*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74863 ***

JEAN DUFOURT

CALIXTE
OU L’INTRODUCTION
A
LA VIE LYONNAISE

PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS — 8, RUE GARANCIÈRE, 6e

Tous droits réservés

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE :

Sous le pseudonyme de Gabriel SALVAT :

Chez Didier et Richard, à Grenoble :

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1926.

Copyright 1926 by Plon-Nourrit et Cie.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

PRÉFACE

Voici une véritable apologie de la vie lyonnaise. Un Parisien en est l’auteur. Il la publie aujourd’hui avec la reconnaissance de ses amis.

Il y a un an environ que Philippe Lavrignais nous entretint d’une sorte de Journal de sa vie à Lyon sur lequel il désirait connaître notre sentiment. Il y avait consigné, croyait-il, quelques remarques intéressantes sur les mœurs et coutumes des habitants de notre ville. Il en envisageait même la publication… Nous étions pleins de méfiance. Bien que notre ami eût changé favorablement depuis son établissement à Lyon, nous redoutions encore en lui les incartades d’un esprit naturellement impatient de nos fortes disciplines — de cet esprit parisien qui, depuis des siècles, piétine en caracolant les choses les plus respectables comme un poulain lâché dans un potager. Nous redoutions, sans le lui avouer, que ces prétendues observations sur nos mœurs ne fussent que d’impertinentes plaisanteries, et nous n’acceptâmes de les entendre qu’en nous contraignant tous.

La lecture dura plusieurs heures ; cependant elle nous parut courte. Notre surprise grandissait à chaque page tant ce que nous entendions allait à l’encontre de nos secrètes appréhensions. Point de fantaisie malséante, de charge, de caricature : la vérité, l’humble et profonde vérité exprimée avec je ne sais quelle naïveté sublime. Autour de moi, les visages rassérénés s’épanouissaient, les approbations se multipliaient…

Jamais, nous semblait-il, on n’avait encore tracé de notre haute société une image aussi fidèle, exposé avec autant de clarté les grands principes qui en règlent la conduite et les usages, si nettement expliqué ses contradictions apparentes. « Grâce à vos travaux, lui disions-nous, la vie lyonnaise n’a plus ni difficulté, ni mystère. Elle devient accessible à tous et tous voudront s’y engager tant vous en avez dévoilé les charmes avec art et amour. » Nous lui disions aussi : « Vous n’avez pas craint de vous donner en exemple et, de cela, vous serez loué particulièrement, car c’est ici une ambition qui nous talonne tous. Cette conversion d’un Parisien frondeur à une existence respectueusement soumise aux plus nobles contraintes sera, n’en doutez pas, appréciée comme elle le mérite. Votre œuvre réunit tous les attraits : la vérité et l’édification. »

Notre ami accepta nos louanges avec reconnaissance et modestie. Puis il nous confia que si le souci de la vérité ne l’avait pas quitté au cours de son œuvre, il avait surtout obéi, en l’écrivant, à des considérations d’ordre pratique. Songeant aux nombreux étrangers que les affaires amènent dans notre ville, il avait conçu ce livre comme une sorte de guide-âne à leur usage. Et il espérait que, grâce aux avertissements, conseils et exhortations qu’il y avait enfermés, ceux-ci sauraient s’attirer infailliblement les sympathies de la meilleure société, sans connaître ces amères quarantaines dont il avait tant pâti lui-même et qu’il attribuait à quelques imprudences de conduite et de langage. Nous lui répliquâmes avec conviction que non seulement il instruirait les étrangers mais qu’il aiderait encore beaucoup de Lyonnais à se mieux connaître en leur donnant, par surcroît, quelques raisons de plus de s’estimer…

Nous nous entretenions toujours du talent de notre ami. A vrai dire, si le fond de son œuvre nous avait pleinement satisfaits, il n’en était pas de même de son style tout entaché d’un certain gongorisme fort à la mode. Nous ne lui cachâmes pas que, s’il souhaitait présenter au public un ouvrage vraiment lyonnais, il devait le dépouiller auparavant de ces ornements prétentieux, de ces concettis et de ce bariolage qui font peut-être les délices des snobs et des esthètes mais que réprouve notre goût d’un classicisme un peu ombrageux. Cette observation parut le contrister beaucoup. Il nous avoua d’un ton découragé qu’il doutait de mener à bien ce travail d’écobuage ; et ce fut alors qu’il m’en chargea avec simplicité. Mon amitié pour lui était trop vive pour lui refuser un tel service. Je lui promis d’apporter le plus grand soin à dépouiller son étude de tous agréments frivoles et à ne lui laisser que cette nudité correcte et froide qui convient aux œuvres d’enseignement…

C’est cette seconde version de l’Introduction à la vie lyonnaise, consciencieusement revue, corrigée et approuvée par l’auteur que nous présentons aujourd’hui au public.

J. D.

Lyon, mai 1925.

J’ai peint à la vérité d’après nature, mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là dans mon livre des Mœurs. J’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre ; et de ces divers traits qui ne pouvaient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère ou, comme le disent les mécontents, par la satire de quelqu’un qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre.

La Bruyère.

