui locus Tigridis fluentis adluitur. Amm. Marc. l. 18, c. 5.—S.-M.

[206] Qui tractus omnes adversos ducis potestate tunc tuebatur. Amm. Marc. ibid.—S.-M.

[207] Le roi lui avait conféré le droit de porter la tiare, ce qui lui donnait l'entrée au conseil. Et apicis nobilitatus auctoritate, quo honore participantur mensæ regales, et meritorum apud Persas ad suadendum ferendasque sententias in concionibus ora panduntur. Le même auteur dit plus loin, l. 18, c. 8, en parlant du même Antonin, sublatâ tiarâ, quam capiti summo ferebat honoris insigne.—S.-M.

[208] Ce qui était arrivé depuis quarante ans, selon le texte d'Ammien Marcellin. Jam inde quadragesimi anni memoriam replicabat. Ce passage ferait voir que les deux empires étaient en état de guerre, depuis une époque de beaucoup antérieure à la mort de Constantin. Cette indication est plus conforme à ce que nous apprend l'histoire d'Arménie, qu'à ce que nous savons par les auteurs grecs et latins qui nous restent.—S.-M.

[209] En rapportant ce discours d'Antonin, Ammien Marcellin indique une circonstance que Lebeau n'a pas fait entrer dans le récit de la bataille de Singara (voyez ci-devant, l. VI, § 50). Il mentionne les victoires d'Hileïa et de Singara: Et maximè, dit-il, apud Hileiam et Singaram, ubi acerrimâ illâ nocturnâ concertatione pugnatum est. Sans un passage de l'abrégé historique de Sextus Rufus, on pourrait croire qu'il s'agit de deux actions différentes; mais on y voit qu'Hiléia, que ce dernier écrivain appelle Eleia, était un endroit voisin de Singara, et qui fut sans doute plus particulièrement le théâtre de cette affaire. Nocturna verò, dit-il, Eleiensi prope Singaram pugnâ, ubi præsens Constantius adfuit. La position de ce lieu m'est tout-à-fait inconnue.—S.-M.

LIII. Ursicin rappelé.

[Amm. l. 18, c. 4, 5 et 6.]

Il eût été à propos de choisir le meilleur capitaine de l'empire, pour l'opposer à un si redoutable ennemi[210]: l'imprudence de Constance et les intrigues de cour dépouillèrent du commandement l'unique général qui fût en état de soutenir cette guerre. Ursicin était en Orient avec le titre de général de la cavalerie. Consommé dans le métier des armes, il avait appris par une longue expérience à combattre les Perses. Mais il était coupable aux yeux d'Eusèbe de deux crimes impardonnables: ce guerrier magnanime était le seul qui dédaignât de s'appuyer de la faveur de l'eunuque; et malgré les instances les plus pressantes, il n'avait jamais voulu consentir à lui céder une belle maison qu'il possédait dans la ville d'Antioche. C'en était assez pour rendre Ursicin criminel dans l'esprit d'Eusèbe, et pour engager cet eunuque à travailler à sa perte. C'était, à l'entendre, un présomptueux, un perfide, dont les services étaient autant d'insultes, et pouvaient dégénérer en attentats. Cet esprit dangereux avait inspiré sa passion aux eunuques de la chambre[211], qui profitaient de l'accès que leur donnait leur ministère, pour tenir tous de concert le même langage; et ceux-ci disposaient à leur gré de la langue des courtisans à qui ils procuraient les entrées et les grâces du prince. Ainsi Constance n'entendait jour et nuit que des rapports propres à augmenter des soupçons[Pg 281] qui ne lui étaient que trop naturels. La perte d'Ursicin fut donc encore une fois résolue; mais il fallait, disait Eusèbe, user de précaution, pour ne pas alarmer ce général, qui, sur la moindre défiance, ne manquerait pas d'éclater. Ursicin était alors à Samosate; l'empereur le mande à la cour, pour y venir recevoir la qualité de général de l'infanterie, qu'avait possédée Barbation. Il charge de sa lettre celui qu'il envoyait pour commander en sa place: c'était Sabinianus, vieillard sans vigueur comme sans courage, trop peu connu jusqu'alors pour avoir droit de prétendre à un emploi si important; mais assez riche pour l'acheter de ces agents de cour, qui vendaient l'empereur et l'empire.

[210] Il aurait fallu le faire venir même de Thulé, dit Ammien Marcellin, etiamsi apud Thulen moraretur Ursicinus: c'est comme s'il disait qu'on eut dû l'aller chercher au bout du monde.—S.-M.

[211] Palatina cohors, dit Ammien Marcellin.—S.-M.

LIV. Il est renvoyé en Mésopotamie.

Amm. l. 18, c. 6.

Dès que le bruit de ce changement se fut répandu, ce fut dans tout l'Orient un cri général. Toutes les villes témoignaient leurs regrets par des décrets honorables en faveur d'Ursicin: on gémissait de se voir enlever un puissant défenseur, qui avec de mauvaises troupes avait su si long-temps défendre cette partie de l'empire. L'incapacité de son successeur dans des circonstances si périlleuses augmentait le chagrin de sa perte. Ce même événement donnait aux Perses les plus belles espérances. Antonin conseillait à Sapor de ne pas s'arrêter à des siéges toujours ruineux; mais de passer l'Euphrate et de fondre rapidement sur ces riches provinces que la guerre avait épargnées depuis Valérien. Il s'offrait de le conduire à une conquête assurée. Ce conseil fut approuvé; on fit les préparatifs de cette brillante expédition. Ursicin revenait en Italie; il était déja aux bords de l'Hèbre, quand il reçut une seconde lettre du prince, qui le renvoyait sur ses pas, mais sans emploi. Les eunuques avaient changé d'avis; ils avaient[Pg 282] fait réflexion qu'en laissant Ursicin en Orient, ils pourraient lui imputer toutes les fautes de Sabinianus, et donner à celui-ci tout l'honneur des succès.

LV. Arrivée des Perses.

Les rapports des espions et des transfuges s'accordaient sur les mouvements des Perses. On crut que leur dessein était d'attaquer Nisibe; et comme Sabinianus restait dans l'inaction, Ursicin y accourut pour mettre la ville en état de défense. Dès qu'il y fut entré, la fumée et les flammes, qui se faisaient voir depuis les bords du Tigre jusque fort près de la ville[212], annoncèrent l'arrivée des coureurs ennemis. Ursicin sortit pour les reconnaître, et s'avança jusqu'à deux milles[213] de Nisibe. Il fut coupé au retour et obligé de s'enfuir avec sa troupe vers le mont Izala[214], situé entre cette ville et celle d'Amid[215]. Les ennemis le poursuivirent vivement, à la faveur de la lune qui était dans son plein; et comme le pays qu'il traversait était une campagne toute[Pg 283] découverte et sans aucune retraite, il était pris, si, pour donner le change, il n'eût fait attacher une lanterne sur la selle d'un cheval, qu'on fit tourner vers la gauche, tandis qu'Ursicin prenait sur la droite, du côté des montagnes. Les Perses suivirent cette lumière et furent dupes de ce stratagème. L'historien Ammien Marcellin, attaché à la personne d'Ursicin, l'accompagnait dans ce péril. Ils arrivèrent à un lieu nommé Meïacarire, planté de vignes et d'arbres fruitiers: ce mot signifiait en syrien sources d'eau fraîche[216]. Les habitants avaient pris la fuite; on n'y trouva qu'un soldat qui s'y tenait caché: on l'amena au général. Ce malheureux s'étant coupé dans ses réponses, on le força par menaces à dire la vérité. Il déclara qu'il était Parisien, qu'il avait servi en Gaule dans la cavalerie, et que, par crainte d'un châtiment qu'il avait mérité, il s'était sauvé jusqu'en Perse; qu'il s'y était marié, et qu'il avait plusieurs enfants; qu'étant employé en qualité d'espion, il avait souvent donné aux Perses de bons avis; qu'actuellement Tamsapor et Nohodarès, chefs des coureurs, l'avaient envoyé en avant pour prendre langue. Quand on eut tiré de lui les instructions dont on avait besoin, on le tua. Ursicin courut promptement à Amid, pour laquelle il craignait une surprise. Il y vit bientôt arriver des espions romains, dépêchés par Procope et par le comte Lucillianus, ambassadeurs de Constance auprès de Sapor, et que ce prince retenait en Perse. L'avis qu'ils portaient était écrit sur un parchemin collé au-dedans du fourreau de leur épée. Il était conçu[Pg 284] en termes énigmatiques, qui signifiaient que le roi de Perse, excité par le traître Antonin, allait passer l'Anzabas et le Tigre, dans l'intention de se rendre maître de tout l'Orient[217]. Ursicin, pour avoir des connaissances plus précises, envoya dans la Gordyène[218] Ammien Marcellin, avec un centurion d'une fidélité reconnue. Le satrape de ce pays s'appelait Jovinianus[219]: envoyé dès sa première jeunesse en Syrie, en qualité d'ôtage, il y avait pris le goût des lettres, et brûlant d'envie de revenir sur les terres de l'empire pour y passer sa vie, il entretenait avec les Romains une secrète intelligence. Ammien fut bien reçu, exposa le sujet de sa mission, et fut conduit par un guide fidèle, sur un rocher fort élevé, d'où l'on découvrait une étendue de seize à dix-sept lieues de pays. Au troisième jour, il aperçut à l'horizon au-delà du Tigre une multitude immense: c'était l'armée des Perses conduite par Sapor; à la gauche duquel (cette place était chez les Perses la plus honorable) marchait Grumbates, roi des Chionites[220]: ce prince quoiqu'il ne fût encore que de moyen âge, portait déja sur son front les rides de la vieillesse, témoignage glorieux de ses travaux: son courage et ses exploits l'avaient rendu fameux dans[Pg 285] tout l'Orient. A la droite de Sapor on voyait le roi d'Albanie[221]. Ils étaient suivis d'un grand nombre de seigneurs, et d'une armée innombrable, rassemblée de diverses nations, et composée de vieilles troupes accoutumées aux hasards et aux fatigues de la guerre.

[212] Depuis le Tigre jusqu'au Camp des Maures, jusqu'à Sisara et même jusqu'auprès de la ville, dit Ammien Marcellin. A Tigride per Castra Maurorum, et Sisara, et conlimitia reliqua adusque civitatem. Sisara m'est inconnu. Pour le lieu appelé Castra Maurorum (le Camp des Maures), d'Anville s'est trompé en disant qu'il en est question dans la Notice de l'empire, où selon lui il y aurait une faute (Géogr. anc., t. 2, p. 203), et où il faudrait lire Castra Mororum (le Camp des mûriers). C'est une erreur de d'Anville; dans aucun endroit de la Notice de l'empire il n'est question d'un lieu nommé Castra Maurorum, soit en Mésopotamie, soit partout ailleurs. Il prétend aussi que c'est le lieu nommé par les modernes Kafartouta, entre Dara et Rasaïn. Quand cette identité serait incontestable, je ne vois pas pourquoi on rejetterait la leçon fournie par Ammien. Ce lieu pouvait bien être une station des troupes Maures, qui à cette époque étaient en fort grand nombre au service de l'empire. Il est probable que c'est à cette circonstance que cette forteresse devait le nom qu'elle portait. Ammien Marcellin dit ailleurs (l. 25, c. 7.) que c'était une place importante, munimentum perquam opportunum.—S.-M.

[213] Ad secundum lapidem.—S.-M.

[214] C'est le nom que les Syriens donnaient au mont Masius, qui séparait la Mésopotamie de l'Arménie. Voyez mes Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 48 et 49.—S.-M.

[215] Jusqu'à un mauvais château, munimentum infirmum, nommé Amudis.—S.-M.

[216] Cette étymologie donnée par Ammien Marcellin est très-exacte. Meïacarire, dit-il, nomine venissemus, cui fontes dedere vocabulum gelidi, l. 18, c. 6.—S.-M.

[217] Cette lettre était ainsi conçue: Amandatis procul Graiorum legatis, forsitan et necandis, Rex longævus non contentus Hellesponto, junctis Granici et Rhyndaci pontibus, Asiam cum numerosis populis pervasurus adveniet, suopte ingenio irritabilis et asperrimus, auctore et incensore Hadriani quondam Romani principis successore: actum et conclamatum est, ni caverit Græcia. Amm. Marcell. l. 18, c. 6.—S.-M.

[218] Ammien Marcellin l'appelle Corduene: c'est le même pays, dont le nom est prononcé d'une manière un peu différente. C'est le pays et le nom des Curdes modernes.—S.-M.

[219] Ce satrape paraît être le même que celui qui est nommé Junius dans la chronique de Malala (part. 2, p. 27, ed. Chilmead).—S.-M.

[220] Voyez ce que j'ai dit de ces peuples, ci-devant, liv. IX, § 30, p. 177, note 1.—S.-M.

[221] Il s'agit peut-être ici des peuples barbares qui habitaient la partie septentrionale du Schirwan actuel, qui est l'Albanie des anciens. Ce pays occupé actuellement par les Lezghis, encore la terreur des régions environnantes, était alors possédé par le mème peuple, appelé par les anciens Legæ, et par les Arméniens Gheg ou Leg. Ceux-ci les représentent comme les alliés constants des rois de Perse, dans leurs guerres contre l'Arménie et contre l'empire. Peu après l'époque qui nous occupe un certain Schergir était leur roi, et c'est sans doute de lui que parle Ammien Marcellin.—S.-M.

LVI. Précautions des Romains.

Amm. l. 18, c. 7.

Cell. geog. ant. t. 2, p. 656.

Ces princes ayant passé au-delà de Ninive, grande ville de l'Adiabène, s'arrêtèrent au milieu d'un pont sur le fleuve Anzabas qui se décharge dans le Tigre. Ce fleuve est celui qui portait chez les Grecs le nom de Capros[222]. Ils y firent un sacrifice et consultèrent les entrailles de la victime. Ammien jugea qu'il fallait au moins trois jours à une armée aussi nombreuse pour passer le fleuve, et il retourna porter ces nouvelles à Ursicin. On dépêche aussitôt des courriers à Cassius et à Euphronius gouverneur de la province[223]. Ceux-ci obligent les paysans de se retirer dans les places fortes avec leurs familles et leurs troupeaux; ils font évacuer la ville de Carrhes, qui n'était pas en état de soutenir un siége; et pour ôter la subsistance aux ennemis, ils mettent le feu aux campagnes et consument les moissons et les fourrages; en sorte qu'il ne resta rien sur terre entre le Tigre et l'Euphrate. Cet incendie fit périr quantité de bêtes féroces, et surtout de lions, qui sont[Pg 286] très-cruels dans ces contrées, et qui s'y multiplieraient jusqu'à les rendre inhabitables, si la nature elle-même ne prenait soin de les détruire. Les ardeurs excessives de l'été produisent des essaims innombrables de moucherons, qui, s'attaquant aux yeux des lions, les mettent dans une telle fureur, que ces animaux vont se précipiter dans les fleuves, ou s'arrachent les yeux avec leurs griffes. En même temps on travaillait avec ardeur à fortifier les rives de l'Euphrate du côté de la Syrie; on y élevait des redoutes; on plantait des palissades; on établissait des batteries de catapultes et de balistes[224]. Dans ce mouvement général, Sabinianus, tranquille à Édesse[225], regrettant les théâtres où il avait passé sa vie, s'amusait à faire exécuter par ses soldats des danses militaires au son des trompettes et des clairons. Ursicin, quoique sans emploi, prenait sur lui tout le soin de la province, et tout le fardeau du commandement: la nécessité jointe à sa haute réputation lui rendait l'autorité que la cabale lui avait ôtée.

[222] Ce fleuve, appelé actuellement le grand Zab, descend des montagnes des Curdes, et se jette dans le Tigre un peu au-dessous de Mousoul. J'aurai occasion d'en reparler dans la suite de cette histoire.—S.-M.

[223] Rectorem provinciæ.—S.-M.

[224] Tribuni cum Protectoribus missi, citeriores ripas Euphratis castellis, et præacutis sudibus, omnique præsidiorum genere communibant, tormenta, quà non erat voraginosum, locis opportunis aptantes. (Amm. Marc. l. 18, c. 7.)—S.-M.

[225] Selon Ammien Marcellin c'était au milieu des tombeaux d'Édesse qu'il passait son temps, per Edessena sepulcra.—S.-M.

LVII. Les Perses en Mésopotamie.

Amm. l. 18, c. 7.

Zon. l. 13, t. 2, p. 20.

Sapor traverse le Tigre et attaque Nisibe[226]. Comme il y trouvait de la résistance, afin de ne pas perdre de temps, il l'abandonne et marche en avant. L'intérieur du pays n'était plus couvert que de cendres; il prend sa route par le pied des montagnes, pour ne pas manquer de fourrage. L'armée arriva à un bourg appelé[Pg 287] Bébase[227]; de-là jusqu'à Constantine, nommée auparavant Nicephorium[228], sur l'Euphrate, dans l'espace de plus de trente lieues, on ne voyait qu'une plaine aride, où l'on ne trouvait d'eau que dans un petit nombre de puits. Le roi se préparait à la traverser, comptant sur la patience de ses troupes, lorsqu'il apprit que l'Euphrate grossi par la fonte des neiges, s'était débordé et n'était plus guéable. Embarrassé sur le parti qu'il avait à prendre, il assemble les chefs. On s'en rapporte à Antonin comme à l'oracle de l'armée. Il conseille de prendre sur la droite et de remonter au nord[229] jusque vers la source de l'Euphrate, où l'on trouverait un passage facile: il promet d'y conduire les troupes par un pays abondant, que l'ennemi n'avait pas ruiné. On accepte ses offres, et toute l'armée marche à sa suite.

[226] C'est Zonare qui assure que Nisibe fut à cette époque assiégée par Sapor; selon Ammien Marcellin au contraire, il ne daigna pas s'arrêter devant cette place. Interea reges Nisibi, prostratione vili transmissâ.... incedebant.—S.-M.

[227] Cette ville dont la position nous est inconnue, était, selon Ammien Marcellin, à cent milles, centesimo lapide, de Nicephorium.—S.-M.

[228] Cette ville est appelée actuellement Rakkah.—S.-M.

[229] Pour atteindre deux forts qu'Ammien Marcellin appelle Barzala et Laudias; ils étaient dans la Comagène non loin de l'Euphrate, et ils subsistaient encore long-temps après cette époque, au temps des croisades. Le premier avait conservé son nom de Barzal.—S.-M.

LVIII. Les Romains surpris se réfugient dans Amid.

Amm. l. 18, c. 8.

Sur la nouvelle de ce mouvement, Ursicin prend la route de Samosate, à dessein de rompre les ponts de Zeugma[230] et de Capersane, et de fermer aux Perses l'entrée de la Syrie. La lâcheté de ceux qui couvraient la marche, le mit en grand péril. Deux corps de cavalerie, qui faisaient environ sept cents hommes, arrivés depuis peu d'Illyrie, étaient chargés d'observer[Pg 288] l'ennemi et de garder les passages. Craignant eux-mêmes d'être attaqués, ils quittaient leur poste pendant la nuit, quand il était plus nécessaire de faire bonne garde, et s'écartaient du grand chemin pour boire et dormir à leur aise. Tamsapor et Nohodarès, qui commandaient l'avant-garde composée de vingt mille chevaux, instruits de cette négligence, passent sans être aperçus et vont se cacher derrière des hauteurs dans le voisinage d'Amid. Au point du jour Ursicin et sa troupe commençaient à marcher vers Samosate, lorsque ses coureurs ayant du haut d'une colline découvert l'ennemi qui s'avançait à toute bride, viennent donner l'alarme. On ne savait à quoi se résoudre: soit qu'on prît la fuite devant une cavalerie bien montée, soit qu'on essayât de combattre un nombre fort supérieur, la mort semblait inévitable. Pendant cette incertitude on avait déja perdu quelques soldats qui s'étaient hasardés à courir sur l'ennemi. Les deux partis s'approchent: Ursicin ayant reconnu Antonin, qui marchait à la tête des Perses, le charge de reproches, le traitant de perfide et de scélérat. Celui-ci ôtant sa tiare, et se courbant jusqu'à terre, les mains derrière le dos, ce qui, chez les Perses, marque la plus profonde soumission: Pardonne-moi, dit-il, illustre comte, mon patron et mon maître: je mérite les noms que tu me donnes; mais la nécessité m'excuse en même temps qu'elle me rend criminel; c'est l'injustice de mes persécuteurs qui m'a jeté dans cette extrémité: tu ne le sais que trop, puisque ta haute fortune, qui protégeait ma misère, n'a pu me défendre contre leur avarice. Après ces paroles il se retire dans le gros de la troupe, mais sans tourner le dos, montrant par là le respect[Pg 289] qu'il conservait pour Ursicin. Dans ce moment quelques soldats de la queue placés sur une éminence s'écrient qu'ils voient arriver en grande hâte une multitude de cavaliers armés de toutes pièces. Les Romains se débandent aussitôt pour prendre la fuite. Mais rencontrant partout une foule d'ennemis, ils se rallient en peloton. Résolus de vendre bien cher leur vie, et se battant en retraite, ils sont poussés jusqu'au Tigre, dont les bords étaient fort élevés. Une partie est renversée dans le fleuve: chargés de leurs armes, les uns restent enfoncés dans la vase, les autres sont engloutis dans les eaux; une autre partie combat et dispute sa vie; quelques-uns gagnent les défilés du mont Taurus. Entre ces derniers, Ursicin, reconnu et enveloppé d'un gros d'ennemis, s'échappe par la vîtesse de son cheval avec un tribun nommé Aïadalthe et un seul valet. Ammien Marcellin se sauve vers la ville d'Amid, où l'on ne pouvait arriver de ce côté-là que par un chemin escarpé et fort étroit. Comme les Perses montaient avec les fuyards, les habitants n'osaient ouvrir les portes. Les Romains passèrent la nuit sur la pente, resserrés entre les ennemis et les murailles; et la presse était si grande, que les morts mêlés avec les vivants demeuraient debout faute de place pour tomber. Ammien rapporte qu'il eut toute la nuit devant lui un soldat, dont la tête était fendue en deux parts d'un coup de cimeterre, et qui resta sur ses pieds comme un pieu fiché en terre. Cependant les pierres et les javelots partaient à tous moments du haut des murailles, et, passant par-dessus la tête des Romains, allaient chercher les ennemis. Au point du jour on ouvrit une poterne. On pouvait à peine trouver place dans une ville assez petite, dont[Pg 290] les rues étaient remplies d'une foule d'habitants des campagnes d'alentour[231]. Une foire célèbre qui se tenait dans ce temps de l'année, les y avait rassemblés de toutes parts.

[230] C'est-à-dire le Pont. Tel était le nom d'une place forte située en Syrie, sur la rive droite de l'Euphrate, à 24 milles d'Hiérapolis. C'est maintenant un lieu ruiné et sans nom, situé vis-à-vis de Birah en Mésopotamie, lieu où l'on traverse le fleuve, pour aller dans la haute Asie. Zeugma était sur le passage de la grande route, par laquelle se dirigeaient toutes les armées romaines, dans les expéditions entreprises contre les Parthes ou les Perses.—S.-M.

[231] Rien n'indique dans le récit d'Ammien Marcellin, quelle pouvait être la grandeur de la ville d'Amid. Avant les travaux que Constance y avait fait faire, lorsqu'il était encore César, elle était perbrevis; mais tout indique que, depuis, elle était devenue une ville considérable. Cependant Ammien Marcellin dit dans un autre endroit (l. 19, c. 2), qu'elle n'avait pas une très-grande circonférence, civitatis ambitum non nimium amplæ. On n'y pouvait trouver assez de place pour donner la sépulture aux guerriers qui périssaient, ce qui se conçoit, puisque la ville était située au sommet d'une hauteur, dont elle occupait toute la surface. Malgré cela outre la population ordinaire, et tous les réfugiés des deux sexes, il y avait encore vingt mille soldats, et militibus aliis paucis adusque numerum millium XX. Ceci est en rapport avec ce que dit Ammien de la multitude de troupes renfermées dans cette ville. On n'y pouvait trouver de place quand Ammien s'y réfugia; non qu'elle fût petite; mais sa population s'était grossie des habitants du voisinage qui s'y étaient retirés, et par ce qu'une foire qui se tenait dans ses fauxbourgs, y avait attiré des paysans. Le contemporain Faustus de Byzance (l. 4, c. 24) dit que, lorsque les Perses s'en emparèrent, ils y détruisirent quarante mille maisons. Ce récit, fût-il exagéré, fait toujours voir qu'Amid était effectivement une très-grande ville.—S.-M.

LIX. État de la ville d'Amid.

Amm. l. 18, c. 9. et l. 19, c. 2.

Amid était forte par son assiette, par ses murailles, et bien pourvue de défenseurs. La cinquième légion, nommée Parthique, était attachée à la garde de cette place[232]. A l'approche des Perses six autres légions s'y étaient rendues en diligence: c'étaient entre autres les[Pg 291] soldats restés de l'armée de Magnence[233]. L'empereur, se défiant de la fidélité de ces troupes, les avait envoyées en Orient, où l'on ne craignait de guerre que de la part des étrangers. Mais ces légions, comme nous l'avons déja dit, ne ressemblaient que de nom aux anciennes; ce n'étaient, à proprement parler, que des cohortes. Il y avait encore vingt mille autres soldats, en comptant plusieurs escadrons de sagittaires[234], la plupart Barbares; bien armés et pleins de courage.

[232] En outre, selon Ammien Marcellin, il y avait encore un détachement de troupes nationales, indigenarum turma; et c'étaient de bonnes troupes, non contemnenda. L'historien arménien Faustus de Byzance, qui écrivait moins de trente ans après le siége d'Amid, parle toujours (Voyez t. 1, p. 433, note 1) de cette place comme d'une dépendance de l'Arménie; il la met dans la province d'Aghdsnik'h, et sous le commandement du Pétéaschkh, ou gouverneur militaire de l'Arménie méridionale. Moïse de Khoren a toujours soin de l'appeler notre ville. Il rapporte aussi (l. 3, c. 26) qu'Antiochus, prince de Siounie, beau-père du roi Arsace, en était gouverneur, quand elle fut assiégée par Sapor. Après la prise de la ville, tous les guerriers de la race des Siouniens, furent renvoyés libres par le roi.—S.-M.

[233] On leur donnait les noms de Magnentiaci et de Decentiaci, sans doute à cause de Magnence et de son frère Decentius. Les autres légions étaient la trentième, qui portait le nom d'Ulpia, la dixième, surnommée Fortensis, enfin les Superventores et les Præventores, dont il a déja été parlé l. VI, § 49, t. 1, p. 451. Ils étaient commandés par le comte Élien, qui avait si vaillamment défendu Singara contre les Perses.—S.-M.

[234] Il y en avait un grand nombre, aderat... quoque sagittariorum pars major. Ces archers à cheval portaient le nom de Comtes, parce qu'ils se composaient de Barbares de condition libre, distingués par leur courage et leur adresse. Comitum....... equestres videlicet turmæ ita cognominatæ, tibi merent omnes ingenui Barbari, armorum viriumque inter alios eminentes.—S.-M.

LX. Clémence de Sapor.

Amm. l. 18, c. 10.

Sapor, en partant de Bébase, avait pris sur la droite du côté d'Amid[235]. Ayant rencontré sur sa route deux châteaux nommés Reman et Busan, qui appartenaient aux Romains, il apprit par les transfuges, qu'on y avait retiré toutes les richesses du pays, et que la femme de Craugasius, citoyen de Nisibe, distingué par sa naissance et par son crédit, célèbre elle-même par sa beauté, s'y était retirée avec sa fille en bas âge et ce qu'elle avait de plus précieux. Sapor marche à ces châteaux: les habitants prennent aussitôt l'épouvante et donnent entrée aux Perses. On apporte aux pieds du roi tous les trésors; on amène devant lui les mères éplorées,[Pg 292] serrant entre leurs bras et arrosant de leurs larmes leurs petits enfants. Le roi se fait montrer la femme de Craugasius, et lui ordonne d'approcher. Elle vient toute tremblante et ne s'attendant qu'aux derniers outrages, enveloppée d'un voile de deuil, dont son visage même était couvert. Sapor qui avait le cœur assez grand pour être maître de lui-même, sans vouloir alarmer la modestie de cette femme par une curiosité importune, ne s'occupe qu'à calmer sa douleur. Il la rassure, il lui fait espérer d'être bientôt rendue à son mari; il lui promet que son honneur ne souffrira aucune atteinte. Il savait que Craugasius l'aimait éperdûment; et il espérait acheter à ce prix la ville de Nisibe. Sapor voulut même en cette rencontre regagner les cœurs, en effaçant par sa clémence les horreurs de sa cruauté passée: il voulut bien garder de la brutalité du soldat des filles chrétiennes, qui avaient consacré à Dieu leur virginité, et défendit de les troubler dans le culte de leur religion.

[235] Il passa par Horre, Meiacarire et Charcha. Cette dernière se retrouve dans la Notice de l'empire et dans Simocatta.—S.-M.

LXI. Sapor arrive devant Amid.

Amm. l. 19, c. 1 et 2.

Trois jours après il arrive devant Amid. Au lever de l'aurore, les habitants voient du haut des murs toute la plaine et les coteaux d'alentour étinceler de l'éclat des armes. Au milieu d'une troupe de seigneurs et de rois de diverses nations paraissait Sapor, distingué de tous les autres par la hauteur de sa taille, par l'éclat de ses habits, et par son casque d'or en forme de tête de bélier, semé de pierreries[236]. Ce fier monarque, résolu,[Pg 293] suivant l'avis d'Antonin, de pousser ses conquêtes jusque dans le cœur de l'empire, n'avait pas dessein de s'arrêter devant cette ville: il se flattait que les habitants saisis de crainte viendraient se jeter à ses pieds. Dans cette confiance il s'approche jusqu'à être aisément reconnu. Mais bientôt les traits lancés de dessus les murailles lui firent voir la mort de si près, qu'une partie de son habit fut emportée par un javelot[237]. Outré de fureur, et traitant cette hardiesse d'attentat sacrilége, il protestait qu'il ruinerait la ville de fond en comble, et donnait déja ses ordres pour les préparatifs d'un siége meurtrier. Enfin, à la prière des principaux seigneurs, qui le conjuraient de ne pas sacrifier à sa vengeance tant de glorieux projets, il consentit à offrir le pardon aux habitants en les sommant de se rendre[238]. Au point du jour, Grumbates, roi des Chionites, escorté de ses plus vaillants soldats, s'avançait hardiment[Pg 294] vers les murs, pour faire connaître la volonté de Sapor, lorsqu'un tireur habile, le voyant à portée, perça de part en part à côté de lui son fils unique, qui dans la première fleur de sa jeunesse faisait déja par sa bonne mine et par sa valeur la joie de son père et l'espérance de son pays. Ce coup jette d'abord l'effroi dans la troupe; ils prennent la fuite: mais bientôt revenant sur leurs pas pour sauver le corps du jeune prince, ils appellent à leurs secours le reste de l'armée. Les habitants font une vigoureuse sortie; on combat pendant tout le jour avec acharnement autour du corps, les uns pour l'enlever, les autres pour le défendre. Enfin, la nuit étant survenue, les Perses en demeurent les maîtres, et l'emportent à la faveur des ténèbres au travers du carnage. Tous les princes prirent le deuil et partagèrent l'affliction du père. On suspendit les opérations du siége, et on fit les funérailles selon la coutume des Chionites. On plaça sur un lit élevé le corps revêtu de ses armes ordinaires; à l'entour étaient dressés dix autres lits mortuaires, sur chacun desquels était couchée une figure de cadavre représentée au naturel. Les soldats partagés par bandes buvaient et mangeaient en dansant, et en chantant des airs lugubres; et les femmes qui suivaient toujours en grand nombre les armées des Perses, pleuraient et poussaient de grands cris. Après ces cérémonies qui durèrent sept jours, on brûla le corps, et on en recueillit les os dans une urne d'argent, que le père avait dessein de remporter dans son pays.

[236] Aureum capitis arietini figmentum interstinctum lapillis pro diademate gestans. Sur des médailles sassanides qui présentent trois têtes et qui sont attribuées à Varahran II et III, on remarque que l'une de ces têtes est couverte d'une tiare recourbée, se terminant en tête de sanglier, tandis que celle qui est en face, et qui est regardée comme l'image de Narsès, est coiffée d'une tiare en forme d'oiseau. Voy. Description de Médailles antiques, par M. Mionnet, t. 5, p. 694.—S.-M.

[237] Selon Moïse de Khoren (l. 3, c. 26), Sapor fut vivement repoussé dans la première attaque qu'il fit contre Amid. Il fut obligé de reculer jusqu'à Nisibe.—S.-M.

[238] Le même auteur rapporte une lettre de Sapor adressée aux habitants de Tigranocerte ou Amid, pour les engager à se rendre. En voici la suscription: Le serviteur d'Ormuzd, le vaillant Schahpour, roi des Ariens, aux habitants de Tigranocerte, qui ne sont pas comptés au nombre des Ariens et des Anariens. Pour comprendre ces dernières paroles, il faut savoir que les Perses sont ordinairement appelés par les Arméniens Arikh, ou Ariens, nom qui fut connu des Grecs; les Anariens, sont les peuples soumis au grand roi, qui n'étaient point Persans. Ce titre répond à celui de roi de l'Iran et de l'Aniran qu'on trouve fréquemment sur les anciens monuments de la Perse et qui équivaut à la qualification de maître du monde. Iran est le nom persan de la Perse; il a la même origine que celui des Ariens. En disant aux habitants d'Amid, qu'ils ne sont pas comptés parmi les Ariens et les Anariens, Sapor voulait leur dire, qu'ils étaient les seuls qui osassent se regarder comme indépendants de son empire. Voyez ce que j'ai dit à ce sujet, dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 274.—S.-M.

LXII. Premières attaques.

Pour satisfaire la vengeance de Grumbates, la résolution fut prise de détruire Amid. On donna aux troupes encore deux jours de repos, pendant lesquels[Pg 295] on envoya faire le dégât dans les campagnes voisines, et l'on tint la ville enfermée de cinq rangs de tentes[239]. Au commencement du troisième jour toute la plaine parut à perte de vue couverte d'une brillante cavalerie. Les nations auxiliaires tirèrent au sort chacune leur poste[240]. Les plus redoutables par leur valeur étaient les Ségéstans[241], au milieu desquels marchaient à pas lents des éléphants chargés de tours. L'aspect d'une si innombrable multitude ôtait l'espoir aux assiégés, sans leur ôter le courage; ils résolurent de s'ensevelir sous les ruines de leur ville. L'ennemi resta tout le jour en présence sans faire aucun mouvement, et se retira au coucher du soleil, dans le même ordre qu'il était venu. Avant le jour il se rapproche au son des trompettes, et vient occuper les mêmes postes. Dès que Grumbates eut donné le signal (c'était une javeline teinte de sang qu'il lança contre la ville), les Perses, faisant avec leurs armes un bruit terrible, courent insulter la muraille; ils déchargent leurs traits; ils font jouer les machines qu'ils avaient enlevées de la ville de Singara, prise et pillée dans les courses précédentes[242]. On leur répond du haut des murs à coups de pierres, de dards, de javelots.[Pg 296] La nuit vient; ils la passent sous les armes, et font retentir les échos d'alentour du nom de Constance et de celui de Sapor, auxquels ils donnent à l'envi les titres les plus pompeux[243]. Au retour de l'aurore, les trompettes sonnent; les décharges recommencent, la journée n'est pas moins meurtrière. Les assiégés se relèvent tour à tour. La nuit suivante les Perses prennent du repos; mais il n'en est point pour les assiégés. Ils s'occupent moins de leurs blessures, que du soin de réparer leurs brèches, de rétablir leurs machines, et de se prémunir contre de nouvelles attaques.

[239] De cinq rangs de boucliers, dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 2, quinquies ordine multiplicato scutorum cingitur civitas.—S.-M.

[240] Les Chionites à l'orient; les Ségestans à l'occident; les Albaniens an midi, et les Vertes (Vertæ) au nord. J'ignore quel était ce dernier peuple. Pour les autres voyez la note suivante, et ci-devant, p. 177, note 1, et p. 285, note 1.—S.-M.

[241] Segestani. Ce sont les peuples du Sedjestan ou Sistan, grande province de la Perse orientale, limitrophe de l'Inde. Elle fut nommée par les anciens Sacastène.—S.-M.

[242] Moïse de Khoren rapporte (l. 3, c. 28), que Sapor employa, pour battre les murs de Tigranocerte, les prisonniers grecs, on plutôt romains, qui étaient en son pouvoir et qu'il leur promit la liberté en récompense des services qu'ils devaient lui rendre en cette occasion. Ils accomplirent les intentions du roi, et manœuvrèrent les machines qui contribuèrent à la prise de la ville.—S.-M.

[243] Les Romains appelaient Constance, le maître de l'univers, dominus rerum et mundi. Quant aux titres que les Perses donnaient à Sapor, c'étaient ceux de Saansaa et de Pyrosès, Saansaan appellantibus et Pyrosen, ce qui signifie, dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 2, roi des rois et vainqueur dans les combats, quod rex regibus imperans et bellorum victor interpretatur. Ces deux explications sont fort exactes. Car le premier nom est Schahanschah, qui en Persan signifie encore roi des rois; pour l'autre c'est le mot Fyrouz, qui s'écrivait autrefois Pyrouz et qui signifie vainqueur. Moïse de Khoren, en parlant (l. 2, c. 61) des expéditions que le roi des Parthes Vagharsch, ou Vologèse III, entreprit contre les Romains, rapporte que ce prince prit le nom de Peroz, c'est-à-dire vainqueur, en mémoire des victoires qu'il avait gagnées.—S.-M.

LXIII. Lâcheté de Sabinianus.

Amm. l. 19, c. 3.

Pendant ces sanglants combats, Ursicin, qui s'était sauvé à Édesse, pressait Sabinianus de partir en diligence avec les troupes légères, et de marcher secrètement par le pied des montagnes, pour enlever quelque poste aux ennemis dont la circonvallation était très-étendue, ou pour faire diversion par des alarmes fréquentes. Sabinianus opposait à ces bons conseils les ordres de l'empereur, qui lui avait, disait-il, recommandé de ne pas exposer les troupes. Mais la vraie raison d'une inaction si honteuse, c'étaient d'autres ordres secrets qu'il avait reçus des eunuques, de fermer à son prédécesseur toutes les voies d'acquérir de[Pg 297] la gloire, même en servant l'état. Ces lâches ennemis aimaient mieux voir périr les plus belles provinces, que de laisser à ce brave capitaine l'honneur de les sauver. Ursicin envoyait en vain à Amid des courriers qui n'y pénétraient qu'avec peine: toutes les mesures qu'il prenait pour secourir la ville, restaient sans exécution.

LXIV. Nouvelle attaque.

Amm. l. 19, c. 4 et 5.

L'infection des cadavres qui demeuraient sans sépulture, les excessives chaleurs, la confusion de tant d'habitants resserrés dans un espace étroit, et les maladies causées par les fatigues et les autres incommodités, causèrent la peste dans la ville. Elle n'y fit pas cependant beaucoup de ravage. Des pluies douces qui tombèrent la nuit d'après le dixième jour, rendirent l'air plus pur et ramenèrent la santé. La fureur de l'ennemi était beaucoup plus opiniâtre: il dressait des mantelets, il élevait des terrasses, il construisait des tours dont la face était couverte de lames de fer; les balistes placées sur ces tours nettoyaient les murs, tandis que les frondeurs et les archers ne cessaient de lancer d'en bas une grêle de traits et de pierres. Au midi de la ville, du côté du Tigre, s'élevait une haute tour, avancée sur l'angle de la muraille, et posée sur des roches escarpées. Un escalier souterrain pratiqué dans le roc, ainsi qu'il était d'usage dans toutes les places situées près du Tigre et de l'Euphrate, conduisait jusqu'au bord du fleuve, pour y aller puiser de l'eau à l'abri de l'ennemi. Comme cette tour n'était point gardée, parce qu'on la croyait assez défendue par sa situation, soixante et dix sagittaires de l'armée des Perses[244], des plus hardis et des plus adroits, guidés[Pg 298] par un déserteur, se glissent pendant la nuit dans le souterrain, et étant montés jusqu'au troisième étage, ils y attendent le jour. Alors ayant élevé en l'air une casaque rouge, comme ils en étaient convenus, tandis que toute l'armée s'approche des murs et les attaque plus vivement que jamais, ils ne cessent de lancer leurs traits dans la ville, et tous leurs coups sont meurtriers. En même temps les Perses montent à l'escalade, et gagnent déja le haut des murs. Dans ce double péril, les assiégés partagent la défense: ils pointent contre la tour cinq balistes, d'où partent de gros javelots, qui traversent souvent deux ennemis à la fois: les uns tombent percés de coups, les autres d'effroi se précipitent du haut de la tour et se brisent sur les rochers; on se bat sur la muraille, on renverse les assiégeants et les échelles; les Perses couverts de blessures, après une grande perte, sont forcés de regagner leurs tentes. On se reposa de part et d'autre le reste du jour et la nuit suivante.

[244] De la troupe royale, ex agmine regio, dit Ammien Marcellin.—S.-M.

LXV. Bravoure des soldats Gaulois.

Amm. l. 19, c. 5 et 6.

Le lendemain matin on aperçut du haut des murs un nombre infini de prisonniers qu'on traînait au camp des Perses. Les partis ennemis avaient depuis quelques jours pris et brûlé plusieurs châteaux; entre autres celui de Ziata[245], très-considérable par sa force et par son étendue, dont les fortifications embrassaient douze cent cinquante pas de circuit[246]. Ils emmenaient beaucoup[Pg 299] d'habitants; et comme il se trouvait parmi eux grand nombre de vieillards et de femmes qui ne pouvaient suivre, ces Barbares les abandonnaient dans le chemin après leur avoir coupé les jarrets. Ce spectacle tirait des larmes aux habitants. Personne n'y fut plus sensible que les soldats de la Gaule. Ces guerriers braves et alertes, fort propres à se battre en plaine, mais peu entendus dans les travaux d'un siége, gémissaient de ne trouver aucune occasion de signaler leur courage. S'ennuyant de cette inaction, ils sortaient étourdiment pour faire un coup de main, et revenaient toujours avec perte; enfin retenus par force, ils frémissaient d'impatience. Leur ardeur s'enflamma à la vue de ces malheureux prisonniers. Ils demandent à grands cris qu'on leur ouvre les portes; ils menacent même leurs officiers de les égorger, s'ils les tiennent plus long-temps dans cette contrainte; et tels que des bêtes féroces qui s'élancent avec fureur contre leurs barrières, ils hachent les portes à coups de sabre. On eut peine à gagner sur eux qu'ils attendissent la nuit pour aller, avec moins de péril, attaquer les postes les plus proches. Dès qu'elle fut venue, les Gaulois, armés de leurs haches et de leurs épées, sortent par une poterne, et s'approchent sans bruit de la première garde: ils lui marchent sur le ventre, massacrent la seconde garde qu'ils trouvent endormie, et vont droit au camp dans le dessein de pénétrer, s'ils peuvent, jusqu'à la tente de Sapor, et de le tuer au milieu de cent mille hommes. Les cris des premiers qu'ils égorgent donnent l'alarme à tout le reste. En un moment ils ont sur les bras des bataillons entiers: ils font ferme d'abord avec une audace incroyable, et reçoivent[Pg 300] à grands coups d'épée ceux qui osent les approcher. Mais bientôt accablés de traits, et trop faibles pour tenir tête à des flots de cavaliers et de fantassins qui grossissent sans cesse et qui viennent fondre sur eux, ils reculent, mais à petit pas et sans tourner le dos. On sonne la retraite dans la ville, dont on ouvre les portes pour les recevoir; on fait jouer les machines, mais sans les charger, pour faire peur aux ennemis et ne pas risquer de tuer ces braves gens. Après avoir perdu quatre cents des leurs, ils rentrent avant le jour, presque tous blessés, quelques-uns mortellement. Constance, pour conserver la mémoire d'une action si hardie, fit dresser dans la place publique d'Édesse les statues de leurs capitaines[247] revêtus de leurs armes. Le jour étant venu, découvrit aux Perses la perte qu'ils avaient faite. Il se trouva entre les morts plusieurs satrapes et quelques-uns des principaux seigneurs. Tout le camp retentissait de cris. Les attaques furent suspendues pendant trois jours, dont les assiégés profitèrent pour se remettre de leurs fatigues.