LIVRE PREMIER
CONTENANT LES CONNAISSANCES INDISPENSABLES A CEUX QUI SE SENTENT APPELÉS A LA VIE LYONNAISE

CHAPITRE PREMIER
DE MON ARRIVÉE A LYON ET DE MES ÉTONNEMENTS

Mes amis m’avaient dit : « Pourquoi quitter Paris ? Jamais Parisien ne put vivre à cent lieues de la place de l’Opéra. A Lyon, hélas ! votre sort est certain : vous y dépérirez irrémissiblement de nostalgie. C’est une ville de brouillards et de marchands. » Huit mois ont passé depuis mon arrivée. J’ai vu, à la vérité, beaucoup plus de marchands que de brouillards — et je suis satisfait et fort bien portant…

J’y débarquai certain matin d’octobre, par un vrai soleil du Midi. Calixte, un excellent ami de guerre, Calixte-Marie-Joanny Paterin, gendre et associé de Gaspard Vernon, Tulles et Dentelles, était venu m’attendre à la gare. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. « Ah ! mon vieux Calixte ! — Ah ! mon cher Philippe ! » Nous ne cessions de nous regarder et de nous serrer les mains, car il y avait des années que nous ne nous étions vus. Je le trouvai peu changé. Son long nez funèbre n’avait rien perdu de son étrange mobilité et ses yeux d’un bleu lavé, de leur expression inquiète et défiante. Son maintien, toujours fort digne, me parut toutefois un peu compassé. Mais je ne voulais rien juger sur une première impression. Je lui adressai quelques plaisanteries familières qui, jadis, l’amusaient. Il les accueillit avec un sourire indulgent : « Toujours aussi gouailleur ! » me répliquait-il en hochant la tête. Cependant nous nous étions mis en route pour l’hôtel où il avait eu la complaisance de me retenir une chambre.

Nous traversâmes un gracieux petit square coiffé d’un gigantesque monument. Je regardais de tous mes yeux, cherchant à m’instruire. « Quelle est, demandai-je à Calixte, cette plantureuse commère qui caresse la crinière d’un lion ? »

— La République ! me répondit-il.

— Nous sommes donc sur la place de la République ?

— Non, mon cher ami, sur la place Carnot.

— C’est étrange. Où est donc Carnot ?

— Sur la place de la République.

— Ah ! c’est bien déroutant ! m’écriai-je.

— Un étranger doit se méfier, me déclara Calixte.

Nous nous engageâmes ensuite dans un dédale de ruelles et de petites places de bien pauvre mine. Et Calixte commença à saluer les passants avec une déférence qui me surprit. C’étaient, il est vrai, des gens fort distingués que je ne m’attendais pas à rencontrer dans un quartier aussi misérable. Et plus nous allions, plus les maisons s’élevaient, plus les rues s’effilaient, et plus Calixte saluait. Je finis par lui demander le nom de ce faubourg où il avait tant de connaissances. A cette question, il eut un haut-le-corps. Il s’arrêta, me considéra d’un air offensé ; puis, devant mon visage sans malice, il se rasséréna.

— Ce n’est pas un faubourg, me répondit-il avec une bienveillance attristée, c’est le quartier Ainay dont j’ai tenu à vous donner un rapide aperçu. La meilleure société l’habite, et j’y vis moi-même depuis trente-huit ans. On ne le quitte guère quand on y est né.

Stupéfait et confondu, j’allais tenter quelques excuses quand Calixte me dit : « Permettez, je suis à vous. » Au même moment, je le vis traverser la rue et aborder, sur le trottoir opposé, une vieille dame devant laquelle il demeura incliné cérémonieusement, le front découvert, et plus roide qu’un soldat boche à la parade. « C’est ma tante Greillon-Delamotte, » me confia-t-il à son retour. Ce nom ne me disant rien encore, je me contentai de répondre, comme tout le monde : « Ah ! vraiment. » Mais Calixte me semblait extrêmement impressionné. Il fit encore deux ou trois rencontres. Il saluait toujours avec une sorte d’entêtement. « C’est mon oncle Grivolin, c’est mon cousin Vital Sévère… » me déclarait-il d’un ton de plus en plus important, en me jetant un regard oblique. Et je répétais chaque fois : « Ah ! vraiment ! » avec la même tranquillité ingénue. Nous sortîmes enfin de ce quartier surprenant ; et je fis la connaissance du Cheval de Bronze dont j’avais beaucoup entendu parler. Je crus devoir en informer Calixte qui me répondit : « Peuh ! » sans aucune explication.

La place Bellecour traversée, nous fûmes à l’hôtel en quelques minutes. C’était un de ces bons vieux hôtels vénérables, comme il y en a tant en province, qui semblent ne se mettre au goût du jour qu’avec répugnance. Nous disposions de deux heures avant le dîner. Calixte me proposa de me faire visiter quelques quartiers de la ville, ce que j’acceptai avec empressement. Nous remontâmes la rue de la République et bientôt, à ma grande surprise, Calixte recommença à saluer ; mais ce n’étaient plus les mêmes saluts. Un petit hochement de la tête à droite, un geste de la main à gauche accompagnés d’un « bonjour » familier ou protecteur : rien de plus. « Nous voici, me dit-il, en plein centre des affaires. C’est le quartier de la soierie, c’est la place de la Comédie… » Je regardai de tous mes yeux et remarquai, au bord de chaque trottoir, quelques petits groupes mornes de messieurs de conséquence qui me parurent en grand souci. « Ah ! mon cher, les affaires vont bien mal ! » gémit Calixte avec l’expression d’une réelle souffrance. Je lui demandai alors s’il pouvait m’indiquer la maison Tristan-Miron, Unis et Façonnés, où mon père, directeur de la succursale parisienne, m’envoyait faire un stage. Il me la désigna tout de suite au bout d’une ruelle montante que ses hautes maisons noires protégeaient admirablement du soleil. Je dis à Calixte que je comptais me présenter à ces messieurs le soir même ; et nous continuâmes notre promenade.

Je n’ai pas caché, en débutant, la pénible impression que je ressentis en traversant le quartier d’Ainay. Mais quelle fut ma surprise, mon enthousiasme, lorsque après avoir franchi le Rhône, je pénétrai dans le quartier des Brotteaux ! Partout de larges avenues plantées d’arbres, de belles maisons modernes, de coquets hôtels particuliers, de riants squares. N’étais-je pas victime d’une illusion ? Me trouvais-je vraiment dans la même ville ?