[245] Ce château, dont la position est inconnue, pourrait être une ville forte de la Sophène, nommée par les Arméniens Kharpert, et appelée par les Syriens et les Arabes Hisn-Ziad, c'est-à-dire, le château de Ziad. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 95 et 96.—S.-M.

[246] On plutôt dix stades (spatio decem stadiorum ambitur), dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 6. Comme nous ignorons de quels stades il s'agit, nous ignorons aussi quelle pouvait être au juste l'étendue de cette place.—S.-M.

[247] Horum campiductoribus..... armatas statuas apud Edessam..... locari jusserat imperator, dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 6.—S.-M.

LXVI. Vigoureuse résistance.

Amm. l. 19, c. 7.

Cette attaque inopinée irrita les Barbares: ils résolurent de périr devant Amid, plutôt que de laisser subsister une ville qui leur coûtait déja le plus pur sang de la Perse. Les assauts ayant été inutiles, ils mirent toute leur confiance dans les machines. Ils se hâtent d'en construire de toute espèce: ils multiplient les tours revêtues de fer et chargées de balistes. Au point du jour, couverts de toutes leurs armes défensives, bien serrés et en bon ordre, ils avancent à petits pas. Mais, dès qu'ils furent à la portée des machines,[Pg 301] toutes leurs défenses deviennent inutiles contre les javelots, dont presque aucun ne manquait son coup. L'infanterie est obligée d'éclaircir ses rangs, et la cavalerie de reculer. Cependant les balistes des assiégeants qui tiraient du haut des tours plus élevées que les murailles, faisaient dans la ville une terrible exécution; et la nuit étant venue, les habitants songèrent aux moyens de s'en garantir. On transporta en diligence et l'on mit en batterie vis-à-vis de ces tours quatre machines nommées scorpions, propres à lancer de grosses pierres. Au matin, les Perses avancent avec les éléphants, dont les cris mêlés à ceux des soldats formaient un effrayant concert. Les traits qui s'élèvent de la plaine ou qui tombent des tours abattent ou blessent tous ceux qui paraissent sur la muraille. Mais bientôt les masses énormes de pierres lancées des quatre machines brisent les tours, démontent et mettent en pièces les balistes, écrasent ou précipitent les tireurs. On fait pleuvoir sur les éléphants des flèches enflammées. Ces animaux effarouchés retournent sur les Perses, et les foulent aux pieds sans que leurs guides puissent les retenir. On met le feu à tous les ouvrages des assiégeants. Jamais les rois de Perse ne s'exposaient dans les combats: mais Sapor, désespéré de tous ces désastres, accourt en personne au milieu des combattants; on tire de toutes parts sur lui et sur sa garde; il voit tomber à ses côtés un grand nombre de ses officiers; mais toujours intrépide, bravant mille fois la mort, il ne se retire qu'à la fin du jour, et pour donner quelque relâche à ses troupes fatiguées de tant d'attaques.

LXVII.

Prise d'Amid.

Amm. l. 19, c. 8.

Voyant toutes ses machines détruites et brûlées, et[Pg 302] n'espérant plus rien des moyens qu'il avait mis en œuvre jusqu'alors, il fit élever tout près des murs de larges terrasses qui les égalaient en hauteur. Ce travail coûta plusieurs jours, pendant lesquels les habitants en élevèrent de leur côté en-deçà des murs. Sur ces plate-formes on combattait presque à coup de main comme sur un champ de bataille. L'acharnement et le mépris de la mort étaient égaux de part et d'autre. Enfin le moment fatal de la perte d'Amid arriva: la terrasse de la ville, trop chargée de combattants, s'éboula tout à coup comme si elle eût été ébranlée par un tremblement de terre; et comme elle surpassait la muraille en hauteur, la terre s'étant renversée du côté de l'ennemi, elle combla le peu d'intervalle qui restait entre les murs et la terrasse des Perses, et ouvrit à ceux-ci un large chemin. On accourt à la défense; mais la foule et l'empressement même embarrassent les défenseurs. Les corps qui tombent de part et d'autre s'amoncèlent et favorisent le passage. Toute l'infanterie des Perses, que Sapor faisait monter à la file, se précipite dans la ville comme un torrent. On passe tout au fil de l'épée sans distinction d'âge ni de sexe. Peu échappèrent au massacre, entre lesquels fut Ammien Marcellin, qui, après diverses aventures, ayant traversé avec grand péril des plaines couvertes de fuyards et d'ennemis, gagna enfin l'Euphrate par les forêts et les montagnes. Il passa à Mélitène, où il retrouva Ursicin, et il retourna avec lui à Antioche.

LXVIII.

Suites de la prise d'Amid.

Amm. l. 19, c. 9.

La longueur de ce siége mit les Perses hors d'état d'entreprendre des conquêtes plus éloignées. L'automne était déja avancée, et Sapor, après la destruction de la ville, ne songeait qu'à retourner dans son royaume[Pg 303] avec les prisonniers et le butin[248]. Il fit inhumainement mettre en croix le comte Élien et les tribuns, dont la capacité et la valeur lui avaient fait perdre tant de sang. Il commanda de rechercher et d'égorger sans miséricorde, comme déserteurs, tous les habitants des pays d'au-delà du Tigre[249], qui se trouvèrent dans la ville. Il emmena captifs Jacques et Cæsius, officiers du général de la cavalerie[250], avec ceux qui restaient des soldats de la garde, les mains liées derrière le dos. La femme de Craugasius, toujours traitée avec honneur, était inconsolable de s'éloigner de Nisibe. Veuve du vivant même de son mari, elle ne voyait d'autre remède à sa douleur, que de l'attirer en Perse. Elle lui dépêche secrètement un esclave fidèle, qui s'introduit dans Nisibe[251], et lui remet une lettre dont elle l'avait chargé: elle le conjurait par les prières les plus tendres, de venir changer en jours heureux des jours qu'elle passerait sans lui dans les soupirs et dans les larmes. Craugasius donna parole d'aller rejoindre sa femme à la première occasion; et le messager retourna porter à sa maîtresse une si agréable nouvelle. Tout était préparé; elle avait déja obtenu de Sapor, qu'il voulût bien, avant que de quitter le pays, favoriser l'évasion de son mari. L'absence de l'esclave, qui avait[Pg 304] tout à coup disparu, donna du soupçon aux commandants de Nisibe[252]. On menace Craugasius, on l'accuse d'une intelligence secrète. Pour détourner les défiances, il demande en mariage une fille de qualité; et sous prétexte d'aller faire les apprêts de la fête nuptiale, il prend la route d'une maison de campagne qu'il avait à huit milles de Nisibe[253]. Il est enlevé en chemin par un parti de cavaliers perses envoyés exprès[254]. On le conduit au camp de Sapor, qui le comble de faveurs. Il eut peu après la douleur de perdre sa femme; mais il conserva les bonnes graces du roi, auprès duquel il tenait le premier rang après Antonin. Celui-ci, plus habile et plus exercé aux affaires, était principalement écouté, et le succès justifiait toujours ses conseils. Sapor se retira triomphant en apparence, mais en effet pénétré de douleur d'avoir si chèrement acheté la prise d'une seule ville. Pendant soixante et treize jours, que dura le siége, il perdit trente mille hommes, que l'on compta[255] morts sur le champ de bataille après son départ. Il était aisé de distinguer les corps des Romains de ceux des Perses: les premiers se corrompaient aussitôt, et après quatre jours ils n'étaient plus reconnaissables; au contraire les Perses se desséchaient sans perdre leur forme et sans se corrompre: ce qu'Ammien attribue à leur frugalité, et à la sécheresse de leur tempérament, causée par les chaleurs du climat qu'ils habitent.

[248] Moïse de Khoren dit aussi, l. 3, c. 26, que Sapor, après avoir emmené en captivité tous les habitants d'Amid, échappés au carnage, s'en retourna dans son royaume. Il rappela encore, selon le même auteur, les troupes qu'il avait en Arménie.—S.-M.

[249] Transtigritani. Moïse de Khoren remarque cependant que Sapor épargna les Siouniens qui étaient dans la ville.—S.-M.

[250] Jacobus et Cæsius numerarii apparitionis magistri equitum. Amm. Marc. l. 19, c. 9.—S.-M.

[251] Cet esclave, dit Ammien Marcellin, franchit le mont Izala, et passa entre les deux forts de Maridis et de Lorne. Ces deux châteaux sont mentionnés dans d'autres auteurs. Le premier répond à la ville actuelle de Merdin; pour l'autre, il nous est inconnu.—S.-M.

[252] Au duc Cassianus et aux autres officiers qui étaient dans cette ville. Perculsus suspicione dux Cassianus, præsidentesque ibi proceres alii. Amm. Marc. l. 19, c. 9.—S.-M.

[253] Ad villam octavo lapide ab urbe distantem.—S.-M.

[254] Ce détachement appartenait au corps de Tamsapor, qui était resté sur la frontière.—S.-M.

[255] Selon Ammien Marcellin l. 19, c. 9, cette opération fut faite par un tribun nommé Discenès, assisté d'un notaire.—S.-M.

[Pg 305]

LXIX.

Affaires de l'église.

Ath. de Synod. t. 1, p. 716-769, et epist. ad episc. Lib. p. 270-294.

Greg. Naz. or. 21. t. 1, p. 378-397.

Basil. adv. Eunom. l. 1, t. 1, p. 207-238.

Epiph. hær. 73, t. 1, p. 844-886.

Hier. Chron. et contra Lucifer. c. 7, t. 2, p. 178 et 179.

Rufin. l. 10, c. 21.

Sulp. Sev. l. 2, c. 57-60.

Socr. l. 2, c. 37, et seq.

Theod. l. 2, c. 18 et seq.

Soz. l. 4, c. 16 et seq.

Philost. l. 4, c. 10 et seq.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 294.

Baronius. Till. Arian. art. 77 et suiv.

Hermant, vie de S. Ath. l. 8. c. 16, et suiv.

L'opiniâtre résistance de cette ville infortunée causa sa ruine, mais elle sauva la Syrie. Tandis que les Perses menaçaient l'Orient, Constance ne songeait qu'à défendre l'arianisme. Il eut pour le malheur de la religion plus de succès que Sapor, et il fit cette année à l'église des plaies plus profondes, que les Perses n'en purent faire à l'empire. Il était revenu à Sirmium après la destruction des Limigantes; il y assista à une assemblée de huit évêques; c'était le préliminaire des deux conciles indiqués pour cette année. La doctrine des demi-Ariens, qui dominait alors à la cour, y fut confirmée par un nouveau formulaire. Pendant ce temps-là les évêques d'Occident se rendaient à Rimini, et ceux d'Orient à Séleucie. Le concile de Rimini s'ouvrit au mois de juillet. Sulpice Sévère, qui paraît avoir été le mieux instruit, dit qu'il s'y trouva plus de quatre cents évêques, dont quatre-vingts étaient Ariens. L'empereur voulait les défrayer aux dépens du trésor; mais il n'y en eut que trois qui à raison de leur indigence acceptèrent cette libéralité. Taurus préfet du prétoire d'Italie eut ordre d'assister à l'assemblée, et de ne point permettre aux prélats de se séparer, qu'ils ne fussent d'accord: on lui promit le consulat, s'il procurait cette réunion, c'est-à-dire, s'il faisait triompher l'arianisme dans l'église d'Occident. Après de longues contestations le concile confirma la foi de Nicée, condamna de nouveau la doctrine d'Arius, et prononça la sentence de déposition contre les prélats obstinés à défendre l'hérésie. On peut dire que là se termina le vrai concile; la foi jusque-là ne reçut aucune atteinte; et Saint-Athanase ne considère que cette première partie, quand il parle avantageusement du concile de Rimini. Le reste ne fut[Pg 306] que séduction et violence. On envoie à l'empereur, selon ses ordres, dix députés pour lui rendre compte; c'étaient de jeunes évêques sans expérience. Les Ariens députent de leur côté des vieillards rusés et artificieux, qui préviennent Constance, fatiguent, intimident, enfin séduisent les envoyés catholiques, jusqu'à les engager à trahir le concile, et à signer le contraire de ses décisions. Ils retournent et sont d'abord mal reçus. Mais Taurus met tout en œuvre pour ébranler les évêques qu'on retenait malgré eux à Rimini. Les intrigues, les menaces, les incommodités d'une longue absence firent enfin succomber les plus fermes, ou, pour parler plus juste, ils se laissèrent surprendre par les sollicitations et les larmes même de Taurus, et par les artifices de Valens. Ils signèrent une profession de foi équivoque, dont ils n'apercevaient pas le venin, mais qui recelait le pur arianisme. Bientôt les Ariens lèvent le masque, et, selon l'expression de saint Jérôme, le monde chrétien gémit de cette surprise, et s'étonna de se voir devenu Arien. Les évêques de retour dans leurs diocèses ouvrent les yeux, et désavouent avec horreur les décrets de Rimini. Ils se joignent au pape Libérius et à ceux qui n'avaient point eu de part à cette faute. Ce fut la source d'une persécution nouvelle, pendant laquelle saint Gaudence, évêque de Rimini, fut tué à coups de pierre et de bâtons par les soldats du président Marcianus. L'erreur trouva encore moins d'obstacle à Séleucie. Le concile y commença le 27 de septembre. De cent soixante évêques il n'y eut que saint Hilaire, alors relégué en Phrygie, et douze ou treize évêques d'Égypte qui soutinrent la consubstantialité. Le questeur Léonas et Lauricius, général des[Pg 307] troupes d'Isaurie, assistaient aux séances. Le concile se divise: les purs Ariens font à part leur profession de foi; les demi-Ariens s'en tiennent à celle du concile d'Antioche assemblé en 341. Ils s'anathématisent mutuellement et se séparent sans rien conclure. Les chefs des deux partis se rendent à Constantinople où était alors l'empereur, qui faisait sa principale affaire des succès de l'hérésie; et quoiqu'il dût entrer au premier jour de janvier dans son dixième consulat, cérémonie brillante et qui demandait de grands préparatifs, il passa le dernier de décembre et presque toute la nuit suivante à faire signer aux députés de Séleucie et aux autres évêques la formule de Rimini. On tient à Constantinople un nouveau concile, où les Anoméens remportent tout l'avantage. Macédonius, Basile d'Ancyre et les autres évêques demi-Ariens sont déposés. Eudoxe passe du siége d'Antioche à celui de Constantinople, et prêche publiquement des blasphèmes dans la cérémonie de la dédicace de Sainte-Sophie, le 15 de février de l'an 360. La profession de Rimini se répand par tout l'empire et fait d'horribles ravages: on exile ceux qui refusent d'y souscrire. Au milieu de ce désastre, saint Hilaire obtient par une providence particulière de Dieu la permission de retourner en Gaule: il y arrive pour soutenir la foi ébranlée jusque dans ses fondements. Par une bizarre inconséquence, suite ordinaire de l'erreur, Constance exile Aëtius, chef des Anoméens, et consent à faire évêque de Cyzique Eunomius, le plus dangereux de ses disciples; mais peu après il est obligé de forcer Eudoxe à le déposer. Eudoxe ayant été transféré à Constantinople, Constance assemble un concile dans la ville d'Antioche pour l'élection[Pg 308] d'un évêque. Après bien des brigues et des cabales, les Ariens jettent les yeux sur Mélétius déja évêque de Sébaste, qu'ils croient dans leur parti. Plusieurs catholiques consentent à ce choix, et le décret d'élection est déposé entre les mains d'Eusèbe évêque de Samosate. L'événement fit voir que les catholiques avaient le mieux connu le nouvel évêque. A peine est-il élu, qu'il se déclare hautement pour la foi de la consubstantialité. Constance irrité l'exile un mois après à Mélitène dans la petite Arménie, et à la sollicitation des Ariens, il envoie à Samosate redemander à Eusèbe l'acte d'élection. Ce généreux prélat refuse de le remettre, à moins que tous ceux qui lui ont confié ce dépôt ne soient assemblés. L'empereur l'envoie sommer une seconde fois, et lui mande qu'en cas de refus il a ordonné qu'on lui coupât la main droite. Eusèbe, après la lecture de cette lettre, présente les deux mains: Coupez-les toutes deux, dit-il, mais je ne remettrai jamais à l'empereur un acte dont un concile m'a rendu dépositaire. Ce n'était qu'une feinte de la part de Constance: l'envoyé avait ordre de ne pas exécuter cette menace; et l'empereur ne put s'empêcher d'admirer la fermeté du prélat. Mais il ne s'adoucit point en faveur de Mélétius; il fit nommer en sa place Euzoïus, qui dès l'origine de l'hérésie avait partagé les erreurs et les anathèmes d'Arius. De ce moment il y eut trois partis dans l'église d'Antioche: les Ariens qui reconnaissaient Euzoïus; les Mélétiens, ceux-ci étaient catholiques et unis de communion avec Mélétius; les Eustathiens, on appelait ainsi les orthodoxes, qui, n'ayant reconnu aucun évêque depuis l'injuste déposition d'Eustathius, restèrent séparés de Mélétius, parce[Pg 309] qu'ils ne pouvaient se résoudre à recevoir un évêque de la main des hérétiques. Les prélats Ariens assemblés à Antioche dressèrent encore un nouveau formulaire, où la doctrine des Anoméens se manifestait sans aucun déguisement; mais les cris qui s'élevèrent contre eux, les forcèrent d'en revenir à la formule de Rimini. C'est ainsi que les flots de l'hérésie, tantôt s'élançant avec audace, tantôt se repliant sur eux-mêmes, emportaient l'empereur, qui, jusqu'à la fin de sa vie, poussé d'erreur en erreur, fut sans cesse le jouet des différentes cabales, soit dans l'église, soit dans sa cour.

LXX. Gouvernement équitable de Julien.

Amm. l. 18, c. 1.

Liban. or. 10, t. 2, p. 281.

Zonar. l. 13, t. 2, p. 20.

Julien acquérait autant d'estime que Constance s'attirait de mépris. Rien n'était plus opposé que la conduite des deux princes. Le César, après avoir passé l'été à soumettre les Barbares, employait le temps de l'hiver à rétablir les provinces. Il modérait le fardeau des impôts, il réprimait les usurpations, il enchaînait l'avarice de tous ces hommes de sang et de rapines, qui ne s'enrichissent que des pertes publiques: il veillait avec tant d'attention sur les magistrats, qu'ils ne pouvaient s'écarter des règles de la justice. Son exemple était pour les juges une loi vivante plus forte que toutes les autres lois. Il se chargeait lui-même des affaires importantes, et les jugeait avec la plus scrupuleuse intégrité. Un gouverneur fut accusé de concussion devant Florentius. Celui-ci coupable du même crime ne fut pas assez hardi pour condamner son semblable: sa colère se tourna contre l'accusateur, et le concussionnaire fut absous. L'injustice était trop évidente; les murmures éclatèrent, et Florentius, pour se mettre à couvert, pria Julien de revoir le procès: il se flattait que le César n'oserait casser sa sentence. Julien refusa d'abord; il s'excusa sur[Pg 310] ce qu'il ne lui appartenait pas de réformer le jugement d'un préfet du prétoire. Enfin, pressé de prononcer, il décida en faveur de la vérité et de la justice. Florentius s'en vengea à son ordinaire, en écrivant contre lui à la cour. La sévérité de Julien n'empruntait rien de l'humeur ni du caprice; elle était toujours éclairée, et n'agissait qu'autant qu'elle était guidée par la certitude des faits. On accusa encore de concussion devant lui Numérius qui avait gouverné la province Narbonaise[256]. Julien voulut le juger dans une audience publique: l'accusé se défendait fortement en niant les faits, et les preuves manquaient pour le convaincre. Alors l'accusateur Delphidius[257], qui plaidait avec chaleur, s'écria d'un ton d'impatience: Eh! César; qui sera jamais coupable, si l'οn est quitte pour nier les faits!Et qui sera jamais innocent, repartit Julien, si, pour être coupable, il suffit d'être accusé?

[256] Narbonensis rector.—S.-M.

[257] C'était l'orateur Atticus Tiro Delphidius, célèbre à cette époque par son éloquence et ses talents poétiques.—S.-M.

LXXI. Quatrième campagne de Julien.

Amm. l. 18, c. 2.

Liban. or. 10, t. 2, p. 281. ed. Morel.

La campagne précédente avait soumis une partie du pays des Allemans; mais il y restait encore des princes ennemis. Afin de pénétrer leurs desseins, Julien envoya à la cour d'Hortaire, allié des Romains, un tribun dont il connaissait la fidélité,[258] l'intelligence, et qui savait la langue allemande. Celui-ci, revêtu du caractère d'ambassadeur, avait ordre de s'approcher de la frontière des Barbares, auxquels on avait dessein de faire la guerre, et d'observer leurs mouvements. Pendant ce temps-là Julien rassemble ses troupes; il visite les villes[Pg 311] qui avaient été détruites sur les bords du Rhin, et achève de les rétablir. Les nouveaux alliés, comme ils y étaient obligés par le traité, fournissaient la plupart des matériaux. Les soldats, que de pareils travaux rebutent pour l'ordinaire, s'y portaient de bon cœur par amour pour Julien. On mit en état de défense sept villes, dont les plus connues sont: Nuys [Novesium], Bonn [Bonna], Andernach [Antunnacum], et Bingen [Bingio][259]. Les magasins pour serrer le blé qu'on apportait de la Grande-Bretagne, avaient été réduits en cendres; ils furent bientôt rétablis et pourvus de grains. Le préfet Florentius joignit Julien avec le reste de l'armée, et des provisions pour plusieurs mois.

[258] Ce tribun se nommait Hariobaude. Son nom donne lieu de croire qu'il était lui-même Allemand, ou au moins d'origine germanique. Ce tribun ne faisait point alors un service actif, il était retraité; aussi Ammien Marcellin, l. 18, c. 2, l'appelle-t-il vacantem tribunum.—S.-M.

[259] Les trois autres places s'appelaient Castra Herculis, Quadriburgium et Tricesima. On croit que la première est Erkelens, dans l'ancien duché de Juliers, compris actuellement dans le grand-duché du Rhin. Pour les deux autres leur véritable position est inconnue. Tout ce qu'on sait, c'est qu'elles devaient être en-deçà du Rhin, dans le pays de Clèves.—S.-M.

LXXII. Julien passe le Rhin.

Le tribun[260] vient alors rendre compte à Julien, et l'armée marche à Mayence [Mogontiacum]. Florentius et Lupicinus, qui avait succédé à Sévère, mort depuis peu, voulaient qu'on passât le Rhin en cet endroit, comme on avait fait les deux années précédentes. Le César s'y opposait: le pays d'au-delà appartenait à Suomaire[261], il craignait d'offenser ce nouvel allié, en faisant passer sur ses terres des soldats toujours avides de pillage. Les Allemans qu'on allait attaquer, menaçaient de leur côté Suomaire de s'en prendre à lui, s'il n'arrêtait les Romains. Sur la réponse qu'il leur fit, qu'il n'était pas en état de résister seul, toute l'armée[Pg 312] des Barbares vint camper vis-à-vis de Mayence pour disputer le passage. On ne pouvait sans un péril évident l'entreprendre à la vue de tant de forces réunies. Ainsi l'avis de Julien prévalut: on remonta le fleuve pour chercher un endroit commode à l'établissement d'un pont. Les Barbares firent le même mouvement; et suivant le long du fleuve la marche de l'armée romaine, ils s'arrêtaient quand ils la voyaient camper, et faisaient bonne garde pendant la nuit. Après plusieurs jours de marche Julien fit retrancher ses troupes, et chargea d'ordres secrets[262] quelques officiers de confiance. Ils choisirent trois cents soldats braves et dispos; qui ne savaient pas où on les conduisait, et ils les firent embarquer de nuit dans quarante bateaux[263]. Ils descendirent le fleuve en se laissant aller au fil de l'eau sans se servir de rames, de peur d'être entendus des ennemis. Après avoir dépassé d'assez loin le camp des Allemans, ils débarquèrent sur la rive droite. Le roi Hortaire avait cette nuit-là invité à un grand festin les rois et les princes[264] de l'armée ennemie. Ce n'était pas qu'il eût dessein d'entrer dans leur ligue; mais quoiqu'il fût ami des Romains, il l'était aussi de ces princes, et il voulait observer avec eux tous les égards du bon voisinage. Le repas avait duré long-temps, selon l'usage de la nation, et les conviés revenaient au camp en belle humeur, lorsqu'ils furent rencontrés par le détachement qui avait passé le fleuve. Les princes échappèrent à la faveur des ténèbres et de la vitesse[Pg 313] de leurs chevaux; mais presque tous les gens de leur escorte qui les suivaient à pied, restèrent sur la place. L'alarme se répand dans le camp; on croit que toute l'armée romaine est déja en-deçà du Rhin; c'est à qui fuira avec plus de vitesse; chacun s'empresse de gagner l'intérieur du pays, et d'y mettre en sûreté sa femme et ses enfants[265]. Les Romains ne trouvant plus d'obstacle, jettent leur pont, et traversent le pays d'Hortaire sans y faire de ravage.

[260] C'est d'Hariobaude qu'il est question.—S.-M.

[261] Ses bourgs étaient situés sur les rives du fleuve, dit Ammien Marcellin, l. 18, c. 2. Ejus enim pagi Rheni ripis ulterioribus adhærebant.—S.-M.

[262] Lupicinus fut consulté en cette occasion. Adscito Lupicino in consilium. Amm. Marc. l. 18, c. 2.—S.-M.

[263] Lusoriæ naves quadraginta. C'étaient les seuls qui fussent à la disposition des Romains: Quæ tunc aderaut solæ, dit Ammien Marcellin, l. 18, c. 2.—S.-M.

[264] Reges omnes, et regales, et regulos. Amm. Marc. l. 18, c. 2.—S.-M.

[265] Necessitudines opesque suas transferre longiùs festinabant, dit Ammien Marcellin, l. 18, c. 2.—S.-M.

LXXIII. Allemans subjugués.

Quand ils furent entrés sur les terres des ennemis, ils mirent tout à feu et à sang. On abattait les cabanes, on passait les habitants au fil de l'épée. Après qu'on eut désolé tout le canton, on arriva dans un lieu nommé Palas[266], où étaient dressées des pierres qui servaient de bornes entre le pays des Allemans et celui des Bourguignons. L'armée s'y arrêta pour recevoir deux rois, nommés Macrianus et Hariobaude: ils étaient frères et venaient demander la paix, qu'ils obtinrent[267]. Vadomaire, dont nous avons déja parlé, et qui régnait dans le pays qu'on nomme aujourd'hui le Brisgaw[268], se rendit aussi au camp. Il apportait des lettres de recommandation de Constance. On le reçut avec honneur comme un vassal de l'empire, mais il n'obtint pas une réponse[Pg 314] favorable. Il venait implorer la clémence des Romains pour trois princes qui s'étaient trouvés à la bataille de Strasbourg, et qui voyant approcher le vainqueur, avaient recours aux prières. C'étaient Urius, Ursicin et Vestralpe. Julien, connaissant la légèreté de ces Barbares, craignit que s'il les tenait quittes pour des excuses et des soumissions verbales, ils ne se fissent un jeu de reprendre les armes dès qu'il serait éloigné. Il voulut donc leur faire sentir ce qu'il en coûtait pour attaquer l'empire. On brûla les moissons et les habitations; on tua, on enleva un grand nombre de leurs sujets. Quand on les eut ainsi punis, on écouta leurs supplications, et l'on traita avec eux aux mêmes conditions qu'avec leurs voisins. On les obligea surtout à rendre tous les captifs. Lorsque Julien eut repassé le Rhin, un de ces princes qui venait de donner son fils en ôtage, l'envoya aussitôt redemander avec menaces, sans avoir rendu les prisonniers. Julien remit le jeune prince entre les mains des députés: Remenez-le à son père, leur dit-il, un enfant n'est pas seul une caution suffisante pour un si grand nombre de braves gens qui valent mieux que lui. Il écrivit en même temps au père en ces termes: Je vous envoie à mon tour des députés. Ayez à leur remettre tous les prisonniers que vous avez en votre pouvoir, et dont le nombre monte à plus de trois mille; ou n'imputez qu'à vous seul les suites funestes de votre perfidie. En même temps il part de Spire, à dessein de repasser le fleuve. Le roi allemand n'attendit pas l'orage; il renvoya promptement tous les Gaulois qu'il avait enlevés dans ses incursions. Cette campagne couronna les succès de Julien dans la Gaule; et ces quatre années furent la partie la plus[Pg 315] brillante de sa vie. L'hiver suivant, tandis qu'il se reposait des fatigues de la guerre dans des occupations plus tranquilles, mais qui n'étaient pas moins salutaires à la province, ses ennemis travaillaient à la cour à le désarmer pour le détruire. Leur malignité alla si loin quelle lassa la patience des soldats de la Gaule. Le César se vit forcé, du moins en apparence, d'accepter le titre d'Auguste, comme nous l'allons raconter.

[266] Ce lieu est encore nommé par Ammien Marcellin, l. 18, c. 2, Capellatius. Cet historien s'exprime ainsi: Cùm ventum fuisset ad regionem cui Capellatii vel Palas nomen est, ubi terminales lapides Alamannorum et Burgundiorum confinia distinguebant, castra sunt posita. Il est tout-à-fait impossible de faire connaître la position de cet endroit.—S.-M.

[267] Après de longues délibérations, libratis diu consiliis, Amm. Marc. l. 18, c. 2.—S.-M.

[268] Le canton possédé par ce roi était au-delà du Rhin, vis-à-vis le pays des Rauraces, cujus erat domicilium contra Rauracos (Amm. Marc. l. 18, c. 2), qui occupaient le pays de Bâle et une partie de l'Alsace méridionale ou du département du Haut-Rhin.—S.-M.

FIN DU DIXIÈME LIVRE.


[Pg 316]

LIVRE XI.

I. Conduite impénétrable de Julien dans la révolution qui l'élève à l'empire. II. Ursicin disgracié. III. Constance rappelle de la Gaule une partie des troupes. IV. Expédition de Lupicinus contre les Scots. V. Julien se dispose à obéir. VI. Murmures des soldats et des habitants. VII. Julien reçoit les troupes à Paris. VIII. Julien proclamé Auguste. IX. Il résiste, et se rend enfin aux désirs des soldats. X. Péril de Julien. XI. Il harangue les soldats. XII. Clémence de Julien envers les officiers de Constance. XIII. Lettres de Julien à Constance. XIV. Constance refuse tout accommodement. XV. Les soldats s'opposent à l'exécution des ordres de Constance. XVI. Lettres et députations inutiles de part et d'autre. XVII. Expédition de Julien contre les Attuariens. XVIII. Mort d'Hélène, femme de Julien. XIX. Singara prise par Sapor. XX. Prise de Bézabde. XXI. Retraite de Sapor. XXII. Dédicace de Sainte-Sophie. XXIII. Constance en Mésopotamie. XXIV. Siége de Bézabde. XXV. Vigoureuse résistance. XXVI. Constance lève le siége. XXVII. Fin malheureuse d'Amphilochius. XXVIII. Mort d'Eusébia, et mariage de Faustine. XXIX. Constance se dispose à retourner contre les Perses. XXX. Il s'assure de l'Afrique. XXXI. Il passe en Mésopotamie. XXXII. Julien se détermine à faire la guerre à Constance. XXXIII. Les Allemans reprennent les armes. XXXIV. Prise de Vadomaire. XXXV. Julien fait prêter le serment à ses troupes. XXXVI. Dispositions de Julien. XXXVII. Marche de Julien jusqu'à Sirmium. XXXVIII. Il s'empare de cette ville. XXXIX. Il se rend maître du Pas de Sucques. XL. L'Italie et la Grèce se déclarent pour lui. XLI. Il fait profession ouverte d'idolâtrie. XLII. Bienfaits qu'il répand sur les provinces. XLIII. Il prend soin de la ville de Rome. XLIV. Révolte de deux légions.[Pg 317] XLV. Siége d'Aquilée. XLVI. Inquiétudes de Julien. XLVII. Constance revient à Antioche. XLVIII. Mort de Constance. XLIX. Ses bonnes et ses mauvaises qualités. L. Dernières lois de Constance.

An 360.

I. Conduite impénétrable de Julien, dans la révolution qui l'élève à l'empire.

La conduite de Julien dans la Gaule avait été jusqu'alors irréprochable. Chéri des peuples, redouté des Barbares, il avait délivré la province des vexations domestiques et des incursions étrangères. La révolution qui va suivre répand sur sa vertu un violent soupçon d'hypocrisie. Il est difficile de sonder la profondeur de cet esprit dissimulé. Le glaive qui avait brillé à ses yeux dès son enfance, et qu'il voyait sans cesse suspendu sur sa tête, l'avait trop bien instruit à se contrefaire. Entre les auteurs anciens les uns s'étudient à le justifier; ils prétendent qu'il n'accepta qu'à regret le titre d'Auguste: les autres l'accusent de rébellion. Ceux-là sont adorateurs de Julien, ainsi que de ses divinités; ceux-ci, dont le témoignage est d'ailleurs très-respectable, ne voient jamais en lui que l'ennemi du vrai Dieu. Les ressorts qui produisirent ce changement de scène, sont inconnus. Si Julien fut criminel, il sut si bien s'envelopper, que l'œil critique et impartial de la postérité ne peut du moins avec évidence démêler l'artifice. Il paraît cependant que s'il ne fit rien pour se procurer le diadème, il ne fit pas tout ce qu'il aurait pu pour se défendre de l'accepter. Un esprit tel que le sien était bien capable de trouver des moyens plus efficaces. De plus, les manifestes qu'il répandit ensuite contre Constance, décèlent une haine invétérée, qu'il avait su déguiser jusqu'à composer en l'honneur de ce prince les panégyriques[Pg 318] les plus outrés. Cette fausseté de caractère le rend légitimement suspect; le flatteur déja perfide n'a qu'un pas à faire pour devenir rebelle. Je vais exposer les circonstances de ce fameux événement: c'est au lecteur à juger, et à donner aux faits les qualifications qu'ils méritent.

II. Ursicin disgracié.

Amm. l. 20, c. 2.

Constance étant pour la dixième fois consul, et Julien pour la troisième, les préparatifs de Sapor alarmaient l'empire. Ce prince, toujours animé par Antonin et par Craugasius, menaçait de nouveau la frontière. L'empereur, comme s'il eût été d'intelligence avec les Perses, laissait échapper ses ressources, à mesure qu'il voyait croître le péril. Il commença par éloigner pour toujours Ursicin, le seul guerrier capable de résister aux Perses. Dès que ce général fut revenu à la cour, ses anciens ennemis l'attaquèrent, d'abord par des censures qu'ils hasardaient sourdement, ensuite par des calomnies qu'ils débitaient avec hardiesse. L'empereur crédule et accoutumé à ne voir que par les yeux d'autrui, nomma commissaires pour informer de sa conduite, Arbétion, l'auteur secret de ces intrigues, et Florentius, maître des offices et différent du préfet de la Gaule. Ils avaient ordre de l'interroger sur les causes de la prise d'Amid. Ursicin n'avait pas de peine à prouver qu'on ne devait attribuer cette disgrace qu'à la lâcheté de Sabinianus; mais ses raisons n'étaient pas même écoutées. Les commissaires, de crainte d'offenser le grand-chambellan, dont Sabinianus était la créature, n'évitaient rien tant que de découvrir la vérité; et à dessein de s'en écarter comme d'un écueil dangereux, ils se jetaient dans des discussions frivoles et étrangères. Ursicin, naturellement vif et impatient, fatigué[Pg 319] de cet indigne manége, ne put se contenir: Quoique l'empereur me méprise, dit-il, au point de ne daigner m'entendre, l'affaire est assez importante pour n'être pas abandonnée à la discrétion de ses eunuques: c'est à lui seul qu'il appartient d'en connaître et de punir les coupables. En attendant qu'il s'y détermine, faites-lui savoir que, tandis qu'il déplore la perte d'Amid, il se forme sur la Mésopotamie un nouvel orage, qu'il ne pourra lui-même conjurer à la tête de toutes ses troupes. Ces paroles hardies, envenimées encore par la malignité des délateurs, excitèrent la colère de Constance: il fit cesser l'information; et sans vouloir s'instruire de ce qu'on affectait de lui cacher, il chassa Ursicin de la cour, et le relégua dans ses terres. Agilon, qui n'était alors que commandant d'une des compagnies de la garde, fut revêtu de la charge importante de général de l'infanterie; et Ursicin passa le reste de ses jours dans une obscurité plus fâcheuse pour l'état que pour lui-même.

III. Constance rappelle de la Gaule une partie des troupes.

Amm. l. 20, c. 4.

Jul. ad Ath. p. 282.

Liban. or. 8, t. 2, p. 240 et or. 10, p. 282 et 283.

Zos. l. 3, c. 8.

Les intrigues de cour venaient d'enlever à l'empereur le plus habile et le plus fidèle de ses généraux; sa propre imprudence lui enleva la moitié de l'empire. Lucien avait été envoyé en Gaule pour y tenir la place de Salluste; mais il n'était pas capable de le remplacer dans le cœur de Julien. Ennemi secret de ce prince, il se joignit à Florentius et à la cabale de la cour pour déterminer l'empereur à rappeler le César, ou du moins à le désarmer, en lui retirant ses meilleures troupes. La jalousie de Constance appuya ses conseils pernicieux. Il fit partir Décentius secrétaire d'état[269], avec ordre de lui amener les Hérules, les Bataves, et deux légions[Pg 320] gauloises[270], renommées pour leur bravoure, avec trois cents hommes choisis dans chacun des autres corps. C'était toute la force de l'armée de Julien. Ces troupes devaient se rendre en diligence à Constantinople, pour marcher contre les Perses au commencement du printemps. Les ordres étaient adressés à Lupicinus. Constance en envoyait d'autres à Gintonius Sintula, grand-écuyer[271] de Julien; il le chargeait de choisir les plus braves des soldats de la garde[272], et de les lui amener lui-même. Il n'écrivit à Julien que pour lui enjoindre de presser l'exécution de ses volontés.

[269] Il était en même temps tribun, tribunum et notarium.—S.-M.

[270] C'étaient les légions nommées Pétulante et Celtique: cumque Petulantibus Celtas.—S.-M.

[271] Stabuli tribunus. Cet officier est appelé simplement Sintula dans Ammien Marcellin; c'est Julien lui-même qui nous apprend qu'il portait aussi le nom de Gintonius (ad Athen. l. 282, ed. Spanh.)—S.-M.

[272] Dans les corps des Scutaires et des Gentils ou des étrangers, de Scutariis et Gentilibus.—S.-M.

IV. Expédition de Lupicinus contre les Scots.

Amm. l. 10, c. 1.

Cellar. Geog. l. 2, c. 4, art. 23.

Lupicinus n'était pas alors en Gaule; Julien l'avait fait passer avec quelques troupes dans la Grande-Bretagne[273], pour arrêter les incursions des Scots et des Pictes, qui, s'étant tenus tranquilles pendant dix-sept ans depuis l'expédition de Constant, recommençaient leurs ravages. Lupicinus partit de Boulogne [Bononia] au milieu de l'hiver[274], aborda à Rutupias, aujourd'hui le port de Richborow, et se rendit à Londres [Lundinium]. Ce général savait la guerre; mais c'était un homme hautain, fanfaron, aussi avare que cruel.

[273] Julien n'osait passer la mer en personne, parce qu'il craignait de laisser la Gaule exposée sans défenseur, aux attaques des Allemans, qui la menaçaient toujours. Verebatur ire subsidio transmarinis, dit Ammien Marcellin, l. 20, c. 1, ne rectore vacuas relinqueret Gallias, Alamannis ad sævitiam etiamtum incitatis et bella.—S.-M.

[274] Lupicinus avait avec lui des troupes légères, Hérules et Bataves, et deux légions ou plutôt deux bataillons de la Mœsie (les légions n'étaient alors fortes que de mille à douze cents hommes). Moto velitari auxilio, Ærulis scilicet et Batavis, numerisque Mœsiacorum duobus. Amm. Marc. l. 20, c. 1.)—S.-M.

[Pg 321]

V. Julien se dispose à obéir.

Amm. l. 20, c. 4.

Jul. ad Ath. p. 282, et seq.

Liban. or. 8, t. 2, p. 240. et or. 10. p. 283, 284 et 285.

Zos. l. 3, c. 8 et 9.

Décentius en l'absence de Lupicinus se mit en devoir d'exécuter les ordres de Constance. Sintula qui ne cherchait qu'à signaler son zèle pour avancer sa fortune, s'acquitta d'abord de sa commission à la rigueur. Après avoir choisi l'élite des troupes qui gardaient la personne de Julien, il se mit en marche à leur tête. Il s'agissait de faire partir le reste, dispersé en différents quartiers d'hiver. On était alors à la fin du mois de mars. Julien, après avoir protesté qu'il était parfaitement soumis aux volontés de l'empereur, représenta seulement qu'on ne pouvait sans injustice, ni même sans péril entreprendre de faire partir les Hérules et les Bataves, qui ne s'étaient donnés à lui qu'à condition qu'on ne leur ferait jamais passer les Alpes[275]: il ajouta qu'en leur manquant de parole, on se privait à jamais du secours des étrangers, qui ne viendraient plus offrir leurs services. Ses raisons n'étant pas écoutées, il se trouvait dans un grand embarras: s'il obéissait, il dégarnissait la province qui restait presque sans défense exposée aux insultes des Barbares; s'il refusait d'obéir, il s'attirait l'indignation de l'empereur. C'était là le moment critique, qui devait amener la révolution. On ne voit pas que Julien ait fait à l'empereur aucune remontrance, ni qu'il ait pris aucune mesure pour disposer les esprits à obéir. Du moins il ne mit en œuvre que de faibles expédients, qui ne pouvaient produire d'autre effet que de le garantir de toute imputation. Il envoya ordre à Lupicinus de revenir; il invita Florentius à se rendre auprès de lui pour l'aider de ses conseils. Celui-ci était le premier auteur de tous ces troubles; et pour se[Pg 322] mettre à couvert des suites, il s'était retiré à Vienne sous prétexte d'y amasser des vivres[276]. Il refusa constamment de quitter cette ville. En vain le César lui écrivit des lettres pressantes; en vain il protesta que si Florentius s'obstinait dans son refus, il allait renoncer à la qualité de César: qu'il aimait mieux s'abandonner à la merci de ses ennemis, que d'encourir le reproche d'avoir laissé perdre une si belle province. Dans le manifeste qu'il adressa quelque temps après aux Athéniens, il prend les Dieux à témoins qu'il pensait en effet sérieusement alors à se dépouiller de sa dignité et à s'éloigner entièrement des affaires.

[275] Qui relictis laribus Transrhenanis, sub hoc venerant pacto, ne ducerentur ad partes unquam Transalpinas. Amm. Marc. l. 20, c. 4.—S.-M.

[276] C'était lui, dit Ammien Marcellin, qui avait le premier conseillé à Constance de retirer de la Gaule les troupes qui l'avaient défendue et qui étaient redoutées des Barbares.—S.-M.

VI. Murmures des soldats et des habitants.

Pendant ces délais une main inconnue fit courir dans le quartier des deux légions gauloises un libelle rempli d'invectives contre Constance[277], et de plaintes sur le déplorable sort des soldats, qu'on exilait, disait-on, comme des criminels, aux extrémités de la terre: Nous allons donc abandonner à une nouvelle captivité nos enfants et nos femmes, que nous avons rachetés au prix de tant de sang. Ce libelle séditieux effraya les officiers attachés à l'empereur: les principaux étaient Nébridius, Pentadius, Décentius. Ils pressèrent plus vivement Julien de faire partir les troupes, pour ne pas donner à ces murmures le temps de s'accroître et d'éclater par une révolte. Julien persistait dans la résolution d'attendre Florentius et Lupicinus. On lui représenta que c'était le moyen de fortifier les soupçons[Pg 323] de l'empereur; que s'il attendait ces deux officiers, Constance leur attribuerait tout le mérite de l'obéissance. Il se rendit à ces instances. Il n'était plus question que de la route qu'on ferait tenir aux soldats. Julien n'était pas d'avis[278] qu'on les fît passer par la ville de Paris[279], où il était alors: on devait craindre que la vue d'un prince qu'ils chérissaient et dont on les forçait de s'éloigner, n'échauffât leurs esprits. Décentius prétendait au contraire que Julien seul était capable de les calmer et de les porter à la soumission. Julien céda encore sur ce point important, dont il paraît cependant qu'il était le maître. On envoya donc aux divers corps de troupes l'ordre de se rassembler à Paris. Au premier mouvement qu'elles firent, toute la Gaule s'ébranla: l'air retentissait de cris confus; c'était une désolation générale. On croyait déja voir les Barbares rentrer dans la province, et y rapporter tous les désastres, dont elle venait d'être délivrée. Les femmes des soldats éperdues et éplorées, leur présentant leurs enfants à la mamelle, les conjuraient à grands cris de ne les pas abandonner: les chemins étaient bordés d'une multitude de tout âge et de tout sexe, qui les suppliait de rester, et de conserver le fruit de leurs travaux. Au milieu de ces gémissements et de ces larmes, les soldats à la fois attendris et pleins d'une indignation secrète arrivèrent à Paris.

[277] On le trouva auprès des enseignes des Pétulants: Hocque comperto, dit Ammien Marcellin, apud Petulantium signa famosum quidam libellum humi projecit occultè, l. 20, c. 4. C'étaient, dit Zosime, l. 3, c. 9, des lettres anonymes, ἀνώνυμα γραμμάτια. Julien dit quelque chose d'à peu près semblable (ad Athen. p. 283), γράφει τις ανώνυμον.—S.-M.

[278] Julien l'assure dans sa lettre aux Athéniens (p. 284).—S.-M.

[279] Per Parisios. Zosime, l. 3, c. 9, appelle Paris une petite ville de Germanie, Γερμανίας πολίχνη.—S.-M.

VII. Julien reçoit les troupes, à Paris.

A leur approche, Julien alla au-devant d'eux. C'était un honneur que les empereurs mêmes avaient coutume de faire aux légions, quand elles se rendaient auprès[Pg 324] de leur personne. Il les reçut dans une plaine aux portes de la ville[280]. Là, étant monté sur un tribunal, il donna des éloges à ceux qu'il connaissait; il leur rappela les belles actions qu'il leur avait vu faire: Ce n'est pas à nous, leur disait-il, à délibérer sur l'obéissance que nous devons aux ordres de l'empereur: vous allez combattre sous ses yeux; c'est là que vos services trouveront des récompenses proportionnées à votre valeur et au pouvoir du souverain: préparez-vous à ce voyage, qui vous conduit à la gloire. Les soldats l'écoutèrent en silence, et sans donner aucune des marques ordinaires de leur approbation. Il traita magnifiquement les officiers, et les combla de présents. Ils se retirèrent sous leurs tentes, sensiblement affligés de quitter leur patrie et un chef si bienfaisant. Ils séjournèrent le lendemain, comme pour se disposer à partir; mais ils passèrent le jour à concerter ensemble tant officiers que soldats. Julien, s'il en faut croire ses protestations et ses serments, n'avait aucune connaissance de leur dessein.

[280] Dans les fauxbourgs selon Ammien Marcellin, l. 20, c. 4. Iisdemque adventantibus, in suburbanis princeps occurrit.—S.-M.

VIII. Julien proclamé Auguste.

Au commencement de la nuit les soldats prennent les armes: ils environnent le palais; c'était celui qu'on a nommé depuis le palais des Thermes[281]. Ils se rendent maîtres de toutes les issues; ils proclament Julien Auguste, et demandent par des cris redoublés, qu'il sorte, qu'il se montre. Julien reposait dans un appartement voisin de celui de sa femme: selon le récit qu'il fait de cet événement, il s'éveille en sursaut; il apprend avec étonnement le sujet de cette émeute: incertain de ce[Pg 325] qu'il doit faire, il s'adresse à Jupiter. Comme le tumulte au-dehors, la frayeur au-dedans du palais croissaient à tous les moments, il prie ce Dieu de lui manifester sa volonté par quelque signe; et Jupiter lui fit, dit-il, connaître aussitôt qu'il ne devait pas résister au désir des soldats. A l'entendre, il ne fut pas aussi facile que Jupiter; il s'obstina à se tenir renfermé le reste de la nuit. Au point du jour les soldats enfoncent les portes; ils entrent l'épée à la main, et le forcent de sortir. Dès qu'il paraît, tous de concert, le saluent du titre d'Auguste avec des acclamations réitérées.

[281] On sait qu'il existe encore à Paris quelques restes de ce palais, qui occupait autrefois un très-vaste emplacement, sur la rive méridionale de la Seine.—S. M.

IX. Il résiste et se rend enfin au désir des soldats.

Julien par ses paroles, par ses mouvements, par toutes les marques d'un refus opiniâtre se défendait de l'empressement des soldats. Tantôt il témoignait de l'indignation, tantôt il leur tendait les bras et les conjurait avec larmes de ne pas déshonorer par une rébellion tant de glorieuses victoires: Calmez vos esprits, s'écriait-il; sans allumer les feux d'une guerre civile, sans changer la face de l'état, vous obtiendrez ce que vous désirez. Puisque vous ne pouvez vous résoudre à quitter votre patrie, retournez dans vos quartiers: je vous suis garant que vous ne passerez pas les Alpes; je me charge de justifier vos alarmes auprès de l'empereur, dont la bonté écoutera vos remontrances. Ces paroles, loin de ralentir leur ardeur, semblent l'embraser davantage. Tous redoublent leurs cris: déja une si longue résistance excite leur colère; les menaces se mêlent aux acclamations; enfin Julien se laisse vaincre. On l'élève sur un pavois; on le prie de ceindre le diadème. Comme il protestait qu'il n'en avait point, on s'écrie qu'il peut employer à cet usage le collier ou l'ornement de tête de sa femme; quelques-uns même[Pg 326] s'empressent à lui former un diadème avec les courroies d'un cheval[282]. Julien rejetant des parures si indécentes, un officier nommé Maurus[283] lui présenta son collier, qu'il fut obligé d'accepter et de mettre sur sa tête. Aussitôt, pour se conformer à la coutume observée par les Augustes à leur avénement à l'empire, il promit cinq pièces d'or et une livre d'argent pour chaque soldat. C'est ainsi que Julien fut revêtu de la puissance souveraine. Quoiqu'il ne manquât ni d'éloquence ni de vigueur, sa résistance ne fut pas aussi efficace que l'avait été celle du généreux Germanicus, dont la fermeté inébranlable dans son devoir avait bien su repousser les efforts d'une armée, qui s'obstinait avec fureur à lui faire accepter le titre d'Auguste. Julien racontait depuis à ses amis, que cette nuit même il avait vu en songe le génie de l'empire, qui lui avait dit d'un ton de reproche: Julien, il y a long-temps que je me tiens à l'entrée de ta maison, dans l'intention d'accroître ta dignité et ta fortune; tu m'as plusieurs fois rebuté: si tu ne me reçois pas aujourd'hui que je suis appuyé de tant de suffrages, je m'éloignerai à regret; mais n'oublie pas que je ne dois demeurer auprès de toi que peu de temps.

[282] Equi phaleræ.—S.-M.

[283] Il était alors hastaire dans les Pétulants, Petulantium hastatus, où il remplissait les fonctions de porte-enseigne, draconarius. Il fut ensuite créé comte. Il se conduisit mal quelque temps après, lors de l'attaque du pas de Sucques. (Amm. Marc. l. 20, c. 4.).—S.-M.

X. Péril de Julien.

Julien se renferma dans le palais, sans vouloir ni porter le diadème, ni recevoir aucune visite, ni s'occuper d'aucune affaire. Il était, dit-il, accablé de douleur et de confusion; il se reprochait en soupirant de n'être pas demeuré jusqu'à la fin fidèle à Constance.[Pg 327] Tandis qu'un morne silence régnait autour de lui, les amis de Constance profitent de ce moment pour tramer un complot; ils distribuent de l'argent aux soldats, à dessein de les soulever contre le nouvel empereur, ou du moins de les diviser. Ils avaient déja gagné un eunuque de la chambre[284], lorsqu'un officier du palais vient avec effroi en donner avis; et comme Julien ne paraissait pas l'écouter, cet officier va jeter l'alarme parmi les troupes, en criant de toutes ses forces: Au secours, soldats, citoyens, étrangers; ne trahissez pas celui que vous venez de nommer Auguste. Ammien Marcellin ajoute, que pour émouvoir plus vivement les esprits, il s'écria qu'on venait d'assassiner l'empereur. Aussitôt les soldats accourent au palais; ils s'y jettent en foule, les armes à la main: les gardes et les officiers de Julien croyant que cette irruption soudaine était l'effet d'une seconde révolution, se dispersent saisis d'effroi, et ne pensent qu'à se sauver. Les soldats pénètrent jusqu'à l'appartement du prince[285]; ravis de le trouver plein de vie, ils ne peuvent retenir les transports de leur joie; ils s'empressent à l'envi de lui baiser la main, de le serrer entre leurs bras; et passant rapidement de ces mouvements de tendresse à ceux de la fureur et de la vengeance, ils demandent la mort des conjurés, ils les cherchent pour les massacrer. Le premier usage que Julien fit de son autorité, fut de déclarer qu'il prenait sous sa sauvegarde ceux[Pg 328] qu'on regardait comme ses ennemis, qu'il ne permettrait pas qu'on leur fît aucun mal, ni qu'on les outrageât, même de paroles: Songez, disait-il, qu'ils sont mes sujets, que je suis leur empereur; ménagez mon honneur et le vôtre: vous deviendriez des rebelles, et je ne serais moi-même qu'un tyran et un usurpateur, si votre zèle pour moi se signalait par des meurtres, et s'il en coûtait une goutte de sang pour m'élever à l'empire. Ces paroles prononcées d'un ton ferme et absolu désarmèrent les soldats. Julien donna la vie à l'eunuque qui s'était chargé de le faire périr. Les amis de Constance, rassurés par ces marques de clémence, mais tremblants encore de l'idée du péril dont ils étaient à peine échappés, viennent se jeter à ses pieds; ils l'environnent; ils ne peuvent exprimer que par leur silence et par leurs larmes la reconnaissance dont ils sont pénétrés à l'égard d'un prince si bon et si généreux.

[284] Un décurion du palais, fonctionnaire d'un rang distingué selon ce que rapporte Ammien Marcellin, l. 20, c. 4, Palatii decurio, qui ordo est dignitatis. Les officiers de cet ordre portaient le titre de Clarissimes.—S.-M.

[285] Jusque dans la salle du conseil, selon Ammien Marcellin, où ils le trouvèrent revêtu des marques de sa dignité. In consistorium fulgentem eum augusto habitu conspexissent, l. 20, c. 4.—S.-M.

XI. Il harangue les soldats.

Amm. l. 20, c. 5.

Les troupes que conduisait Sintula, ne s'éloignaient qu'à regret. Au premier moment qu'elles apprirent ce qui se passait à Paris, elles retournèrent sur leurs pas, et vinrent rejoindre leurs camarades. Leur chef fut obligé de les suivre. Le lendemain de leur arrivée, au point du jour, le prince fit assembler toute l'armée dans le champ de Mars[286]; c'était une plaine destinée aux exercices,[Pg 329] vers l'endroit où fut depuis bâtie la porte de Saint-Victor. S'étant rendu en ce lieu avec toute la pompe de sa nouvelle dignité, environné des aigles romaines et d'une garde nombreuse, il monta sur un tribunal. Après un silence de quelques moments, pendant lesquels il considérait leur contenance, où il voyait éclater l'ardeur et la joie, il leur parla en ces termes: «Braves et fidèles défenseurs de l'état et de ma personne, après vous être tant de fois exposés avec moi pour le salut de ces provinces, vous avez couronné mon zèle en m'élevant au comble des grandeurs; je dois à mon tour récompenser le vôtre. Presque au sortir de l'enfance, revêtu de la pourpre qui ne m'était donnée que comme une vaine parure, la providence des Dieux, vous le savez, me mit entre vos mains. Depuis ce moment jamais je ne me suis écarté des lois étroites que je m'étais imposées; et mon exemple vous a dicté vos devoirs. Toujours à votre tête, dans une province désolée, sur une terre teinte du sang de ses habitants, couverte des ruines et des cendres de ses villes, lorsque tant de nations féroces, le fer et le feu à la main, nous enveloppaient de toutes parts, j'ai partagé tous vos travaux, tous vos périls. Combien de fois dans la saison même où la rigueur du froid suspend les opérations de la guerre sur terre et sur mer, avons-nous relancé jusque dans leurs affreuses retraites les Allemans auparavant indomptés! Souvenez-vous de ce jour glorieux qui éclaira votre victoire dans les plaines de Strasbourg [Argentoratum],[Pg 330] et qui rendit pour toujours à la Gaule son ancienne liberté. Vous me vîtes alors braver mille fois la mort; et je vous vis pleins de force et de courage terrasser des ennemis désespérés. Je les vis tomber sous vos coups ou se précipiter dans le fleuve; et nous ne laissâmes sur le champ de bataille qu'un petit nombre des nôtres, plus dignes de nos éloges que de nos larmes, et que nous honorâmes par des funérailles plus glorieuses pour eux que la pompe d'un triomphe. Après tant d'actions célèbres ne craignez pas que votre mémoire périsse jamais. Il ne nous reste plus à vous et à moi qu'une chose à faire: à vous de maintenir votre ouvrage, et de défendre contre ses ennemis celui que vous avez élevé; à moi, de payer vos services, et d'écarter les intrigues qui pourraient vous frustrer des récompenses qui vous sont dues. Je déclare donc aujourd'hui, comme une loi irrévocable, et je vous en prends à témoin, que désormais personne ne pourra sur aucune autre recommandation que celle de ses services, obtenir aucun office civil ni militaire; et que quiconque osera solliciter pour un autre une pareille faveur, ne remportera que la honte d'un refus». Ce discours anima le courage des simples soldats, qui se voyaient depuis long-temps exclus des emplois militaires et des récompenses: tous unanimement applaudirent par des cris de joie, en frappant de leurs piques sur leurs boucliers. Mais cette loi nouvelle gênait l'ambition des officiers; et pour essayer de la détruire dès sa naissance, les chefs des deux légions gauloises[287] qui venaient de se signaler[Pg 331] en faveur de Julien lui demandèrent sur-le-champ même des gouvernements pour leurs commissaires des vivres[288]. Julien de son côté saisit cette première occasion d'affermir sa loi par un exemple: leur demande fut rejetée, et ils furent assez raisonnables pour ne pas s'en offenser.

[286] Cuncti convenirent in Campo. Rien n'indique précisément qu'il ait jamais existé auprès de Paris, un lieu appelé Champ-de-Mars. Le nom de campus peut s'appliquer à tout endroit employé aux exercices militaires et voisin d'une station militaire. Le campus ou lieu destiné à cet usage auprès de Paris, paraît avoir été situé dans l'emplacement où se trouve actuellement le jardin du Luxembourg. Les débris de poteries romaines qui y ont été trouvées en grand nombre, et d'autres objets antiques qui y ont été recueillis, semblent le prouver. Cette opinion paraît au reste plus vraisemblable, que le système adopté par Lebeau, et selon lequel, on mettrait cet emplacement sur le lieu, où fut l'ancienne porte St.-Victor, dans une situation élevée et difficile, nullement propre aux exercices militaires. Voyez l'Histoire de Paris, par M. Dulaure, c. 3, § 4.—S.-M.

[287] Il n'est pas dit dans Ammien Marcellin que ce fussent les chefs, mais bien les légions des Pétulants et des Celtes, qui demandèrent elles-mêmes cette faveur. Pro Actuariis obsecravere Petulantes et Celtæ, recturi quas placuisset provincias mitterentur, l. 20, c. 5.—S.-M.

[288] Actuariis.—S.-M.

XXI. Clémence de Julien envers les officiers de Constance.

Amm. l. 20, c. 8 et 9.

Jul. ad Ath. p. 281.

Dès le commencement des troubles, Décentius[289] avait repris la route de Constantinople. Florentius qui jusqu'alors était resté à Vienne, craignant le juste ressentiment de Julien, laissa sa famille en Gaule, et se rendit auprès de Constance à petites journées. Dès qu'il fut arrivé à la cour, il affecta de rendre Julien très-criminel, autant pour se disculper lui-même, que pour flatter la colère de l'empereur. Julien, voulant lui faire connaître qu'il aurait été disposé à lui pardonner, lui renvoya tout ce qui lui appartenait: il donna ordre de fournir à sa famille des voitures publiques avec une escorte jusqu'aux frontières de la Gaule. Lupicinus n'était pas encore revenu de la Grande-Bretagne. Dans la crainte que ce caractère hautain et turbulent ne suscitât de nouveaux troubles, s'il apprenait ce qui s'était passé en Gaule, Julien fit garder le port de Boulogne [Bononia], avec défense de permettre à personne de s'embarquer. Lupicinus fut arrêté à son retour[290]: on se contenta de le garder à vue, sans lui faire d'ailleurs aucun mauvais traitement.

[289] Il était parti avec tous les officiers du palais, cubicularii.—S.-M.

[290] Un certain Notarius, ou peut-être un secrétaire d'état, fut chargé de cette commission: Notarius Bononiam mittitur, observaturus sollicitè, ne quisquam fretum Oceani transire permitteretur. Amm. Marc. l. 20, c. 9.—S.-M.

XIII. Lettres de Julien à Constance.

Amm. l. 20, c. 8.

Jul. ad Ath. p. 282 et 283.

Vict. epit. p. 227.

Zos. l. 3, c. 9.

Zon. l. 13, t. 2, p. 21.

Le nouvel empereur n'était pas sans inquiétude. Il[Pg 332] souhaitait d'épargner à l'empire les horreurs d'une guerre civile; mais il n'espérait aucun accommodement de la part d'un prince jaloux, et accoutumé à le mépriser. Cependant pour n'avoir rien à se reprocher, il prit le parti de lui envoyer des députés chargés d'une lettre, dans laquelle il ne prenait que le titre de César. Il lui exposait avec une modeste assurance ses services, ses travaux, ses succès passés; la violence que les soldats lui avaient faite; sa résistance qu'il avait portée jusqu'à se voir au péril de sa vie: qu'il ne s'était enfin rendu que dans la crainte que les soldats ne se donnassent un autre empereur moins capable de ménagement, et dans l'espérance de les ramener à leur devoir. Il les excusait eux-mêmes de ce qu'ils s'étaient lassés de n'avoir à leur tête qu'un César, ou plutôt un fantôme qui n'avait le pouvoir ni de récompenser leurs services, ni même de leur faire payer leur solde, dont ils étaient privés; que l'ordre qu'on leur avait signifié de se séparer de leurs femmes et de leurs enfants pour marcher aux extrémités de l'Orient, avait achevé de révolter des hommes accoutumés à des climats froids, et qui manquaient des choses les plus nécessaires pour un si long voyage. Il prévenait ensuite Constance contre les rapports calomnieux de ses ennemis; promettant de lui rester toujours intérieurement soumis, il lui représentait qu'il était d'une nécessité indispensable qu'ils partageassent ensemble le titre de la puissance souveraine. Il s'engageait à lui fournir tous les ans des chevaux d'Espagne, à lui envoyer des Germains[291] de grande[Pg 333] taille pour composer sa garde, et à recevoir de sa main les préfets du prétoire; mais il voulait être le maître de choisir les autres officiers tant civils que militaires, et les gardes de sa personne. Il l'avertissait qu'en vain voudrait-il arracher de leurs pays les troupes Gauloises, pour les traîner sur les frontières de la Perse; qu'il serait impossible de les déterminer à quitter la défense de leur patrie tant de fois ravagée et exposée plus que tout le reste de l'empire aux invasions des Barbares. Il finissait par lui faire sentir en peu de mots, quels malheurs la discorde des princes était capable de produire. Ammien Marcellin ajoute, ce que Julien n'a garde d'exprimer dans ses écrits, qu'à ces lettres qui devaient être publiques, il en avait joint de secrètes, pleines de reproches et d'aigreur. Pentadius, grand-maître des offices[292], affidé à Julien, et différent de cet autre Pentadius son ennemi, dont nous avons parlé plusieurs fois, et Euthérius grand-chambellan[293], furent chargés de ces dépêches, avec un plein pouvoir de traiter des conditions de l'accommodement. Julien rapporte qu'il engagea ses troupes à promettre avec serment de se contenir dans les bornes de la soumission, si Constance approuvait le passé, et s'il leur permettait de rester tranquilles dans la Gaule; et que toute l'armée en corps écrivit à ce prince pour le supplier de maintenir la paix et la bonne intelligence avec son nouveau collègue.

[291] Ce ne sont pas proprement des Germains que Julien proposait d'envoyer à Constance, mais des Lètes. On appelait ainsi à cette époque des Barbares Germains, Francs ou Sarmates, qui avaient obtenu dans l'empire des concessions de terres à la charge du service militaire. Il en est souvent question dans la Notice de l'empire. Le texte d'Ammien Marcellin est formel, il parle de jeunes gens d'origine Barbare, nés en-deçà du Rhin. Equos præbebo curules Hispanos, et miscendos Gentilibus atque Scutariis adolescentes Letos quosdam, cis Rhenum editam Barbarorum progeniem, vel certè ex dedititiis, qui ad nostra desciscunt. Amm. Marc. l. 20, c. 9.—S.-M.

[292] Officiorum magister.—S.-M.

[293] Cubiculi prœpositus.—S.-M.

[Pg 334]

XIV. Constance refuse tout accommodement.

Amm. l. 20, c. 9.

Jul. ad Ath. p. 286.

Liban. or. 10, t. 2, p. 286.

Vict. epit. p. 227.

Zos. l. 3, c. 9.

Zon. l. 13, t. 2, p. 21.

Les députés de Julien rencontrèrent de grandes difficultés dans leur voyage. Les magistrats de l'Italie et de l'Illyrie, instruits du soulèvement de la Gaule, les arrêtaient à tous les passages. Enfin, après avoir surmonté ces obstacles, ils passèrent le Bosphore et se rendirent auprès de Constance à Césarée de Cappadoce. Ce prince marchait vers la Perse, et il était déja arrivé dans cette ville. En recevant la nouvelle de la révolte, il avait d'abord balancé sur le parti qu'il devait prendre; mais, de l'avis de son conseil, il s'était déterminé à se débarrasser premièrement de la guerre des Perses, pour venir ensuite tomber sur Julien avec toutes ses forces. La vue des députés et la lecture de leurs dépêches rallumèrent tout son courroux; et lançant sur eux des regards terribles et qui semblaient leur annoncer la mort, il les chassa de sa présence, leur défendit de reparaître devant lui, et ne tarda pas à les congédier. Il les fit accompagner de Léonas, questeur du palais, qu'il chargea de sa réponse. C'était un politique prudent et circonspect, le même qui l'année précédente avait assisté de la part de l'empereur au concile de Séleucie. Julien lui fit à Paris un accueil très-honorable: il lut avec empressement la lettre de Constance; elle contenait des reproches de ce que, sans attendre son consentement, il avait commencé par avilir le nom d'Auguste, en le recevant d'une troupe de séditieux. Constance lui conseillait de déposer une dignité dont le titre était si vicieux et si mal fondé, et de reprendre celle qu'il tenait de son empereur: il ajoutait que Julien ne devait pas avoir oublié ce qu'il devait à Constance, qui, après l'avoir nourri et élevé dans son enfance, lorsqu'il était dépourvu de toute autre[Pg 335] ressource, l'avait ensuite honoré de la qualité de César. A ces mots Julien ne put retenir son indignation: Eh! quel est celui, s'écria-t-il, qui m'avait enlevé toutes mes ressources? Quel est celui qui m'avait rendu orphelin? N'est-il pas lui-même le meurtrier de mon père? Ignore-t-il qu'en rappelant ce funeste souvenir, il rouvre une plaie cruelle dont il est l'auteur? Léonas le pria de vouloir bien entendre les ordres de Constance sur la nomination des nouveaux officiers. Ce prince, comme s'il eût encore été le maître, nommait préfet du prétoire le questeur Nébridius, en la place de Florentius; il donnait la charge de maître des offices au secrétaire Félix; il disposait à son gré des autres emplois. Avant qu'il eût reçu la nouvelle du soulèvement, il avait déja nommé Gumoaire lieutenant-général pour remplacer Lupicinus qu'il rappelait. Julien renvoya au lendemain la décision de tous ces articles: Je renoncerai de bon cœur au titre d'Auguste, ajouta-t-il, si c'est la volonté des légions: rendez-vous demain à l'assemblée et rapportez-y votre lettre. Le questeur, craignant pour sa vie, le suppliait de ne point communiquer aux troupes la lettre de l'empereur: Je ne veux prendre aucun parti, répondit Julien, sans consulter mes soldats; mais je vous promets sûreté pour votre personne.

XV. Les soldats s'opposent à l'exécution des ordres de Constance.

Le lendemain, Julien se rendit au champ de Mars à la tête de ses troupes. Pour rendre son cortége plus nombreux, il avait assemblé tout le peuple de la ville. Il monta sur un tribunal élevé, et ordonna à Léonas de produire la lettre de l'empereur et d'en faire la lecture. Dès qu'il en fut venu à l'endroit où Constance réduisait Julien au simple titre de César, on l'interrompit[Pg 336] par mille cris; on répétait de toutes parts: Julien Auguste: c'est le vœu de la province, de l'armée, de l'état même, qu'il a relevé, mais qui craint encore les insultes des Barbares. Léonas restait tremblant et glacé d'effroi. Julien l'ayant rassuré le congédia après lui avoir fait expédier une réponse, dans laquelle il ne ménageait plus l'empereur; il lui reprochait le massacre de sa famille, et le menaçait de venger la mort de tant d'innocentes victimes. Cependant, pour exécuter une des conditions qu'il avait lui-même proposées, entre les officiers nommés par Constance, il accepta Nébridius en qualité de préfet du prétoire: il conféra les autres emplois à des personnes dont l'attachement lui était connu: il avait déja nommé grand-maître des offices Anatolius, auparavant maître des requêtes[294].

[294] Libellis antea respondentem. Amm. Marc. l. 20, c. 9. Il avait donc été magister libellorum.—S.-M.

XVI. Lettres et députations inutiles de part et d'autres.

Il y eut encore de part et d'autre plusieurs lettres et plusieurs députations. Zosime dit que Julien offrait à Constance de quitter le diadème, s'il l'exigeait ainsi, et de se contenter de la qualité de César: mais que Constance, n'écoutant que sa colère, répondit aux envoyés, que si Julien voulait sauver sa vie, il fallait que, renonçant au titre même de César, et se réduisant au rang de simple particulier, il s'abandonnât à la clémence de l'empereur; que c'était l'unique moyen d'éviter le châtiment que méritait son attentat. Ce même auteur dit que Julien, ayant reçu cette réponse en présence de son armée, s'écria qu'il aimait mieux remettre sa cause entre les mains des dieux, que dans celles de Constance. Ce récit est démenti par Julien lui-même,[Pg 337] qui rapporte que Constance continua de lui donner dans ses lettres le titre de César; il en paraît même offensé; il ajoute que l'empereur lui envoya Épictète qu'il appelle évêque des Gaules[295], mais, qui, selon l'apparence, était cet Arien dont nous avons parlé, évêque de Centumcelles en Italie[296]: ce député lui promettait la vie de la part de l'empereur, sans s'expliquer sur le rang qu'il tiendrait dans la suite. Julien répondit qu'il ne comptait nullement sur les paroles de Constance, et qu'il était résolu de conserver le titre d'Auguste, tant pour ne point compromettre son honneur, que pour ne pas abandonner ses amis à la vengeance d'un prince sanguinaire, dont tout l'univers, disait-il, avait ressenti la cruauté.

[295] Ἐπίκτητόν τινα τῶν Γαλλιῶν ἐπίσκοπον. (Jul. ad Athen. p. 286.)—S.-M.

[296] Telle est l'opinion du P. Petau dans ses notes sur les écrits de Julien (p. 302, édit. de 1630). Rien ne s'oppose cependant à ce qu'il ait existé réellement un évêque des Gaules du même nom que l'évêque arien de Centumcellæ.—S.-M.

XVII. Expédition de Julien contre les Attuariens.

Amm. l. 20. c. 10; l. 21, c. 1.

Jul. ad Ath. p. 280, et epist. 38, p. 414.

Till. art. 57 et note 47.

Cæs. de bel. Gal. l. 1, c. 38.

Ce nouveau député ne trouva plus Julien à Paris. Il en était parti après avoir congédié Léonas; et pour tenir ses soldats en haleine, autant que pour maintenir sa réputation, il marchait à la tête de toutes ses forces vers la seconde Germanie, et s'approchait du pays de Clèves[297]. Ayant pour la quatrième fois passé le Rhin, il tomba tout à coup sur le pays des Attuariens, nation de Francs, naturellement inquiète, et qui ravageait alors plus hardiment que jamais les frontières de la Gaule. Ce peuple habitait les bords de la Lippe,[Pg 338] vers les pays de Clèves et de Munster[298]. Comme ils n'étaient pas sur leurs gardes, parce qu'ils croyaient les chemins impraticables, et qu'ils ne se souvenaient pas qu'aucun prince eût jamais pénétré dans leur pays, ils ne firent pas longue résistance. On en massacra, on en prit un grand nombre: les autres demandèrent la paix. Julien, pour la procurer aux Gaulois voisins, l'accorda à ces Barbares aux conditions qu'il voulut. Cette expédition dura trois mois. Le vainqueur revint le long du Rhin jusqu'à Bâle [Rauracos], visitant avec soin toutes les places de la frontière et les mettant en état de défense. Il en reprit plusieurs dont les Barbares étaient encore les maîtres, en sorte qu'il ne leur resta pas un pouce de terrain dans toute l'étendue de la Gaule. Julien passa par Besançon [Vesuntio[299]]. Ce n'était en ce temps-là qu'une petite ville, nouvellement rebâtie sur la pointe d'un rocher presque inaccessible, défendue d'une bonne muraille, et environnée de la rivière du Doubs [Dubis]. Au temps de César c'était une ville considérable; elle avait subsisté dans sa splendeur jusqu'au règne d'Aurélien, après lequel elle avait été détruite par les Allemans. De Besançon, Julien vint passer l'hiver à Vienne. Il y prit le diadème orné de pierreries, s'étant contenté jusqu'alors d'une simple couronne, ou plutôt d'un[Pg 339] bandeau sans aucun ornement. Il célébra par des actes publics la fin de la cinquième année depuis qu'il avait été nommé César.

[297] Tricensimæ oppido propinquabat. La position de cette ville est inconnue; on prétend qu'elle fut d'abord appelée Colonia Trajana et Castra Ulpia. Tel est au moins le sentiment d'Hadrien Valois (Not. Gall. p. 150). Selon lui, elle aurait dû son troisième nom à ce qu'elle était le cantonnement ordinaire de la 30e légion. Il paraît qu'elle était vers le pays de Clèves; mais on varie beaucoup sur le lieu moderne qu'il faut lui assigner.—S.-M.

[298] Les Attuariens occupaient alors la partie de la Westphalie comprise entre le Rhin et la Lippe, c'est-à-dire le duché de Berg. Leur nom s'y conservait encore long-temps après cette époque. Plusieurs branches de cette nation étaient établies en-deçà du Rhin, dans la Gaule, où les empereurs leur avaient accordé des concessions de terre. On peut voir le curieux article que le savant Hadrien Valois leur a consacré dans la Notitia Galliarum.—S.-M.

[299] Ἐπεὶ δὲ περὶ τὸν Βικεντίωνα· πολίχνιον δὲ νῦν.... πάλαι δὲ μεγάλη, ἦν. Jul. ep. 38. C'est sans doute par une faute de copiste que dans cette lettre le Doubs est appelé le Danube, Δάνουβις.—S.-M.

XVIII. Mort d'Hélène, femme de Julien.

Amm. l. 21, c. 1, et ibi Vales. et l. 25. c. 4.

Jul. ep. 40, p. 417·

Mamert. pan. c. 13.

Liban. or. 10, t. 2, p. 292.

Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 110.

Zon. l. 13. t. 2, p. 22.

Du Cange, famil. Byz. p. 51.

La Bleterie, vie de Julien, l. 3, p. 153, et 154. Voy. aussi ses remarques sur le Misopogon, p. 103.

Ce fut dans ce séjour qu'il perdit sa femme Hélène. Selon quelques auteurs, elle mourut dans le palais. D'autres disent qu'il l'avait répudiée; quelques-uns même prétendent qu'il s'en défit par le poison. Ces deux dernières opinions n'ont rien de vraisemblable. Le corps d'Hélène fut porté à Rome, et enterré sur le chemin de Nomente, dans la même sépulture où l'on avait déposé sa sœur Constantine, femme de Gallus. Elle ne laissa point d'enfants à Julien. Un passage d'une lettre de ce prince, dans lequel il parle du nourricier de ses enfants[300], n'est pas assez précis pour prouver qu'il eût des enfants légitimes, ni pour le faire accuser d'en avoir eu de naturels. Il est possible que par un effet de bienveillance particulière, il ait honoré de ce nom des enfants qui ne lui appartenaient que par sa tendresse, et par le soin qu'il en prenait. Les païens lui attribuent une chasteté sans reproche[301]; et saint Grégoire de Nazianze, qui ne l'épargne pas, ne jette sur cet article que des soupçons. Il disait lui-même, d'après un ancien poète, que la chasteté est dans les mœurs ce que la tête est dans une belle statue, et que l'incontinence suffit pour déparer la plus belle vie. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'étant à la[Pg 340] fleur de l'âge lorsqu'il perdit Hélène, il résista aux instances de ses amis, qui le pressaient de se remarier pour se donner des successeurs dignes de lui et de l'empire: Et c'est, repartit Julien, cette raison même qui m'empêche de suivre votre conseil; je crains trop de laisser des héritiers indignes de l'empire et de moi.

[300] Τοῦ τροφέως τῶν έμαυτοῦ παιδίων. Jul. ep. 40.—S.-M.

[301] Son lit était plus pur que celui d'une vestale dit, le panégyriste Mamertinus: Toto in orbe terrarum nullius virginis fama violetur, sit lectulus etiam sine concessis, sed legitimis voluptatibus: Vestalium toris purior. Ammien Marcellin ne parle pas avec moins d'éloge de la chasteté de Julien. Et primùm ita inviolatâ castitate enituit, ut post amissam conjugem nihil umquàm venerium agitaret (l. 25, c. 4).—S.-M.

XIX. Singara prise par Sapor.

Amm. l. 20, c. 6.

Cellar. Geog. l. 3, c. 15, art. 20.

Pendant que les provinces d'Occident se détachaient de Constance par l'élection de Julien, Sapor lui enlevait deux places importantes dans la Mésopotamie. Le roi de Perse, ayant passé le Tigre à la tête d'une nombreuse armée, vint mettre le siége devant Singara. Cette ville, voisine du Tigre, à quarante milles de Nisibe[302], était défendue par deux légions[303] et par un grand nombre d'habitants aguerris. A la nouvelle de la marche des Perses, un corps considérable de cavalerie vint encore s'y renfermer. Elle était fournie de toutes les provisions nécessaires pour soutenir un long siége. Dès qu'on eut avis de l'approche de l'armée ennemie, on fit sur les remparts des amas de pierres, on mit les machines en batterie. Les soldats et les habitants garnirent les tours et les murailles, bien déterminés à se défendre contre les plus rudes assauts. Le roi, leur ayant d'abord offert, mais sans succès, une capitulation honorable, fit reposer ses troupes le reste du jour. Le lendemain au lever du soleil, il donna le signal de l'attaque par un drapeau de couleur de feu élevé sur sa tente. Aussitôt toute l'armée se mit en mouvement: les uns, portant des échelles, environnent la ville; les autres dressent les machines; d'autres couverts de claies et de madriers s'approchent pour battre[Pg 341] les murs. Les assiégés les reçoivent avec courage; les pierres, les javelots, les balles de plomb lancées avec la fronde, les torches ardentes, ne cessent de pleuvoir du haut des murailles. L'attaque et la résistance s'opiniâtraient de jour en jour. Les plus grands efforts des assiégeants se portèrent contre une tour ronde, nouvellement rebâtie: c'était par là que les Romains avaient depuis peu repris la ville. Un énorme bélier battait cette tour avec furie; et le ciment qui n'avait pas encore eu le temps de se durcir, ni de prendre une consistance solide, rendait les pierres plus faciles à déjoindre et à ébranler. Les assiégés, de leur côté, avaient réuni en cet endroit leurs principales forces; ils n'épargnaient ni le fer, ni le feu, ni leur propre vie. Enfin après plusieurs jours d'attaque, la tour tombe avec un horrible fracas: elle ensevelit sous ses ruines une partie de ses défenseurs; les autres prennent la fuite. Les Perses se jettent dans la ville par cette brèche en poussant des cris affreux: le soldat dans sa fureur égorge les premiers qu'il rencontre. Mais Sapor arrête le carnage; il fait prisonniers les habitants avec la garnison, et détruit la ville: elle fut rebâtie dans la suite[304]. Conquise autrefois par Trajan, devenue colonie romaine[305], toujours disputée entre les Romains et les Perses, auxquels elle servait alternativement de barrière, elle coûtait plus de sang à ses possesseurs qu'elle ne leur procurait d'avantages; aussi difficile à secourir qu'à prendre, parce qu'elle était située sur un terrain stérile. Elle subsiste encore aujourd'hui sous le nom de Sindjar, dans le pays de Djézirah qui est l'ancienne[Pg 342] Mésopotamie. Les prisonniers chargés de chaînes furent conduits aux extrémités de la Perse.

[302] Cette distance est donnée par la table de Peutinger.—S.-M.

[303] La première Flavienne, et la première Parthique.—S.-M.

[304] Il en est question dans Théophylacte Simocatta, qui écrivit l'histoire de l'empereur Maurice. Il regardait cette ville comme inexpugnable. Il la qualifie de φρούριον, c'est-à-dire château.—S.-M.

[305] Les médailles nous apprennent qu'elle portait alors les noms d'Auréliana et de Septimiana. Voy. Eckhel, t. 3, p. 519.—S.-M.

XX. Prise de Bézabde.

Amm. l. 20, c. 7, et ibi Vales.

[Acta martyr. Syr. ed. Assemani, t. 1, p. 134-140.

Soz. l. 2, c. 13.]

Lequien, Oriens Christ. t. 2, p. 1003.

Sapor s'éloigna de Nisibe. Il se souvenait des pertes qu'il avait faites devant cette ville, trois fois attaquée sans succès. Il avait d'autant moins d'espérance d'y réussir, qu'elle était alors défendue par un corps d'armée considérable, qui campait sous ses murailles. S'étant donc détourné sur la droite, il marcha vers Bézabde. C'était une place forte dans le pays nommé Zabdicène, située sur une hauteur au bord du Tigre, et munie d'un double mur dans les endroits les plus accessibles. Les Macédoniens lui avaient autrefois donné le nom de Phénica[306]; et les Romains l'avaient décorée du titre de ville municipale. La garnison était composée de trois légions[307], et d'un grand nombre d'archers du pays[308]. Sapor l'ayant environnée de son camp,[Pg 343] vint en personne la reconnaître au milieu d'un gros de cavalerie, et s'avança jusqu'au bord du fossé. Une décharge de pierres et de flèches qui partirent des remparts, l'obligea bientôt à regagner son camp. Les hérauts qu'il envoya ensuite pour sommer la ville de se rendre, n'auraient pas été mieux reçus, s'ils n'avaient eu la précaution d'amener avec eux plusieurs prisonniers de Singara: dans la crainte de tuer ceux-ci, on n'osa tirer sur les hérauts; mais on ne leur rendit aucune réponse. Après vingt-quatre heures de repos, l'attaque commença. Elle fut dans toutes les circonstances semblable à celle de Singara; la ville fut prise de la même manière par la chute d'une tour abattue à coups de bélier. Ce qu'il y eut de singulier, c'est que le troisième jour du siége, pendant que Sapor faisait reposer ses troupes, l'évêque, nommé Héliodore[309], se montrant sur la muraille, fit signe qu'il voulait parler au roi. On lui promit sûreté; on le conduisit à la tente de Sapor. Le prélat essaya de le fléchir par la vue des pertes qu'il venait de recevoir, et des suites qui seraient peut-être encore plus funestes. Sapor, obstiné dans sa colère, jura qu'il ne lèverait le siége qu'après avoir vu périr le dernier de ses soldats. Cette entrevue donna lieu de soupçonner l'évêque d'avoir, par une indigne trahison, fourni à Sapor des éclaircissements sur l'état de la place; mais, selon Ammien Marcellin, ce soupçon était injuste. Ce qui le fit naître, c'est qu'on observa que, depuis l'entrevue, les Perses ne s'attachèrent qu'aux endroits les plus faibles. Le[Pg 344] massacre y fut plus cruel qu'à Singara, parce que les habitants ne cessèrent pas de combattre lors même qu'ils virent l'ennemi dans la ville: ils ne cédèrent qu'à la multitude des Perses. On n'épargna ni les femmes, ni les enfants. La ville fut saccagée, et les Perses chargés de butin retournèrent dans leur camp en poussant des cris de joie. Neuf mille prisonniers, qui échappèrent au carnage, furent transplantés en Perse avec l'évêque et tout son clergé. On croit qu'ils continuèrent d'y former un corps d'église sous Héliodore et sous Dausas, son successeur, qui reçut la couronne du martyre[310]. Sapor, qui désirait depuis long-temps de se rendre maître de Bézabde, en fit réparer et fortifier les murailles; il y établit des magasins, et y laissa une garnison choisie entre les plus nobles et les plus braves de ses guerriers[311]. Il prévoyait que les Romains feraient bientôt les plus grands efforts pour recouvrer une place si importante.