— Ah ! Calixte, perfide cicérone, m’écriai-je, vous vous moquiez de moi ! Qui donc habite ces avenues et ces quais magnifiques, sinon cette bonne société que vous me disiez faussement habiter le méchant faubourg Ainay ? Serait-ce, par hasard, la mauvaise ?

Calixte daigna sourire.

— Non, sans doute, me répondit-il, puisque les Taffarel et les Jutet l’habitent. Mais je ne vous cacherai pas qu’elle y est plus mêlée qu’à Ainay, que ses mœurs sont moins pures et qu’elle a une tendance fâcheuse à s’écarter des traditions. Paraître ! Paraître ! Voilà le mal qui sévit aux Brotteaux. Ah ! mon cher ami, nos vieilles familles de la presqu’île n’ont jamais cherché à paraître, et pourtant vous jugerez avant peu de la considération qui les entoure.

— Ah ! Calixte, m’écriai-je, combien je suis ambitieux de les connaître !

— Cela viendra, cela viendra, me répondit Calixte en me tapotant l’épaule.

L’heure du dîner approchait : nous repassâmes le Rhône. Durant notre visite aux Brotteaux, Calixte ne s’était pas découvert une seule fois. A peine eûmes-nous franchi le pont Saint-Clair qu’il reprit ses petits saluts familiers, c’est-à-dire qu’il effleurait à chaque minute le bord de son chapeau comme pour chasser une mouche. Je pensais que les Paterin-Vernon jouissaient de cette considération particulière dont il m’avait entretenu, et je me proposais d’en rechercher diligemment les raisons exactes et profondes. Jamais je ne m’étais senti aussi désireux de m’instruire…

Nous nous trouvions place Tolozan. Comme j’ignorais tout de ce Tolozan, je ne manquai pas de m’informer de sa condition et de ses mérites.

— Ce fut un commerçant remarquable, me répondit Calixte.

Je montrai alors à mon cicérone la statue édifiée au beau milieu de la place.

— Pourquoi, m’enquis-je curieusement, a-t-on déguisé cet honnête marchand en soldat de l’Empire ?

— Ah ! ce n’est pas Tolozan que vous voyez là, me répondit Calixte, c’est le maréchal Suchet.

— Et Tolozan ? balbutiai-je, déconcerté.

— Hé bien, il a la place et Suchet la statue. Nous honorons ainsi, pratiquement, deux de nos célébrités à la fois.

— Sans doute, mais vous égarez les étrangers.

Tout ce que j’avais vu et entendu depuis mon arrivée m’avait, je ne sais pourquoi, prodigieusement agité et excité. Brusquement, de mon index joint à mon médius, je me mis à bourrer les flancs de mon ami Paterin en lui prodiguant des noms de danseuses. Ces démonstrations publiques d’une excellente camaraderie lui déplurent extrêmement. Son long nez triste s’allongea encore. Il prit une physionomie de bélier ombrageux ; et, tout en s’efforçant de me retenir le bras, il m’adressait des objurgations entrecoupées : « Cela ne se fait pas… A quoi pensez-vous ?… Des gens comme il faut !… Qu’en dira-t-on ?… Le respect de soi-même… » Je le vis fâché et m’arrêtai. Il m’entraîna à toute vitesse, à travers de petites rues tortueuses, jusqu’à la porte d’un estaminet qu’il ouvrit devant moi. J’entrai avec tant de circonspection que Calixte crut devoir me rassurer : « Le restaurant Joanny ne paie pas de mine, me dit-il, mais la cuisine et la clientèle en sont également choisies. Je vous ferai goûter certaines quenelles sauce Nantua dont vous n’avez pas la moindre idée, et vous présenterai, si vous le désirez, à quelques gros fabricants. Le restaurant Joanny n’est fréquenté que des patrons. Nos employés vont chez Tony, à l’autre bout de la rue. » J’étais trop étonné pour pouvoir le manifester. Et moi qui avais craint un instant le coudoiement des escarpes de Carco, je fis, en la société considérable des Bernicot, Velours, des Rivollet, Crêpe de Chine, et des Bizolon, Pochettes et Écharpes, un repas auprès duquel tous ceux que j’avais savourés à Paris ou ailleurs ne méritaient même pas un satisfecit. Simplicité et succulence, telle pourrait être la devise du restaurant Joanny.

Dans la rue, je laissai déborder librement mon enthousiasme.

— Je vous en ferai connaître d’autres, me déclara Calixte. A Lyon, nous aimons la bonne chère et les petits coins discrets.

— C’est fort bien, répliquai-je. Mais quand vous êtes avec votre bonne amie, si désireux que vous soyez de ces fameux petits coins, ne l’emmenez-vous pas dîner de préférence dans un restaurant un peu plus luxueux ?

A cette question, les regards de Calixte se coulèrent soupçonneusement de côté et d’autre, — et son nez déplorable semblait accompagner le mouvement de ses yeux. Il garda le silence…

— Puisque Lyon est une ville où l’on mange bien, repris-je, c’est certainement une ville où l’on s’amuse bien ?

— On y travaille, surtout, mon cher Philippe ; ne l’oubliez pas !

— Je ne l’oublierai pas. Mais il y a temps pour tout…

Puis, avec la brusque familiarité du temps de guerre :

— Enfin, sergent, m’écriai-je, où rigole-t-on dans votre capitale ?

Un tressaillement agita Calixte. Ses yeux semblaient toujours guetter et son nez flairer quelque espion mystérieux.

— Ah ! Philippe, me dit-il d’un ton gémissant et plein de reproches, prendriez-vous vraiment quelque plaisir aux exhibitions scandaleuses des music-halls ?

— Ah ! Calixte, lui demandai-je à mon tour, la vue de quelques jolies filles haut troussées vous serait-elle devenue haïssable ? Vous n’étiez pas si austère, autrefois !

Et je commençais à lui remémorer certain épisode galant de la guerre où il avait joué un rôle particulièrement actif, quand je vis ses grandes mains osseuses fouetter désespérément l’air autour de moi, tandis qu’il me suppliait de me taire et de me méfier…

Et je me tus, en effet, muet de surprise.

— Hé quoi, fis-je un peu après, ne m’accompagnerez-vous pas ce soir au casino ?

— Ce soir, me répondit Calixte avec une certaine solennité, nous dînons, ma femme et moi, chez notre oncle Pothin Paterin. D’ailleurs, serais-je libre, mon cher ami, que j’aurais le regret de vous fausser compagnie. Un Lyonnais qui se respecte ne va pas au Casino.

— Au diable votre respect ! m’écriai-je impatienté.

Nous nous séparâmes assez brusquement. Calixte avait ses affaires. J’avais les miennes et je me sentais assailli de sentiments violents : « Quelle est donc cette ville, me disais-je, où la respectabilité est si ombrageuse, où l’on mange dans de louches estaminets une nourriture divine, où les places sont en complet désaccord avec leurs monuments, et où les gens, avec des airs de conspirateurs, ont des pudeurs de séminaristes ? »

Rue du Griffon, au rez-de-chaussée : Tristan-Miron, Unis et Façonnés. J’entrai. Une grande salle fort élevée aux murs nus, une banque au milieu, et çà et là, un peu partout, des cartons et des ballots, des échafaudages de cartons, des pyramides de ballots. Un jour chlorotique. Des employés de tout âge et de toutes conditions… Je demandai à voir l’un de ces messieurs. On m’introduisit auprès de M. Miron, dans l’espèce de cellule monacale qui lui sert de bureau. Il fut aimable et doux, lui que j’avais vu, un jour, chez mon père, impérieux dans ses gestes et fécal dans ses vitupérations. Il savait que j’étais venu tard aux affaires et un peu à contre-cœur. N’avais-je pas vingt-sept ans ? Il me parla de mes études. Il me dit que je ne devais pas me laisser éblouir par mon diplôme des Hautes Études Commerciales, que celui-ci ne signifiait pas nécessairement que j’eusse un sens des affaires très avisé. Je me permis de lui faire remarquer que je parlais du moins assez correctement l’anglais, l’allemand et l’italien. A cela, il hocha la tête et me répliqua que pour faire un bon commerçant, il fallait, comme les autres, « passer par la filière ». Il me parla enfin de mes appointements, mais avec une discrétion telle que j’aurais cru manquer de délicatesse en lui demandant des explications. Je devinai pourtant qu’ils seraient suffisamment légers pour m’interdire toute présomption. D’ailleurs, puisque j’étais contraint à « passer par la filière », et que la filière n’a jamais signifié, en bon français, qu’une suite d’épreuves, je devais avant tout me cuirasser de patience. Nous nous quittâmes cordialement. Quoique je ne fusse rien — qu’un employé, M. Miron daigna me reconduire.

Je passai une fin d’après-midi enchanteresse sur les quais de la Saône d’où j’admirai la silhouette auguste de Fourvière dans l’embrasement du couchant. Je dînai à l’hôtel ; puis, désireux de glaner quelques premières impressions sur le Lyon nocturne, je partis en flânant à travers la ville. Je ne quittai pas la presqu’île. Je parcourus beaucoup de rues obscures où de rares passants semblaient fuir quelque danger mystérieux et menaçant. De grands chats noirs efflanqués, troublés dans leurs amours, s’enfuyaient à mon approche avec des miaulements lamentables. Rue Victor-Hugo, une fille minable me fit des propositions dénuées d’innocence. Elle les réitéra sans doute au militaire qui me suivait à quelques pas car l’homme jeta, sans s’arrêter, un juron retentissant. Et parfois m’arrivait aux oreilles une sorte de grondement sourd, pareil à celui

Des lourds canons roulant sur le pavé des villes.

« Ce ne peut être, me disais-je, qu’une grosse artillerie en marche ». Mais je me trompais. Ce n’était, comme me l’affirma le lendemain Calixte, que le défilé pacifique et familier des pesants tonneaux de vidange d’une compagnie lyonnaise. A minuit, un reste d’humanité errait encore aux abords de la place Le Viste. Je rentrai à l’hôtel dans une extrême perplexité.

« Où est donc, me demandais-je, le Lyon où l’on s’amuse ? Calixte aurait-il dit vrai ? N’y aurait-il qu’un Lyon où l’on travaille ? Ne vivrait-on ici que pour travailler et dormir, dormir et puis travailler ? Quelle ville étrange ! »

Je m’endormis à une heure avancée. Un rêve burlesque agita mon sommeil. Calixte, méconnaissable, les yeux fous, les oreilles pointues et velues, les narines frémissantes, tel un faune lubrique, s’efforçait de m’entraîner malgré moi au casino. Et tout en résistant, je lui criais : « Contenez-vous, Calixte, et songez à notre commune réputation ! Qu’en penseraient notre oncle Paterin, notre oncle Grivolin, notre cousin Sévère, et M. Taffarel et MM. Tristan-Miron qui m’ont promis de me faire passer par une suite d’épreuves ?