[306] Rien n'indique que ce nom ait été donné à cette ville par les Macédoniens et qu'ils en aient été les fondateurs. Lebeau a été trompé par une note de Henri Valois sur Ammien Marcellin, dans laquelle cette opinion est émise, mais sans preuve. Cette phrase d'Ammien Marcellin, l. 20, c. 7, quam Phœnicam institutores veteres appellarunt, ne peut s'appliquer aux Macédoniens; elle indique bien plutôt les anciens habitants du pays. Cette ville, située au milieu du territoire occupé par une tribu de Curdes, appelée Zabdeni, dut à cette circonstance son nom de Bezabde, contraction syriaque des mots beit-Zabda, (maison ou demeure des Zabdeni). Le pays tout entier s'appelait Zabdicène. Les auteurs syriens le nomment ordinairement Bazabda ou Bakerda (le pays de Zabda ou des Curdes). La ville est sur la rive occidentale du Tigre, dans une presqu'île formée par ce fleuve, c'est à cette situation qu'elle doit son nom actuel de Djézirah-ibn-Omar, c'est-à-dire l'île du fils d'Omar. On la nomme encore Djézirah ou l'île tout simplement, et l'île des Curdes, ou l'île de Zabdita.—S.-M

[307] La seconde Flavienne, la seconde Parthique et la seconde Arménienne.—S.-M.

[308] Il est question dans la Notice de l'empire (p. 230), des cohortes de Zabdéniens, cohors Zabdenorum, qui étaient en garnison à Maiocariri, ville voisine d'Amid, dont nous avons déja parlé ci-devant, p. 283, liv. X, § 55, sous le nom de Meïacarire.—S.-M.

[309] Cet évêque n'est pas nommé dans Ammien Marcellin. C'est seulement dans les Actes des martyrs syriens, publiés par Assemani, que l'on trouve son nom et ceux des prêtres Dausas et Mariab, qui le suivirent dans sa captivité en Perse.—S.-M.

[310] Héliodore, selon les Actes syriens déja cités, mourut de maladie à Stakarta, dans le pays des Houzites ou d'Ahwaz, où il avait été déporté avec les siens. Il nomma Dausas pour son successeur. Celui-ci continua d'être évêque des Zabdéniens exilés. Il fut ensuite martyrisé en l'an 364 avec tout son clergé et une grande quantité de chrétiens.—S.-M.

[311] Armatos ibi locaret insignes origine, bellique artibus claros, dit Ammien Marc. l. 20, c. 7.—S.-M.

XXI. Retraite de Sapor.

Amm. l. 20, c. 7.

Cellar. Geog. l. 3, c. 14. art. 45 et c. 15, art. 23.

Fier de ces succès, il s'empara de plusieurs châteaux, et vint assiéger Virtha ou Birtha, ancienne forteresse sur le Tigre. On disait qu'elle avait été bâtie par Alexandre-le-Grand. Elle était différente d'une ville du même nom placée à l'occident de l'Euphrate[312]. En[Pg 345] lisant la description qu'Ammien Marcellin fait des murailles de cette ville, on croit voir une de nos places modernes flanquée de bastions. Un grand nombre de machines en défendait les approches. Ce fut le terme des conquêtes de Sapor. En vain mit-il en œuvre les promesses, les menaces, toute la force et toute l'ardeur de ses troupes; il fut contraint de se retirer avec plus de perte pour lui que pour les assiégés, et il repassa le Tigre.

[312] Les géographes modernes ne connaissent que deux villes de ce nom; celle dont parle Ammien Marcellin, placée par Ptolémée sur les bords du Tigre, et une autre, que le même géographe met dans l'Arabie Déserte, sur la rive gauche de l'Euphrate, au sud de Thapsaque. Celle-ci se retrouve dans Zosime (l. 3, c. 19). Il faut y en joindre une troisième mentionnée dans le Synecdemus d'Hiéroclès (ad calc. itin. Anton. p. 715). Cette dernière est le fort de Birah, sur la rive droite de l'Euphrate, à l'endroit où maintenant on passe ce fleuve pour aller dans la Haute Asie, en venant de Syrie. D'Anville croit (Géogr. abrég. t. 2, p. 201) que la Virta d'Ammien, est la ville actuelle de Tekrit. Je doute beaucoup qu'elle ait été autant au midi. Gibbon (t. IV, p. 50) adopte sans difficulté cette synonymie très peu probable. Le nom de Birtha signifie en syriaque château, forteresse. Il peut ainsi s'appliquer à beaucoup de localités, et l'on voit par ce que j'ai dit qu'il en fut effectivement ainsi.—S.-M.

XXII. Dédicace de Ste-Sophie.

Amm. l. 20, c. 8.

Hier. chron.

Idat. chron.

Socr. l. 2. c. 16 et 43.

[Soz. l. 4, c. 26.]

Chron. Alex. vel Pasch. p. 293.

Ducange in Const. Christ. l. 3, c. 2.

Dès que Constance avait appris les premiers mouvements de Sapor, il avait levé des recrues et assemblé ses troupes; il demanda même du secours aux Goths, en leur offrant une grosse solde[313]. Maximien Galérius avait déja employé contre les Perses les troupes de cette nation. Avant que de sortir de Constantinople, l'empereur célébra, le 15 de février, la dédicace de la grande église, qu'il avait fait bâtir auprès de celle de la Paix: il les renferma toutes deux dans la même enceinte, et n'en fit qu'une seule église, consacrée à la sagesse divine sous le nom de Sainte-Sophie. Elle fut depuis rebâtie par Justinien avec magnificence. L'Arien Eudoxe nouvellement élevé sur le siége de Constantinople, qui présidait à cette solennité, la déshonora[Pg 346] par les impiétés qu'il eut la hardiesse de débiter devant le peuple dans la chaire de vérité; et l'empereur se rendit plus coupable en tolérant ces blasphèmes, qu'il n'eut de mérite à enrichir cette église d'ornements précieux, et à répandre à cette occasion des libéralités sur le clergé, sur les vierges, sur les veuves consacrées à Dieu, et sur les hôpitaux.

[313] Auxilia Scytharum poscebat mercede vel gratiâ, dit Ammien Marcellin, l. 20, c. 8. Beaucoup d'auteurs donnaient encore, à cette époque, le nom de Scythes aux Goths.—S.-M.

XXIII. Constance en Mésopotamie.

Amm. l. 20, c. 11.

Ath. ad monach. t. 1, p. 385.

Cod. Th. l. 11, tit. 1, leg. 1.

Il prit ensuite sa route par la Cappadoce, où les députés de Julien vinrent le trouver à Césarée, comme nous l'avons raconté. Il y fit venir Arsace, roi d'Arménie. L'empereur informé que les Perses s'efforçaient par toutes sortes d'artifices, et même de menaces, de détacher ce prince de l'alliance des Romains, lui rendit de grands honneurs; pour l'attacher par des nœuds plus étroits [à l'empire, il lui avait fait] épouser Olympias, fille d'Ablabius, autrefois fiancée à Constant, et qui avait porté en mariage à Arsace de grands domaines, qu'elle possédait dans l'empire[314]. Ce mariage[Pg 347] fut assez généralement désapprouvé[315]. On pensait que Constance avait manqué à la mémoire de son frère; on le blâmait d'avoir livré entre les mains d'un prince barbare, une épouse que Constant s'était destinée. Arsace, après avoir plusieurs fois protesté avec serment qu'il perdrait la vie plutôt que de renoncer à l'alliance des Romains, retourna dans ses états, comblé de présents pour lui et pour toute sa suite. Constance continua sa route par Mélitène, ville de la petite Arménie[316]. Ayant passé l'Euphrate à Samosate, il vint à Édesse: il y resta long-temps pour attendre les divers corps de troupes qui s'y rendaient, et les provisions de vivres dont il faisait de grands amas. Il n'en partit qu'après l'équinoxe d'automne, et il prit le chemin d'Amid. A la vue de cette ville malheureuse, qui n'était plus qu'un monceau de pierres et de cendres, il ne put retenir ses larmes. Le trésorier de l'épargne[317], nommé Ursule, qui se trouvait à ses côtés, attendri d'un si triste spectacle, s'écria: Voilà donc avec quel courage nos soldats défendent nos villes, tandis que l'empire s'épuise pour payer leurs services. Cette parole piqua vivement les soldats: elle fut dans la suite, sinon la vraie cause, du moins le prétexte du massacre d'Ursule.

[314] Lebeau s'était trompé en plaçant à cette époque le mariage du roi d'Arménie avec Olympias. J'ai dû faire disparaître cette erreur. Ammien parle, il est vrai, de ce mariage sous cette année, mais il ne dit pas qu'il fut conclu alors. J'ai déja fait voir p. 242, liv. X, § 23, que les reproches adressés à Constance par S. Athanase, en l'an 358, reportent nécessairement cette alliance à une époque antérieure. Tout ce qu'on doit conclure du passage d'Ammien Marcellin, c'est qu'Olympias vivait encore lorsque le roi d'Arménie vint visiter Constance. Cette erreur avait déja été commise par Tillemont (Hist. des Emp., t. 4. Constantin, art. 60); mais si Lebeau avait lu avec plus d'attention un autre endroit du même auteur (t. V, Valens, art. 12 et not. 12.), il y aurait vu un changement d'opinion qui portait le mariage d'Arsace en 350. C'est peut-être trop tôt. Quoi qu'il en soit, il est facile de voir que les expressions employées par Ammien Marcellin indiquent qu'il regardait la chose comme passée. Nihil ausus temerare posteà promissorum, obligatus gratiarum multiplici nexu Constantio: inter quas illud potiùs excellebat, quòd Olympiada Ablabii filiam præfecti quondam prætorio, ei copulaverat conjugem, sponsam fratris sui Constantis. Gibbon, t. IV, p. 476 a commis une plus grande erreur encore, en rapportant qu'Olympias avait épousé le roi Diran, qu'il appelle Arsace Tiranus, père du roi Arsace, et mort depuis long-temps à l'époque dont il s'agit. C'est là une des nombreuses fautes qui ont été commises par Gibbon en voulant combiner l'histoire d'Arménie avec celle des Empereurs.—S.-M.

[315] Voyez ci-devant, p. 242, l. X, § 23.—S.-M.

[316] Ammien Marcellin ajoute qu'il passa ensuite par la Lacotène; c'est un canton de la petite Arménie entre Mélitène et Samosate.—S.-M.

[317] Qui ærarium tuebatur.—S.-M.

XXIV. Siége de Bézabde.

Amm. l. 20, c. II.

L'empereur arrivé près de Bézabde, entoura son camp d'une palissade et d'un fossé profond. Il trouva les brèches réparées et la place en état de défense. Il fit d'abord proposer à la garnison le choix d'être renvoyée[Pg 348] en Perse, ou de prendre parti dans ses troupes. Comme elle était composée de noblesse qui se piquait de valeur, ces conditions furent rejetées avec mépris. Les Romains, partagés en différents corps, investirent la place, et s'avancèrent à petits pas. Mais les pierres dont les assiégés les accablaient, brisèrent leurs boucliers, rompirent leur ordonnance, et les obligèrent à s'éloigner. Après un jour de repos, ils se rapprochent avec précaution et tentent un assaut général. Les assiégés ayant tendu sur les murailles de grands rideaux de poil de chèvre qui les dérobaient à la vue de l'ennemi, ne se montraient que pour lancer des pierres et des javelots. Ils jettaient sur les mantelets établis au pied du mur des tonneaux remplis de cailloux, des meules de moulin, des fragments de colonnes, qui écrasaient de leur poids et les machines et les soldats. D'autre part, les assiégeants abattaient à coups de traits, à coups de fronde tous ceux qui se présentaient à la défense des remparts: ils travaillaient sans cesse à élever leurs terrasses; le siége devenait de jour en jour plus meurtrier. L'ardeur des soldats romains multipliait leurs pertes. Pour se faire remarquer de l'empereur, dont ils espéraient récompense, ils quittaient leurs casques et s'exposaient la tête nue aux coups des ennemis. Ce qui alarmait le plus les assiégés, c'était un bélier d'une énorme grosseur. Les Perses s'en étaient servis plus de cent ans auparavant pour battre les murailles d'Antioche, lorsqu'ils s'en étaient rendus maîtres du temps de Valérien: à leur retour ils l'avaient laissé dans la ville de Carrhes. Constance, l'ayant fait démonter pour en faciliter le transport, le remit en batterie au pied d'une tour. Chaque coup qu'il portait, ébranlait[Pg 349] la tour jusqu'aux fondements, et glaçait d'effroi les habitants. On s'efforçait d'y mettre le feu; on lançait pour cet effet des traits enflammés; mais les Romains ayant eu la précaution d'enduire d'alun, ou d'envelopper de peaux et de haillons imbibés d'eau le bois de leurs batteries, le feu n'y trouvait aucune prise. Les Perses, ne pouvant détruire cette terrible machine, réussirent à la rendre inutile. Dans le moment que le bélier venait frapper la tour, ils en saisirent la tête avec de longs cordages, et le tinrent si fortement assujetti, qu'il était impossible de le retirer en arrière et de le mettre en branle. En même temps ils versaient dessus à grands flots le bitume et la poix ardente.

XXV. Vigoureuse résistance.

Déja les terrasses s'élevaient à la hauteur des murs. Les assiégés voyant leur perte assurée, s'ils ne redoublaient leurs efforts, font une furieuse sortie: ils chargent avec vigueur les premiers bataillons, et lancent sur les machines des torches et des matières enflammées. Après un combat opiniâtre, on les repousse dans la place. Les flèches et les pierres volent sans cesse des terrasses sur les murs: on s'empresse d'une part à mettre le feu aux tours, de l'autre à l'éteindre. Les Perses et les Romains également désespérés de leurs pertes, sortent en grand nombre les uns de la ville, les autres de leur camp: ceux-là, armés de fer et de feu réduisent en cendres toutes les machines. On ne put sauver que le gros bélier à demi brûlé: une troupe de braves soldats vint à bout de le dégager en rompant par des secousses redoublées les cordages qui le tenaient attaché à la muraille. Les deux partis enveloppés de flamme et de fumée se battaient en aveugles et confondaient leurs coups; la nuit les sépara. Les[Pg 350] Romains après quelques moments de repos reculèrent leur camp, pour n'être plus exposés à des attaques si précipitées. Leurs terrasses étaient achevées, et surmontaient les murs. Ils y établirent deux balistes, en état de foudroyer la ville. Avant le point du jour, s'étant partagés en trois corps, ils s'avancent au son des trompettes, portant des échelles et tous les instruments alors en usage pour saper et démolir les murs. On fait en même temps de part et d'autre des décharges de flèches. Mais ce qui incommodait le plus les assiégés, c'étaient les deux balistes placées sur la terrasse. Résolus de périr ou de détruire ces machines meurtrières, ils ne laissent dans la place que le nombre nécessaire pour la défense; les autres sortent secrètement par une poterne éloignée de la vue de l'ennemi, et fondent tout à coup les armes à la main, suivis d'une seconde troupe qui portait des torches allumées. Ceux-ci pendant l'ardeur du combat se coulent derrière leurs camarades et vont appliquer le feu à la terrasse, construite en grande partie de branches d'arbres, de joncs et de roseaux. La flamme s'élève, la terrasse n'est bientôt qu'un grand bûcher: les soldats romains l'abandonnent, et sauvent avec peine leurs balistes.

XXVI. Constance lève le siége.

Amm. l. 20, c. 11.

Liban. pro templis, p. 24, ed. Goth.

Jul. ad Ath. p. 271.

Philost. l. 3, c. 4.

Cod. Th. l. 7, tit. 4, leg. 6.

Baron. ad ann. 359.

Till. not. 46.

Le combat dura tout le jour. Sur le soir les deux partis s'étant retirés, Constance passa la nuit dans de violentes agitations. D'une part il sentait l'importance de ne pas laisser les Perses maîtres d'une place qui faisait de ce côté-là le plus fort boulevard de l'empire: de l'autre tous les ouvrages étaient ruinés, et la saison avancée. Il se détermina à tenir la place bloquée, espérant de la prendre par famine. C'était s'exposer à souffrir lui-même plus de maux qu'il n'en pouvait faire[Pg 351] aux assiégés: son armée aurait été détruite avant qu'elle eût pu réduire la place. Bientôt de violents orages, la terre détrempée par des pluies continuelles, le froid de l'hiver qui se faisait sentir de plus en plus, les partis ennemis qui lui enlevaient ses convois, les murmures des soldats rebutés de tant de fatigues, l'obligèrent à lever le siége. Couvert de honte, il revint passer le reste de l'hiver à Antioche. Il était le 17 de décembre à Hiérapolis en Syrie[318]. Les Ariens attribuaient ces mauvais succès à l'exil de plusieurs de leurs évêques; les catholiques, à la persécution suscitée contre les orthodoxes; les païens, à la destruction de leurs temples: et, si l'on en croit Julien, Constance les regarda lui-même comme une punition du meurtre de ses proches, et surtout de Gallus, dont la fin tragique commençait à lui causer des remords. Étrange condition de ce prince, que tous les partis et sa propre conscience elle-même trouvassent dans sa conduite de quoi l'accuser d'avoir mérité ses malheurs!

[318] C'est ce que nous apprenons d'une loi donnée dans cette ville, et datée du 16 des calendes de janvier (17 décembre), decimo sexto kal. jan., au lieu de decimo sexto kal. jun., le 16 des kalendes de juin (le 17 mai) qu'on y lit par erreur. Cette remarque est de Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, Constance, note 46.—S.-M.

XXVII. Fin malheureuse d'Amphilochius.

Amm. l. 21, c. 6.

Le jour de son arrivée, les principaux officiers de la ville et de la cour s'empressèrent, selon la coutume, à lui rendre leurs hommages. L'histoire qui se plaît à rapporter la ruine des favoris qui ont abusé de la confiance des princes, nous instruit à cette occasion de l'affront qu'essuya Amphilochius, et de sa fin funeste. Il avait été cause de la mort du jeune Constantin, par la haine mortelle qu'il avait inspirée contre lui à Constant, son frère. Comme il s'avançait avec assurance[Pg 352] pour se présenter à l'empereur, il fut reconnu et repoussé: on murmurait de sa hardiesse; on disait hautement que ce fléau de la famille impériale ne méritait pas de voir le jour: Laissez-le approcher, dit Constance, je le crois coupable, mais il n'est pas convaincu: s'il est criminel, mes regards réveilleront les reproches de sa conscience; il saura bien se punir lui-même. Le lendemain dans les jeux du Cirque, Amphilochius était assis vis-à-vis de l'empereur. Au cri qui s'éleva à la vue d'un cocher célèbre, comme il se penchait sur la balustrade, elle se rompit tout à coup; et ce malheureux étant tombé dans l'arène avec plusieurs des spectateurs, fut trouvé mort sous les autres, qui tous n'étaient que légèrement blessés. Sur la foi de cet événement et sur celle des flatteurs, Constance se crut un grand prophète.

XXVIII. Mort d'Eusébia et mariage de Faustine.

Amm. l. 21, c. 6 et 16.

Chrisost. ad Phil. hom. 25, t. 11, p. 317.

Zon. l. 13, t. 2, p. 23.

Cedren. t. 1, p. 302.

Ducange, Fam. Byz. p. 48.

L'impératrice Eusébia était morte quelque temps auparavant[319]. Sa mort est diversement racontée[320]. Saint Jean-Chrysostôme rapporte que cette princesse fière et hautaine, désolée de se voir stérile, s'adressa à une femme, dont elle reçut des remèdes qui la conduisirent au tombeau. Constance, quoique faible et malsain, se maria une troisième fois. Il épousa Faustine[321], dont la famille est ignorée.

[319] Amissâ jampridem Eusebiâ, dit Ammien Marcellin, l. 21, c. 6.—S.-M.

[320] Zonaras et Cédrénus semblent attribuer à la mauvaise santé et à la faiblesse corporelle de Constance les causes de la mort d'Eusébia; elle succomba à des douleurs utérines qu'ils qualifient de μητρομανία.—S.-M.

[321] Eodem tempore Faustinam nomine sortitus est conjugem, Amm. Marc. l. 21, c. 6. Constance la laissa enceinte, en mourant, d'une fille qui fut mariée dans la suite avec Gratien, fils de Valentinien.—S.-M.

An 361.

XXIX. Constance se dispose à retourner contre les Perses.

Idat. chron.

Amm. l. 21, c. 6, et ibi Vales.

[Liban. Epist. 1301, ed. Wolf.]

Hier. in vita Hilarionis, t. 2, p. 18.

Baron. an. 362.

God. in Prosop. Cod. Th. t. 6, p. 365.

L'année suivante le consulat fut d'abord la récompense et enfin l'écueil de deux ambitieux, qui ne méritaient que des châtiments. Cette dignité avait été[Pg 353] promise à Taurus, s'il venait à bout de corrompre les évêques assemblés à Rimini. Constance lui tint parole; il lui donna pour collègue Florentius, qui avait acheté les bonnes graces de l'empereur en traversant les desseins que Julien avait formés pour le soulagement de la Gaule. Taurus était déja préfet du prétoire d'Italie: Florentius venait d'être revêtu de la même charge en Illyrie, où il avait succédé à Anatolius. Leur fortune tomba, avant la fin de leur consulat, comme on le verra dans la suite. Constance qui se proposait de combattre cette année Sapor et Julien, faisait de très-grands préparatifs: il levait des milices dans toutes les provinces; il obligeait tous les ordres, toutes les conditions de contribuer pour la solde des troupes, et pour les fournitures d'habits, d'armes, de machines, de vivres et de chevaux. Il prodigua l'or et l'argent aux rois et aux satrapes d'au-delà du Tigre[322] pour les gagner. Arsace roi d'Arménie, et Méribanès roi d'Ibérie[323], étaient les plus à craindre, s'ils se fussent déclarés pour les Perses. Constance leur envoya des ambassadeurs chargés de riches présents. Hermogène, préfet d'Orient, étant mort, il nomma Helpidius en sa place. Celui-ci était de Paphlagonie: son extérieur n'avait rien d'avantageux;[Pg 354] il s'énonçait mal, mais il était digne de sa fortune par sa droiture, par sa fermeté à rendre la justice, et par sa douceur. On dit qu'ayant reçu de la bouche même de Constance l'ordre de mettre à la torture un homme qu'il savait être innocent, il supplia instamment l'empereur d'accepter la démission de sa charge, et d'en revêtir quelqu'un qui fût plus propre que lui à exécuter des ordres de cette nature. Il paraît que cette généreuse franchise arrêta le cours de l'injustice. Helpidius fut ensuite dépouillé de sa dignité par Julien, qui ne put l'engager à renoncer au christianisme. Sa femme Aristénète ne fut pas moins illustre. Saint Jérôme en fait un grand éloge; et Libanius, trop ennemi des chrétiens pour rendre toujours justice à Helpidius, n'a pu refuser des louanges à cette épouse vertueuse.

[322] Transtigritanos reges et satrapas. Amm. Marc. l. 21, c. 6.—S.-M.

[323] On ne retrouve point ce roi dans les divers extraits que nous possédons des chroniques géorgiennes. Il se pourrait que les compilateurs modernes de ces histoires l'eussent confondu avec l'un de ses prédécesseurs appelé Mihran, celui qui établit en Ibérie le culte de J.-C. (Voyez l. IV, § 65.). Leur nom est en effet le même. Méribanès ne diffère réellement pas de Mirvan, dénomination fort commune chez les Géorgiens, et qui n'est qu'une corruption de Mirian, qui n'est guère moins usitée. Celle-ci n'est elle-même qu'une altération du nom arménien et persan Mihran, qui se présente dans les auteurs byzantins sous la forme Mirranès, et dans les anciens sous celle de Mithrinès. Ils dérivent tous du nom du dieu Mithra, qui est en persan et en arménien Mihr ou Mihir.—S.-M.

XXX. Il s'assure de l'Afrique.

Amm. l. 21, c. 7.

Après une longue délibération, Constance s'en tint à son premier plan: c'était de terminer d'abord la guerre contre les Perses pour ne laisser derrière lui aucun sujet d'inquiétude. Il devait ensuite revenir sur ses pas, traverser rapidement l'Illyrie et l'Italie, et fondre tout à coup sur Julien. Tels étaient les projets dont il se faisait illusion et dont il amusait ses officiers. Cependant pour s'assurer de l'Afrique, province importante dans une guerre civile, il y envoya Gaudentius[324], qui lui avait servi d'espion dans la Gaule. Gaudentius, timide et intéressé, avait sujet de craindre le ressentiment de Julien; et persuadé que Constance resterait victorieux, comme personne n'en doutait alors, il ne pouvait manquer de zèle pour le servir. Aussi s'acquitta-t-il[Pg 355] parfaitement de sa commission. Dès qu'il fut arrivé, il instruisit des ordres de l'empereur le comte Crétion et les autres commandants; il leva de bons soldats; il fit venir des coureurs de la Mauritanie; il garnit de camps volants les côtes opposées à la Gaule et à l'Italie, et tant que Constance vécut, il ferma aux ennemis l'entrée du pays, quoique la côte de Sicile, depuis le Cap de Lilybée jusqu'à celui de Pachyn, fût bordée des troupes de Julien, qui ne cherchaient que l'occasion de débarquer en Afrique.

[324] Il était notarius ou secrétaire-d'état. Per mare notarium misit Gaudentium, quem exploratorem actuum Juliani per Gallias aliquamdiu fuisse præstrinximus. Amm. Marc. l. 21, c. 7.—S.-M.

XXXI. Il passe en Mésopotamie.

Amm. l. 21, c. 7 et c. 13.

Pendant que Constance s'occupait de ces dispositions, il apprit que l'armée des Perses s'approchait des bords du Tigre. Aussitôt il se mit en campagne au commencement de mai[325], et ayant passé l'Euphrate sur un pont de bateaux[326], il se rendit à Edesse, où il avait formé ses magasins[327]. De là, il envoya des coureurs pour observer la marche des ennemis. On ne savait encore en quel endroit ils passeraient le Tigre; et Constance ne pouvait se fixer dans aucune résolution. Tantôt il voulait partager son armée en divers corps pour s'étendre dans le pays, tantôt il songeait à la conduire toute entière devant Bézabde pour attaquer de nouveau cette place. Mais s'attacher ainsi à l'extrémité de la Mésopotamie, c'était ouvrir les passages à Sapor et lui donner moyen de pénétrer sans résistance jusqu'à l'Euphrate. D'ailleurs, voulant conserver son armée pour l'employer contre Julien, il craignait de la consumer dans[Pg 356] un siége dont il avait déja éprouvé la difficulté. Cependant pour avoir des nouvelles plus sûres, il fit partir à la tête d'un grand corps de troupes Arbétion et Agilon[328], avec ordre de s'étendre sur les bords du Tigre et d'observer l'ennemi: il leur recommanda de ne point hasarder de combat, mais de se retirer dès qu'ils verraient les Perses entrer dans le fleuve, et de lui en donner avis aussitôt. Sapor, arrêté par des présages peu favorables, différait toujours le passage, et tenait les Romains en échec. Les espions et les transfuges qui se rendaient au camp, ne faisaient qu'accroître l'incertitude par la diversité de leurs rapports. Chez les Perses le secret du roi ne courait jamais risque d'être éventé: il n'était connu que d'un petit nombre de seigneurs d'une fidélité éprouvée et d'une profonde discrétion: le silence était même chez eux une divinité adorée[329]. D'ailleurs les Perses étaient rusés et trompeurs. Les deux généraux inquiétés par de fréquentes alarmes, dépêchaient sans cesse à l'empereur pour le prier de les venir joindre; ils lui représentaient que, malgré leur vigilance, ils risquaient à tout moment d'être surpris; et que si toutes les troupes n'étaient pas réunies, ils seraient infailliblement accablés. Telle était la situation de Constance, quand il apprit que Julien, ayant rapidement traversé l'Italie et l'Illyrie, était déja maître du pas de Sucques.

[325] Il existe plusieurs lois de Constance relatives au sénat de Constantinople, qui sont datées de Gephyræ (c'est-à-dire les ponts), endroit situé, selon les anciens itinéraires, à 22 milles au nord d'Antioche.—S.-M.

[326] Il passa dans un lieu nommé Capessane, per Capessanam Euphrate navali ponte transcurso (Ammien Marc. l. 21, c. 7). Sa position est inconnue.—S.-M.

[327] Edessam petit uberem commeatibus et munitam. Amm. Marc. l. 21, c. 7.—S.-M.

[328] L'un général de l'infanterie, et l'autre de la cavalerie, pedestris equestrisque militiæ magistros.—S.-M.

[329] Apud Persas silentii colitur numen. Je ne crois pas qu'il faille prendre à la lettre ces paroles d'Ammien Marcellin. On trouve dans les auteurs anciens plusieurs exemples du secret scrupuleux que gardaient les anciens Perses. Vetus disciplina regum, dit Quinte-Curce, silentium vitæ periculo sanxerat.—S.-M.

XXXII. Julien se détermine à faire la guerre à Constance.

Amm. l. 21, c. 1 et 2.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 68.

Liban. or. 10, t. 2, p. 286.

Soz. l. 5, c. 1.

Zos. l. 3, c. 9.

Zon. l. 13, t. 2, p. 22.

Nous avons laissé Julien à Vienne en Gaule, où il[Pg 357] passa une partie de l'hiver dans de profondes réflexions. Devait-il tenter toutes les voies de douceur pour se réconcilier avec Constance, ou forcer ce prince par les armes à le reconnaître pour collègue? L'un et l'autre parti paraissait également dangereux. D'un côté l'exemple de Gallus lui apprenait quel fond il devait faire sur la foi d'un prince qui n'épargnait ni la séduction ni le parjure, et qui plongeait le poignard dans le sein de ses proches au moment qu'il feignait de les embrasser: de l'autre, il craignait cette fortune qui partout ailleurs abandonnant Constance, l'avait toujours fidèlement suivi dans les guerres civiles. Ce dernier péril lui sembla pourtant préférable, parce qu'une guerre déclarée lui laissait toutes les ressources de la prudence et de la valeur, et que d'ailleurs la fortune l'avait lui-même jusqu'alors assez bien servi, pour mériter qu'il se mît entre ses mains plutôt qu'en celles de Constance. La superstition aida encore, dit-on, à le déterminer. Il crut voir en songe le Soleil, sa divinité favorite, qui lui annonçait que Constance mourrait avant la fin de l'année. La prédiction telle qu'elle est rapportée par plus d'un auteur, est trop claire et trop précise pour laisser occasion de douter qu'elle ait été composée après coup[330].[Pg 358] Saint Grégoire, sur la foi d'un bruit qui courait alors, prétend qu'il était facile à Julien de prédire cette mort, parce qu'il avait pris des mesures pour la procurer par le ministère d'un domestique de Constance. Il est plus sûr de dire que tout le détail de ce songe n'est qu'une fable inventée après l'événement. Julien, qui se vantait si volontiers de la protection des Dieux, n'en fait aucune mention expresse dans ses écrits. Ayant donc résolu de prendre les armes, il ne fit rien avec précipitation: il songea moins à forcer les circonstances, qu'à profiter des incidents; il se donna le temps d'affermir sa puissance et de dresser son plan avec maturité et tranquillité d'esprit. Il publiait qu'il ne voulait aller trouver Constance que pour se justifier, et qu'il s'en remettrait au jugement des deux armées. Les soldats de Magnence s'étaient répandus de toutes parts et subsistaient de brigandages. Julien fit proclamer une amnistie en leur faveur, il les rappela à leurs drapeaux, et rétablit la sûreté sur les grands chemins. Apostat depuis long-temps, il observait dans le particulier toutes les pratiques du paganisme; mais ce secret n'était connu que du petit nombre de ses plus intimes confidents. Comme son armée était composée de chrétiens et de païens, il déclara qu'il laissait à chacun la liberté de servir Dieu à sa manière; mais il continua de faire à l'extérieur profession de christianisme. Il assista même aux prières publiques dans l'église de Vienne le jour de l'Epiphanie[331].

[330] Cette prédiction, composée de quatre vers grecs, se retrouve dans Ammien Marcellin, dans Zosime et dans Zonaras. Elle est ainsi conçue:

Ζεὺς ὅταν εἰς πλατὺ τέρμα μόλῃ κλυτοῦ ὑδροχόοιο,
Παρθενικῆς δὲ Κρόνος μοίρῃ βαίνῃ ἐπὶ πέμπτῃ,
Εἰκοστῇ, βασιλεὺς Κωνστάντιος Ἀσίδος αἴης
Τέρμα φίλου βιοτοῦ ϛυγερὸν καὶ ἑπώδυνον ἕξει.

C'est-à-dire: «Quand Jupiter aura parcouru tout le signe du Verseau, et que Saturne sera dans le vingt-cinquième degré de la Vierge, Constance, monarque de l'Asie, terminera sa vie dans de grands tourments».—S.-M.

[331] Et ut hæc interim celarentur, feriarum die, quem celebrantes mense januario Christiani Epiphania dictitant, progressus in eorum ecclesiam, solemniter numine orato discessit. Amm. Marcel., l. 21, c. 2.—S.-M.

XXXIII. Les Allemans reprennent les armes.

Amm. l. 21, c. 3.

Jul. ad Ath. p. 286.

Liban. or. 5, t. 2, p. 180; et 10, p. 286 et 287.

Cellar. Geog. l. 2, c. 7, art. 13.

Il ne s'occupait que de l'entreprise qu'il méditait[Pg 359] contre Constance, lorsqu'aux approches du printemps il apprit que les Allemans recommençaient à faire des courses[332]. Les sujets de Vadomaire allié des Romains avaient été les premiers à prendre les armes. Le bruit se répandit que cette infraction des traités était l'effet des intrigues de Constance: que ce prince avait à force d'argent engagé Vadomaire à se jeter dans la Gaule, afin d'y retenir Julien. Celui-ci n'oublia pas d'accréditer ces discours: il prétendit même avoir intercepté des lettres de Constance à Vadomaire et à d'autres rois allemands. On surprit un courrier de Vadomaire chargé d'une lettre à Constance, dans laquelle le prince allemand traitait Julien avec assez de mépris. Julien, pour se débarrasser de ce nouvel ennemi, envoya en diligence le comte Libinon à la tête des deux légions gauloises qui s'étaient le plus distinguées dans la nouvelle révolution. Libinon passa le Rhin auprès de Bâle, et arriva près d'une ville qu'on croit être Seckingen[333] [Sanctio]. A l'approche des Romains, les Barbares en beaucoup plus grand nombre s'étaient cachés dans des vallons. Le comte les attaqua sans précaution, et fut tué le premier. La victoire fut quelque temps disputée; mais il fallut céder au nombre, et les Romains se retirèrent avec perte.

[332] Ils ravageaient les frontières de la Rhétie, confines Rhætiis tractus.—S.-M.

[333] C'est l'opinion de Cluvier adoptée par Henri Valois, dans son Commentaire sur Ammien Marcellin, l. 21, c. 3. L'historien latin n'indique pas le lien du passage; mais on sait que les états de Vadomaire étaient voisins de Bâle (Augusta Rauracum), où l'on traversait le Rhin.—S.-M.

XXXIV. Prise de Vadomaire.

Amm. l. 21, c. 3 et 4.

Liban. or. 10, t. 2, p. 286.

Vadomaire, naturellement fourbe et artificieux, feignait de ne prendre aucune part à cette guerre. Il tâchait d'amuser Julien par des protestations d'un attachement inviolable: il lui prodiguait dans ses lettres[Pg 360] les noms les plus flatteurs; il lui donnait même le titre de Dieu. Il entretenait des liaisons avec les officiers romains, qui gardaient la frontière, et passait souvent le Rhin pour venir se divertir avec eux. Julien, qui n'était pas dupe de ses artifices, résolut de le faire enlever. Il dépêcha le secrétaire Philagrius, qui fut depuis comte d'Orient, et dont il connaissait l'habileté: il le chargea d'un ordre cacheté qui ne devait être ouvert que quand Vadomaire se trouverait en-deçà du Rhin. L'occasion se présenta bientôt. Le prince allemand, affectant toujours beaucoup de sincérité et de franchise, vint à son ordinaire souper chez le commandant, qui invita aussi Philagrius. A la fin du repas Philagrius, ayant arrêté Vadomaire, fit voir sa commission, le mit sous la garde du commandant, et comme il n'avait point d'ordre pour retenir les gens de ce prince, il leur laissa la liberté de s'en retourner. Le roi fut conduit au camp de Julien. Il se crut perdu quand il apprit que ses lettres adressées à Constance avaient été interceptées; mais Julien sans entrer avec lui dans aucun éclaircissement, le fit conduire en Espagne. Il ne voulait pas laisser cet esprit dangereux et perfide à portée de troubler la Gaule en son absence. Vadomaire rentra en faveur sous le règne de Valentinien et de Valens, et fut fait duc de la Phénicie. Julien marcha aussitôt pour abattre par un dernier coup la témérité des Barbares; et de peur que le bruit de sa marche ne leur fît prendre l'épouvante, et ne l'obligeât de les poursuivre trop loin, il passa le Rhin pendant la nuit avec un gros de troupes légères, et les chargea au dépourvu. Ils se virent enveloppés avant que d'avoir eu le temps de se mettre en défense; plusieurs furent tués: les autres abandonnant[Pg 361] leur butin et demandant grace, se rendirent prisonniers. Les princes voisins, qui n'étaient point entrés dans la révolte, vinrent protester de leur soumission, et renouvelèrent leurs serments. Julien se retira après les avoir menacés d'une prompte vengeance, s'ils se départaient de la fidélité qu'ils avaient jurée.

XXXV. Julien fait prêter serment à ses troupes.

Amm. l. 21, c. 5.

Jul. ad Ath. p. 286. et epist. 13, p. 382.

Liban. or. 10, t. 2, p. 287 et 288.

Eunap. in Max, t. 1, p. 54, ed. Boiss.

Revenu à Bâle [Rauracos], et persuadé que la diligence est le principal ressort des entreprises hardies, et que dans un péril inévitable le plus sûr est de l'affronter sans délibérer, il résolut de se mettre en marche pour aller au-devant de Constance. Il commença par consulter ses oracles. Il avait fait venir en Gaule le grand-prêtre d'Éleusis: ce fut avec lui qu'il fit des sacrifices secrets à Bellone; son médecin Oribasius et un autre fanatique Africain, nommé Évhémère, confidents de son apostasie, furent seuls admis à ces mystères. Tous les présages lui promettaient la sûreté et la gloire s'il marchait, et le menaçaient de sa perte s'il restait dans la Gaule. Il se félicita de cet heureux concert entre les conseils de ses dieux et ceux de son ambition. Car ce prince n'était pas tellement esclave de la superstition, qu'il ne sût bien s'en affranchir quand elle ne s'accordait pas avec ses intérêts. Il avait, ainsi que Jules César, l'esprit assez présent pour donner un tour avantageux aux plus sinistres présages. Un jour qu'il s'exerçait à Paris dans le Champ-de-Mars, son bouclier s'étant rompu en éclats, l'anse lui resta seule dans la main: c'était là un des plus fâcheux pronostics, et tous les spectateurs en paraissaient alarmés: Ne craignez rien, leur cria Julien, ce que je tenais ne m'a pas échappé. Se croyant assuré de la protection du ciel, il voulut éprouver l'attachement de ses soldats. Les ayant donc fait assembler,[Pg 362] il monta sur le tribunal, et portant sur son front une noble confiance, après leur avoir rappelé de nouveau ses travaux et leurs exploits, il leur déclara qu'il allait les conduire aux extrémités de la Dacie; qu'ils ne rencontreraient aucun obstacle dans leur passage par l'Illyrie; que les premiers avantages leur en prépareraient de nouveaux, et régleraient leurs démarches: «Je me charge, ajouta-t-il, de veiller selon ma coutume à votre sûreté et de vous ménager les succès; et si j'étais obligé de rendre compte de ma conduite à d'autres qu'à ma conscience, juge souverain et incorruptible de mes actions, je serai toujours prêt à justifier mes intentions et à prouver que je n'aurai rien entrepris que ce qui peut vous être utile à tous. Assurez-moi par serment de votre fidélité; et soit en quittant ce pays, soit dans le voyage que nous allons faire, gardez-vous de donner sujet de plainte à aucun particulier. Souvenez-vous que ce qui fait votre gloire, ce n'est pas seulement d'avoir abattu tant d'ennemis, mais plus encore d'avoir rendu à ces provinces la paix, la sûreté et l'abondance.» L'armée reçut ses paroles comme celles d'un oracle: l'ardeur étincelle dans les yeux: tous de concert, frappant leurs boucliers, s'écrient qu'ils sont prêts à marcher sous les auspices d'un si grand capitaine; ils le nomment le favori des Dieux, le vainqueur des rois et des nations. Pour donner à leur serment la forme la plus solennelle, ils lèvent leurs épées sur leurs têtes, et prononçant les plus terribles imprécations ils jurent en termes formels qu'ils s'exposeront pour lui à tous les hasards, et à la mort même. Les officiers prêtent tous en particulier le même serment.[Pg 363] Ces Hérules, ces Bataves, ces Gaulois, qui l'année précédente avaient refusé de passer les Alpes pour le service de Constance, sont prêts à suivre Julien jusqu'au bout du monde. Le seul Nébridius, préfet du prétoire, fut assez hardi pour représenter, qu'étant comblé des bienfaits de Constance, il ne pouvait engager sa foi contre le service de ce prince; et comme les soldats, irrités de sa résistance, menaçaient de l'égorger, il alla se jeter aux pieds de Julien qui le couvrit de sa robe. Les soldats respectèrent cet asyle. Nébridius étant retourné au palais avec Julien, se prosterna devant lui, demandant humblement, comme un gage de sûreté, la permission de lui baiser la main: Eh! quel honneur réserverions-nous donc à nos amis? repartit Julien; retire-toi où tu jugeras à propos, on ne te fera aucun mal. Nébridius se retira en Toscane sur ses terres.

XXXVI. Disposition de Julien.

Amm. l. 21, c. 8.

Zos. l. 3, c. 10.

Cellar. Geog. l. 2, c. 5, art. 36.

Salluste, cet ami fidèle, qui avait été enlevé à Julien trois ans auparavant, était venu le rejoindre. Le nouvel empereur le laissa en Gaule avec la qualité de préfet du prétoire: il le crut nécessaire dans cette province, dont il était obligé de s'éloigner; et comme une des fonctions du préfet était de payer les troupes, et de pourvoir au soin des vivres, Julien emmena Germanianus qu'il chargea de ce détail. Il déclara Névitta général de la cavalerie, sans avoir égard à Gumoaire que Constance avait nommé, mais que Julien regardait comme un traître qui avait manqué de foi à Vétranion son maître. Il donna la questure à Jovius, l'intendance du trésor à Mamertinus, le commandement de sa garde à Dagalaïphe[334]. Dans la distribution des emplois militaires[Pg 364] il ne considéra que les services et la fidélité. Ses troupes ne montaient qu'à vingt-trois mille hommes; et comme il appréhendait qu'elles ne parussent méprisables s'il les faisait marcher en un seul corps d'armée, il les partagea en trois divisions dans la vue d'en augmenter l'apparence, et de répandre plus de terreur. Le premier détachement partit sous la conduite de Jovinus et de Jovius, avec ordre de traverser les contrées septentrionales de l'Italie; Névitta à la tête de l'autre division devait passer par la Rhétie. Le rendez-vous fut marqué à Sirmium. Il leur recommanda de marcher avec diligence et circonspection. Pour lui il ne se réserva que trois mille hommes, avec lesquels il prit sa route par la forêt Noire, nommée alors la forêt Marciane [Marcianas Sylvas], et par les bords du Danube.