CHAPITRE II
DE LA DÉFIANCE

J’étais à Lyon depuis cinq semaines et Calixte, à ma grande surprise, ne m’avait pas encore reçu chez lui. Du reste, je reconnaissais mal en cet homme contraint, distant et toujours circonspect, mon brave et affectueux camarade de guerre. Quel mauvais génie avait ainsi changé mon Calixte ? L’atmosphère lyonnaise rendait-elle les gens atrabilaires ? Je ne savais que penser… Nos rapports manquaient d’abandon et de franchise. Je sentais que Calixte épiait mes actes, pesait mes moindres propos, me tenait en observation comme un animal suspect de la rage. En tramway, il étirait le cou par-dessus mon journal pour en lire le nom. Dans la rue, au café, il extrayait subrepticement de ma poche le roman que je venais d’acheter pour en connaître le titre. Bref, il ne perdait aucune occasion de me tâter moralement. Et, bien qu’il ne me critiquât pas de façon explicite, je devinais à quelques signes certains son mécontentement et sa désapprobation.

J’ai déjà fait allusion à la singulière et anormale mobilité du nez de mon ami. S’il ne s’agissait que d’un tic ordinaire, d’une banale infirmité de nature, je m’en voudrais d’y revenir. Mais cette constante agitation des narines qui afflige Calixte n’est pas moins significative que le fameux tremblement du mollet gauche de Napoléon. A peine perceptible dans les états calmes ou heureux de son âme, elle s’exaspère à la moindre contrariété et se change alors en mille petites convulsions, contorsions et tressaillements du nez extrêmement incongrus. Que de fois, hélas ! en ces premières semaines, je portai par ignorance cette agitation nasale à son paroxysme !

Je demeurais donc en suspicion auprès de Calixte. Et, tandis que je m’appliquais à en découvrir les causes, j’en subissais rigoureusement les effets. Calixte ne m’introduisait pas chez lui et me laissait à la rue… J’en pris d’abord mon parti avec philosophie. « La rue, me disais-je, offre au passant des plaisirs toujours nouveaux. Je n’en dédaignerai aucun. » On ne pouvait raisonner plus imprudemment. Je pensais mener encore mon existence parisienne. J’ignorais que Lyon ne dispense qu’avec une sorte de parcimonie humiliée ces grossiers plaisirs des sens dont je n’étais point rassasié…

Je me ruai dans tous les music-halls, cabarets artistiques, dancings que je pus découvrir et n’en retirai qu’une satisfaction fort incomplète. Je ne rencontrai là que des gens qui me semblaient beaucoup plus affecter la joie que la ressentir, et aucune des personnalités éminentes que Calixte m’avait fait coudoyer. « Je ne les trouverai pas plus là, me disais-je, que les véritables distractions lyonnaises. Je dois, de toute évidence, chercher ailleurs. » Et je me mis en quête des unes et des autres. Rempli d’espoir, j’allai au Grand-Théâtre, mais ce fut une autre déconvenue. Bien que l’opéra donné ce soir-là fût des plus estimables et l’interprétation fort honorable, il n’y avait pas trente personnes à l’orchestre, et les loges étaient vides. Je n’attendis pas la fin de la représentation pour m’enfuir. J’étais transi jusqu’aux moelles et dans un état de stupeur difficilement concevable. Puisque la bonne société ne fréquentait pas plus l’opéra que le music-hall, le dancing ou la Boîte artistique, où passait-elle donc ses soirées ? Je me proposai de poser la question à Calixte à la première occasion.

Cependant, j’étais entré en relations avec quelques étrangers : Marseillais, Bordelais, Roubaisiens, Lillois, Parisiens, que leurs affaires contraignaient à faire à Lyon de fréquents séjours. Il y en avait même qui avaient dû s’y fixer et qui formaient de petites colonies où l’on ne cessait de s’entretenir, pour les regretter, des charmes de la patrie absente. Ces exilés m’affligeaient. Désireux de les arracher à leur nostalgie, je leur vantais quelquefois les agréments de la ville où nous vivions et les engageais à hanter sa bonne société : ils m’écoutaient d’un air stupide. Parfois aussi, je leur confiais mon ambition d’être bientôt reçu dans cette même société, de connaître l’intimité de ses foyers et les séductions de sa vie mondaine. Ils sortaient alors de leur stupéfaction pour me tenir d’étranges discours : « Mon cher monsieur, me disaient-ils, d’un ton dérisoire, voilà cinq, dix, quinze, vingt ans que nous sommes établis à Lyon ou que nous y venons chaque année. Or, nous ignorons tout de cette fameuse société dont vous nous parlez. Nous savons bien qu’elle existe. Tous, nous sommes plus ou moins en relations d’affaires avec ses plus dignes représentants, et nous reconnaissons volontiers, grâce à eux, que la cuisine lyonnaise est d’autant plus exquise que le restaurant où elle vous est servie est plus inconfortable. Mais nous serions fort embarrassés de vous dire si ses foyers sont sympathiques et ses mondanités attrayantes. On ne nous a jamais remis de cartes d’introduction. Et quand nous voulons nous amuser, nous dansons entre nous. » De tels propos me confondaient en redoublant mes secrètes inquiétudes. « Hé quoi, me disais-je, Calixte ne m’ouvrira-t-il jamais sa porte ? N’aurai-je même pas l’honneur d’être présenté à Mme Paterin-Vernon ? » Pourtant je protestais. J’alléguais l’amitié de Calixte, mes bons rapports avec X… et Z…, quelques parties de bridge que nous avions faites ensemble… « Au café ! Au cercle ! » m’interrompait-on de toutes parts avec de gros rires ironiques. Et certain Marseillais ne manquait jamais de me lancer, avec son terrible accent à l’ailloli, cette boutade impertinente dont je devais comprendre plus tard le sens profond : « Et comment te recevraient-ils chez eux, Philippe ? Est-ce qu’ils connaissent ton père ? » Toute discussion devenait inutile. Je me dérobais à leur risée, bien résolu à parvenir à mes fins et à me rire d’eux à mon tour. J’écoutais, j’observais, j’exerçais sur mes propos et ma conduite une vigilante surveillance, et je m’instruisais un peu plus chaque jour. Je ne cacherai point que je connus bien des épreuves, bien des heures de doute, d’ennui et de découragement ; mais un zèle aussi persévérant devait être récompensé. Les félicités de la vie lyonnaise, dont je jouis si pleinement aujourd’hui, ne se laissent point sentir sans une longue et parfois pénible initiation. Je n’en connais guère qui leur soient comparables…

Certain dimanche de novembre, je rencontrai inopinément Calixte. J’avais été passer à Bannant-les-Aqueducs les brèves heures claires de l’après-midi et je regagnais mon hôtel, les vêtements ouatés de brouillard, toussant, éternuant, la goutte au nez, en proie

Aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.

Qui dira jamais l’infinie mélancolie des dimanches de l’hiver lyonnais ! Calixte m’aborda avec une mine de condoléances. Je lui semblais triste. Il craignait que je n’eusse reçu de mauvaises nouvelles des miens. Je lui répliquai que les miens étaient en fort bonne santé, mais que je m’ennuyais avec une rigueur si implacable que je songeais à me faire rapatrier.

Cette boutade n’amena aucun sourire sur les lèvres de Calixte.

— Il est certain, me dit-il, que le dimanche qu’on ne passe pas en famille peut sembler maussade. Mais que n’êtes-vous allé au concert ou à la conférence ? Dieu merci, les distractions intelligentes ne nous manquent pas à Lyon.

— Je suis allé à Bannant, répliquai-je, dans l’intention de visiter les aqueducs.

— Ah ! C’est un spectacle intéressant.

— Je ne dis pas non, quand on peut les voir. Mais si j’avais commis l’imprudence de m’éloigner seulement de cinquante pas de la station, je me serais immanquablement perdu… Pourtant ne m’aviez-vous pas affirmé que le brouillard lyonnais n’est qu’une légende ?

— Il est aujourd’hui bien rare et ce n’est plus qu’une faible brume, me répondit Calixte.

Il hocha la tête, passa son bras sous le mien avec une familiarité qui me surprit ; et nous fîmes ainsi quelques pas sans parler. Tout en marchant, Calixte souriait d’un air mystérieux et me jetait de petits regards narquois qui aiguillonnaient ma curiosité : « Mon cher ami, me dit-il enfin d’un ton résolu, faites-moi le plaisir de venir dîner, ce soir, à la maison… » A la maison ! Chez lui ! Avais-je bien entendu ?… Ah ! comme elle me parut subitement ensoleillée cette lugubre soirée de dimanche !

— Sans façons, me prévint Calixte. Nous serons dans la plus stricte intimité.

C’était bien ainsi que je l’entendais. Je n’avais pas la présomption de penser que j’allais m’asseoir, comme cela, au bout de six semaines de vie lyonnaise, à la même table que les Gaspard Vernon, les Pothin Paterin et Mme Greillon-Delamotte !

— Mon cher Calixte, balbutiai-je, éperdu, vous êtes trop aimable…

— Point de remerciements, m’interrompit Calixte. Nous vous attendons à sept heures et demie, 93, rue Vaubecour.

Il ajouta plus bas, avec une amicale ironie :

— Et maintenant, songez-vous toujours à quitter Lyon ?

— Ah ! Calixte ! Ah ! mon cher Paterin ! m’écriai-je pour toute réponse.

Je lui serrais les mains à les broyer. Il eut de la peine à s’arracher à mes effusions.

Tandis que je me hâtais de regagner l’hôtel pour y faire un peu de toilette, je rencontrai ce plaisantin de Marseillais qui avait coutume de railler si impertinemment mes plus chères ambitions. Il m’interpella d’aussi loin qu’il me vit, me saisit ensuite par le bouton de mon pardessus, me tapa sur l’épaule et finalement me proposa avec une faconde et une gesticulation que je jugeai fort mal séantes, d’aller dîner avec lui, puis de finir la soirée au casino. Je l’écoutai sans l’interrompre. Quand il eut fini sa harangue : « Mon cher monsieur, lui dis-je, sur un ton distant et renchéri que j’empruntais à Calixte, je regrette de ne pouvoir accepter votre aimable proposition, mais, ce soir, je suis l’hôte de Mme Paterin-Vernon. » Et allez donc ! Puis je le plantai là. Je l’entendis qui maugréait. Je crois bien qu’il me traita de « Lyonnais » et de « puant ». Mais ces qualificatifs ne me semblèrent pas injurieux…

A sept heures et demie précises, je sonnais à la porte de mon ami Calixte. Malgré les assurances que celui-ci m’avait données, je redoutais une réception cérémonieuse. Je fus vite rassuré. Je pensais, je ne sais pourquoi, que la femme de Calixte Paterin devait être une personne réservée, sévère, d’une distinction figée. Je me trouvai en présence d’une femme exempte de toute affectation, avenante, gracieuse, doucement enjouée. Je la jugeai même bien peu coquette. Elle portait une robe de maison toute simple, sa coiffure était un peu en désordre, et je m’aperçus bientôt, avec un léger regret, que son bas gauche faisait des craquelins. J’ai toujours éprouvé un instinctif éloignement pour les bas en craquelins. Mais j’excusai ces négligences de toilette par les soucis absorbants de la maternité. J’appris, en effet, que Mme Paterin, déjà mère de deux fillettes et d’un garçonnet, nourrissait encore son dernier-né, un bébé de douze mois, du nom d’Auguste.

Le dîner fut simple et bon et la conversation facile. Quand la maîtresse de maison se leva de table, je savais qu’elle était fort pieuse, que la musique la charmait et que l’éducation de ses enfants ainsi que les soins nécessaires à leur santé ne lui permettaient guère une vie mondaine. Je crus comprendre, d’ailleurs, qu’elle n’en souffrait pas. La soirée s’acheva comme elle avait commencé, dans une douce familiarité. Je gardai longtemps sur mes genoux les deux fillettes tandis que le garçonnet chevauchait le pied de son père. Il y avait des siècles que je n’avais passé une soirée aussi rafraîchissante. Je me retirai ravi, plein de confiance en l’avenir, et tout prêt à reprendre chez MM. Tristan-Miron, Unis et Façonnés, la longue suite de mes épreuves.