[334] Jovio quæsturam..... et Mamertino largitiones curandas; et Dagalaiphum præfecit domesticis. Amm. Marcel. l. 21, c. 8.—S.-M.

XXXVII. Marche de Julien jusqu'à Sirmium.

Amm. l. 21, c. 9.

Jul. ad Ath. p. 286.

Mamert. pan. c. 6, 7, 8 et 13.

Liban. or. 8, t. 2, p. 242, or. 9, p. 254; et or. 10, p. 287, et 288.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 68.

[Zos. l. 3, c. 10.]

Ces dispositions étant faites, Julien prit le chemin de la Pannonie. Constance avait ordonné aux commandants des villes d'Italie, situées au voisinage de la Gaule, de garder tous les passages. Résolu de passer lui-même les Alpes pour aller chercher Julien, il avait amassé sur la frontière une quantité immense de provisions[335]. Les généraux de Julien se rendirent maîtres de ces magasins. Julien, étant arrivé au Danube, fit le reste du voyage partie sur le fleuve, partie en le côtoyant, tantôt sur les terres de l'empire, tantôt sur celles des Barbares[336], par des chemins rudes et difficiles, évitant les[Pg 365] grandes routes, de crainte d'y rencontrer des forces supérieures aux siennes. Le secret, la diligence, l'esprit de ressource et l'habitude qu'il s'était faite de surmonter les plus grandes fatigues, le sauvèrent de tous les périls. Il s'assurait de tous les passages du fleuve; il enlevait les postes des ennemis pendant la nuit; il leur donnait le change par de fausses alarmes: dans le temps qu'on l'attendait aux défilés des montagnes, il traversait la plaine; il se faisait ouvrir les portes des villes par persuasion, par force, par ruse. On parle d'un stratagème qui le rendit maître d'une place forte que l'histoire ne nomme pas. Ayant surpris un corps d'ennemis, il fit revêtir de leurs armes et marcher sous leurs enseignes plusieurs des siens, qui furent reçus dans la place et s'en emparèrent. Dans une autre occasion six de ses soldats dans un défilé en mirent en fuite deux mille. Il marchait lui-même à la tête de ses troupes, à pied, la tête nue, chargé de ses armes, couvert de sueur et de poussière. Sa marche était rapide; il n'avait pas besoin d'envoyer dans les villes qui se trouvaient sur sa route, pour y chercher de quoi fournir à la délicatesse de sa table; il vivait de pain et d'eau comme le moindre soldat. Il traversa ainsi toute la Pannonie. Quelque diligence qu'il fît, la renommée le devançait: les peuples accouraient en foule sur son passage; il ne s'arrêtait que pour faire lire de temps en temps à haute voix les lettres que Constance avait écrites aux Barbares: il en tira un très-grand avantage pour gagner les cœurs en sa faveur, et les soulever contre un maître[Pg 366] cruel qui sacrifiait ses peuples à sa haine et à sa jalousie personnelle. En même temps il prodiguait l'argent; il accordait aux villes des exemptions et des priviléges. Il ne lui fallut que se montrer pour faire la conquête de la province. A la première nouvelle de cette invasion, Taurus avait abandonné l'Italie; et en passant par l'Illyrie, il avait entraîné avec lui Florentius[337]. Tous deux remplis d'épouvante fuyaient avec précipitation vers Constantinople.

[335] L'empereur avait placé des magasins dans toutes les villes voisines de la Gaule, et particulièrement à Brigantium, actuellement Bregentz, au sud du lac de Constance. Selon Julien lui-même (Ad Athen., p. 286), Constance avait réuni dans cette place trois millions de médimnes de blé, τριακοσίας μυριάδας μεδίμνων πυροῦ κατειργασμένου ἐν τῇ Βριγαντίᾳ. Il avait ordonné de faire la même chose sur toutes les routes qui conduisaient aux Alpes Cottiennes.—S.-M.

[336] Per ultima ferarum gentium regna, calcata regum capita supervolans, in medio Illyrici sinu improvisus apparuit. Mamertinus, Paneg. cap. 6.—Καὶ τῆς βαρβαρικῆς ὄχθης ἔστιν ἥν διαδραμὼν. Greg. Naz., Or. 3, t. 1, p. 68.—S.-M.

[337] C'est par cette raison que Julien, selon Zosime, avait ordonné de les appeler consuls fuyards, φυγάδας ὑπάτους, dans les actes publics.—S.-M.

XXXVIII. Il s'empare de cette ville.

Amm. l. 21, c. 9 et 10.

Zos. l. 3, c. 10 et 11.

Julien le onzième jour de sa marche approchait de Sirmium. Le comte Lucillianus, qui commandait dans la Pannonie, était alors campé près de cette ville. Il rassemblait les troupes des quartiers les plus voisins, et se préparait à s'opposer à Julien. Ce prince ne lui en laissa pas le temps. Etant arrivé par le fleuve à Bononia[338], qui n'était qu'à dix-neuf milles de Sirmium, il débarqua sur le soir, et dépêcha aussitôt Dagalaïphe à la tête d'une troupe de cavalerie légère, avec ordre de lui amener Lucillianus de gré ou de force. Celui-ci qui le croyait encore bien loin, dormait tranquillement. A son réveil, il se voit environné de gens inconnus et armés, qui lui signifient les ordres de l'empereur. Plein de surprise et d'effroi, il prend le parti d'obéir. On le fait monter sur un méchant cheval, et ce général naturellement fier fut présenté à Julien comme un prisonnier du dernier ordre. Cependant le prince lui ayant[Pg 367] permis de baiser sa robe, il revint peu à peu de sa frayeur, et s'enhardit jusqu'à lui représenter la témérité de son entreprise. Gardez pour Constance vos sages avis, lui répondit Julien avec un sourire amer; ce n'est pas pour vous autoriser à me faire des leçons, c'est pour calmer vos craintes que je vous donne des marques de clémence. Sur-le-champ Julien marche à Sirmium. C'était une capitale grande et peuplée, dont la possession lui répondait de toute la province. Il y était si peu attendu, que la plupart des habitants, apprenant que l'empereur arrivait, s'imaginèrent que c'était Constance. Il entra avant le jour dans les faubourgs qui étaient fort étendus. La vue de Julien parut un prodige: on se rassure; l'allégresse succède à la surprise; les soldats de la garnison, les habitants courent au-devant de lui avec des flambeaux; ils sèment de fleurs son passage; ils le suivent au palais avec des cris de joie, et le nomment hautement leur empereur, leur maître. Le lendemain Julien donna des courses de chars, où toute la ville fit éclater sa joie. Les troupes commandées par Névitta qui avaient traversé la Rhétie, arrivèrent ce jour-là à Sirmium.

[338] On croit que ce lieu se nomme actuellement Bonmunster. Il était aussi appelé Malatæ; au moins telle était l'opinion de Cellarius (t. 1, p. 448), et de Wesseling (ad Itin. Anton., p. 243). Bononia aurait été alors le nom latin de Malatæ. C'est au reste celui-ci qui se voit sur la table de Peutinger et sur les inscriptions antiques qui se trouvent dans le pays.—S.-M.

XXXIX. Il se rend maître du pas de Sucques.

Le jour suivant Julien alla se saisir du pas de Sucques. C'est une gorge étroite entre le mont Hœmus et le mont Rhodope, dont les deux chaînes, après avoir embrassé la plus grande partie de la Thrace, viennent se rapprocher en cet endroit. Quoique les Romains eussent élargi ce passage, qui faisait la communication de la Thrace et de l'Illyrie, il était encore très-aisé de le fermer et d'y arrêter les plus fortes armées. La pente du côté de l'Illyrie est douce et facile; mais du côté de la Thrace ce sont des précipices et des chemins impraticables.[Pg 368] Du pied de ces montagnes s'étendent deux plaines immenses; d'une part jusqu'aux Alpes Juliennes, de l'autre jusqu'au détroit de Constantinople et à la Propontide. Julien s'empara de ce passage important; il y laissa un corps de troupes sous le commandement de Névitta, et se retira à Naïssus[339] pour y prendre des arrangements conformes à l'état de ses affaires.

[339] Ville peuplée, copiosum oppidum, fondée par Constantin. On l'appelle actuellement Nissa; elle est dans la Servie.—S.-M

XL. L'Italie et la Grèce se déclarent pour lui.

Amm. l. 21, c. 10.

Jul. ad Ath. p. 286 et 287.

Liban. or. 8, t. 2, p. 242, et or. 10, p. 287 et 288.

Zos. l. 3, c. 11.

Il appela auprès de lui l'historien Aurélius Victor, celui même dont nous avons un abrégé d'histoire, qui n'est pas sans quelque mérite. Il l'avait vu à Sirmium et il estimait sa probité. Il lui donna le gouvernement de la seconde Pannonie[340], et lui fit ériger une statue de bronze. Cet Aurélius fut dans la suite préfet de Rome. Depuis la fuite de Taurus et de Florentius, Rome et toute l'Italie, la Macédoine et toute la Grèce, s'étaient déclarées en faveur de Julien. Persuadé qu'il n'avait plus de réconciliation à espérer, il ne ménagea plus Constance. Il s'empara des trésors du prince et des mines d'or et d'argent qui étaient ouvertes en Illyrie. Il écrivit au sénat de Rome une lettre remplie d'invectives si atroces contre Constance, que les sénateurs n'en purent entendre la lecture sans s'écrier que Julien devait plus de respect à celui à qui il était redevable de son élévation. La mémoire de Constantin n'y était pas épargnée: Julien le traitait de novateur, de destructeur des lois anciennes et des usages les mieux établis; il l'accusait d'avoir le premier avili les charges les plus éminentes et le consulat même, en le prodiguant à des[Pg 369] Barbares: reproche absurde, qui devait retomber sur son auteur, comme le remarque Ammien Marcellin; puisque dès l'année suivante il éleva au consulat Névitta, Goth de naissance, homme grossier, cruel, sans expérience, sans autre mérite que de s'être attaché à la fortune de Julien, et fort inférieur en toute manière à ceux que Constantin avait honorés de cette dignité. Il écrivit en même temps aux armées d'Italie, pour leur recommander la garde des villes: il fit assembler sur les côtes de Sicile un grand nombre de troupes, qui devaient passer en Afrique à la première occasion. Il dépêcha des courriers dans toute la Grèce. Corinthe, Lacédémone, Athènes reçurent des manifestes de sa part. Nous avons celui qu'il adressa aux Athéniens; c'est une longue apologie[341], dans laquelle il développe dès l'origine toutes les injustices de Constance à son égard: il y proteste qu'il est encore disposé à se contenter de ce qu'il possède, si Constance veut entendre à un accommodement; mais que, plutôt que de se livrer à la discrétion d'un ennemi implacable, il est déterminé à périr les armes à la main, si c'est la volonté des Dieux.

[340] Avec les honneurs consulaires. Victorem.... scriptorem historicum, Pannoniæ secundæ consularem præfecit, et honoravit æneâ statuâ. Amm. Marc. l. 21, c. 10.—S.-M.

[341] Τοὺς Ἐρεχθείδας ὁ βασιλεὺς ἐποίει δικαστὰς, πέμπων ἀπολογίαν ἐν γράμμασι. Liban. or. 10. t. 2, p. 288.—S.-M.

XLI. Il fait profession ouverte d'idolâtrie.

[Jul. ad Athen. p. 277 et 286.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 68 et 69.]

Liban. or. 10, t. 2, p. 288.

[Zos. l. 3, c. 11.

Soz. l. 5, c. 1.]

Till. Julien, note 4.

Le paganisme se montre à découvert dans cette pièce. Julien avait enfin levé le masque en entrant dans l'Illyrie. Il ouvrait les temples que Constantin et Constance avaient fermés; il les ornait d'offrandes; il immolait des victimes, et exhortait les peuples à reprendre le culte des Dieux de leurs pères. Les Athéniens furent les premiers à signaler leur attachement à l'idolâtrie: ils s'empressèrent de rouvrir le fameux temple de Minerve et ceux des autres divinités; ils firent couler le sang des victimes,[Pg 370] dont leur terre paraissait altérée. Une contestation survenue entre les familles sacerdotales partageait toute la ville. Le nouvel Auguste, idolâtre dévot, qui s'était follement proposé d'épurer le paganisme, en y appliquant les maximes vraiment divines de la religion chrétienne, écrivit aux Athéniens pour faire cesser cette division; il leur manda que la paix et la concorde étaient le plus agréable sacrifice qu'ils pouvaient offrir aux Dieux.

XLII. Bienfaits qu'il répand sur les provinces.

Amm. l. 21, c. 12.

Mamert. pan. c. 9.

Zos. l. 3, c. 11.

Naïssus fut bientôt remplie d'une multitude de députés: bientôt les provinces et les villes se ressentirent des libéralités de leur nouveau maître. Les Dalmates et les Epirotes furent déchargés des impositions excessives dont ils étaient accablés. Nicopolis, bâtie autrefois par Auguste, comme un monument de la victoire qu'il avait remportée près d'Actium, se releva de ses ruines; les jeux qu'on y avait célébrés tous les cinq ans, mais qui étaient depuis long-temps interrompus, furent renouvelés. Athènes et Éleusis recouvrèrent leur ancienne splendeur[342]. Les ordres de Julien semblaient répandre de toutes parts le mouvement et la vie; on voyait réparer les murailles des villes, les aquéducs, les places, les gymnases. On instituait de nouvelles fêtes en l'honneur de celui qui rétablissait les anciennes. Tant d'affaires publiques ne l'empêchaient pas de vaquer à celles des particuliers: il écoutait leurs plaintes; il jugeait leurs différends, surtout ceux où il s'agissait de priviléges contestés par les communautés des villes[Pg 371] à quelqu'un des citoyens. On remarqua qu'il poussait trop loin le système de réduire tout au droit commun, et qu'il favorisait l'ordre municipal, souvent même aux dépens de la justice.

[342] Ipsæ illæ bonarum artium magistræ et inventrices Athenæ, omnem cultum publicè privatimque perdiderant. In miserandam ruinam conciderat Eleusina. Sed universas urbes ope imperatoris refotas enumerare perlongum est. Mamert. Pan. c. 9.—S.-M.

XLIII. Il prend soin de la ville de Rome.

Amm. l. 21, c. 22, et ibi Vales.

Mamert. pan. c. 14, et 15.

Till. Constance art. 60.

Rome manquait de vivres. Gaudentius, qui tenait l'Afrique au nom de Constance, avait envoyé à Constantinople la flotte de Carthage chargée du blé destiné à la provision de Rome. Les Romains s'en plaignirent à Julien; ils accusaient les commandants des côtes, d'avoir par leur négligence laissé perdre un convoi si important: Il n'est pas perdu pour nous, dit Julien en souriant, puisqu'il est à Constantinople; il se flattait d'être incessamment maître de cette ville. En même temps, il fit acheter à ses dépens et transporter à Rome une grande quantité de grains. Quatre sénateurs romains, des plus considérables, entre lesquels étaient Symmaque et Maxime, avaient été députés à Constance par le sénat; ils revenaient d'Antioche, où Symmaque s'était acquis une estime générale par sa vertu et par son éloquence: ils trouvèrent Julien en Illyrie. Ce prince les combla d'honneurs; et pour donner une marque de distinction à Maxime, neveu de Vulcatius Rufinus qui avait été oncle de Gallus, il le nomma préfet de Rome en la place de Tertullus. Sous ce préfet on vit renaître l'abondance, et le peuple de cette ville tumultueuse n'eut plus d'occasion de se livrer à son impatience naturelle. Le nouvel empereur, pour augmenter la confiance de son parti en faisant paraître la sienne, se comporta en maître de l'empire: il désigna consuls pour l'année suivante Mamertinus et Névitta. Le premier venait de remplacer Florentius dans la dignité de préfet du prétoire d'Illyrie.

[Pg 372]

XLIV. Révolte de deux légions.

Amm. l. 21, c. 11, 12, et l. 22, c. 8.

Zos. l. 3, c. 11.

Julien travaillait à réunir autour de lui les garnisons de Pannonie, d'Illyrie et de Mésie, lorsqu'il apprit une révolte capable de traverser ses projets. Il avait trouvé à Sirmium deux légions de Constance et une cohorte de sagittaires. Comme il ne comptait pas assez sur leur fidélité pour les incorporer à son armée, il les envoya en Gaule sous prétexte que cette province avait besoin de leur secours. Ces troupes ne s'éloignaient qu'à regret; elles se rebutaient de la longueur du voyage, et redoutaient les Germains contre lesquels on allait les employer. Un commandant de cavalerie[343], nommé Nigrinus, né en Mésopotamie, esprit remuant et séditieux, acheva de les aigrir. Lorsqu'elles furent arrivées à Aquilée, elles s'emparèrent de la ville, forte par son assiette et par ses murailles; et de concert avec les habitants encore attachés au nom de Constance, elles fermèrent les portes, mirent en état de défense les tours et les remparts, et firent toutes les dispositions nécessaires pour soutenir leur révolte. Un pareil exemple pouvait devenir contagieux pour toute l'Italie. D'ailleurs, la perte d'Aquilée fermait à Julien le passage des Alpes Juliennes, et le privait des secours qu'il attendait de ce côté-là; il résolut donc de reprendre au plus tôt cette place. Il envoya ordre à Jovinus, qui venait de passer les Alpes avec sa division, et qui n'était encore que dans le Norique[344], de retourner sur ses pas et d'attaquer Aquilée. Il lui commanda aussi d'arrêter et d'employer avec ses troupes, les divers détachements qui venaient successivement de la Gaule pour joindre l'armée. Le siége fut long, et la ville ne se[Pg 373] rendit que deux mois après la mort de Constance. Mais pour ne pas diviser un événement de cette espèce, je vais en raconter toute la suite.

[343] Equitum turmæ tribunus.—S.-M.

[344] Le Noricum répond à la Carinthie, la Styrie et la partie de l'archiduché d'Autriche située au sud du Danube.—S.-M.

XLV. Siége d'Aquilée.

L'armée s'étant campée sur deux lignes, autour de la ville, on tenta d'abord dans une conférence de ramener les assiégés à l'obéissance. Les deux partis se séparèrent avec plus d'aigreur qu'auparavant. Le lendemain au point du jour, l'armée sort du camp; les assiégés paraissent sur les murs en bonne contenance, et les deux partis se défient par de grands cris. Les assiégeants s'approchent couverts de madriers et de claies, et portant des échelles. Ils sapent les murs; ils montent à l'escalade: mais les pierres et les javelots écrasent, renversent, percent les premiers; les autres fuyent, et entraînent ceux qui les suivent. Ce succès encourage les assiégés: ils préviennent tous les dangers avec une vigilance infatigable. Le terrain ne permettait ni de faire avancer des béliers, ni d'établir des machines, ni de creuser des souterrains. Le Natison baignait la ville à l'orient. Jovinus crut pouvoir en profiter. Il joignait ensemble trois grosses barques, y élevait des tours de bois plus hautes que celles de la ville, et les faisait ensuite approcher du mur. Alors les soldats postés sur le haut de ces tours accablaient de traits et de javelots les défenseurs des murailles, tandis que d'autres soldats placés aux étages inférieurs s'efforçaient, à l'aide de leurs ponts volants, les uns de sauter sur le mur, les autres de percer les tours de la ville et de s'y ouvrir un passage. Cette tentative fut encore inutile. Les traits enflammés qu'on lançait sur les tours des assiégeants y mettaient le feu; le poids des soldats dont elles étaient chargées, et qui pour[Pg 374] éviter les flammes se portaient tous en arrière, les faisant pencher, elles se renversaient dans le fleuve; et les pierres et les dards achevaient de tuer ceux qui échappaient des flammes et des eaux. Les attaques continuèrent avec aussi peu de succès. Le fossé était bordé d'une fausse-braie: c'était une palissade appuyée d'un mur de gazon, qui servait de retraite aux assiégés dans leurs fréquentes sorties. Les assiégeants, rebutés d'une si opiniâtre résistance, changèrent le siége en blocus. Ils en vinrent même à ne laisser dans le camp que les soldats nécessaires à la garde; les autres allaient piller les campagnes voisines, et devenaient de jour en jour plus paresseux et plus indisciplinés. Julien avait rappelé Jovinus, pour l'employer ailleurs. Le comte Immon, qu'il avait chargé de la conduite du siége, l'avertit de ce désordre. Pour ne pas perdre tout à la fois les légions qui assiégeaient et celles qui étaient assiégées, Julien envoya le général Agilon, alors en grande réputation de probité et de valeur, afin de déterminer les assiégés à se rendre, en leur apprenant la mort de Constance. Avant son arrivée, Immon tenta encore de réduire les habitants par la soif: il fit couper les canaux des aquéducs, et détourner le cours du fleuve. Les assiégés pourvurent à cette incommodité: ils eurent recours à quelques puits qu'ils avaient dans la ville, et dont on distribuait l'eau par mesure. Enfin Agilon arriva. S'étant approché des murailles, il annonça aux habitants que Constance était mort, et que Julien était paisible possesseur de tout l'empire. On refusa d'abord de le croire, et on ne lui répondit que par des injures; mais quand il eut obtenu d'être introduit dans la ville avec promesse qu'il ne lui serait[Pg 375] fait aucune insulte, et qu'il eût confirmé par serment ce qu'il annonçait, alors les habitants ouvrent leurs portes, ils protestent qu'ils sont soumis à Julien; ils se disculpent en chargeant Nigrinus et quelques autres qu'ils livrent entre les mains du comte. Ils demandent même leur supplice, comme une réparation de tant de maux que ces esprits séditieux avaient attirés sur leur ville. Quelques jours après, la cause ayant été mûrement examinée, Nigrinus fut condamné par la sentence de Mamertinus à être brûlé vif, comme le premier auteur de la rébellion. Deux sénateurs nommés Romulus et Sabostius eurent la tête tranchée. On fit grace aux autres, et Julien fut bien aise d'adoucir par cet exemple de clémence le spectacle des rigueurs qu'il exerçait, dans le même temps, sur les ministres de Constance.

XLVI. Inquiétudes de Julien.

Amm. l. 21, c. 12, 15, et l. 22, c. 1 et 2.

Liban. or. 10, t. 2, p. 289.

Zos. l. 3, c. 11.

Pendant que la révolte d'Aquilée lui faisait craindre la perte de l'Occident, les nouvelles qu'il recevait de l'Orient ne lui causaient pas de moindres alarmes. Constance était en marche; et le comte Marcianus, ayant rassemblé les divers corps de troupes répandus dans la Thrace, approchait du pas de Sucques avec des forces capables de disputer le passage. Julien dans cet embarras consultait les augures et les aruspices; mais leurs pronostics, toujours équivoques, le laissaient dans une cruelle incertitude. Un orateur gaulois nommé Aprunculus[345], qui fut depuis gouverneur de la province Narbonnaise[346], vint lui annoncer la mort de Constance; il en avait vu, disait-il, des signes certains dans les entrailles d'une victime. Cette prédiction ne rassura[Pg 376] pas Julien; il se défiait de la flatterie. On rapporte un trait plus frappant, s'il est véritable: on dit que dans le même moment que Constance expirait en Cilicie, l'écuyer qui donnait la main à Julien pour monter à cheval, étant tombé par terre, le prince s'écria: Voilà celui qui m'aidait à monter, renversé lui-même. Mais ce présage avait encore besoin d'être réalisé par l'événement, et toutes ces conjectures balançaient ses inquiétudes, sans être capables de les dissiper. Enfin il vit accourir à lui une troupe de cavaliers, à la tête desquels étaient deux comtes, Théolaïphe et Aligilde; on les avait dépêchés de Constantinople pour lui faire savoir que Constance n'était plus, et que tout l'Orient reconnaissait Julien pour seul empereur. Voici de quelle manière ce prince avait fini ses jours.

[345] Ou plutôt Aprunculus Gallus. Il était habile augure, haruspicinæ peritus.—S.-M.

[346] Rector postea Narbonensis. Amm. Marc. l. 22, c. 1.—S.-M.

XLVII. Constance revient à Antioche.

[Amm. l. 21, c. 13.]

La présence de Sapor, qui menaçait à tous moments de passer le Tigre, retenait Constance en Mésopotamie, lorsqu'il reçut la nouvelle de la marche de Julien. Il en fut d'abord alarmé, mais il ne perdit pas courage; il se détermina, de l'avis de son conseil, à détacher une partie de ses troupes et à les faire transporter en Thrace sur les voitures publiques, pour arrêter les progrès du rebelle. Elles étaient sur le point du départ, lorsqu'on vint l'avertir que le roi de Perse avait enfin pris le parti de retourner dans ses états[347]. Constance, à cette nouvelle, reprend le chemin d'Antioche. Etant arrivé à Hiérapolis, il assemble ses soldats, et faisant un effort sur lui-même pour prendre[Pg 377] un air d'assurance, il leur parle en ces termes: «Depuis que je tiens le gouvernail de l'empire, j'ai sacrifié tout, jusqu'à mon autorité même, à l'intérêt public, et je me suis fait une étude de me plier aux circonstances. Le succès n'a pas répondu à la droiture de mes intentions, et je me vois aujourd'hui obligé de vous faire l'aveu de mes fautes: elles ne sont, à vrai dire, que les effets d'une bonté qui méritait bien d'être plus heureuse. Dans le temps que l'Occident était troublé par la révolte de Magnence, qui a succombé sous votre valeur, j'ai conféré la puissance de César à mon cousin Gallus, et je l'ai chargé de la défense de l'Orient. Je ne rappelle point ici ses excès; les lois qu'il avait violées, ont été forcées de le punir. C'était pour nous un souvenir affligeant; et plût au ciel que la fortune, jalouse de notre repos, se fût contentée de cette épreuve: elle nous porte aujourd'hui une atteinte encore plus fâcheuse, mais dont la providence divine et votre bravoure sauront bien nous défendre. Julien à qui j'ai confié le soin de la Gaule, tandis que vous étiez occupés avec moi à couvrir l'Illyrie, enorgueilli de quelques avantages remportés sur des Barbares sans discipline et presque sans armes, et soutenu d'une poignée de troupes étrangères, dont la brutalité et l'aveugle audace font toute la valeur, a juré la perte de l'état. Mais la majesté de l'empire et la justice qui en est le plus ferme appui, toujours prête à punir de si noirs forfaits, détruiront bientôt ces projets d'une ambition criminelle. C'est la confiance que m'inspirent et ma propre expérience et les exemples des siècles passés. Prêtons nos bras à la vengeance divine:[Pg 378] courons étouffer le monstre de la guerre civile, avant qu'il ait eu le temps de s'accroître. Ne doutez pas que l'Être souverain, toujours ennemi des ingrats, ne combatte à votre tête, et qu'il ne fasse retomber sur ces séditieux tous les maux dont ils osent menacer leurs bienfaiteurs. Déja vaincus par leur propre conscience, ils ne pourront soutenir vos regards, ni le cri de bataille, qui leur reprochera leur perfidie.» Ce discours animé par la colère, la fit passer dans tous les cœurs[348]. Tous s'écrient qu'ils sont prêts à sacrifier leur vie; qu'on les conduise promptement contre les rebelles. L'empereur fit aussitôt partir Gumoaire avec une troupe d'auxiliaires[349], pour se joindre à Marcianus, et fermer le passage de Sucques du côté de la Thrace. Il choisissait cet officier par préférence, parce qu'il était ennemi personnel de Julien, qui l'avait traité avec mépris. Il continua sa marche vers Antioche avec le reste de son armée.

[347] Sapor ne s'était décidé à se retirer que parce que les augures qu'il consultait depuis long-temps continuaient de lui être contraires. Eique hæc disponenti luce posterâ nuntiatur, Regem cum omni manu quam duxerat, ad propria revertisse, auspiciis dirimentibus, dit Ammien Marcellin, l. 21, c. 13.—S.-M.

[348] Un certain Théodote, qu'Ammien Marcellin qualifie de præsidalis d'Hiérapolis, et d'autres notables (Honorati) de la ville, supplièrent Constance de leur envoyer la tête du rebelle Julien, pour qu'elle fût donnée en spectacle, comme l'avait été celle de Magnence. Julien pardonna dans la suite à ce misérable (Amm. Marc., l. 22, c. 14). Voyez ci-après, dans le tome III, liv. XIII, § 4.—S.-M.

[349] Avec des Lètes, cum Lætis. Voyez ce que j'ai dit de ces peuples ci-devant, l. XI, § 13, p. 332, note 1.—S.-M.

XLVIII. Mort de Constance.

Amm. l. 21, c. 13, 14 et 15.

Ath. de syn. t. 1, p. 748.

Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 389.

Vict. epit. p. 227.

Eutr. l. 10.

Hier. chron. et epist. 60, t. 1, p. 341.

Idat. chron.

Socr. l. 2, c. 7.

Theod. l. 2, c. 32.

Soz. l. 5, c. 1.

Philost. l. 6, c. 5.

Zon. l. 13, t. 2, p. 22.

Chron. Alex. vel Pasch. p. 294.

Theoph. p. 39.

Cedren. t. 1, p. 303.

Cellar. geog. l. 3, c. 8, art. 122.

Till. Constance, not. 52.

Quelque assurance que témoignât Constance, il n'était pas sans alarmes: un pressentiment secret semblait l'avertir que sa fin était prochaine. Il confia, dit-on, à ses amis les plus intimes, qu'il ne voyait plus auprès de lui, je ne sais quel fantôme, qui avait coutume de l'accompagner. C'était, selon Ammien Marcellin, son génie tutélaire, qui avait pris congé de lui, ou plutôt, c'était la chimère d'un esprit naturellement[Pg 379] faible, et troublé alors par de sombres inquiétudes. A peine était-il rentré dans Antioche, qu'ayant fait à la hâte les préparatifs de son expédition, il se pressa d'en sortir. L'automne était fort avancé[350]; les officiers n'obéissaient qu'en murmurant. Il donna ordre à Arbétion de prendre les devants avec les troupes légères[351]. A trois milles d'Antioche, près d'un bourg nommé Hippocéphale, il trouva sur son chemin au point du jour le cadavre d'un homme qu'on avait égorgé la nuit précédente. Ce présage l'effraya. Etant arrivé à Tarse, il sentit les premiers accès d'une fièvre légère qu'il crut pouvoir dissiper par le mouvement du voyage, et il gagna par des chemins montueux et difficiles une bourgade nommée Mopsucrènes, au pied du mont Taurus, sur les confins de la Cilicie et de la Cappadoce. Le lendemain, il se trouva trop faible pour continuer sa marche. La fièvre devint si ardente, que tout son corps en était embrasé. Destitué de secours et de remèdes, il s'abandonna aux larmes et au désespoir. Ammien Marcellin prétend qu'ayant encore toute sa raison, il désigna Julien pour son successeur. Quelques auteurs chrétiens rapportent que, dans ses derniers moments, tremblant à la vue du jugement de Dieu, il se repentit de trois choses: d'avoir versé le sang de ses proches, d'avoir donné à Julien la qualité de César, et de s'être livré à l'hérésie. Ces faits sont fort incertains; on sait que la renommée se plaît à charger la mort des princes de circonstances extraordinaires.[Pg 380] Saint Athanase dit qu'il mourut dans l'impénitence, et que se voyant près de sa fin il se fit baptiser par Euzoïus, fameux Arien, alors évêque d'Antioche. Selon d'autres auteurs, il reçut le baptême à Antioche avant son départ. Après avoir rendu par la bouche une grande quantité de bile noire, il tomba dans une longue et douloureuse agonie, dans laquelle il expira le 3 de novembre[352], ayant vécu quarante-quatre ans, deux mois et vingt-deux jours, et régné depuis la mort de son père, vingt-quatre ans, cinq mois et douze jours. Il laissait enceinte sa femme Faustine: elle accoucha d'une fille qui fut nommée Constantia, et mariée à l'empereur Gratien.

[350] Autumno jam senescente, dit Ammien Marcellin, l. 21, c. 15.—S.-M.

[351] Avec les lanciers et les mattiaires, cum lanceariis et mattiariis. Ces derniers tiraient leur nom d'une sorte de javelot ou dard nommé mattium ou mattiobarbulum. Voyez à ce sujet la note de Henri Valois sur Ammien Marcellin, l. 21, c. 13.—S.-M.

[352] Selon Ammien Marcellin, cet événement arriva le 3 octobre (III non. octob., le 3 des nones d'octobre); mais il paraît que c'est une erreur produite par une inadvertance de copiste; car Idatius, Socrate, la chronique Paschale et Cédrénus s'accordent tous à mettre la mort de Constance au 3 novembre (III non. novemb.).—S.-M.

XLIX. Ses bonnes et mauvaises qualités.

Amm. l. 21, c. 16.

Liban. or. 12, t. 2, p. 399 et 400.

Themist. or. 4, p. 60.

Vict. epit. p. 227 et 228.

Eutr. l. 10.

Zon. l. 13, t. 2, p. 22.

Ce prince n'est mémorable que par la qualité de fils de Constantin. S'il est vrai qu'il ait été l'auteur du massacre de ses proches, cette action horrible est le seul trait de vigueur qui se rencontre dans toute sa vie. Tout le reste n'est que faiblesse. On n'y voit que vanité, jalousie, et une légèreté qui le rendait l'esclave de ses femmes, de ses flatteurs, de ses eunuques et le jouet des Ariens: indifférence pour le mérite, insensibilité à l'égard des provinces accablées, dont les plaintes ne le réveillèrent jamais; une timidité et une défiance qui le portèrent souvent à la cruauté. Au travers de tant de défauts on aperçoit quelques-unes de ces vertus qui peuvent s'assortir avec la médiocrité du génie: il était sobre; aussi fut-il rarement malade; mais toutes ses maladies furent dangereuses. Il dormait[Pg 381] peu; sa chasteté fut irréprochable. Il maintenait avec soin la subordination entre les officiers, et la distinction entre les dignités civiles et militaires, dont il voulait que les fonctions fussent exactement séparées. Il se faisait une loi de ne donner les premières charges du palais qu'à ceux qui avaient passé par les grades inférieurs. Il récompensait assez libéralement les services, et se ressentait peu des injures personnelles. On dit que les habitants d'Édesse ayant, dans une sédition, abattu et traité avec outrage une de ses statues, en criant que celui dont la statue méritait un tel affront, n'était pas digne de régner, il ne tira aucune vengeance de cette insolence criminelle. Naturellement porté à rendre justice, il commit des injustices sans nombre, toujours trompé par ses courtisans, ou aveuglé par ses soupçons. Il avait quelque teinture des belles-lettres, et on l'y aurait cru plus habile, s'il n'eût pas succombé à la tentation de faire de mauvais vers. Il établit à Constantinople une bibliothèque, dont il donna le soin à un intendant. Il acheva les murailles de cette grande ville; il rebâtit plusieurs édifices qui commençaient à tomber en ruine. Il décorait les églises avec magnificence; il y attachait des revenus considérables, et traitait les évêques Ariens avec beaucoup de respect: mais les prélats catholiques n'éprouvaient de sa part que des rigueurs.

L. Dernières lois de Constance.

Cod. Th. l. 1, tit. 2, leg. 5.

L. 2, tit. 21.

leg. 1, 2 et ibi God.

L. 3, tit. 18. leg. unic. et ff. l. 25, tit. 6, leg. 2.

L. 6, tit. 29; tit. 1, 2, 3. 4, 5, et ibi God.

L. 8, tit. 1, leg. 5.

L. 9, tit. 23. leg. 1, et tit. 42, leg. 2, 3. 4, et ibi God.

L. 10, tit. 20. leg. 2, 6, 7, 8, 9 et ibi God.

L. 11, tit. 24, leg. 1, et tit. 34, leg. 2.

L. 13, tit. 5, leg. 9.

L. 14, tit. 1, leg. 1, et ibi God.

L. 15, tit. 12, leg. 2.

Cod. Just. l. 6, tit. 22, leg. 6.

L. 12, tit. 1, leg. 6.

Liban. or. 10, t. 2, p. 293-295.

Aurel. Vict. in Gallien. p. 158; et Dioclet. p. 166.

La Bleterie, vie de Julien, l. 2, p. 140.

Comme il est plus aisé d'établir des lois pour les autres, que de s'en imposer à soi-même, il fit plusieurs lois utiles pendant les sept dernières années de son règne. Nous allons rassembler ici les plus importantes de celles dont nous n'avons pas encore eu l'occasion de[Pg 382] parler. Il déclara qu'il prendrait connaissance des jugements rendus par le préfet de Rome et par les proconsuls, quand il serait averti que les parties n'auraient osé en appeler. Il menaça de punition les juges qui négligeraient ou différeraient d'exécuter les rescrits du prince. La jurisprudence avait souvent varié au sujet des biens de ceux qui étaient condamnés à mort: tantôt on les avait laissés aux héritiers, tantôt ils avaient été saisis au profit du fisc. Constance ordonna d'abord qu'ils passeraient aux parents jusqu'au troisième degré: deux ans après, son caractère s'aigrissant de plus en plus par la malignité des délateurs, il décida par une loi contraire, que ces biens seraient confisqués. Il permit de révoquer les donations faites au prince par testament: jusqu'alors la flatterie dictait ces testaments, et une crainte servile les avait rendus irrévocables. L'empereur Sévère avait ordonné que les mères veuves, qui négligeraient de faire nommer des tuteurs à leurs enfants, seraient privées de leur héritage: Constance renouvela cette loi. Souvent les pères, en mariant leurs filles, les avantageaient au préjudice des autres enfants; et les veuves qui se remariaient, frustraient les enfants du premier lit: il remédia par deux lois à ces injustices. Ce prince estimait les lettres: il veut qu'on lui fasse connaître les officiers subalternes qui se distinguent par leurs connaissances ou par leur éloquence, afin de les avancer. Il défendit sous peine capitale de refondre la monnaie, ni d'en faire commerce en la changeant contre la monnaie étrangère: Elle ne doit pas être, dit-il, une marchandise, mais le prix des marchandises. Pour empêcher toute fraude sur cet article, il[Pg 383] fixa la somme qu'il serait permis aux marchands de porter pour les frais de leurs voyages. Tout commerce étranger ne devait se faire que par échange, afin que les espèces marquées au coin du prince ne sortissent pas de l'empire. Il condamna à une amende de dix livres d'or ceux qui oseraient troubler en aucune manière la navigation des vaisseaux qui apportaient à Rome le blé de Carthage. Les terres de l'Afrique et de l'Égypte étaient taxées à une certaine quantité de blé, qu'elles devaient fournir pour la provision de Rome et de Constantinople: les propriétaires cherchaient à s'attacher à des personnes constituées en dignité, qui avaient le privilége d'affranchir leurs biens de cette obligation; par ce moyen ils s'en exemptaient, et tout le poids de cette charge retombait sur les autres habitants. Constance, instruit de cet abus, ordonna que ces patrons frauduleux seraient forcés à contribuer en la place de leurs prétendus clients. Il y avait des manufactures établies pour fabriquer les étoffes qui servaient à l'habillement des soldats, auxquels on délivrait les habits à l'entrée de l'hiver: on choisissait pour ce travail les ouvriers les plus habiles, qui étaient attachés à ces manufactures à titre de servitude; les particuliers les débauchaient souvent pour les employer à leur service; Constance défendit sur peine de cinq livres d'or d'en receler aucun: cette fraude ne laissa pas de subsister, comme on le voit par plusieurs lois des empereurs suivants. Les commis chargés de la subsistance des troupes s'enrichissaient aux dépens des soldats: cette fonction était depuis long-temps décriée et toujours recherchée; ils étaient comptables et même assujettis à la question,[Pg 384] si leurs comptes n'étaient pas en règle; mais ils obtenaient par argent et par intrigues des dignités qui les exemptaient de la torture: Constance leur enleva cette ressource d'impunité, en les déclarant incapables de posséder aucune charge jusqu'à l'apurement de leurs comptes. Constantin n'avait pu abolir à Rome les spectacles de gladiateurs; les soldats et les gardes mêmes du prince, accoutumés à manier les armes, se louaient volontiers pour ces combats cruels: Constance leur défendit cet infâme trafic de leur propre sang; il condamna à six livres d'or ceux qui les y engageraient; et s'ils se présentaient d'eux-mêmes, il ordonna de les charger de chaînes et de les remettre entre les mains de leurs officiers. Pour maintenir l'honneur des dignités, et les sauver de l'avilissement où elles ne manquent pas de tomber, quand l'argent seul y donne entrée, il en interdit l'accès aux marchands, aux monétaires, aux commis, aux stationnaires (c'étaient de bas-officiers destinés à observer les délinquants dans les provinces et à les dénoncer aux juges), en un mot à tous ceux qui exercent ces professions, ces emplois, qu'on ne recherche que pour le profit: il ordonna d'écarter des charges ces sortes de gens et de les renvoyer à leur premier état. Les empereurs précédents avaient établi une sorte d'officiers publics pour avoir soin de faire transporter les blés nécessaires à la nourriture des armées, ou de recueillir les sommes d'argent qu'on exigeait quelquefois au lieu de blé. Ces officiers portaient pour cette raison le nom de frumentaires. Comme leur fonction les obligeait de parcourir les provinces, les princes se servirent d'eux comme d'autant de couriers[Pg 385] et d'espions, pour porter et exécuter leurs ordres, rechercher, arrêter, et quelquefois même punir les criminels, et pour donner avis à l'empereur de tout ce qui se passait contre son service dans toute l'étendue de l'empire. Il leur arriva ce qui ne manque jamais d'arriver à des hommes de néant honorés de la confiance de leur maître; ils en abusèrent: leurs calomnies et leurs rapines les rendirent si odieux, que Dioclétien fut obligé de les supprimer. Il est difficile à ceux qui gouvernent de se détacher tout-à-fait d'un usage même dangereux, quand il paraît propre à les soulager dans les soins du gouvernement; les bons princes se flattent d'en écarter les abus; les méchants ne considèrent que leur propre commodité. Ces délateurs en titre d'office reparurent bientôt sous un autre nom qui exprimait mieux leur destination: on les appela les curieux; ils se nommaient eux-mêmes les yeux du prince, titre qui avait été honorable en Perse dès le temps de Cyrus. Ceux-ci n'avaient pas le pouvoir d'exécuter ni même d'arrêter les criminels; ils ne pouvaient que les dénoncer aux magistrats; ce qui leur était commun avec les stationnaires: ils furent de plus chargés d'empêcher l'exportation des marchandises qu'il n'était pas permis de faire sortir de l'empire, et de veiller à la conservation des postes et des voitures publiques. Constance les choisissait entre ceux qu'on appelait les agents de l'empereur. Sous un règne aussi faible, ils s'érigèrent bientôt en tyrans, surtout dans les provinces éloignées: ils mettaient à contribution le crime et l'innocence; point de coupable qui ne pût à force d'argent se procurer l'impunité; point d'innocent qui ne fût réduit à se racheter[Pg 386] de leurs calomnies. Constance fit plusieurs lois pour retenir dans de justes bornes cette inquisition d'état. La facilité de s'enrichir les avait multipliés; il les réduisit à deux pour chaque province. Julien fit mieux; il abolit entièrement cet office. Mais on le vit renaître sous ses successeurs.