Dans la cour, dans la rue, à chaque bouche d’égout, les chats s’aimaient avec une indiscrétion sauvage.

CHAPITRE III
DU SENS MORAL

Ainsi Calixte m’avait reçu à son foyer et à sa table. C’était un succès dont je pouvais m’enorgueillir et, à la rigueur, me contenter. Mais la vie lyonnaise me passionnait trop pour que mon ambition se bornât là. Je ne voulais pas tomber dans le ridicule de certains romanciers qui, pour avoir séjourné deux mois dans une ville étrangère et fréquenté quelques-unes de ses demi-mondaines, se flattent d’en connaître les mœurs et osent les décrire. Il me fallait une admission sans réserves, officielle, dans sa meilleure société, un commerce étroit et constant avec ses représentants les plus qualifiés. « Nul repos, nul bonheur, me disais-je parfois pour me fortifier dans ma résolution, hors de la familiarité des Grivolin, des Taffarel, des Jutet et de Mme Greillon-Delamotte. » Je redoublai de zèle. J’essayai de me montrer digne de la faveur qu’on m’avait faite dans l’espoir d’en obtenir de plus enviables. M’étant donné Calixte en exemple, je m’appliquais à découvrir ses grands principes directifs et à les suivre, — ce qui n’était pas chose aisée. Quelles maladresses de conduite, quelles imprudences de langage n’aurais-je pas commises, si je n’avais acquis du moins, en ces quelques semaines, la première des vertus lyonnaises : la circonspection !

Ce jour-là, Calixte m’ayant rencontré place Bellecour, m’invita à l’accompagner chez le libraire. « Ma femme, me dit-il, m’a prié de lui choisir un roman. » Je ne refusais jamais une invitation de Calixte… Nous entrâmes donc chez le libraire et Calixte se fit présenter les dernières nouveautés. On lui offrit successivement : le Ménage libertin, la Culotte de Minouche, les Fiançailles osées, le Nègre érotique et le Ouistiti passionné. « Quels titres, mon ami ! me dit-il d’un ton sépulcral, quels titres et, sans doute, quelles histoires ! »

— Tous ces romans ont obtenu un grand succès, lui dit le libraire pour l’encourager. L’Académie Goncourt a couronné le Ménage libertin ; la Culotte de Minouche est très estimé de la critique, et nous avons reçu, ce matin, le 150e mille du Ouistiti passionné.

— Connaissez-vous ces ouvrages ? me demanda Calixte. Les affaires me laissent si peu de temps pour lire…

— Je m’efforce de me tenir au courant, répondis-je. J’ai fort apprécié le style incisif du Ménage libertin et l’esprit bien parisien du Ouistiti passionné. Mais je ne peux vous donner mon avis sur la Culotte de Minouche : je ne l’ai jamais eu entre les mains. Quelques connaisseurs m’en ont dit du bien.

Calixte ne me paraissait pas convaincu.

— Oui, c’est spirituel, c’est bien écrit, grommelait-il… mais est-ce moral ?

— Mon cher Calixte, je ne vous cacherai pas que ces romans sont fort lestes.

— Dites franchement malpropres.

— Nos jeunes auteurs, répliquai-je, affectionnent un peu trop les sujets osés. Mais il faut convenir qu’ils ont bien du talent.

— Du talent ? s’indigna Calixte, mais s’ils avaient du talent, emploieraient-ils, pour se faire acheter, des moyens de raccrocheuse ? Les titres de leurs ouvrages sont déjà une insulte à la morale. Que dire du genre de publicité dont ils usent pour les lancer ?

— Ce sont d’habiles commerçants, insinuai-je.

— Ce sont des cochons, mon cher, de simples pornographes. Tenez : jugez vous-même. Voici, par exemple, cette Culotte de Minouche : (roman d’une chasteté voluptueuse qui enchantera les femmes). C’est assez alléchant. Il y a mieux. Prenez le Ménage libertin et lisez : (roman indécent écrit avec une rare décence). Peut-on se présenter plus impudemment ? Mais voici le bouquet : le Ouistiti passionné, 150e mille (à l’usage des petites filles qui coupent leur pain en tartines). Ah ! Philippe ! Quelles infamies ! Quelles turpitudes ! Pourtant, voilà la littérature parisienne, celle pour laquelle votre grande presse comme vos petites chapelles n’ont pas assez de louanges. Ah ! ils sont frais les produits de la capitale !

Avec quel accent de mépris et de rancœur mon ami prononça ces mots : la capitale !

Il m’était difficile de ne point reconnaître combien Calixte avait raison.

— Mon cher ami, lui dis-je tout pénétré de la leçon de morale que je venais de recevoir, je comprends parfaitement votre indignation. Si l’on juge plus en moraliste qu’en artiste la production littéraire de notre temps, on ne peut trouver que matière à s’indigner. Je conviens aussi que le fond de ces historiettes à la mode écrites avec une recherche si amusante et parfois si précieuse de style est généralement de la dernière indigence. La psychologie en est rudimentaire. Ce sont de riches écrins contenant des bijoux de marchands forains.

Aurais-je jamais jugé aussi sainement de ces choses si je n’étais venu à Lyon ?