FIN DU LIVRE ONZIÈME.


[Pg 387]

LIVRE XII.

I. Julien arrive à Constantinople. II. Caractère de Julien, III. Funérailles de Constance. IV. Punition des courtisans de Constance. V. Réforme du palais. VI. Rétablissement de la discipline militaire. VII. Modération de Julien. VIII. Il soulage les provinces. IX. Sa manière de rendre la justice. X. Il donne audience aux ambassadeurs. XI. Nouveaux consuls. XII. Occupations de Julien à Constantinople. XIII. Il ajoute à Constantinople de nouveaux embellissements. XIV. Requête de plusieurs Égyptiens rejetée. XV. Ambassades des nations étrangères. XVI. Julien environné de sophistes. XVII. Plan de Julien pour détruire la religion chrétienne. XVIII. Il travaille à rétablir le paganisme. XIX. Il veut imiter le christianisme. XX. Perfection qu'il exigeait des prêtres païens. XXI. Feinte douceur de Julien. XXII. Rappel des chrétiens exilés. XXIII. Nouveaux excès des Donatistes. XXIV. Julien défend aux chrétiens d'enseigner ni d'étudier les lettres humaines. XXV. Exécution de cet édit. XXVI. Douleur de l'église. XXVII. Conduite de Julien à l'égard des médecins. XXVIII. Il accable les chrétiens. XXIX. Il tâche de surprendre les soldats. XXX. Constance de Jovien, de Valentinien et de Valens. XXXI. Persécution dans les provinces. XXXII. Julien part de Constantinople. XXXIII. Il va à Pessinunte. XXXIV. Julien à Ancyre. XXXV. A Césarée de Cappadoce. XXXVI. Il arrive à Antioche.

JULIEN.

An 361.

I. Julien arrive à Constantinople.

Amm. l. 22, c. 2.

Liban, or. 10, t. 2, p. 289.

Mamert. pan. c. 27.

Idatius, chron.

Zos. l. 3, c. 11.

Socr. l. 3, c. 1.

Zon. l. 13, t. 2, p. 24.

La mort de Constance était un événement si imprévu et si heureux, pour le nouvel empereur, que la plupart des amis de Julien n'osaient la croire. C'était, à leur avis, une fausse nouvelle, par laquelle on voulait[Pg 388] endormir sa vigilance, et l'attirer dans un piége. Pour vaincre leur défiance, Julien leur mit sous les yeux une prédiction plus ancienne, qui lui promettait la victoire sans tirer l'épée. Cette prétendue prophétie, qui pour des esprits raisonnables aurait eu besoin d'être confirmée par le fait, y servit de preuve. Julien, exercé depuis long-temps à prendre toutes les formes convenables aux circonstances, n'oublia pas de se faire honneur en versant quelques larmes, que ses panégyristes ont soigneusement recueillies: il recommanda qu'on rendît au corps de Constance tous les honneurs dus aux empereurs; il prit l'habit de deuil; il reçut avec un chagrin affecté les témoignages de joie de toutes ses légions, qui le saluèrent de nouveau du titre d'Auguste. Il marcha aussitôt, traversa sans obstacle le défilé de Sucques, passa par Philippopolis, et vint à Héraclée[353]. Tous les corps de troupes envoyés pour lui disputer les passages, se rangeaient sous ses enseignes; toutes les villes ouvraient leurs portes et reconnaissaient leur nouveau souverain. Les habitants de Constantinople vinrent en foule à sa rencontre. Il y entra le 11 de décembre, au milieu des acclamations du peuple, qui se mêlant parmi ses soldats le considérait avec des transports d'admiration et de tendresse. On se rappelait qu'il avait reçu dans cette ville la naissance et la première nourriture: on comparait avec sa jeunesse, avec son extérieur qui n'annonçait rien de grand, tout ce[Pg 389] qu'avait publié de lui la renommée, tout ce qu'on voyait exécuté; tant de batailles et de victoires; la rapidité d'une marche pénible, semée de périls et d'obstacles qui n'avaient fait qu'accroître ses forces; la protection divine qui le mettait en possession de l'empire sans qu'il en coûtât une goutte de sang. Le concours de tant de circonstances extraordinaires frappait tous les esprits[354]: on formait les plus heureux présages d'un règne qui s'était annoncé par tant de merveilles.

[353] Cette ville, située sur la Propontide, actuellement mer de Marmara, était à une vingtaine de lieues à l'ouest de Constantinople. Elle avait porté antérieurement le nom de Périnthe. On trouve souvent les deux noms réunis dans les auteurs. Elle avait été long-temps la métropole de la portion de la Thrace, qui se nommait Europe. Du temps de Procope (de ædif. L. 4, c. 9), elle tenait le premier rang après Constantinople.—S.-M.

[354] Paulò ante in laceratis Galliæ provinciis lapsus, inimicorum capitalium apertis armis, et occultis insidiis petebatur; in pauculis mensibus, divino munere, Libyæ, Europæ, Asiæque regnator est. Mamert. Pan. c. 27.—S.-M.

II. Caractère de Julien.

Amm. l. 25, c. 4.

Ses officiers et ses soldats, témoins de la conduite qu'il avait tenue dans la Gaule, confirmaient ces belles espérances: ils promettaient un empereur égal aux Titus, aux Trajans, aux Antonins: ils ne cessaient de louer sa tempérance, sa justice, sa prudence et son courage: ils le représentaient sobre, chaste, vigilant, infatigable, affable sans bassesse, gardant sa dignité sans orgueil, montrant dans la plus vive jeunesse toute la maturité d'un vieillard consommé dans les affaires; plein d'équité et de douceur, même à l'égard de ses ennemis; sachant allier la sévérité du commandement avec une bonté paternelle; détaché des richesses, des plaisirs, de lui-même; ne vivant, ne respirant que dans ses sujets, dont il partageait tous les maux, pour leur communiquer tous ses biens. Ils racontaient ses combats; combien de fois l'avaient-ils vu, soldat en même temps que capitaine, tantôt attaquer l'épée à la main les plus redoutables ennemis, tantôt arrêter la fuite des siens en leur opposant sa personne, et toujours déterminer la victoire autant par ses actions que par ses[Pg 390] ordres? Ils relevaient son habileté dans les campements, dans les siéges, dans la disposition des batailles; la force de ses paroles et plus encore de ses exemples capables d'adoucir les plus extrêmes fatigues, et d'inspirer le courage dans les plus grands périls; sa libéralité qui ne lui laissait de trésors que ceux qu'il avait placés entre les mains de ses peuples. Quel bonheur pour l'empire, où il allait répandre les mêmes biens qu'il avait procurés à la Gaule! Ces éloges étaient véritables; et il faut avouer que si l'on retranche la superstition et la bizarre affectation de philosophie, Julien César fut le modèle des empereurs les plus accomplis. Mais il paraît que tant de qualités brillantes étaient accommodées au théâtre, et quelles n'avaient pour la plupart d'autre source que la vanité et peut-être la haine qu'il portait à Constance; et je ne sais si l'on ne peut pas dire qu'il doit à ce prince presque toutes ses vertus, comme tous ses malheurs. Son antipathie pour le meurtrier de sa famille, l'éloigna de tous les vices de Constance: il n'en fallait guère davantage pour faire un grand prince. Les faits justifient ce que j'avance. Sa conduite équivoque dans la rébellion, le rend d'abord suspect: la guerre ouverte qu'il entreprit ensuite contre son empereur, démasque son infidélité et son ambition: celle qu'il déclara au christianisme montre une malice réfléchie, qui se portait à la cruauté, quand elle en pouvait éviter le reproche: enfin, son expédition contre les Perses, en lui laissant la gloire du courage, lui enlève entièrement le mérite de la prudence.

III. Funérailles de Constance.

Amm. l. 21, c. 16.

Liban. or. 10, t. 2, p. 289.

Greg. Naz. or. 4, p. 115.

Mamert. pan. c. 3 et 27.

Socr. l. 3, c. 1.

Philost. l. 6, c. 6.

Zon. l. 13, t. 2, p. 24.

Cedr. t. 1, p. 303.

Le premier soin de Julien fut de rendre à son prédécesseur les devoirs funèbres. Le corps de Constance embaumé et enfermé dans un cercueil était parti de[Pg 391] Cilicie, suivi de toute l'armée. Jovien, capitaine des gardes, assis dans le char funèbre, représentait l'empereur. On lui adressait les honneurs qu'on avait coutume de rendre au souverain, quand il traversait les provinces. Les députés des villes se rendaient sur le passage: on lui offrait l'essai du blé déposé dans les magasins pour la subsistance des troupes; on lui présentait les animaux entretenus pour le service des postes et des voitures publiques. On remarqua après l'événement, que ces honneurs passagers avaient été en même temps pour Jovien un présage de son élévation à l'empire et celui d'une mort prochaine. Le char étant arrivé au bord du Bosphore, fut placé sur un vaisseau. Julien sans diadème, revêtu de la pourpre, mais dépouillé de tous les ornements impériaux, l'attendait sur le rivage, à la tête de ses soldats sous les armes et rangés en ordre de bataille. Il le reçut avec respect; il toucha le cercueil, et le conduisit en versant des larmes à l'église des Saints-Apôtres, où Constance fut déposé dans le tombeau de son père à côté de sa femme Eusébia. Saint Grégoire, dans le détail de cette pompe funèbre, parle de prières, de chants nocturnes et de cierges portés par les assistants, comme de choses dès lors en usage dans les funérailles des chrétiens. Mamertinus, panégyriste de Julien, et païen comme lui, donne à Constance le titre de Divus. Ce nom, consacré par le paganisme à l'apothéose des empereurs, se trouve quelquefois employé par les chrétiens mêmes. Ce n'était plus qu'un terme de respect, qui avait perdu sa signification primitive.

IV. Punition de courtisans de Constance.

Amm. l. 22, c. 3 et 7.

Jul. ep. 23, p. 389.

Liban. or. 10, t. 2, p. 298.

[Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 91.

Soz. l. 5, c. 10.

Theoph. p. 39.]

Cod. Th. l. 9, t. 42, leg. 5.

Till. Julien, note 5.

La faveur de ceux qui avaient abusé de la faiblesse de Constance, ne devait pas lui survivre. Julien forma[Pg 392] une chambre de justice à Chalcédoine, établissement souvent utile après un mauvais gouvernement, mais toujours dangereux, et qui exige de la part du prince beaucoup de sagesse pour ne rien donner à la passion, de lumières pour bien choisir les juges, et de vigilance pour éclairer par lui-même leur conduite et contrôler leurs jugements. Il paraît que ces qualités manquèrent à Julien dans cette occasion. Il nomma pour président Salluste Second [Sallustius Secundus], différent de l'autre Salluste qu'il avait laissé dans la Gaule. Il ne pouvait faire un meilleur choix: c'était un homme sage et modéré qu'il venait d'élever à la dignité de préfet du prétoire d'Orient en la place d'Helpidius. Mais il lui donna pour assesseur Arbétion, qui aurait dû des premiers éprouver la sévérité de ce tribunal. Ce politique corrompu, auteur de tant de sourdes intrigues, autrefois ennemi de Gallus et de Julien même, avait déja su par sa souplesse surprendre la confiance du nouvel empereur. Il était l'ame de la commission[355]; les autres n'agissaient qu'en sous-ordre: c'étaient Mamertinus, Agilon, Névitta, Jovinus, depuis peu général de la cavalerie en Illyrie[356], et les principaux officiers des deux légions qui portaient le nom de Joviens et d'Herculiens. Ces commissaires, s'étant transportés à Chalcédoine, montrèrent plus de rigueur que de justice. Entre un assez grand nombre de coupables, ils confondirent plusieurs innocents. Les deux consuls furent les premiers sacrifiés à la haine de Julien. Florentius l'avait[Pg 393] bien méritée: il fut condamné à mort; mais il avait pris la précaution de se sauver avec sa femme dès la première nouvelle de la mort de Constance, et il ne reparut jamais[357]. Quelque temps après, deux délateurs[358] étant venus offrir à Julien de lui découvrir le lieu où Florentius était caché, il les rebuta avec mépris, en leur disant qu'il était indigne d'un empereur de profiter de leur malice pour découvrir l'asyle d'un misérable, que la crainte de la mort punissait assez. Taurus fut exilé à Verceil [Vercellum]. On lui fit un crime d'avoir été fidèle à son maître, en quittant l'Italie lorsqu'elle s'était déclarée pour Julien. C'était la première fois qu'on voyait une sentence de condamnation datée du consulat de ceux même qui en étaient l'objet[359], et ce contraste faisait horreur. On exila Palladius dans la Grande-Bretagne, sur le simple soupçon qu'il avait envoyé à Constance des mémoires contre Gallus. Pentadius fut accusé d'avoir prêté son ministère pour faire périr Gallus: il prouva qu'il n'avait fait qu'obéir, et fut renvoyé absous. Florentius maître des offices, fils de Nigrinianus, fut relégué dans l'île de Boa[360], sur les côtes de Dalmatie. Evagrius, receveur du domaine[361]; Saturninus, qui avait été maître du palais[362], et Cyrinus, secrétaire[363] du défunt empereur, éprouvèrent le même sort: on les accusa d'avoir tenu des discours[Pg 394] injurieux au prince régnant, et d'avoir tramé des complots contre lui après la mort de Constance: ils furent condamnés sans avoir été convaincus. La vengeance publique triompha par la punition de trois fameux scélérats: l'agent[364] Apodémius, le délateur Paul surnommé la Chaîne, et le grand-chambellan Eusèbe, cet esclave impérieux qui s'était rendu le maître de l'empereur, et le tyran de l'état, furent brûlés vifs; et l'on regretta, dit un auteur[365], de ne pouvoir leur faire subir cet horrible supplice autant de fois qu'ils l'avaient mérité. Mais la justice elle-même pleura[366] la mort d'Ursule, trésorier de l'épargne[367], envers lequel Julien se rendit coupable de la plus noire ingratitude. Lorsque Constance l'avait envoyé dans la Gaule sans argent, et sans aucun pouvoir d'en toucher, afin de lui ôter le moyen de s'attacher le cœur des soldats, Ursule avait secrètement donné ordre au trésorier[368] de la province de fournir au César toutes les sommes qu'il demanderait. Julien s'apercevant que cette mort injuste révoltait tous les esprits, prétendit s'en disculper en faisant courir le bruit, qu'il n'y avait aucune part, et qu'Ursule avait été à son insu la victime du ressentiment des soldats, qu'il avait offensés l'année précédente à l'occasion des ruines d'Amid. Il crut accréditer ce prétexte en laissant à la fille d'Ursule une partie de l'héritage de son père. Mais n'était-ce pas se démentir, que de n'en laisser qu'une partie? Les biens des autres furent confisqués; et peu de temps après, comme plusieurs personnes[Pg 395] tâchaient par des fraudes charitables de mettre à couvert les débris de la fortune de tant de malheureux, il condamna par une loi les receleurs à la confiscation de leurs propres biens, s'ils en avaient, et à la peine capitale, s'ils étaient pauvres.

[355] Le choix de cet homme peu estimé faisait imputer à Julien un défaut de vigueur ou de lumières. Ideoque timidus videbatur, vel parùm intelligens quid conveniret, dit Ammien Marcellin, l. 22, c. 3.—S.-M.

[356] Magister equitum per Illyricum. Amm. Marc. l. 22, c. 3.—S.-M.

[357] Pendant la vie de Julien, diu delituit, dit Ammien Marcellin, l. 22, c. 3, nec redire ante mortem (Juliani) potuit.—S-.M.

[358] C'étaient deux officiers du palais, agentes in rebus.—S.-M.

[359] Elle débutait ainsi: Consulatu Tauri et Florentii, inducto sub præconibus Tauro.—S.-M.

[360] Actuellement Bua, l'une des plus petites îles de la mer Adriatique, vis-à-vis de Spalatro, en Dalmatie. C'était un lieu ordinaire d'exil pour les condamnés.—S.-M.

[361] Comes rei privatæ.—S.-M.

[362] Ex cura palatii.—S.-M.

[363] Ex notario.—S.-M.

[364] Ex agente in rebus.—S.-M.

[365] C'est Libanius qui s'exprime ainsi. Or. 10, t. 2, p. 298.—S.-M.

[366] Ursuli verò necem..... ipsa mihi videtur flesse justitia. Amm. Marc. l. 22, c. 3.—S.-M.

[367] Largitionum Comes.—S.-M.

[368] Ad eum qui Gallicanos tuebatur thesauros. Amm. Marc. l. 22, c. 3.—S.-M.

V. Réforme du palais.

Amm. l. 22, c. 4.

Liban. or. 10, t. 2, p. 292 et 293.

Mamert. pan. c. 11.

Socr. l. 3, c. 1.

Soz. l. 5, c. 5.

Zon. l. 13, t. 2, p. 24.

Vales. ad Amm. l. 22, c. 7.

Cod. Th. l. 6, tit. 27, leg. 2.

Résolu de rétablir le bon ordre dans toutes les parties de l'état, il commença par la réforme de la maison du prince. Les officiers s'y étaient multipliés à l'infini. Il y trouva mille cuisiniers, autant de barbiers, un plus grand nombre d'échansons et de maîtres d'hôtel, une multitude innombrable d'eunuques[369]. Tous les fainéants de l'empire accouraient au service du palais; et après s'être ruinés à se procurer des offices que les favoris vendaient fort cher, ils s'enrichissaient bientôt aux dépens du prince qu'ils pillaient, et de la patrie qu'ils traitaient comme un pays de conquête. Leur luxe, quelque excessif qu'il fût, trouvait des ressources inépuisables dans le trafic des emplois et des grâces, dans les usurpations, dans les injustices toujours impunies. Julien ayant demandé un barbier, fut fort étonné de voir entrer un homme superbement vêtu: C'est un barbier, dit-il, que je demandais, et non pas un sénateur[370]. Mais il fut plus surpris encore, quand, par les questions qu'il fit à ce domestique, il apprit que l'état lui fournissait tous les jours la nourriture de vingt hommes et de vingt chevaux, indépendamment des gages considérables et des gratifications qui montaient encore[Pg 396] plus haut[371]. Un autre jour, voyant passer un des cuisiniers de Constance, habillé magnifiquement, il l'arrêta; et ayant fait paraître le sien, vêtu selon son état, il donna aux assistants à deviner qui des deux était officier de cuisine: on décida en faveur de celui de Julien qui congédia l'autre et tous ses camarades, en leur disant qu'ils perdraient à son service tous leurs talents. Il ne garda qu'un seul barbier: C'en est encore trop, disait-il, pour un homme qui laisse croître sa barbe. Il chassa tous les eunuques, dont il déclara qu'il n'avait pas besoin, puisqu'il n'avait plus de femme. Nous avons déja dit qu'il abolit cette sorte d'officiers, qu'on appelait les curieux: il réduisit à dix-sept les agents du prince, qui sous ses successeurs se multiplièrent jusqu'à dix mille. Il ne choisit pour cet emploi que des hommes incorruptibles, et il augmenta leurs priviléges. Il purgea aussi la cour d'une multitude de commis et de secrétaires, plus connus par leurs concussions que par leurs services. Ces suppressions d'offices ne pouvaient manquer d'exciter des murmures passagers: on reprochait à Julien une austérité cynique; on le blâmait de dépouiller le trône de cet éclat qui, tout emprunté qu'il est, sert à le rendre plus respectable. Mais les gens sensés trouvaient dans cette réforme plus de bien que de mal; et sans approuver ce qu'elle avait d'outré et de bizarre, ils pensaient que l'excès en ce genre est moins fâcheux pour les peuples, et moins contagieux pour les successeurs.

[369] Μαγείρους μὲν χιλίους· κουρέας δὲ οὐκ ἐλάττους, οἰνοχόους δὲ πλείους, σμήνη τραπεζοποιῶν, εὐνούχους ὑπερ τάς μυίας παρά τοῖς ποιμέσιν ἐν ᾖρι. Liban., or. 10, t. 2, p. 292.—S.-M.

[370] Ammien Marcellin, l. 22, c. 4: Ego non rationalem jussi, sed tonsorem acciri. Un rationalis était un intendant des finances. Dans Zonare, Julien s'exprime ainsi: κουρέα ζητεῖν άλλ' οὐ συγκλητίκον.—S.-M.

[371] Vicenas diurnas respondit annonas, totidemque pabula jumentorum (quæ vulgo dictitant capita), et annuum stipendium grave, absque fructuosis petitionibus multis. Ammien Marcell. l. 22, c. 4. Nous appelons rations ce que les Latins nommaient capita.—S.-M.

VI. Rétablissement de la discipline militaire.

Amm. l. 22, c. 4 et 7.

Cod. Th. l. 7, tit. 4, leg. 7, 8, et ibi God.

Le luxe qui régnait à la cour, s'était introduit dans[Pg 397] les armées. Ce n'étaient plus ces soldats sobres et infatigables, qui couchaient tout armés sur la terre nue ou sur la paille, et dont toute la vaisselle consistait en un vase de terre: c'étaient des hommes délicats et voluptueux, corrompus par l'oisiveté, qui regardaient leurs lits comme une partie de leur équipage plus nécessaire que leurs armes, qui portaient des coupes d'argent plus pesantes que leurs épées. Leurs officiers, parvenus par l'intrigue, ne pouvaient loger que dans des palais; ils s'enrichissaient aux dépens des soldats, et les soldats aux dépens des provinces, à qui seules ils faisaient la guerre par leurs pillages, ne sachant que fuir devant l'ennemi. Plus de subordination ni d'obéissance; plus d'honneur ni de courage. Julien rétablit la discipline: il ne mit en place que des officiers éprouvés par de longs services: il prit soin que les soldats ne manquassent ni de bonnes armes, ni d'habillements, ni de paie, ni de nourriture; mais il retrancha sévèrement tout ce qui tendait au luxe. Il leur fit reprendre l'habitude du travail: une de ses lois ordonne que le fourrage, qui est fourni par les provinces, ne sera apporté que jusqu'à vingt milles du camp, ou du lieu dans lequel les soldats font leur séjour, et qu'ils seront obligés de l'aller chercher à cette distance: c'était la marche ordinaire d'une journée.

VII. Modération de Julien.

Jul. misop. p. 343, 365, et 367.

Liban. or. 4, t. 2, p. 161 et 162.

Mamert. pan. c. 27, Eunap. excerpt. hist. Byz. p. 17 et 18.

Cod. Th. l. 12, tit. 13, leg. 1, et ibi God.

L'exemple du prince était une loi de frugalité et de tempérance. La puissance souveraine ne changea rien dans les mœurs de Julien, non plus que dans sa dépense personnelle. Modeste sur le trône, comme il l'avait été dans l'oppression, il rejeta le titre de seigneur, que l'usage avait attaché aux empereurs: c'était l'offenser que de l'appeler de ce nom. Nulle recherche dans[Pg 398] ses habits. La pourpre impériale était d'une teinture distinguée et beaucoup plus éclatante; il se contenta de la plus commune. Il voulut même plusieurs fois quitter le diadème, et ne le retint que par bienséance. Selon une ancienne coutume, les provinces envoyaient par leurs députés des couronnes d'or à l'empereur, soit lorsqu'il parvenait à l'empire, soit à l'occasion d'un événement heureux, ou pour le remercier d'un bienfait; et cet usage était devenu une obligation[372]. Les bons princes en avaient quelquefois dispensé; les autres exigeaient ce présent comme un droit de la souveraineté. Les préfets du prétoire imposaient à cet effet une taxe arbitraire, sans en exempter ceux mêmes qui étaient privilégiés à l'égard des autres contributions. L'avarice des empereurs et la flatterie des préfets avaient fait monter ces couronnes à un prix excessif; il y en avait de mille onces, quelquefois de deux mille. Julien rendit à ce présent sa liberté primitive, et par conséquent son mérite: il voulut qu'il fût purement volontaire; il défendit même d'excéder dans ces couronnes le poids de soixante-dix onces. C'était, à son avis, dénaturer un hommage que de le tourner en profit; et tout ce que saisissait l'avarice était perdu pour l'honneur.

[372] Julien se plaint dans son Misopogon de ce que les habitants d'Antioche avaient été les derniers à lui envoyer des députés, et de ce qu'ils avaient été prévenus par les Alexandrins, bien plus éloignés qu'eux.—S.-M.

VIII. Il soulage les provinces.

Amm. l. 25, c. 4.

Mamert. pan. c. 25.

Liban. or. 4, t. 2, p. 161. et or. 10, p. 306.

Jul. misop. p. 365, epist. 47, p. 428.

Eutr. l. 10.

[Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 80.]

Ambros. or. de obitu Valent. t. 2, p. 1173.

Cod. Th. l. 5, t. 12, leg. unic. L. 8, tit. 1, leg. 6, 7, 8; tit. 5, l. 12, 13, 14, 15, 16; l. 10, tit. 3, leg. 1. L. 11, tit. 3, leg. 3, 4; tit. 12, leg. 2; tit. 16, leg. 10; tit. 19. leg. 2; tit. 28. leg. 1. L. 12, tit. 1, leg. 50. et seq. L. 15, tit. 1, leg. 8, 9, 10, tit. 3, leg. 2.

Cod. Just. l. 11, t. 69, leg. 1 et 2.

La réforme du palais et les bornes étroites qu'il prescrivit à sa dépense, le mirent en état de soulager les provinces. Il s'attachait à n'y envoyer que des gouverneurs désintéressés et incorruptibles. Il modéra les taxes autant que le permirent les besoins de l'état; et l'on dit que dans le cours de son expédition en Perse,[Pg 399] on l'entendit plusieurs fois au milieu des plus grands périls, demander à ses Dieux la grâce de terminer promptement la guerre, afin de pouvoir réduire les tributs. Il défendit aux préfets de rien imposer de nouveau, ni de rien relâcher des impositions ordinaires, sans un ordre exprès de sa part. Tous ceux qui jouissaient du revenu actuel des terres, sans en excepter ceux qui possédaient les fonds patrimoniaux du prince cédés à des particuliers, payaient leur part des tailles. Ce n'était pas pour l'intérêt de son trésor, c'était pour celui des peuples, qu'il se rendait difficile sur les exemptions et sur les remises: il ne croyait pas que les princes fussent en droit de faire payer par leurs sujets leurs faveurs particulières; et comme les priviléges retombaient à la charge du public, il pensait qu'ils n'étaient dus qu'à ceux auxquels le public était redevable. En ce cas, il donnait à ces priviléges toute l'étendue qu'ils pouvaient avoir sans restriction ni épargne; aimant mieux, disait-il, accorder le bienfait tout entier, que de l'affaiblir en le divisant et en le faisant demander à diverses reprises. Mais si la faveur ne procurait jamais de remises, la nécessité les obtenait aisément: ce fut par ce motif qu'il en fit de considérables aux Africains, aux Thraces, à la ville d'Antioche. Il fit éclairer de près la conduite des officiers des rôles, qui, étant chargés de répartir les tributs et les fonctions onéreuses, pouvaient commettre beaucoup d'injustices. Les bienfaits mêmes du souverain avaient été auparavant à charge aux provinces, par les présents qu'il fallait prodiguer aux porteurs des ordonnances. Ceux-ci, loin de rien exiger sous le règne de Julien, n'osaient même rien accepter, persuadés que ces gratifications[Pg 400] illicites ne pouvaient ni échapper à sa vigilance, ni se déguiser sous aucun titre. Il rétablit l'ancien usage pour la réparation et l'entretien des chemins publics; chaque propriétaire était tenu d'en faire la dépense à proportion de l'étendue de ses possessions. Le mauvais état des postes que Constance avait ruinées, causait un grand dommage aux provinces obligées de les entretenir; Julien ne négligea pas cette partie: il réforma dans le plus grand détail tous les abus qui s'y étaient introduits. On voit, par plusieurs de ses lois, qu'il n'eut rien plus à cœur que de rétablir les finances des villes, et de leur rendre leur ancienne splendeur. Il encouragea l'ordre municipal par des exemptions modérées; il y rappela ceux qui tâchaient de s'y soustraire; il y fit entrer des gens qui jusqu'alors n'y avaient pas été engagés. Les deux empereurs précédents avaient concédé ou laissé envahir des terres, des édifices, des places qui appartenaient aux communes des villes: Julien ordonna que ces terres seraient restituées et affermées, et que le revenu en serait appliqué aux réparations des ouvrages publics; que les édifices, dont on avait changé l'usage, seraient rendus à leur ancienne destination: il accorda cependant que les bâtiments élevés par des particuliers sur un terrain public, leur demeurassent à condition d'une redevance. On croit que ces dernières lois attaquaient principalement les chrétiens, auxquels Constantin et Constance avaient accordé des fonds, des temples, et d'autres édifices pour les églises et pour l'entretien du culte et des ministres de la religion. Il paraît encore qu'il en voulait au christianisme en établissant dans une de ses lois un principe d'ailleurs très-sensé et avoué des chrétiens eux-mêmes:[Pg 401] C'est que les siècles précédents sont l'école de la postérité, et qu'il faut s'en tenir aux lois et aux coutumes anciennes, à moins qu'une grande utilité publique n'oblige d'y déroger. C'était le langage de Julien et des autres païens de son temps, d'accuser de nouveauté la religion chrétienne, dont ils voulaient ignorer l'ancienneté.

IX. Sa manière de rendre la justice.

Amm. l. 22, c. 10, et l. 25, c. 4.

Liban. or. 10, t. 2, p. 304.

Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 120.

Suidas.

Cod. Th. l. 1, tit. 7, quædam, L. 11. tit. 30. leg. 29, 30, 51.

Il aimait à rendre la justice, il se piquait d'en suivre scrupuleusement les règles dans sa conduite, et ne s'en écartait jamais dans les jugements, si ce n'est à l'égard des chrétiens. Sévère sans être cruel, il usait plus souvent de menaces que de punitions. Très-instruit des lois et des usages, il balançait sans aucune faveur le droit des parties. Le premier de ses officiers n'avait nul avantage sur le dernier de ses sujets. Il abrégeait la longueur des procédures, et les regardait comme une fièvre lente qui mine et consume le bon droit. Dès que l'injustice lui était dénoncée, il s'en croyait chargé tant qu'il la laisserait subsister. Nous avons de lui plusieurs lois claires et précises, qui ont pour but d'accélérer les jugements, de faciliter les appels et d'en rendre l'expédition plus prompte. L'iniquité murmurait de la dureté d'un gouvernement où elle ne pouvait espérer l'impunité, ni même une longue jouissance; et ce qui achevait de la désoler, c'est que l'opprimé trouvait auprès de Julien l'accès le plus facile. Comme il paraissait souvent en public pour des fêtes et pour des sacrifices, rien n'était si aisé que de l'aborder; il était toujours prêt à recevoir les requêtes et à écouter les plaintes. Il laissait toute liberté aux avocats, et il ne tenait qu'à eux d'épargner la flatterie; mais le règne précédent les y avait trop accoutumés. Un jour qu'ils applaudissaient[Pg 402] avec une sorte d'enthousiasme à une sentence qu'il venait de prononcer: Je serais, dit-il, flatté de ces éloges, si je croyais que ceux qui me les adressent osassent me censurer en face dans le cas où j'aurais jugé le contraire. On le blâme cependant d'avoir quelquefois interrompu l'audience par des questions hors de saison; pour demander, par exemple, de quelle religion étaient les plaideurs: s'il en faut croire Ammien Marcellin, ce n'était qu'une curiosité déplacée[373]; ni le motif de la religion, ni aucune autre considération étrangère à la justice, n'influait sur ses jugements; mais il est démenti en ce point par tous les historiens ecclésiastiques. Ce qui l'entretenait dans cet esprit de droiture, ajoute le même auteur, c'est que connaissant sa légèreté naturelle[374], il permettait à ses conseillers de le rappeler de ses écarts, et les remerciait de leurs avis. Saint Grégoire de Nazianze nous donne cependant des idées bien différentes: il reproche à Julien, comme un fait connu de tout l'empire, que dans ses audiences publiques il criait, il s'agitait avec violence, comme s'il eût été l'offensé; et que quand des gens grossiers s'approchaient de lui pour lui présenter une requête, il les recevait à coups de poings et à coups de pieds, et les renvoyait sans autre réponse. Je serais tenté de croire que ceux que Julien rebutait ainsi, étaient des délateurs; et que l'indignation publique[Pg 403] contre ces misérables excusait ces emportements, quelque indécents qu'ils fussent dans la personne d'un prince. Mais comment accorder les idées avantageuses que les auteurs païens nous donnent de Julien, avec le portrait affreux qu'en ont fait des écrivains qu'on ne peut sans témérité soupçonner de mensonge? Je pense que l'unique moyen de concilier des témoignages si opposés, c'est de dire que la haine dont ce prince était animé contre le christianisme, le faisait sortir de la route qu'il s'était tracée; qu'étant par choix déterminé à la douceur et à la justice, il devenait par passion à l'égard des chrétiens, inhumain, injuste, ravisseur.

[373] Et quamquam in disceptando aliquoties erat intempestivus, quid quisque jurgantium coleret, tempore alieno interrogans: tamen nulla ejus definitio litis à vero dissonans reperitur: nec argui umquam potuit ob religionem vel quodcumque aliud, ab æquitatis recto tramite deviasse. Amm. Marc. l. 22, c. 10.—S.-M.

[374] Levitatem agnoscens commotioris ingenii sui, præfectis proximisque permittebat, ut fidenter impetus suos aliorsùs tendentes, ad quæ decebat monitu opportuno frenarent. Amm. Marc. l. 22, c. 10.—S.-M.

X. Il donne audience aux ambassadeurs.

Amm. l. 22, c. 7.

Liban. or. 8. t. 2, p. 245.

Zon. l. 13, t. 2, p. 24.

Après avoir tracé ce plan général du gouvernement de Julien, nous allons entrer dans le détail des événements de son règne. Il trouva à Constantinople plusieurs ambassadeurs que les nations étrangères avaient envoyés à Constance. Il leur donna audience et les congédia honorablement, à l'exception des Goths qui contestaient sur les termes du traité fait avec eux. Julien les renvoya en les menaçant de la guerre. Plusieurs de ses officiers lui conseillaient d'effectuer cette menace: il répondit qu'il cherchait des ennemis plus redoutables, et que les pirates de Galatie[375] suffiraient pour lui faire[Pg 404] raison de la perfidie de cette nation. Ces corsaires courant alors les côtes du Pont-Euxin enlevaient les Goths et les allaient vendre comme esclaves. Il se contenta de réparer les fortifications des villes de Thrace, et de poster des corps de troupes le long des bords du Danube.

[375] Lebeau se trompe en disant que les Galates couraient les côtes de l'Euxin pour y faire des esclaves. La Galatie, située au centre de l'Asie-Mineure, n'avait point de port; et quand même elle eût été dans une position maritime, il est difficile de croire que les principes de gouvernement admis par l'administration romaine eussent toléré de telles entreprises. Il n'était pas nécessaire que les Galates fussent pirates pour faire le commerce d'esclaves; cette sorte de trafic a toujours eu lieu dans les régions limitrophes de la mer Noire. Il est encore en usage parmi les nations du Caucase. Il suffisait que les Galates se rendissent dans les villes où se vendaient des esclaves, qu'ils plaçaient ensuite dans l'empire. Les choses se passaient ainsi. Ammien Marcellin, le seul auteur qui ait fait mention de la réponse de Julien rapportée dans le texte de Lebeau, ne parle que de marchands et non de pirates Galates. Illis sufficere, dit-il, mercatores Galatas, per quos ubique sine conditionis discrimine venumdantur. Amm. Marc. l. 22, c. 7. Il est clair que les Galates faisaient métier de marchands d'esclaves; ce qui est encore attesté par ce vers de Claudien (l. I. contr. Eutrop. v. 59):

Hinc fora venalis Galata ductore frequentat.—S.-M.

An 362.

XI. Nouveaux consuls.

Amm. l. 22, c. 7, et ibi Vales.

Idat. chron. Mamert. pan. c. 15, 17, 19, 28, 29 et 30.

Dans la cour de Constance le consulat avait été le prix de l'intrigue. Il fallait l'acheter par des bassesses et par des sommes d'argent prodiguées aux favoris, aux femmes, aux eunuques. Sous Julien cette magistrature, plus importante par son ancien éclat que par ses fonctions actuelles, recouvra son premier lustre. Mamertinus et Névitta, désignés consuls depuis deux mois, n'étaient peut-être pas les plus dignes de cet honneur, mais du moins ils n'en furent redevables qu'au choix de leur maître. Julien toujours excessif compromit sa propre dignité pour honorer celles des consuls. Le jour que ces magistrats entraient en charge, le prince avait coutume de les accompagner au sénat. Le premier de janvier, au point du jour, Mamertinus et Névitta se rendirent au palais pour prévenir l'empereur. Dès qu'il les aperçut, il courut fort loin au-devant d'eux: il les salua, les embrassa, fit entrer leur litière jusque dans ses appartements, leur demanda l'ordre pour partir; et comme ils refusaient de s'asseoir sur leurs chaises curules pendant que l'empereur restait debout, il les y plaça de ses propres mains, et marcha devant eux à[Pg 405] pied et confondu dans la foule du cortége. Le peuple suivait avec de grandes acclamations. Mamertinus distingué par son éloquence rendit sur-le-champ à la vanité de l'empereur, ce que l'empereur venait de prêter à la sienne: il prononça en sa présence son panégyrique. Nous avons encore cette pièce pleine de flatterie, mais spirituelle et fort élégante. Julien était bien peu philosophe, si ces éloges outrés se trouvaient être de son goût; et quelque ressentiment qu'il conservât des injustices de Constance, les traits satiriques lancés sans ménagement contre ce prince devaient au moins par leur indécence révolter le successeur. Deux jours après, Mamertinus donnant les jeux du cirque, on fit venir plusieurs esclaves qui devaient recevoir la liberté. Julien, peu instruit de cette coutume, se mettait déja en devoir de les affranchir; mais averti que cette fonction ne lui appartenait pas en cette occasion, il se condamna lui-même à une amende de dix livres d'or, pour avoir entrepris sur la juridiction des consuls.

XII. Occupations de Julien à Constantinople.

Amm. l. 22, c. 7, 9 et ibi Vales.

Liban. or. 10, t. 2, p. 298 et 299.

Jul. ep. 11, p. 380.

Mamert. pan. c. 24.

Socr. l. 3, c. 1.

Cod. Th. l. 9, tit. 2, leg. 1; L. 11, tit. 23. leg. 2.

Grut. inscr. p. 1102, n. 2.

Pendant six mois qu'il resta à Constantinople, il assista fréquemment aux assemblées du sénat. L'usage de Constance avait été de mander au palais les sénateurs, qui se tenaient debout, tandis qu'il leur donnait ses ordres en peu de mots. Mais Julien, jaloux de la réputation d'éloquence, et qui estimait ses discours autant que ses victoires, passait les nuits à composer des harangues; il allait ensuite les débiter aux sénateurs qu'il faisait asseoir avec lui: c'étaient des éloges, des censures, des avertissements. Il assistait au jugement des procès. Un jour pendant qu'il haranguait, on vint l'avertir que le philosophe Maxime arrivait d'Ionie. Aussitôt oubliant et les sénateurs, et ce qu'il était lui-même,[Pg 406] il descend brusquement de son siége, court au-devant de Maxime, l'embrasse avec empressement, l'introduit dans l'assemblée; et après avoir raconté avec beaucoup de vivacité quelles obligations il avait à Maxime, en quel état ce grand homme l'avait trouvé, à quel degré de perfection ses leçons l'avaient conduit, il sort avec lui, le tenant toujours par la main. Une scène si bizarre inspirait aux uns du respect pour Maxime, aux autres du mépris pour Julien; mais tous se conformaient au caractère et au goût du prince: et comme il affectait de se nommer sénateur de Byzance, par une sorte d'échange, les sénateurs prenaient un extérieur philosophique. Julien augmenta leurs priviléges. Prétextatus[376], un des plus distingués du sénat de Rome, qui avait été gouverneur de Toscane, d'Ombrie, de Lusitanie, et que Julien venait de faire proconsul d'Achaïe, se trouvait alors à Constantinople pour une affaire particulière. Les auteurs païens s'accordent tous à louer en lui l'intégrité, la sagesse, et une sévérité de mœurs digne de l'ancienne république. Son attachement à l'idolâtrie relevait encore aux yeux de Julien tant de belles qualités. Le prince ne faisait rien sans prendre ses conseils. Nous aurons plusieurs fois occasion de parler de ce célèbre personnage, qui ne mourut que sous le règne de Théodose.

[376] Une inscription, de l'an 387, nous apprend qu'il s'appelait Vettius Agorius Prætextatus, et nous fait connaître toutes les dignités qu'il avait obtenues.—S.-M.

XIII. Il ajoute à Constantinople de nouveaux embellissements.

Jul. ep. 58, p. 443.

Zos. l. 3, c. 11.

Ducange, in Const. Christ. l. 1, c. 19, et l. 2, c. 1 et 3.

Banduri, imp. or. t. 2, p. 593, 677, 678.

Spon, voyag. t. 1, p. 137.

La Bleterie, notes sur les lettres de Julien, p. 247.

Le séjour de l'empereur procura plusieurs embellissements à Constantinople, qu'il aimait, disait-il, comme sa mère[377]. Il fit faire ou plutôt élargir un port sur la Propontide, afin de mettre les vaisseaux à l'abri du[Pg 407] vent du midi. Ce port s'appelait auparavant le port d'Hormisdas, à cause du palais de ce prince[378], qui en était voisin; il prit alors le nom de Julien. Justin le jeune lui donna celui de sa femme Sophie. On l'appela dans les siècles suivants le Port neuf, le Port du palais, le Bucoléon. Il est comblé aujourd'hui. En face de ce port, Julien éleva un portique semi-circulaire, qu'on appela le Sigma, et qui communiqua ce nom à un quartier voisin. Il avait amassé un grand nombre de livres: il les plaça dans une bibliothèque qu'il fit construire sous un portique de l'Augustéon. Les libraires vinrent établir leurs boutiques à l'entour; et comme la salle du Sénat était près de là, les plaideurs, les avocats, les praticiens se rassemblaient dans ce lieu, pour y traiter de leurs affaires. Les Alexandrins avaient dans leur ville un obélisque couché sur le rivage: on allait y dormir pour se procurer des songes prophétiques, et la débauche se mêlait à la superstition. Julien, pour sauver au paganisme un ridicule et un sujet de reproche, exécuta le dessein qu'avait formé Constance, de transporter cet obélisque à Constantinople. Il n'eut pas le temps de le mettre en place, s'il est vrai, comme on a lieu de le croire, que ce soit le même que Théodose fit dresser au milieu du grand Cirque[379]. Spon l'y vit encore en 1675. Il est de granit, d'une seule pièce, haut d'environ cinquante pieds: chaque face a six pieds de largeur vers la base. Julien pour dédommager les Alexandrins leur permit de dresser dans leur ville une statue colossale qui venait d'être[Pg 408] achevée. C'était, selon l'apparence, la statue de Julien même.

[377] Natus illic, dit Ammien Marcellin (l. 22, c. 9.), diligebat eam ut genitatem patriam, et colebat.—S.-M.

[378] Frère du roi de Perse qui s'était retiré dans l'empire romain. Voyez ci-devant, liv. IV, § 1, 2 et 3; t. 1, p. 223 et suiv.—S.-M.

[379] Pour avoir de plus amples détails sur cet obélisque et sur son érection, voyez les notes qui seront ajoutées ci-après l. XXIV, § 42.—S.-M.

XIV. Requête de plusieurs Égyptiens rejetée.

Amm. l. 22, c. 6.

Liban, pro Aristoph. t. 2, p. 222 et 223.

Cod. Th. l. 2, tit. 29, leg. 1. Till. Julien, art. 11.

Il était occupé de ces soins, lorsqu'il se vit environné d'une foule importune qui demandait justice. C'étaient des Égyptiens, qui, ayant appris quelle attention le nouveau prince apportait à réformer les abus du règne précédent, étaient venus en diligence à Constantinople, pour tirer quelque avantage de cette heureuse disposition. Les Égyptiens de ce temps-là étaient intéressés, chicaneurs, toujours mécontents, toujours prêts à accuser les officiers publics de rapines et de concussions, soit pour se dispenser de payer les taxes, soit pour avoir leur part des confiscations. Ceux-ci attroupés en grand nombre obsédaient et poursuivaient partout et le prince et les préfets du prétoire: ils ne cessaient de les fatiguer de leurs plaintes. Tous ces cris se réunissaient, quoique pour des objets différents: les uns prétendaient qu'on avait exigé d'eux plus qu'ils ne devaient, les autres ce qu'ils ne devaient pas; d'autres, qu'on leur avait vendu bien cher des recommandations pour obtenir des grâces et des emplois: tous demandaient la restitution de leur argent; et ils faisaient même remonter leurs prétentions plus haut que la date de leur naissance. Julien se débarrassa de leurs importunités par une ruse peu séante à un prince. Il leur commanda par un édit de passer tous à Chalcédoine, leur promettant de s'y rendre incessamment pour les entendre et les satisfaire. Dès qu'ils eurent obéi, il défendit aux patrons des barques employées à ce trajet d'en ramener aucun à Constantinople. Ils s'ennuyèrent d'attendre, et prirent enfin le parti de retourner dans leur pays. A cette occasion, l'empereur[Pg 409] publia une loi qui défendait de poursuivre la restitution des sommes données sous les règnes précédents pour acheter des charges ou des grâces. Ammien Marcellin applaudit à cette loi; et M. de Tillemont remarque fort sensément, qu'il aurait eu autant de raison de la louer, si elle eût ordonné tout le contraire.

XV. Ambassade des nations étrangères.

Amm. l. 22, c. 7, et ibi Vales.

Les victoires de Julien dans la Gaule avaient étendu sa renommée au-delà des bornes de l'empire. La nouvelle de la mort de Constance ne fut pas plutôt répandue, que les peuples les plus éloignés firent partir leurs ambassadeurs. On en vit arriver à Constantinople, de l'Arménie, des contrées septentrionales au-delà du Tigre[380], des Indes et de l'île de Ceylan[381], de la Mauritanie voisine du mont Atlas[382], des bords du Phasis, du Bosphore Cimmérien, et de plusieurs régions auparavant inconnues[383]. Toutes ces nations redoutant son courage se hâtèrent de lui envoyer des présents[384]; elles se soumettaient à un tribut annuel, et ne demandaient d'autre grâce que la paix et la sûreté[385]. Les Perses furent les seuls qui se dispensèrent d'envoyer des députés.

[380] Transtigritanis et Armeniis. C'est plutôt des contrées orientales que septentrionales, qu'il fallait dire au sujet des régions transtigritaines, à moins que la dernière de ces expressions ne soit relative à leur position par rapport au cours du Tigre; ces provinces étaient en effet au nord de ce fleuve, qui les embrassait en partie du côté du midi.—S.-M.

[381] Inde nationibus Indicis.... abusque Divis et Serendivis. Voyez ce que j'ai dit au sujet des Dives et des Serendives, liv. 36, § VI, t. 1, p. 438, note 7.—S.-M.

[382] Il existait encore à cette époque un grand nombre de tribus maures ou gétules, qui s'étaient conservées indépendantes de l'empire, au milieu ou au-delà du mont Atlas.—S.-M.

[383] Ab aquilone et regionibus solis per quas in mare Phasis accipitur, Bosporanis aliisque antehac ignotis legationes. Amm. Marc. l. 22, c. 7.—S.-M.

[384] Toutes ces nations étaient dans l'usage d'apporter des présents. Ammien Marcellin assure que les Indiens vinrent avant l'époque ordinaire. Indicis certatim cum donis optimates mittentibus ante tempus.—S.-M.

[385] Ut annua complentes solemnia intra terrarum genitalium terminos otiosè vivere sinerentur.—S.-M.

[Pg 410]

XVI. Julien environné de sophistes.

Jul. epist. 4, p. 375, epist. 15, p. 383 et ep. 38, p. 414.

Eunap. in Maxim. t. 1, p. 46-64, et in Chrysanth. 107-120, ed. Boiss.

Suid. in Max. et Chrysanth.

Liban. Orib.

Himer.

Basil. ep. 39, 40, 41, t. 3, p. 122-125.

Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 110.

Mamert. pan. c. 23, et 26.

Joann. Antioch. expert. p. 841.

Socr. l. 3, c. 1.

Till. vie de S. Basile, art. 28.

Vita Basil. edit. Benedict. c. 8.

La Bleterie, vie de Julien, l. 4, p. 218 et suiv.

Les hommages des peuples étrangers avaient de quoi satisfaire la vanité d'un souverain. Mais Julien plus philosophe qu'empereur, était bien plus flatté de voir se rassembler autour de lui un essaim de sophistes qui accouraient de toutes les provinces. Il les attirait, il mendiait, pour ainsi dire, leur amitié par ses lettres; il les recevait comme députés de ses Dieux; c'étaient ses plus intimes confidents et ses ministres; c'est aussi à leurs pernicieux conseils qu'on doit principalement attribuer les efforts qu'il fit pour détruire le christianisme. Nous avons déja exposé l'accueil dont il honora le philosophe Maxime, le maître et le chef de toute cette cabale. Julien avait une si haute opinion de son goût et de son savoir, qu'il l'avait choisi pour censeur de ses ouvrages. Cet imposteur vint à Constantinople sur les instances réitérées de l'empereur: c'est une chose plaisante que le sérieux avec lequel Eunapius, le panégyriste de tous ces prétendus sages, raconte les hommages qui furent rendus à Maxime sur toute la route par les peuples, par les sénateurs, par les magistrats mêmes; et tandis que les hommes le comblaient d'honneurs, les femmes faisaient humblement leur cour à la sienne, qui portait encore plus haut que son mari l'orgueil de la profession. La philosophie de Maxime ne tint pas contre l'air contagieux de la cour: les déférences de Julien et les adorations des courtisans altérèrent sa morale; il donna dans le luxe et devint insolent; ce qu'il eut pourtant l'adresse de cacher aux yeux de Julien. Nymphidianus, frère de Maxime, déclamateur médiocre, fut honoré de l'emploi de secrétaire pour les lettres grecques; et, selon Eunapius même, il s'en acquitta assez mal. Priscus d'Épire, Himérius[Pg 411] de Bithynie, Libanius d'Antioche, jouèrent aussi un rôle considérable dans la cour de Julien. Mais personne n'égalait le crédit du fidèle Oribasius, médecin du prince, très-expert dans son art, et aussi habile dans la pratique des affaires. Eunapius prétend même, que Julien lui était redevable de l'empire. Ne pourrait-on pas sur cette parole d'Eunapius soupçonner Oribasius d'avoir sous main excité les troupes à donner à Julien le titre d'Auguste; et cette lettre anonyme, qui fut la première étincelle de la révolte, ne serait-elle pas de la façon d'Oribasius? Chrysanthus, un des héros de la cabale, fut plus avisé que son ami Maxime: il le laissa partir pour la cour après avoir fait quelques efforts pour le retenir. Pour lui, il résista à toutes les instances de l'empereur, qui voulut bien s'abaisser jusqu'à écrire de sa propre main à la femme de ce philosophe. Julien, rempli d'estime pour Chrysanthus, malgré ses refus, lui conféra à lui et à sa femme[386] la souveraine sacrificature de la Lydie. Le nouveau pontife fit connaître dans cet emploi qu'il devinait mieux que ses confrères, qui tous étaient d'excellents magiciens. Prévoyant que l'orage qui tombait sur les Chrétiens, ne serait pas de longue durée, il les traita avec amitié; il n'imita point ses semblables dans leur zèle à ruiner les églises, à rebâtir les temples des idoles, à tourmenter ceux qui refusaient de sacrifier: et la Lydie ne se ressentit pas des fureurs de l'idolâtrie. Il dut à cette modération la tranquillité de sa vieillesse. On dit que Julien ayant conservé beaucoup d'estime pour saint Basile, dont il avait connu le mérite dans[Pg 412] les écoles d'Athènes, l'invita inutilement à venir se joindre à une compagnie si mal assortie au caractère de ce grand et religieux personnage. Mais il est démontré que la lettre de Julien qui fait le fondement de cette opinion, s'adressait à un autre Basile. Nous avons encore une lettre menaçante de Julien, écrite à saint Basile, et une réponse du saint remplie des reproches les plus hardis. M. de Tillemont n'ose rejeter ces deux pièces: d'autres critiques les soutiennent fausses et également indignes et du prince et du saint docteur. Saint Grégoire accuse Julien d'avoir pris plaisir à se jouer de plusieurs de ceux avec lesquels il avait autrefois contracté des liaisons dans le cours de ses études: Il les attirait, dit-il, à la cour par de belles promesses; il les caressait d'abord; il se familiarisait avec eux, et les renvoyait ensuite avec mépris. Mais ce trait pourrait bien ne tomber que sur ces amis intéressés dont parle Libanius, qui accouraient auprès de Julien avec une soif de richesses que nul bienfait ne pouvait éteindre. D'ailleurs, loin de blâmer Julien de légèreté dans ses attachements, on lui reproche plutôt de s'être piqué de constance au point de ne pas retirer son amitié à ceux mêmes qu'il en reconnaissait indignes.

[386] Elle se nommait Mélita, et était cousine du sophiste Eunapius.—S.-M.

XVII. Plan de Julien pour détruire la religion chrétienne.

Liban. or. 10, t. 2. p. 290.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 79.

Chrysost. de Sto. Babyla, contra Julianum et gentiles, t. 2, p. 575.

Tant de fanatiques sombres et austères, que l'éclat de la religion chrétienne avait obligés à se tenir long-temps cachés dans l'ombre des écoles, sortant enfin au grand jour, remplis de venin et de rage, se préparaient à se venger du silence auquel ils avaient été condamnés: ils ne méditaient que proscriptions et que supplices. Les chrétiens, de leur côté, craignaient des traitements plus rigoureux que n'en avaient éprouvé leurs pères. En effet Julien les haïssait mortellement;[Pg 413] il avait beaucoup plus à cœur de les détruire que de vaincre les Perses; il regardait cet ouvrage comme le chef-d'œuvre de son règne. Mais plus habile que ces malheureux sophistes qui ne lui donnaient que des conseils inhumains, il préféra la séduction à la cruauté déclarée: Il pensait, dit Libanius, que ce n'est ni le fer ni le feu qui changent la croyance des hommes; que le cœur désavoue la main que la crainte force à sacrifier; et que les supplices ne produisent que des hypocrites, toujours infidèles pendant leur vie, ou des martyrs honorés après leur mort. Il faisait encore réflexion que dans l'état de force et de vigueur où se trouvait alors la religion chrétienne, c'était risquer d'ébranler tout l'empire, que d'entreprendre de la déraciner par une violence ouverte. Il dressa donc un plan tout nouveau, qui eût sans doute été plus heureux que la barbarie de Dioclétien et de Galérius, si la garde qui veille sur Israël n'eût renversé ce projet infernal, en détruisant l'auteur même par un souffle de sa bouche. Julien commença par montrer dans sa personne un zèle ardent pour le culte des dieux; il gagnait dès ce premier pas tous ceux dont la religion se conforme toujours à celle du prince. Il s'attacha à relever et à purifier le paganisme, en s'efforçant d'y transporter ce qui rendait le christianisme plus vénérable. Il affecta ensuite de traiter les chrétiens avec douceur, et de les plaindre plutôt que de les persécuter; mais en même temps il imagina mille moyens pour les diviser et les armer les uns contre les autres, pour étouffer le germe de leur foi en leur interdisant l'instruction publique, pour appesantir leur joug et pour les couvrir de ridicules et de mépris. Les tyrans[Pg 414] qui l'avaient précédé n'avaient sévi que sur les corps; Julien attaqua les cœurs: il mit en œuvre son propre exemple, les apparences de bonté, la malice, l'ignorance, l'intérêt, l'amour-propre, ressorts plus lents mais plus efficaces que les édits et les supplices. Cependant s'il ne versait pas de ses propres mains le sang des chrétiens, il le laissait répandre par les mains des autres; et sa feinte douceur était souvent démentie par les cruautés qu'il encourageait en ne les punissant pas. Après avoir affaibli la religion chrétienne, son dessein était de l'écraser par un dernier coup: il promettait à ses dieux d'exterminer les chrétiens à son retour de la guerre des Perses. Sans entrer dans le détail de ce qui appartient proprement à l'histoire de l'église, nous allons suivre la trace d'une persécution cachée sous tant d'artifices. La comparaison de ce que firent Constantin et Julien pour établir les deux cultes opposés, peut faire connaître combien l'esprit de la véritable religion est éloigné et de la basse malignité et de la fureur sanguinaire de l'idolâtrie.

XVIII. Il travaille à rétablir le paganisme.

Jul. epist. 63, p. 452.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 70, et or. 4, p. 121.

Liban, or. 8, t. 2, p. 245, et or. 10, p. 292, et de vita, p. 41.

Eunap. in Max. t. 1, p. 52, ed. Boiss.

Mamert. pan. c. 23.

Prud. in apotheosi, v. 456.

Amm. l. 25, c. 4.

[Eckhel. Doct. num. vet. t. 8, p. 236-240.]

Acta Ruinart. p. 664.

Athan. vit. apud Phot. cod. 258.

Soz. l. 5, c. 3 et 16.

Zon. l. 13, t. 2, p. 24 et 25.

Cedren. t. 1, p. 306.

Quoique Julien fût dès sa première jeunesse idolâtre dans le cœur, et qu'il se fût ouvertement déclaré en Illyrie, il voulut cependant se consacrer à ses dieux par une abdication formelle du christianisme. Ayant fait assembler en secret les ministres de ses affreux mystères, il s'imagina effacer le caractère de son baptême en se baignant dans le sang des victimes. Se croyant ainsi régénéré, il fit bâtir de nouveaux temples, et réparer les anciens aux dépens des particuliers qui en avaient enlevé les démolitions. Partout on élevait des idoles, on dressait des autels, on égorgeait des victimes; l'air était rempli de la fumée des sacrifices. Il[Pg 415] avait ajouté à la dignité de souverain pontife attachée à la personne des empereurs, celle de grand-prêtre d'Éleusis[387]. Il se piquait de la plus scrupuleuse exactitude dans la pratique des cérémonies. Confondu avec une troupe de sacrificateurs, on le voyait s'empresser de partager avec eux les dernières fonctions du ministère. C'était dans les entrailles des animaux immolés qu'il prétendait lire la volonté des dieux, et il ne prenait guère d'autre conseil. Son palais était devenu un temple; ses jardins étaient remplis d'autels: il sacrifiait le matin et le soir; il se relevait pendant la nuit pour honorer les génies nocturnes. Cet excès de superstition le rendait ridicule, aux païens mêmes[388], et l'on disait de lui, comme on l'avait dit autrefois de Marc-Aurèle, que s'il revenait victorieux, c'en était fait des bœufs[Pg 416] et des génisses dans tout l'empire[389]. On vit renaître toutes les folies du paganisme; ces fêtes extravagantes appelées orgies, portaient l'ivresse et le tumulte dans les campagnes; l'astrologie, dont le prince était surtout entêté, se remit en honneur; tout se gouvernait par l'aspect des astres, par les présages. Julien croyait tout, excepté l'Évangile: il mettait une confiance aveugle dans les paroles mystérieuses et cabalistiques, qui sans être entendues, dit-il dans un de ses ouvrages, guérissent les ames et les corps. Les monnaies prirent l'empreinte de l'idolâtrie. On y gravait la tête de Julien sous le symbole de Sérapis: on y joignait la figure d'Isis. Il fit disparaître du Labarum le monogramme de Christ; et pour faire part à ses dieux des honneurs qu'on rendait à sa personne, il voulait être représenté dans ses images tantôt avec Jupiter qui le couronnait, tantôt avec Mercure et Mars qui semblaient lui inspirer l'éloquence et la science militaire. La mesure, qui servait à marquer les différents accroissements du Nil, transportée par Constantin dans la grande église d'Alexandrie, fut reportée dans le temple de Sérapis.

[387] Lebeau renouvelle ici une erreur de Baronius (an 361, § 5) déja relevée par Tillemont (Mém. sur l'hist. ecclés. t. VII, Perséc. de Julien, art. 2). Julien était sans doute trop zélé pour le rétablissement du paganisme, pour commettre un aussi grand sacrilége que celui d'usurper la dignité de grand-prêtre d'Éleusis qui était réservée aux seuls Eumolpides. On voit par Eunapius, dont le style embrouillé a trompé Baronius et Lebeau, qu'il fit venir auprès de lui dans les Gaules, le grand prêtre d'Éleusis, τὸν ἱεροφάντην μετακαλέσας ἐκ τῆς Ἑλλάδος. Il l'y renvoya après la mort du tyran Constance; car c'est ainsi qu'Eunapius appelle l'empereur: ὡς δ'οὖν καθεῖλε τὴν τυραννίδα Κωνσταντίου, καὶ τὸν ἱεροφάντην ἀπέπεμψεν ἐπὶ τὴν Ἑλλάδα. Il lui donna des présents dignes d'un roi, βασιλικὰ δῶρα. Eunapius parle avec de grands éloges de ce pontife, dont il ne lui est point, dit-il, permis de proférer le nom, τοῦ δὲ ἱεροφάντου, κατ' ἐκεῖνον τὸν χρόνον ὅστις ἦν, τοὔνομα οὔ μοι θέμις λέγειν, parce qu'il avait été initié par lui aux saints mystères, ἐτέλει γὰρ τὸν ταῦτα γράφοντα. On voit par l'inscription de la grande prêtresse d'Éleusis qui avait initié Hadrien, qu'il était d'usage de ne pas rappeler le nom des personnages revêtus d'un sacerdoce supérieur. Cette belle inscription a été souvent publiée et commentée. Voyez la préface de l'édition d'Homère, par Villoison, p. 55; Schow, Charta papyracea Musæi Borgiani, p. 78; Visconti, Museo Pio Clementino, t. IV, p. 43; Mém. de l'Acad. des Ins. t. 47, p. 330, etc., etc.—S.-M.

[388] Superstitiosus magis quàm sacrorum legitimus observator, dit Ammien Marcellin, l. 25. c. 4.—S.-M.

[389] Innumeros sine parcimonia mactans: ut æstimaretur, si revertisset de Parthis, boves jam defuturos. Ammien Marcellin, l. 25, c. 4, rapporte ensuite la plaisanterie faite contre Marc-Aurèle; c'est une requête en grec adressée par les bœufs blancs à l'empereur. Oἱ λευκοὶ βόες Μάρκῳ τῷ Καίσαρι. Ἀν σὺ νικήσῃς, ἡμεῖς ἀπωλόμεθα.—S.-M.

XIX. Il veut imiter le christianisme.

Jul. epist. 49, p. 429 et 56, p. 442, et fragm. p. 288-305.

Greg. Naz. or. 3. t. 1, p. 93 et 94.

Soz. l. 5, c. 16.

Theod. l. 2, c. 4.

La Bleterie, notes sur les lettres de Julien, p. 325.

Dans le temps même qu'il tâchait d'anéantir le christianisme, il fut forcé de lui rendre le témoignage le plus honorable et le moins suspect: Les païens avaient une morale, dit un auteur sensé et ingénieux, mais le paganisme n'en avait point. Julien lui voulut prêter celle de la religion chrétienne. Il n'en pouvait[Pg 417] copier que l'extérieur; et c'est avec beaucoup de justesse que saint Grégoire de Nazianze l'appelle le singe du christianisme. Il forma le dessein de fonder des écoles dans toutes les villes, d'établir dans les temples des catéchistes, des docteurs, des prédicateurs; de marquer les prières qui devaient être récitées à certaines heures et en certains jours; de les faire chanter à deux chœurs, usage qui avait depuis peu commencé dans l'église d'Antioche. Il chargea, par une de ses lettres Ecdicius, gouverneur de l'Égypte, de choisir dans Alexandrie des jeunes gens bien nés, qui eussent la voix belle: il leur assigna un entretien honnête; il lui ordonna de leur faire apprendre la musique et de veiller à leurs progrès; il les destinait au service des dieux; il prétendait que la musique sert à élever l'ame et à la purifier. Il exigeait dans les lieux consacrés au culte de la religion beaucoup de silence et de modestie; ne permettant pas même les acclamations dont on avait coutume d'honorer l'empereur, quand il y entrait. Il projetait d'imiter la discipline de l'église dans la correction des pécheurs, et de prescrire divers degrés de pénitence; de fonder des monastères d'hommes et de femmes, des maisons de retraite, des hôpitaux pour les voyageurs et pour les pauvres. Il aurait souhaité faire passer dans le paganisme l'usage des lettres ecclésiastiques, avec lesquelles les chrétiens étaient reçus par toute la terre comme des frères et des amis. En un mot, il était jaloux de cet esprit de lumière, de sagesse et de charité, qu'il était forcé d'admirer dans l'église chrétienne.

XX.

Perfection qu'il exigeait des prêtres païens.

Jul. ep. 49, p. 429, ep. 63, p. 451, et in fragm. p. 288-305.

Un pontife supérieur fut établi dans chaque province, avec une pleine autorité sur tous les prêtres des[Pg 418] villes et des campagnes. Julien exige, comme des vertus essentielles à cette place, la modération, la douceur, la hardiesse à reprendre, et la vigueur à punir. Ses écrits fournissent un modèle d'instruction pour ceux qui sont honorés du sacerdoce, et une copie fidèle de la sainteté qu'il voyait alors éclater dans les ministres de l'église. Il attribue la décadence de l'idolâtrie aux vices de ceux qui la professent; il reconnaît que c'est par la régularité dans les mœurs et par la charité envers les hommes, que le christianisme s'est accrédité. Il recommande au pontife la vigilance sur les inférieurs: Privez-les, dit-il, des fonctions du sacerdoce, s'ils ne sont fidèles à servir les dieux, s'ils n'y obligent leurs domestiques, s'ils mènent une vie indécente. Il lui conseille de voir rarement les magistrats et les grands seigneurs, si ce n'est pour l'intérêt de la veuve et de l'orphelin, et de se contenter de leur écrire. Il veut qu'on reçoive dans les hôpitaux les pauvres étrangers, de quelque religion qu'ils soient. Il impose une contribution dans chaque province pour fournir à la subsistance des indigents. Il défend aux gouverneurs de se faire suivre de leurs gardes quand ils entrent dans les temples: Dès qu'ils y mettent le pied, dit-il, ils deviennent simples particuliers; les prêtres seuls ont droit d'y commander sous les auspices des dieux; les autres, qui portent leur faste jusqu'au pied des autels, ne sont que des hommes vains et superbes. Il exige qu'on respecte les prêtres, lors même qu'ils sont indignes de leur ministère, jusqu'à ce qu'ils en aient été dépouillés; mais il veut aussi qu'ils se rendent respectables: Ils sont, dit-il, les interprètes des dieux auprès des hommes, et[Pg 419] les cautions des hommes auprès des dieux. Il leur prescrit de conserver leurs oreilles chastes aussi-bien que leur langue; il leur interdit la lecture des poésies trop libres et des histoires amoureuses, qui allument peu à peu le feu des passions; ce sont ses termes. Il ne leur permet pas même de lire les ouvrages d'Épicure et de Pyrrhon, et il rend grâces aux dieux d'avoir fait périr la plupart des écrits de ces philosophes. Il aurait bien voulu épurer le théâtre; mais regardant la chose comme impossible, il en défend l'entrée aux prêtres. Il veut qu'ils prient trois fois le jour; qu'ils se montrent rarement aux promenades; qu'ils ne se trouvent à des festins que chez des personnes vertueuses; qu'ils s'abstiennent des spectacles où assistent les femmes; qu'ils soient magnifiques dans les cérémonies de religion, simples dans leur habillement ordinaire; qu'ils prennent sur leur nécessaire de quoi faire l'aumône. Enfin il demande dans ceux qu'on élève à la prêtrise deux qualités, l'amour des dieux et celui des hommes: Avec ces deux caractères, ajoute-t-il, n'importe qu'ils soient riches ou pauvres, illustres ou inconnus. Ces maximes s'accordent avec la profession solennelle qu'il fait en cent endroits de ses ouvrages, de croire l'existence des dieux, l'immortalité de l'ame, les récompenses et les punitions d'une autre vie. C'est ainsi qu'il s'efforçait de dérober à la religion chrétienne la sainteté de sa discipline et de sa morale. Il ignorait que c'est une tige qui meurt dès qu'elle est transplantée, et qu'elle ne peut porter de fruits mûrs et durables que dans le terrain où elle est née, et où elle est arrosée de la main de Dieu même. Julien[Pg 420] ne vécut pas assez long-temps pour reconnaître que sa réforme n'était qu'un projet chimérique.

XXI. Feinte douceur de Julien à l'égard des chrétiens.

Jul. ep. 7, p. 376, ep. 43, p. 424, et ep. 52, p. 435.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 72, et or. 10, p. 167.

Liban. or. 10, t. 2, p. 290.

Chrysost. de Sto. Babyla et in Jul. et Gent. t. 2, p. 574 et in Juvent. et Max. p. 579.

Socr. l. 3, c. 11 et 12.

Soz. l. 5, c. 4 et 17.

[Theoph. p. 40.]

Cedr. t. 1, p. 306.

Zon. l. 13, t. 2, p. 25.

Vita Athan. apud Phot. cod. 258.

Suid. in Μίλιον.

Selon le plan qu'il avait formé, il défendit de mettre à mort les Galiléens (c'est ainsi qu'il nommait les chrétiens), ni de leur faire aucun mauvais traitement pour cause de religion: Ils sont, disait-il, plus dignes de compassion que de haine; ils ne se punissent que trop eux-mêmes; ce sont des aveugles qui s'égarent sur le point le plus essentiel de la vie, qui abandonnent le culte des dieux immortels, pour honorer des restes de cadavres et des ossements de morts. Il désignait ainsi les reliques des martyrs. Il blâmait hautement Constance d'avoir employé la rigueur contre ceux qui ne s'accordaient pas avec lui en fait de croyance. Il n'ôtait point aux chrétiens l'exercice public de leur religion; mais il leur enlevait sous divers prétextes leurs évêques et leurs prêtres, afin de ruiner peu à peu la doctrine et la pratique du christianisme, par le défaut d'instruction et de ministres. Pour relever le prix de l'idolâtrie, il déclara que, loin de traîner les Galiléens devant les autels et de les contraindre à sacrifier, il ne permettait d'admettre ces impies à la participation des mystères, qu'après des prières, des expiations, de longues épreuves capables de purifier leur ame et leur corps. Il était habile à profiter des imprudences où tombaient quelquefois les chrétiens, et il ne manquait pas d'affecter une patience philosophique dans les occasions où la chaleur d'un zèle inconsidéré n'attaquait que sa personne. Constantin avait placé à Constantinople une statue de la Fortune de la ville, qui portait une croix gravée sur le front. Julien[Pg 421] l'ayant fait abattre et enfouir, en fit placer une autre dans un temple avec les symboles de l'idolâtrie. Un jour qu'il lui offrait un sacrifice public, Maris, cet évêque de Chalcédoine si connu par son attachement à l'Arianisme, aveugle et cassé de vieillesse, se fit conduire devant l'empereur; et l'insultant en face, il lui reprocha dans les termes les plus amers son impiété et son apostasie: Tais-toi, malheureux aveugle, lui répondit Julien, le Galiléen ton dieu ne te rendra pas la vue. Je lui rends grace, repartit Maris, de m'avoir épargné la douleur de voir un apostat tel que toi. Julien ne répliqua pas, et continua le sacrifice. Cette modération semble ne mériter que des louanges: mais selon les chrétiens de ce temps-là, qui pénétraient mieux que nous les intentions de Julien, ce n'était que l'effet d'une maligne politique: il refusait aux chrétiens la gloire du martyre; il savait que les supplices sont un germe de prosélytes.

XXII. Rappel des chrétiens exilés.

Jul. ep. 26, p. 398, ep. 31, p. 404 et ep. 52, p. 435.

Amm. l. 22, c. 5.

[Socr. l. 2, c. 38.]

Theod. l. 3, c. 4.

Soz. l. 5, c. 5 et 15.

Philost. l. 6, c. 7 et l. 9, c. 4.

[Facund. l. 4, c. 2]

Chron. Alex. p. 296.

Fleury, hist. ecclés. l. 15, c. 4.

Ce fut encore par la même apparence de douceur, qu'il rappela indistinctement et les orthodoxes et les hérétiques, que Constance avait exilés et qu'il leur fit rendre leurs biens confisqués: sans s'expliquer au sujet des évêques, qu'il voulait se réserver la liberté de chasser dans la suite, il les laissa rentrer dans leurs églises. Les Ariens, qui avaient été les favoris de Constance, lui étaient par cette raison encore plus odieux que les catholiques. Mais son dessein était de détruire, les unes par les autres, les diverses communions qui partageaient le christianisme. Sous prétexte d'apaiser leurs querelles, mais en effet pour les aigrir davantage, il appelait quelquefois devant lui les chefs des partis contraires; il les mettait aux prises; et après les avoir[Pg 422] échauffés par la dispute, prenant le ton de conciliateur, il les exhortait à la paix: Ecoutez-moi, leur disait-il, les Allemands et les Francs m'ont bien écouté[390]. Il les congédiait ensuite en leur déclarant qu'il entendait qu'ils demeurassent unis ensemble, malgré la contrariété des dogmes que chaque parti aurait la liberté de soutenir. C'était renfermer comme dans un champ clos des ennemis armés et irréconciliables. Il avait été témoin des persécutions suscitées par les Ariens contre les catholiques: il savait qu'il y a des chrétiens qui ne se pardonnent pas la diversité de croyance, et que ce motif, qui ne devrait agir que dans l'ordre surnaturel, suffit seul dans leur esprit pour rompre tous les liens de l'humanité et de la nature. Il rassembla de toute la terre dans le sein de l'église comme autant de serpents les hérétiques les plus dangereux. Il écrivit à Photinus pour le féliciter de sa constance à nier la divinité de Jésus-Christ; il caressa surtout Aëtius, qui avait été le confident et le théologien de Gallus: l'ayant rappelé d'exil par une lettre pleine de bienveillance[391], il lui fit présent d'une terre près de Mytilène, dans l'île de Lesbos. Il ordonna, sous peine d'une grosse amende, à Eleusius, évêque de Cyzique, de rebâtir à ses dépens dans l'espace de deux mois l'église des Novatiens qu'il avait abattue du vivant de Constance. Quelque temps après, ce même évêque, étant accusé d'avoir sous le règne précédent détruit des temples et converti quelques païens, il le chassa de la ville, lui et tout son clergé, avec défense d'y rentrer, de crainte, disait-il, qu'ils n'y excitassent quelque sédition.

[390] Audite me, quem Alamanni audierunt et Franci. Amm. Marc. l. 22, c. 5.—S.-M.

[391] Il lui parle de leur vieille amitié; παλαιᾶς γνώσεώς τε καὶ συνηθείας μεμνημένος, ep. 31.—S.-M.

[Pg 423]

XXIII. Nouveaux excès des Donatistes.

Optat. l. 2, c. 17, 18, 19, 20 et 21, p. 36-42.

S. Aug. contra Petil. l. 2, c. 92, 97, t. 9, p. 275 et 286.

Idem, contra Parm. l. 1, c. 12, t. 9, p. 23.

Cod. Th. l. 16, tit. 5, leg. 37, et ibi God.

Till. hist. des Donat. art. 53, 54 et 55.

Les Donatistes n'osaient lever la tête, depuis que Constant avait châtié leur insolence. Aussitôt que Julien fut monté sur le trône, ils s'empressèrent de se concilier la faveur du nouveau prince. Ils lui députèrent pour demander la restitution de leurs basiliques. Leurs envoyés n'épargnèrent pas la flatterie: on leur a reproché dans tous les siècles d'avoir dit à Julien qu'il était le seul prince qui sût écouter la justice. Cet éloge fut regardé comme une trahison faite au christianisme; et leur requête devint si odieuse, que, quarante ans après, Honorius, pour les couvrir d'ignominie, ordonna qu'elle serait publiquement affichée avec le rescrit de Julien, qui les rétablissait dans toutes leurs anciennes possessions. Julien se persuadait que cette secte forcenée serait plus propre que toute autre à ruiner le christianisme en Afrique. Rien n'égale en effet la fureur, à laquelle ces fanatiques s'abandonnèrent. Ils s'emparaient des églises à main armée, ils en chassaient les évêques, brisaient les autels et les vases sacrés, massacraient les prêtres et les diacres, violaient les vierges consacrées à Dieu, mettaient les hommes en pièces, outrageaient les femmes, tuaient les enfants dans les entrailles de leurs mères, profanaient les saints mystères. Leurs évêques prétendaient se sanctifier par tant d'horreurs, et les peuples juraient par le nom de ces prélats sacriléges, comme par celui de Dieu même.

XXIV. Julien défend aux chrétiens d'enseigner et d'étudier les lettres humaines.

Jul. ep. 42, p. 422.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 51, 96 et 97.

Amm. l. 22, c. 10, et l. 25, c. 4, et ibi Vales.

Chron. Hier.

Socr. l. 3, c. 16.

Theod. l. 3, c. 8.

Soz. l. 5, c. 18.

Joann. Antioch. p.842 et ibi Vales.

Zon. l. 13, t. 2, p. 25.

Cedr. t. 1, p. 305.

Oros. l. 7, c. 30.

[Theoph. p. 40.]

La Bleterie, vie de Julien l. 4, p. 228, et lettres de Julien, p. 26.

L'esprit de révolte et de schisme que les hérétiques rapportaient de leur exil, menaçait l'église des attaques les plus meurtrières. Pour la désarmer, Julien imagina un moyen qui pouvait suppléer à la rigueur des persécutions: c'était de réduire les chrétiens à l'ignorance, en leur défendant d'enseigner et d'étudier les lettres.[Pg 424] Il savait qu'il est aisé de conduire les hommes à la superstition par le défaut de connaissances; que de les priver d'instruction, c'est un moyen sûr pour tyranniser leurs esprits; que l'ignorance fut la mère du paganisme; et que pour le faire renaître, il fallait ramener les chrétiens à l'état où s'étaient trouvés leurs pères à la naissance de l'idolâtrie. Il avait assez de lumières pour sentir que les auteurs païens, réunissant à la fois toutes les forces et toutes les faiblesses de la raison humaine, avec le plus grand art à mettre en œuvre les unes et les autres, fournissaient en même temps et les chimères à combattre et les armes pour les vaincre: il voyait que les défenseurs les plus formidables que le christianisme eût alors à lui opposer étaient les hommes les plus lettrés de l'empire, Athanase, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Hilaire de Poitiers, Diodore de Tarse, Apollinaire. Voulant donc enlever aux chrétiens cette puissante ressource, il publia un édit que nous avons encore, par lequel il les déclare incapables d'enseigner la grammaire, l'éloquence, la philosophie. Il en apporte pour raison que les livres où l'on puise les principes et les exemples de ces connaissance, étant l'ouvrage des adorateurs des Dieux, et remplis des maximes de l'Hellénisme, c'est dans les maîtres chrétiens une imposture, et une duplicité honteuse de proposer des modèles qu'ils désavouent, et d'enseigner aux autres ce qu'ils ne croient pas eux-mêmes. Il paraît s'applaudir beaucoup de ce sophisme. Il ajoute néanmoins qu'en défendant aux chrétiens de donner des leçons, il ne leur défend pas d'en recevoir, et qu'il permet aux jeunes gens de fréquenter les écoles sans les contraindre à quitter leur[Pg 425] religion. Ce n'est pas, dit-il, qu'il y eût de l'injustice à les guérir malgré eux comme des phrénétiques; mais je permets d'être malades à ceux qui le voudront être: je pense qu'il faut instruire les ignorants et non les punir. Le témoignage clair et précis des historiens ecclésiastiques nous apprend que la permission de s'instruire, accordée aux chrétiens à la fin de cet édit, fut bientôt révoquée par un édit postérieur qui ne s'est pas conservé jusqu'à nous. Ammien Marcellin, tout païen qu'il est, blâme cette défense comme inhumaine, et digne d'être ensevelie dans un oubli éternel[392].

[392] Illud autem erat inclemens, obruendum perenni silentio, quòd arcebat docere magistros rhetoricos et grammaticos, ritûs christiani cultores. Amm. Marc. l. 22, c. 10.—S.-M.

XXV. Exécution de cet édit.

Jul. ep. 2, p. 373 et ep. 19, p. 386.

Eunap. in Prohæres. t. 1, p. 92 ed. Boiss.

Chron. Hier. Socr. l. 3, c. 13.

Aug. confess. l. 8, c. 5, t. 1, p. 148.

Oros. l. 7, c. 30.

Suid. in Προαιρέσιος.

Till. persec. art. 9, et note 4.

Les professeurs chrétiens étaient encore en petit nombre. Ecébolus, qui avait été un des maîtres de Julien, et que l'intérêt et la vanité avaient toujours tenu attaché à la cour, homme de petit génie, dépourvu de talents, et jaloux de ceux des autres, sacrifia sans balancer sa religion à sa chaire. Après la mort de Julien, il revint au christianisme; et toujours déclamateur jusque dans sa pénitence, couché par terre devant la porte de l'église, il criait aux fidèles: Foulez-moi aux pieds; je suis un sel affadi. Les autres montrèrent plus de fermeté. L'histoire nomme Marius Victorinus qui professait l'éloquence à Rome avec éclat, et le célèbre Prohérésius, que Constant avait comblé d'honneurs. Quoiqu'il n'eût paru à Rome qu'en passant, cette ville lui avait érigé une statue de bronze avec cette inscription: Rome reine du monde au roi de l'éloquence. Étant retourné à Athènes, il soutint la réputation du plus habile maître de la Grèce. Julien faisait de lui une[Pg 426] haute estime; il voulait même l'engager à écrire son histoire; et par une exemption qu'il croyait honorable, il lui permit de continuer ses leçons, sans être obligé de changer de religion. Prohérésius refusa cette distinction qui aurait pu rendre sa foi suspecte; il renonça généreusement à sa profession et aux bonnes graces du prince, qui dès ce moment, par une bizarrerie très-ordinaire, rabattit beaucoup de l'opinion qu'il avait eue de l'habileté de ce rhéteur.

XXVI. Douleur de l'église.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 51 et 99.

Basil. de libris Gentilium, t. 2, p. 173.

Socr. l. 3, c. 16.

Soz. l. 5, c. 17.

Cet édit de Julien alarma tous les fidèles. Les livres saints étaient leur nourriture; mais les lettres profanes, dit saint Basile, étaient les feuilles qui servaient aux fruits d'ornement et de défense. Aussi ces hommes éclairés, loin d'embrasser avec joie cette ignorance, qu'une fausse politique ou une singularité bizarre prêchent quelquefois, et qu'une pieuse imbécillité canonise, regardèrent cet artifice de Julien, comme l'attentat le plus noir et le plus dangereux qu'il eût formé contre le christianisme: ce sont les termes de saint Grégoire de Nazianze; et de tous les reproches dont il accable Julien, il n'en est point qui prête à son zèle plus de force et plus de vivacité. On travailla aussitôt à réparer cette perte. Saint Grégoire et Apollinaire, tous deux féconds et éloquents, tous deux hommes de génie, riches de leur propre fonds et enrichis encore par l'étude des lettres, composèrent en prose et en vers un grand nombre d'écrits. Ils avaient dessein d'y transporter les beautés des auteurs profanes, et de les y conserver comme dans un dépôt sacré, en les appliquant aux matières propres de la religion. Mais quelque habiles que fussent ces deux illustres écrivains, leurs ouvrages trop hâtés ne pouvaient remplacer des chefs-d'œuvres[Pg 427] de tant de siècles: la mort de Julien rendit bientôt à l'église le libre usage des trésors dont il avait voulu la dépouiller.

XXVII. Conduite de Julien à l'égard des médecins.

Jul. ep. 45, p. 426, et lex de medicis, p. 154.

Greg. Naz. or. 10, t. 1, p. 167 et 168, et ep. 17, p. 779.

Chrysost. in Juvent. et Max. t. 2, p. 579.

Cod. Th. l. 13, tit. 3, leg. 4, 5.

Till. persec. art. 9.

Pour s'assurer de l'exécution de cet édit, il défendit par une loi expresse à tout particulier d'entreprendre de tenir école, de quelque science que ce fût, sans avoir été autorisé par le conseil de la ville et par les suffrages des principaux habitants: il ordonna que le décret lui serait envoyé pour l'examiner et le ratifier. Il témoignait de grands égards aux médecins: il fit revivre en faveur de ceux de la cour et des deux capitales de l'empire, Rome et Constantinople, tous les priviléges qui leur avaient été accordés par les anciens empereurs, et les déclara exempts de toute fonction onéreuse. Rien n'est plus honorable que la lettre par laquelle il rétablit le médecin Zénon, que la faction de l'évêque George avait chassé d'Alexandrie. Mais en même temps il défendit aux chrétiens d'enseigner et peut-être même de pratiquer la médecine. Saint Jean Chrysostôme comprend cette profession dans le nombre de celles dont les chrétiens furent exclus. Césaire, frère de saint Grégoire de Nazianze, avait exercé la médecine auprès de Constance avec une grande réputation. Son savoir et son désintéressement, qui en rehaussait le prix, lui avaient mérité l'estime de toute la ville de Constantinople, et les plus honorables distinctions de la part du prince. Il demeura auprès de Julien. Le danger auquel il exposait sa foi, fit trembler son frère: celui-ci s'efforça de le rappeler par une lettre touchante, trempée de ses larmes et de celles de leur père. Césaire ne se rendit point à ces instances; mais il ne dégénéra pas de cet esprit de lumière et de force qui faisait le[Pg 428] caractère de sa famille. En vain Julien, qui s'était fait un point d'honneur de le pervertir, mit en œuvre les caresses et les menaces. Ce prince entra même en controverse avec lui devant un grand nombre de témoins, les uns déja séduits, les autres fidèles, qui, partagés de désirs comme de sentiments, s'intéressaient tous vivement à la victoire. Dans un combat en apparence si inégal, Césaire sut si bien démêler les sophismes de Julien, il se tira avec tant d'adresse de ses subtilités, il protesta avec tant de fermeté qu'il vivrait et qu'il mourrait chrétien, que l'empereur confus et déconcerté perdit l'espérance de le séduire, sans perdre cependant l'estime qu'il avait pour lui. Il voulait le retenir; mais Césaire se retira de la cour, et alla mettre sa foi à couvert dans le sein de sa famille.

XXVIII. Il accable les chrétiens.

Jul. ep. 43, p. 424.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 81.

Socr. l. 3, c. 13 et 14.

Soz. l. 5, c. 3, 5 et 17.

Cod. Th. l. 12, tit. 1, leg. 50, l. 3, tit. 1, leg. 4.

God. ad Cod. Theod. t. 2, p. 303.

La Bleterie, lettres de Julien, p. 360 et suiv.

La liberté de religion que Julien laissait en apparence aux chrétiens, n'était en effet qu'un dur esclavage. Toute la clémence de ce prince se bornait à ne les pas condamner à mort par un édit général. Il prenait d'ailleurs les voies les plus sûres pour les accabler. Toutes les faveurs étaient prodiguées aux païens: les chrétiens n'éprouvaient que vexations, que mépris, que disgraces. Il dépouilla les ecclésiastiques de leurs priviléges: il les priva ainsi que les veuves et les vierges des distributions fondées par Constantin: il entreprit même de les forcer à rendre au trésor ce qu'ils avaient reçu depuis cette fondation, et ces poursuites ne furent arrêtées que par sa mort. Il exigeait des chrétiens des sommes considérables pour la réparation des temples: il y faisait transporter les vases sacrés et les ornements des églises; ce n'était à son avis que restituer aux dieux des biens qui leur appartenaient. Ces recherches donnaient[Pg 429] lieu à une infinité de violences: on emprisonnait les clercs; on les appliquait à la torture. Pour multiplier les apostasies, il facilita les divorces dont Constantin avait restreint la licence, et il déclara que la diversité de culte serait une cause légitime de séparation. Il n'admettait les chrétiens dans aucune magistrature, sous prétexte que leur loi leur défend de faire usage du glaive. Il les privait de tous les droits qu'on osait leur disputer; il ne leur permettait pas même de se défendre devant les tribunaux: Votre religion, leur disait-il, vous interdit les procès et les querelles. A l'occasion des préparatifs qu'il fallait faire pour la guerre contre les Perses, il imposa une taxe sur tous ceux qui refusaient de sacrifier. Les gouverneurs des provinces trouvant une conjoncture si favorable pour s'enrichir, exigeaient beaucoup au-delà des sommes imposées; ils employaient les contraintes les plus rigoureuses; et lorsque les chrétiens portaient leurs plaintes à l'empereur: Retirez-vous, Galiléens infidèles, leur répondait-il: votre Dieu ne vous a-t-il pas appris à mépriser les biens de ce monde, et à souffrir avec patience les afflictions et les injustices? La plupart des habitants d'Édesse étaient attachés à la foi catholique[393]; mais cette ville renfermait encore deux sectes d'hérétiques, les Valentiniens et les Ariens. Ceux-ci, fiers de la puissance qu'ils avaient acquise sous le règne de Constance, attaquèrent les Valentiniens et commirent de grands désordres. Julien saisit cette occasion[Pg 430] pour dépouiller l'église d'Édesse, qui était fort riche; et sans faire distinction des catholiques qui n'avaient aucune part à la querelle, il ordonna que les biens de cette église seraient confisqués. La lettre qu'il écrit à ce sujet au premier magistrat de la ville joint aux plus terribles menaces une froide et maligne plaisanterie: L'admirable loi des Galiléens, dit-il, leur prescrivant de se débarrasser des biens de la terre, pour arriver plus aisément au royaume des cieux, nous voulons, autant qu'il est en nous, leur faciliter le voyage. Les villes qui se signalaient en faveur de l'idolâtrie, étaient assurées de sa bienveillance: il les prévenait lui-même et les exhortait par ses lettres à lui demander des graces. Les villes chrétiennes au contraire n'obtenaient pas justice; il évitait d'y entrer; il refusait audience à leurs députés; il rejetait leurs requêtes. La ville de Nisibe demanda du secours contre les Perses, dont elle craignait les insultes: il répondit aux envoyés qu'ils obtiendraient tout de lui, quand ils auraient commencé par invoquer les Dieux.

[393] La religion chrétienne était professée dans cette ville long-temps avant d'avoir été adoptée dans l'empire romain, lorsque Édesse formait un état particulier sous la domination des rois nommés Abgares. L'histoire de cette dynastie et les relations qui ont pu exister entre Abgare et J.-C. ont été pour moi l'objet d'un travail particulier.—S.-M.

XXIX. Il tâche de surprendre les soldats.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 84-86.

Socr. l. 3, c. 13.

Theod. l. 3, c. 7, 15 et 16.

Soz. l. 3, c. 16.

L. unius. ff. de quæstionibus.

Il s'attachait surtout à pervertir les soldats. L'ignorance, le désir d'avancer dans le service, l'habitude de ne connaître d'autre loi que la volonté du prince, lui faisaient espérer de leur part une soumission aveugle. Le changement du Labarum et le mélange des images des Dieux avec celles de Julien, aidaient à la séduction. Instruits de tout temps à révérer leurs enseignes et les portraits de leurs empereurs, la plupart ne s'aperçurent pas du piége; ils s'accoutumèrent à honorer les divinités de leur prince, et devinrent païens, presque sans le savoir. Il y en eut cependant, qui, plus éclairés et plus fidèles, évitèrent de rendre cet hommage idolâtre. Pour[Pg 431] surprendre leur foi, Julien s'avisa d'un stratagème. Un jour qu'il devait distribuer aux troupes une gratification, il feignit de vouloir rappeler une coutume pratiquée, disait-il, par les anciens empereurs. A côté de son tribunal, il fit dresser un autel et une table chargée d'encens. Sur l'autel s'élevait une enseigne qui portait l'image de Julien et de ses Dieux. Il prit ensuite séance avec tout l'appareil de la majesté impériale. Les soldats approchant à la file passaient d'abord devant l'autel; on les avertissait de jeter un grain d'encens dans le feu qu'on y avait allumé. La crainte, la surprise, la persuasion que ce n'était qu'un ancien usage, et surtout l'or qu'ils voyaient briller dans la main du prince, étouffaient les scrupules. Il ne s'en trouva que fort peu, qui, refusant de payer ce tribut à l'idolâtrie, se retirèrent sans se présenter à l'empereur. Après cette cérémonie, quelques soldats chrétiens buvant ensemble, l'un d'eux fit, selon la coutume, le signe de la croix. Un de ses camarades s'étant mis à rire, comme il lui en demandait la raison: Eh quoi! répondit l'autre, avez-vous déja oublié ce que vous venez de faire? Depuis que vous avez jeté l'encens sur l'autel, vous n'êtes plus chrétien. A cette parole tous se réveillant comme d'une léthargie, poussent de grands cris, fondent en larmes, s'arrachent les cheveux, courent à la place publique, en criant: Nous sommes chrétiens; l'empereur nous a trompés; il s'est trompé lui-même; nous n'avons pas renoncé à notre foi. Ils se rendent au palais: ils se plaignent de la supercherie; et jetant aux pieds de l'empereur l'or qu'ils avaient reçu, ils demandent la mort en expiation de leur crime. Julien irrité commande qu'on leur tranche la tête. On les conduit[Pg 432] au supplice hors de la ville, suivis d'une foule de peuple qui admire leur courage. Selon un usage établi par les lois romaines, lorsqu'il s'agissait de punir ensemble plusieurs criminels, dans l'interrogatoire on commençait par appliquer à la question le plus jeune, et dans l'exécution le plus âgé était le premier mis à mort. Mais le plus vieux de ces soldats obtint du bourreau qu'il commençât par le moins avancé en âge, de peur que sa constance ne s'ébranlât à la vue du supplice de ses camarades. L'épée était déja levée, lorsqu'on entendit un cri qui annonçait leur grace. Alors le jeune homme, qui attendait à genoux le coup mortel, se releva en soupirant: Hélas, dit-il, Romain (c'était son nom) ne méritait pas l'honneur de mourir pour Jésus-Christ! Julien se contenta de les casser et de les reléguer dans des provinces éloignées.

XXX. Constance de Jovien, de Valentinien et de Valens.

Socr. l. 3, c. 13, et l. 4, c. 1.

Theod. l. 3, c. 16.

Soz. l. 6, c. 6.

Philost. l. 7, c. 7.

Zos. l. 4, c. 2.

Theoph. p. 43.

Chron. Alex. vel Paschal. p. 297.

Oros. l. 7, c. 32.

Hist. misc. l. 12, apud Muratori, t. 1, p. 81.

Suid. in Ἰοβ. ανός.

Till. note 2, sur Valentinien.

Jovien, Valentinien et Valens, qui tous trois parvinrent à l'empire, méritèrent dès lors la récompense que Dieu destinait à leur fermeté. Les deux premiers étaient tribuns de la garde du prince[394]: le troisième tenait dans le même corps un rang inférieur. Julien ayant déclaré qu'il entendait que les soldats, et surtout ceux de sa garde, renonçassent au christianisme ou au service, Jovien offrit de remettre son épée; ce que Julien n'accepta pas, pour ne pas perdre un officier de ce mérite. Il ne voulut pas non plus pousser à bout la constance de Valens. Mais celle de Valentinien parut avec trop d'éclat, pour laisser à l'empereur la liberté de dissimuler. Julien entrait avec pompe dans le temple de la Fortune,[Pg 433] pour y célébrer un sacrifice. Les ministres du temple, rangés à droite et à gauche dans le vestibule, aspergeaient d'eau lustrale le prince et son cortége. Valentinien en qualité de commandant de la garde marchait devant l'empereur. S'étant aperçu qu'une goutte de cette eau profane était tombée sur son habit, il s'échappa jusqu'à frapper rudement le ministre, et coupant la pièce il la jeta par terre avec horreur. Le philosophe Maxime qui marchait à côté de Julien, lui fit remarquer cette brusquerie qu'il traitait de sacrilége. Au retour, l'empereur bannit Valentinien et le relégua à Mélitène[395]. Mais afin de ne paraître jamais punir personne précisément pour raison de religion, il prétexta des négligences dans le service. M. de Tillemont place la scène de cet événement dans Antioche; il se fonde sur un mot de Théodoret, qui ne me paraît pas conclure nécessairement en faveur de cette opinion; et nous savons que Julien avait consacré dans Constantinople un temple à la Fortune.

[394] Selon Philostorge, l. 7, c. 7, Valentinien était alors comte et chef du corps de cavalerie dont les soldats étaient appelés Cornuti. La même indication se trouve dans la chronique Paschale, p. 297, et dans celle de Théophanes.—S.-M.

[395] Selon Philostorge, ce fut à Thèbes en Égypte, et, selon Théodoret, dans un château situé près du désert, εἰς φρούριον παρὰ τὸν ἔρημον κείμενον. Jean Malala place (part. 2, p. 29) l'exil de Valentinien dans une ville de Salabria dont la position est inconnue.—S.-M.

XXXI. Persécution dans les provinces.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 86 et 92. et ep. 194, p. 891.

Chron. Hier.

Socr. l. 3, c. 13.

Theod. l. 3, c. 6 et 7.

Chron. Alex. vel Paschal. p. 297.

Martyrolog. Rom. et Menol. 22 oct.

Baron. ad an. 362.

Julien, en défendant de mettre à mort les chrétiens, ne voulait sauver que l'honneur de sa philosophie. Sa fausse clémence se renfermait dans les bornes de sa résidence. Leur sang coulait dans le reste de l'empire. On savait que c'était lui offrir les plus agréables victimes; et la volonté du prince une fois connue, ou même soupçonnée, est, sans être écrite, la plus forte des lois: la défense même devient une amorce, quand on sent qu'on lui fait la cour en contrevenant à ses ordres. Les païens, qui depuis le règne du christianisme frémissaient[Pg 434] de rage, enivrés alors de la fumée de leurs sacrifices, entraient en fureur: ils accablaient les chrétiens d'outrages; et ceux-ci, ayant perdu l'habitude de souffrir, donnaient souvent par leur impatience occasion aux traitements les plus rigoureux. Julien fermait les yeux sur ces désordres. Émilien fut brûlé vif à Dorostole dans la Mésie inférieure[396], et l'évêque Philippe[397] avec plusieurs autres chrétiens souffrirent le même supplice à Andrinople [Hadrianopolis]. Dans cette contradiction entre les ordres et la passion de Julien, les gouverneurs se crurent libres de suivre leur propre penchant. Quelques-uns, par un effet de leur bonté naturelle, mirent les chrétiens à couvert, et coururent le risque de déplaire en obéissant. Candidianus, quoique païen, mérita par cette humanité les éloges de saint Grégoire, et mérite encore les nôtres. On ne sait de quelle province il était gouverneur. Salluste Second [Sallustius Secundus], préfet d'Orient, tempéra autant qu'il put les rigueurs auxquelles il fut quelquefois forcé par des ordres précis. L'autre Salluste préfet de la Gaule, estimable d'ailleurs par sa probité, mais idolâtre jusqu'au fanatisme, et inhumain par religion, fut un violent persécuteur. Comme il était le plus intime confident de Julien, sa cruauté fait grand tort à la prétendue douceur de ce prince.

[396] Il fut condamné à mort par Capitolinus, vicaire de Thrace. Il paraît qu'il fut exécuté le 18 juillet 362. Voyez Tillem., t. VII, Mémoires pour l'histoire ecclés. pers. de Julien, art. 12.—S.-M.

[397] Il était évêque d'Héraclée ou Périnthe. Le savant Tillemont pense que ce saint ne fut pas martyrisé sous Julien, mais sous Dioclétien. Ses raisons me paraissent tout-à-fait concluantes.—S.-M.

XXXII. Julien part de Constantinople.

Amm. l. 22, c. 9.

Liban. or. 8, t. 2, p. 247, et or. 10, p. 300.

Zos. l. 3, c. 11.

Till. Pers. art. 24.

Julien ne perdait pas de vue la résolution qu'il avait prise de venger l'honneur de l'empire, en attaquant[Pg 435] Sapor dans ses états. S'étant donc assuré des fonds nécessaires par la réforme de sa cour, par l'économie de sa dépense, et par le bon ordre qu'il sut mettre dans ses finances, il assembla ses soldats, anima leur courage, les harangua plusieurs fois, et, ce qui sans doute n'était pas moins efficace, il augmenta leur paie. Au commencement de juin[398] il partit de Constantinople, suivi des vœux de tout le peuple, après un séjour de six mois[399]; et prit la route d'Antioche. Son dessein était de passer dans cette ville le reste de l'année pour y achever ses préparatifs, et se mettre en état d'entrer en campagne dès le printemps de l'année suivante. Hormisdas et Victor furent chargés de la conduite des troupes. Ils firent observer une exacte discipline; et l'Asie, qui sous le règne de Constance ne distinguait plus ses défenseurs d'avec ses ennemis, n'eut rien à souffrir de leur passage. Julien lui-même, au lieu des présents que les gouverneurs avaient coutume de faire aux empereurs, n'accepta que des compliments. Il tenait de son éducation le goût des harangues; et comme dans la distribution des emplois, il avait préféré les gens de lettres, il trouva de quoi se satisfaire dans ce voyage. La superstition le suivait partout; et il laissa en plusieurs lieux des traces sanglantes de sa haine contre les chrétiens.[Pg 436] On observe qu'il avait mis un si bon ordre dans les provinces occidentales, que son éloignement n'y produisit aucun trouble: sa réputation suppléait à sa présence; et ces nations turbulentes qui bordaient le Rhin et le Danube respectèrent, tant qu'il vécut, les limites de l'empire, comme si le bras de Julien eût toujours été suspendu sur leurs têtes.

[398] Une loi nous apprend qu'il était encore à Constantinople le 12 mai de cette année. Sa lettre adressée aux habitants de Bostra en Arabie fait voir qu'il était à Antioche le 1er août.—S.-M.

[399] Selon Zosime (l. 3, c. 11), Julien serait resté dix mois à Constantinople, δέκα διατρίψας ἐν τῷ Βυζαντίῳ μῆνας. Il est évident qu'il se trompe. Julien entra dans cette ville le 11 décembre 361; et le 29 juin, selon les actes de S. Basile d'Ancyre, il sortit de la capitale de la Galatie, pour se rendre à Antioche. On a des lois datées de cette ville depuis le 28 juillet 362. Il est donc presque impossible que le séjour de Julien à Constantinople se soit prolongé beaucoup au-delà de six mois.—S.-M.

XXXIII. Il arrive à Pessinunte.

Amm. l. 22, c. 9.

Liban. or. 8, t. 2, p. 247 et 254, et or. 10, p. 300.

Jul. or. 5, p. 158 et or. 6, p. 181, et ep. 21, p. 388.

Greg. Naz. or. 4, t. 1, p. 133.

Till. persec. art. 10 et 24.

Ayant traversé le détroit, il passa sans s'arrêter, à Chalcédoine et à Libyssa, petite bourgade, célèbre par la sépulture d'Annibal, et il vint à Nicomédie. La vue de cette grande cité, alors presque détruite, et le triste état d'un peuple autrefois florissant lui firent verser des larmes[400]. Il avait passé ses premières années à Nicomédie auprès de l'évêque Eusèbe; il y reconnut encore plusieurs de ceux qu'il y avait vus dans son enfance. Pour donner à cette malheureuse ville quelque marque de bienveillance, il y fit placer sa statue et celle de sa femme Hélène sous les symboles d'Apollon et de Diane; ce qui fut pour les habitants une occasion d'idolâtrie. Après avoir donné ses ordres pour relever les ruines de Nicomédie, il continua sa route par Nicée. Arrivé sur les frontières de la Galatie, il se détourna sur la droite pour aller voir à Pessinunte l'ancien temple de la mère des Dieux[401], si fameux par la statue de cette Déesse qu'on disait être tombée du ciel, et qui par l'ordre d'un oracle avait été transportée à Rome pendant la seconde guerre punique. Julien séjourna dans cette ville: il y ranima le culte de Cybèle[402],[Pg 437] qui avait été fort négligé sous le règne de ses deux prédécesseurs. Il perdit une nuit à composer un discours en l'honneur de cette déesse: c'est un chef-d'œuvre de rêverie. On y voit sensiblement que les Hellènes de ce temps-là, confondus par les chrétiens, donnaient la torture à leur imagination, pour sauver par des allégories bizarres et forcées le ridicule et l'obscénité de leurs fables[403]. La déesse à son tour régala Julien d'un oracle qu'elle rendit en sa faveur. Ce fut vers le même temps qu'il passa deux jours à mettre par écrit une apologie de Diogène et de la philosophie cynique. Il s'y rencontre des choses bien pensées; mais la singularité de l'auteur s'y développe toute entière: il fait son héros de ce cynique effronté; il prétend que lorsqu'on a pris l'essor philosophique, on peut se mettre au-dessus des bienséances et des usages les plus sensés.

[400] Cujus mœnia cum vidisset in favillas miserabiles consedisse, angorem animi tacitis fletibus indicans, pigriore gradu pergebat ad regiam, dit Ammien Marcellin, l. 22, c. 9.—S.-M.

[401] Vetusta Matris Magnæ delubra. Amm. Marc. l. 22, c. 9.—S.-M.

[402] Il y nomma prêtresse de cette déesse une femme appelée Callixène, à laquelle est adressée sa vingt-et-unième lettre.—S.-M.

[403] Elle est presque toute consacrée à l'explication de la fable de Cybèle et d'Attis.—S.-M.

XXXIV.

Julien à Ancyre.

Amm. l. 22, c. 9.

Soz. l. 5, c. 10.

Acta Basil. apud Ruinart. p. 650.

Avant que de quitter Pessinunte, il voulut venger la Déesse des insultes de deux chrétiens, qui avaient renversé son autel. Il les fit amener devant lui, et tenta d'abord de les pervertir par ses discours. Emportés par la vivacité de leur zèle et de leur jeunesse, ils se moquèrent et de l'empereur et de ses sophismes. Julien les condamna à mort, non pas comme chrétiens, c'eût été démentir son système, mais comme perturbateurs de l'ordre public. Il reprit ensuite la route d'Ancyre. Comme il en approchait, les sacrificateurs vinrent au-devant de lui, portant l'idole de Proserpine. Il leur distribua une somme d'argent, et fit célébrer des jeux le lendemain de son arrivée. Il y avait dans cette ville un prêtre chrétien nommé Basile, qui du[Pg 438] temps de Constance avait fortement combattu l'arianisme. Sous le nouveau règne il avait tourné ses armes contre l'idolâtrie. C'était un missionnaire zélé et véhément, qui allait de ville en ville, exhortant publiquement les chrétiens, et leur inspirant de l'horreur pour les idoles et les sacrifices. Le proconsul Saturninus éprouva son courage par les plus cruelles tortures, mais sans l'ébranler. Il le fit mettre en prison, et en informa l'empereur qui était encore à Constantinople. Julien pensa qu'un homme de ce caractère pourrait servir efficacement l'idolâtrie, s'il réussissait à le gagner. Il envoya pour le séduire deux apostats, Helpidius, intendant du domaine, et un certain Pégasius. Leur mission ne fut pas heureuse. Julien arrivé à Ancyre se fit amener Basile; mais il n'eut pas plus de succès; il n'en put tirer que des reproches de son apostasie, et des menaces d'une mort funeste et prochaine. Il le mit entre les mains du comte Frumentinus, capitaine d'une compagnie de la garde, avec ordre de lui faire souffrir des tourments douloureux, qui pussent lasser sa patience, sans lui ôter promptement la vie. Pendant le séjour de Julien, Basile, dont on déchirait le corps tous les jours, se fit une fois conduire devant lui: Julien s'en félicitait, il le croyait vaincu; mais il n'en reçut que de nouveaux reproches, et il en sut fort mauvais gré à Frumentinus qu'il ne voulut pas voir à son départ[404]. Le comte se vengea de cette disgrace[Pg 439] sur la personne de Basile, qu'il fit mourir dans les plus horribles tourments.

[404] On prétend que Julien fit périr beaucoup d'autres chrétiens dans cette ville. On compte parmi eux S. Malasippus et sa femme Ste Casina. On livra aussi aux tortures un chrétien de la secte des Encratites, nommé Busiris. Macédonius, Théodule, Tatianus, et plusieurs autres encore, furent mis à mort sous divers prétextes dans la Phrygie. Il est bon de remarquer cependant que tous ces martyres ne sont attestés que par des actes assez modernes.—S-M.

XXXV. A Césarée de Cappadoce.

Amm. l. 22, c. 9.

Greg. Naz. or. 3, t. 1, p. 91, et or. 19, p. 308.

Soz. l. 5, c. 4 et 11.

Sur la route d'Ancyre à Césarée, Julien fut souvent arrêté par des plaintes et des requêtes. Les uns redemandaient leurs biens injustement usurpés; les autres se plaignaient qu'on voulût contre toute raison les assujettir à des charges onéreuses; d'autres lui dénonçaient des crimes de lèse-majesté. L'empereur rendait prompte justice aux premiers: mais toujours trop favorable à l'ordre municipal, il avait rarement égard aux priviléges et aux dispenses les plus légitimes; en sorte que ceux qu'on inquiétait à ce sujet prenaient le parti de se rédimer par argent de ces injustes poursuites. Pour les délateurs, dont il avait lui-même tant de fois ressenti la malice, il les rejetait avec indignation et avec mépris: on en rapporte un exemple mémorable. Un de ces calomniateurs, pour se venger d'un ennemi, le dénonça à l'empereur comme aspirant à la souveraineté. Julien le rebuta plusieurs fois. Enfin importuné de son opiniâtreté, il lui demanda quel était cet homme qu'il accusait, et quelles preuves il avait de son crime: C'est, répondit l'accusateur, un riche habitant d'une telle ville; et je suis en état de prouver qu'il se fait faire un manteau de soie, teint en pourpre. Le prince, sans en vouloir entendre davantage, lui imposa silence, en disant: Vous êtes bien heureux que je ne punisse pas un misérable tel que vous, qui ose accuser son pareil d'une si haute entreprise. Et comme le délateur continuait d'insister, Julien appela un de ses officiers: Faites donner, lui dit-il, à ce dangereux babillard une de mes chaussures de couleur de pourpre, et qu'il[Pg 440] la porte de ma part à ce bourgeois qui s'est déja fait faire le manteau. En traversant la Cappadoce, il détachait des soldats pour livrer les églises aux idolâtres, ou pour les abattre. Ceux qui furent chargés de cette expédition pour Nazianze, rencontrèrent une si vigoureuse résistance de la part de l'évêque, qu'ils furent contraints de se retirer avec confusion. Ce prélat, cassé de vieillesse, mais plein de feu et de vivacité, était Grégoire, père de l'illustre docteur de l'église, si connu par sa sainteté et par ses admirables écrits. Césarée, capitale de la province, éprouva toute la colère de l'empereur. Comme elle était peuplée de chrétiens, et qu'on y avait ruiné les temples de Jupiter et d'Apollon, anciennes divinités tutélaires de la ville, elle lui était depuis long-temps odieuse; et cette haine venait de s'accroître par la destruction du temple de la Fortune, le seul qui eût subsisté à Césarée jusqu'à la mort de Constance. Julien punit tout à la fois les chrétiens d'avoir ruiné cet édifice, et les païens de l'avoir souffert, et de n'avoir pas, quoiqu'ils fussent en petit nombre, défendu jusqu'à la mort le culte de leur déesse. Il ôta à la ville le nom de Césarée, qui lui avait été donné par Tibère, et lui fit reprendre son ancien nom de Mazaca[405]: il imposa aux habitants une amende de trois cents livres d'or. Tous ceux qui avaient prêté leurs mains à ce prétendu sacrilége furent condamnés à la mort ou à l'exil. Eupsychius, un des plus nobles citoyens[406], expira dans[Pg 441] de cruels supplices. Les biens meubles et immeubles des églises de la ville et du territoire furent confisqués. On enrôla les ecclésiastiques dans la milice destinée au service des gouverneurs[407]: c'était en même temps la plus méprisée et la plus onéreuse. Les chrétiens furent assujettis à la taille[408], comme dans les moindres bourgades. Julien protesta avec serment que, si on ne relevait au plus tôt les temples abattus, il ne laisserait à aucun Galiléen la tête sur les épaules[409]. Ce fut ainsi qu'il s'exprima; et cette menace aurait été suivie de l'exécution, s'il eût vécu plus long-temps. L'église de Césarée était alors partagée au sujet de l'élection de son évêque. Julien voulut connaître de ce différend, qu'il traitait de désordre et de sédition: il fit écrire aux prélats divisés une lettre menaçante; mais l'évêque de Nazianze répondit avec tant de force et de hardiesse, que Julien ne jugea pas à propos de se commettre avec ce vieillard intrépide.

[405] Ce nom lui venait, selon l'historien arménien Moïse de Khoren (l. 1, c. 12), de son fondateur Méschag, parent du roi d'Arménie Aram, qui lui avait donné la souveraineté de ce territoire. Les Arméniens appelaient cette ville Majak.—S.-M.

[406] Καππαδόκης τῶν εὐπατριδῶν, dit Sozomène. C'est le 3 ou le 5 septembre qu'il mourut.—S.-M.

[407] Κληρικοὺς δὲ πάντας ἐγγραφῆναι τῷ καταλόγῳ τῶν ὑπὸ τὸν ἄρχοντα τοῦ ἔθνους ϛρατιωτῶν (Soz. l. 5, c. 4); c'est-à-dire qu'on fit inscrire tous les clercs sur les registres des soldats du commandant de la province. C'étaient des soldats ou plutôt des bourgeois armés qui faisaient un service de police.—S.-M.

[408] Φόρους τελεῖν, dit Sozomène (l. 5, c. 4), à acquitter les charges ou à payer le tribut.—S.-M.

[409] Οὐ δὲ τὰς κεφαλὰς συγχωρήσει τοὺς Γαλιλαίους ἔχειν.—S.-M.

XXXVI. Il arrive à Antioche.

Amm. l. 22, c. 9.

Liban. or. 10, t. 2, p. 300.

Till. note 6.

Celsus[410], gouverneur de Cilicie, vint le recevoir au passage du mont Taurus[411]. Julien l'aimait depuis qu'ils s'étaient trouvés ensemble dans les écoles d'Athènes. Il l'embrassa tendrement, et l'ayant fait asseoir à côté de lui dans son char, il entra dans la ville de Tarse.[Pg 442] A l'issue d'un sacrifice, Celsus, qui avait été disciple de Libanius, prononça en présence de Julien un long panégyrique qui fatigua beaucoup et le héros et l'orateur. Le prince était debout devant l'autel, et l'on était alors dans les grandes chaleurs du mois de juillet. De Tarse Julien alla droit à Antioche, où il arriva près de deux mois après son départ de Constantinople. Tout le peuple de cette capitale de l'Orient sortit au-devant de lui: les païens le reçurent avec toute la pompe dont on honorait l'entrée des divinités[412]. Quoique le christianisme, qui avait autrefois commencé à prendre son nom dans cette ville, y fût très-florissant, il s'y trouvait cependant un grand nombre d'idolâtres. Ceux-ci célébraient dans ce temps-là les fêtes d'Adonis[413]; et les acclamations de joie étaient interrompues par les cris lugubres des femmes, qui, selon l'ancien usage, pleuraient la mort de ce héros de la volupté. Ce mélange de deuil fut regardé comme un sinistre présage, et la superstition ne manqua pas de s'en alarmer dans le moment, et de le rappeler après la mort du prince.

[410] Ce Celsus était Cilicien, fils d'un certain Hésychius.—S.-M.

[411] Dans un lieu nommé Pylæ, c'est-à-dire les Portes, qui sépare la Cappadoce de la Cilicie, qui Cappadocas discernit et Cilicas, Amm. Marc. l. 22, c. 9. Ce lieu est mentionné dans l'itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, qui le place à douze milles de Podandus.—S.-M.

[412] Urbique propinquans in speciem alicujus numinis votis excipitur publicis. Amm. Marc. l. 22, c. 9.—S.-M.

[413] Evenerat iisdem diebus annuo cursu completo Adonia ritu veteri celebrari. Amm. Marc. l. 22, c. 9.—S.-M.

FIN DU LIVRE DOUZIÈME ET DU TOME SECOND.


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TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME SECOND
DE L'HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

LIVRE SEPTIÈME.

1. État de l'empire. 2. Caractère de Constant. 3. Ministres de Constant. 4. Quel jugement on peut porter de ce prince. 5. Caractère de Magnence. 6. Il est proclamé Auguste. 7. Mort de Constant. 8. Suites de la révolte de Magnence. 9. Vétranion prend le titre d'Auguste. 10. Entreprise de Népotianus. 11. Tyrannie de Magnence. 12. Guerre de Perse. 13. Siége de Nisibe. 14. Commencement du siége. 15. Sapor inonde la ville. 16. Nouvelle attaque. 17. Opiniâtreté de Sapor. 18. Levée du siége. 19. Miracle qu'on raconte à l'occasion de ce siége. 20. Préparatifs de Constance. 21. Députation de Magnence. 22. Vétranion dépouillé. 23. Conduite de Constance à l'égard de Vétranion. 24. Constance jette les yeux sur Gallus pour le faire César. 25. Éducation de Gallus et de Julien. 26. Gallus et Julien à Macellum. 27. Différent succès des instructions chrétiennes données aux deux princes. 28. Gallus déclaré César. 29. Il purifie le bourg de Daphné. 30. Décentius César. 31. Magnence se met en marche. 32. Propositions de paix rejetées par Magnence. 33. Il reçoit un échec au passage de la Save. 34. Insolence de Titianus. 35. Divers succès de Magnence. 36. Bataille de Mursa. 37. Perte de part et d'autre. 38. Ruse de Valens. 39. Suites de la bataille. 40. Magnence se retire en Italie. 41. Il fuit dans les Gaules. 42. Embarras de Magnence. 43. Il attente à la vie de Gallus. 44. Mort de Magnence. 45. Lois touchant la religion. 46. Lois concernant l'ordre civil. 47. Lois militaires. Page 1.

LIVRE HUITIÈME.

1. Constance épouse Eusébia. 2. Il poursuit les partisans de Magnence. 3. Paul le délateur. 4. Séditions à Rome. 5. Révolte des Juifs. 6. Incursions des Isauriens. 7. Entreprise des Perses sur l'Osrhoëne.[Pg 444] 8. Courses des Sarrasins. 9. Mauvaise conduite de Gallus. 10. Méchanceté de Constantine. 11. Espions de Gallus. 12. Thalassius tâche en vain de le contenir. 13. Portrait avantageux que quelques auteurs font de Gallus. 14. Histoire d'Aëtius. 15. Guerre contre les Allemans. 16. Les Allemans demandent la paix. 17. Harangue de Constance à ses soldats. 18. Cruautés de Gallus. 19. Mort de Théophile. 20. Massacre de Domitien et de Montius. 21. Poursuite des prétendus conjurés. 22. Ursicin obligé de présider à leur jugement. 23. Ils sont condamnés à mort. 24. Perte de Gallus résolue. 25. Mort de Constantine. 26. Gallus se détermine à partir. 27. Il est arrêté à Pettau. 28. Mort de Gallus. 29. Joie de la cour. 30. Délateurs. 31. Péril d'Ursicin. 32. Et de Julien. 33. Poursuite des partisans de Gallus. 34. Punition des habitants d'Antioche. 35. Festin malheureux d'Africanus. 36. Guerre contre les Allemans. 37. Complot contre Silvanus. 38. Découverte de l'imposture. 39. Jugement des coupables. 40. Révolte de Silvanus. 41. Ursicin est envoyé contre Silvanus. 42. Déguisement d'Ursicin. 43. Mort de Silvanus. 44. Joie de Constance. 45. Punition des amis de Silvanus. 46. Intrépidité de Léontius, préfet de Rome. 47. Constance jette les yeux sur Julien pour le faire César. 48. Études de Julien. 49. Il se livre à la magie et à l'idolâtrie. 50. État de Julien après la mort de Gallus. 51. Julien à Athènes. 52. Il est rappelé à Milan. 53. Il paraît à la cour. 54. Il est nommé César. 55. Captivité de Julien dans le palais. 56. Il part pour la Gaule. 57. Nouvelles cabales des Ariens. 58. Exil et mort de Paul de Constantinople. 59. Concile d'Arles. 60. Fourberie des Ariens. 61. Concile de Milan. 62. Exil des évêques catholiques. 63. Liberté des évêques de Constance. 64. Exil de Libérius. Page 60.

LIVRE NEUVIÈME.

1. Persécution générale. 2. On tâche de faire sortir Athanase d'Alexandrie. 3. Il est chassé à main armée. 4. Mauvais traitements contre les Alexandrins. 5. George prend la place d'Athanase. 6. Violences de George. 7. Exil des évêques. 8. George chassé et rétabli. 9. Fuite d'Athanase. 10. Diverses violences des Ariens. 11. Nouvelle hérésie de Macédonius. 12. Julien dans la Gaule. 13. Sa façon de vivre. 14. Sa conduite dans le gouvernement. 15. Autres qualités de Julien. 16. Sa réputation efface celle de Constance. 17. Autun délivré. 18. Marches de Julien. 19. Combat de Brumat [Brucomagus]. 20. Fin de cette campagne. 21. Expédition de Constance en Rhétie. 22. Julien assiégé à Sens. 23. Disgrace de Marcellus. 24. État de la cour de Constance. 25. Constance vient à Rome. 26. Il en admire les édifices. 27. Obélisque. 28. Conduite[Pg 445] de Constance à Rome. 29. Méchanceté d'Eusébia. 30. Mouvements des Barbares. 31. Les dames romaines demandent le retour de Libérius. 32. Affaires de l'église. 33. Dispositions pour la seconde campagne de Julien. 34. Succès de Julien. 35. Les Allemans chassés des îles du Rhin. 36. Mauvais succès de Barbation. 37. Les Allemans viennent camper près de Strasbourg. 38. Julien marche à leur rencontre. 39. Discours de Julien à ses troupes. 40. Ardeur des troupes. 41. Ordre des Barbares. 42. Approche des deux armées. 43. Bataille de Strasbourg. 44. Fuite des Barbares. 45. Prise de Chnodomaire. 46. Suites de la bataille. 47. Constance s'attribue les succès de Julien. 48. Guerre de Julien au-delà du Rhin. 49. Trêve accordée aux Barbares. 50. Avantages remportés sur les Francs. 51. Julien soulage les peuples. 52. Salluste rappelé. Page 141.

LIVRE DIXIÈME.

1.Consuls. [2. État de l'Arménie. 3. Arsace rétablit l'administration intérieure du royaume. 4. Origine de la famille des Mamigoniens. 5. Son histoire. 6. Nersès est déclaré patriarche d'Arménie. 7. Il est sacré à Césarée. 8. Alliance d'Arsace et de Sapor. 9. Nersès envoyé à C. P. est exilé par Constance. 10. Guerre d'Arsace contre les Romains. 11. Tyrannie d'Arsace. 12. Intrigues à la cour d'Arsace. 13. Mort de Gnel. 14. Arsace épouse sa veuve Pharandsem. 15. Arsace marche au secours du roi de Perse. 16. Brouilleries entre les deux rois. 17. Arsace fait assassiner Vartan, envoyé de Sapor. 18. Les princes Arméniens se révoltent contre Arsace. 19. Apostasie de Méroujan, prince des Ardzrouniens. 20. Arsace rétabli sur son trône. 21. Alliance d'Arsace avec Constance. 22. Massacre de la famille de Camsar. 23. Arsace épouse Olympias.] 24. Ambassade de Sapor à Constance. 25. Réponse de Constance à Sapor. 26. Expédition contre les Sarmates et les Quades. 27. On leur accorde la paix. 28. D'autres Barbares viennent la demander. 29. Constance marche contre les Limigantes. 30. Ils sont taillés en pièces. 31. Le reste des Limigantes transportés hors de leur pays. 32. Affaires de l'église. 33. Libérius renvoyé à Rome. 34. Nicomédie renversée. 35. Projets de conciles. 36. Troisième campagne de Julien. 37. Les Saliens se soumettent. 38. Hardiesse de Charietton. 39. Les Chamaves sont réduits. 40. Famine dans l'armée de Julien. 41. Suomaire dompté. 42. Hortaire réduit à demander la paix. 43. Retour des captifs. 44. Malice des courtisans. 45. Mort de Barbation. 46. Séditions à Rome. 47. Anatolius préfet d'Illyrie. 48. Limigantes détruits. 49. Premier préfet de C.P. 50. Prétendue conjuration. 51. Courses des Isauriens. 52. Sapor se prépare à la guerre. 53. Ursicin[Pg 446] rappelé. 54. Il est renvoyé en Mésopotamie. 55. Arrivée des Perses. 56. Précautions des Romains. 57. Les Perses en Mésopotamie. 58. Les Romains surpris se réfugient dans Amid. 59. État de la ville d'Amid. 60. Clémence de Sapor. 61. Sapor arrive devant Amid. 62. Premières attaques. 63. Lâcheté de Sabinianus. 64. Nouvelle attaque. 65. Bravoure des soldats Gaulois. 66. Vigoureuse résistance. 67. Prise d'Amid. 68. Suites de la prise d'Amid. 69. Affaires de l'église. 70. Gouvernement équitable de Julien. 71. Quatrième campagne de Julien. 72. Julien passe le Rhin. 73. Allemans subjugués. Page 206.

LIVRE ONZIÈME.

1. Conduite impénétrable de Julien dans la révolution qui l'élève à l'empire. 2. Ursicin disgracié. 3. Constance rappelle de la Gaule une partie des troupes. 4. Expédition de Lupicinus contre les Scots. 5. Julien se dispose à obéir. 6. Murmures des soldats et des habitants. 7. Julien reçoit les troupes à Paris. 8. Julien proclamé Auguste. 9. Il résiste, et se rend enfin aux désirs des soldats. 10. Péril de Julien. 11. Il harangue les soldats. 12. Clémence de Julien envers les officiers de Constance. 13. Lettres de Julien à Constance. 14. Constance refuse tout accommodement. 15. Les soldats s'opposent à l'exécution des ordres de Constance. 16. Lettres et députations inutiles de part et d'autre. 17. Expédition de Julien contre les Attuariens. 18. Mort d'Hélène, femme de Julien. 19. Singara prise par Sapor. 20. Prise de Bézabde. 21. Retraite de Sapor. 22. Dédicace de Sainte-Sophie. 23. Constance en Mésopotamie. 24. Siége de Bézabde. 25. Vigoureuse résistance. 26. Constance lève le siége. 27. Fin malheureuse d'Amphilochius. 28. Mort d'Eusébia, et mariage de Faustine. 29. Constance se dispose à retourner contre les Perses. 30. Il s'assure de l'Afrique. 31. Il passe en Mésopotamie. 32. Julien se détermine à faire la guerre à Constance. 33. Les Allemans reprennent les armes. 34. Prise de Vadomaire. 35. Julien fait prêter le serment à ses troupes. 36. Dispositions de Julien. 37. Marche de Julien jusqu'à Sirmium. 38. Il s'empare de cette ville. 39. Il se rend maître du pas de Sucques. 40. L'Italie et la Grèce se déclarent pour lui. 41. Il fait profession ouverte d'idolâtrie. 42. Bienfaits qu'il répand sur les provinces. 43. Il prend soin de la ville de Rome. 44. Révolte de deux légions. 45. Siége d'Aquilée. 46. Inquiétudes de Julien. 47. Constance revient à Antioche. 48. Mort de Constance. 49. Ses bonnes et ses mauvaises qualités. 50. Dernières lois de Constance. Page 316.

[Pg 447]

LIVRE DOUZIÈME.

1. Julien arrive à Constantinople. 2. Caractère de Julien. 3. Funérailles de Constance. 4. Punition des courtisans de Constance. 5. Réforme du palais. 6. Rétablissement de la discipline militaire. 7. Modération de Julien. 8. Il soulage les provinces. 9. Sa manière de rendre la justice. 10. Il donne audience aux ambassadeurs. 11. Nouveaux consuls. 12. Occupations de Julien à Constantinople. 13. Il ajoute à Constantinople de nouveaux embellissements. 14. Requête de plusieurs Égyptiens rejetée. 15. Ambassades des nations étrangères. 16. Julien environné de sophistes. 17. Plan de Julien pour détruire la religion chrétienne. 18. Il travaille à rétablir le paganisme. 19. Il veut imiter le christianisme. 20. Perfection qu'il exigeait des prêtres païens. 21. Feinte douceur de Julien. 22. Rappel des chrétiens exilés. 23. Nouveaux excès des Donatistes. 24. Julien défend aux chrétiens d'enseigner ni d'étudier les lettres humaines. 25. Exécution de cet édit. 26. Douleur de l'église. 27. Conduite de Julien à l'égard des médecins. 28. Il accable les chrétiens. 29. Il tâche de surprendre les soldats. 30. Constance de Jovien, de Valentinien et de Valens. 31. Persécution dans les provinces. 32. Julien part de Constantinople. 33. Il va à Pessinunte. 34. Julien à Ancyre. 35. A Césarée de Cappadoce. 30. Il arrive à Antioche. Page 387.

FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. TOME 2 ***