Cependant, j’aurais été peiné que Mme Paterin n’eût rien à lire, et je ne désespérais pas de trouver, même parmi les derniers parus, quelques ouvrages de valeur qui fussent irrépréhensibles au point de vue moral. Je parcourus rapidement des yeux l’étalage et j’eus la bonne fortune d’en découvrir deux que j’avais lus naguère avec intérêt, et dont le caractère sérieux et instructif devait satisfaire à toutes les exigences et susceptibilités de mon ami. Je les lui tendis avec des paroles élogieuses et des encouragements pressants. Mais sa défiance était éveillée : je ne le persuadai pas.

— J’aime bien savoir ce que j’achète, allégua-t-il pour les refuser l’un et l’autre, et je ne connais pas ces auteurs.

— Ah ! Calixte, répliquai-je, vexé, si j’admets fort bien que vous rejetiez des ouvrages d’une polissonnerie manifeste, permettez-moi de m’étonner que vous en écartiez d’autres dont la haute valeur n’est contestée par personne, sous le seul prétexte que leurs auteurs ne vous sont pas familiers !

Nous quittions la librairie. Calixte, dont le visage s’était brusquement illuminé, s’arrêta et se tournant vers le commis :

— Donnez-moi le dernier roman de Delly, dit-il.

Puis il ajouta avec un sourire satisfait :

— Comme cela, je suis bien sûr de ne pas m’attraper.

Quelques minutes après, nous étions dans la rue.

Toujours ambitieux de m’instruire, je m’informai auprès de Calixte du mouvement intellectuel lyonnais. Je n’ignorais pas qu’il avait été fort brillant dans le passé et notamment au seizième siècle.

— L’œuvre de vos écrivains, lui dis-je, qui reflète certainement vos préoccupations morales, doit être bien curieuse. Je vous serais reconnaissant de me la faire connaître.

— Nous ne manquons pas de fins lettrés, me répondit Calixte, mais je serais embarrassé de vous faire connaître leurs travaux. Le souci des affaires…

— Mais vos poètes, vos romanciers ? l’interrompis-je.

— Je n’en connais guère qui méritent ce nom…

— Hé quoi, pas un poète dans la patrie de Louise Labé, pas un romancier ! Indiquez-moi, du moins, la grande revue intellectuelle lyonnaise ?

— Je ne vois que l’Almanach de Guignol, me répondit Calixte.

— Grand Dieu ! m’écriai-je au comble de la surprise. Une ville comme Lyon n’aurait-elle pour manifester son esprit qu’un almanach ?

— C’est la pure vérité, me répondit Calixte avec indifférence. Si nous possédons quelques magazines, nous n’avons pas de revue.

— Fondez-en une.

— Il faudrait un Mécène.

— Hé ! N’en trouveriez-vous pas parmi vos soyeux et vos industriels ?

— Mon cher, la littérature n’est pas un placement de père de famille.

Nous nous quittâmes sur ces mots. Calixte se rendit à ses affaires et moi aux miennes. Je n’étais pas au bout de mes étonnements.

A quelques jours de là, je fis une rencontre qui devait décider de ma vie.

C’était par une de ces après-midi tièdes et lourdes, si communes à Lyon où, sous les grisailles du brouillard, la grande cité commerçante semble se recueillir dans l’évocation de son passé mystique. Je remontais nonchalamment l’un des quais de la Saône, me récitant à moi-même l’immortel sonnet de Louise Labé, la belle Cordière :

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toi regretter ;
Et qu’aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard luth, pour tes grâces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre ;
Je ne souhaite encore point mourir.
Mais quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante,
Prierai la mort noircir mon plus clair jour.

Sur le trottoir désert, une jeune fille venait à ma rencontre. Elle avait à la main quelques paquets, et un petit rouleau à musique sous le bras. Sa démarche était pleine d’aisance et de grâce. Son visage levé souriait faiblement. On eût dit qu’elle allait au-devant d’une amie. Quand elle ne fut plus qu’à quelques pas, je vis qu’elle était blonde et fort belle, d’une beauté toute spirituelle révélant une âme tendre, rêveuse, infiniment consciencieuse… Comme elle passait près de moi, elle porta soudain d’un geste instinctif la main à son genou, et le rouleau qu’elle tenait sous le bras glissa à terre sans qu’elle s’en aperçût. Lorsque je me relevai pour le lui remettre, elle disparaissait dans l’ombre d’une allée où je la suivis étourdiment. Je reconnus trop tard mon indiscrétion : la jeune fille se retournait déjà, laissant tranquillement retomber sa jupe sur une jambe dont la vue suffit à m’immobiliser dans une sorte d’extase béate et stupide. Nous étions l’un en face de l’autre. Je lui tendais le petit rouleau en balbutiant des incohérences de l’air le plus niais du monde, et elle me considérait, rougissante, de l’air le plus alarmé. Enfin elle comprit tout, avança la main, saisit le rouleau ; et comme je m’inclinais, elle me remercia d’un sourire si doux que je ne peux l’évoquer aujourd’hui sans en sentir au plus profond du cœur la caresse…

Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard luth, pour tes grâces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre ;
Je ne souhaite encore point mourir.

Je ne sais trop ce que je fis, ni où j’allai, ce soir-là. Les vers passionnés de la belle Cordière ne cessaient de chanter dans ma mémoire, tandis que les traits de celle que je craignais déjà de ne plus revoir s’y gravaient pour toujours…

Je ne pus me retenir de raconter en détails à Calixte cette singulière et prestigieuse aventure. Je le fis avec tant d’émotion qu’il me demanda ironiquement si je n’étais point amoureux. « Amoureux fou ! m’écriai-je, éperdu. Ah ! Calixte, quelle est donc cette jeune fille aussi belle que modeste et telle qu’on n’en voit plus ? Elle habite certainement depuis l’enfance votre beau quartier d’Ainay. Elle n’a pu voir le jour aux Brotteaux où, me disiez-vous naguère, les mœurs sont en décadence. » Calixte me répondit qu’il connaissait trop de belles jeunes filles blondes, aux yeux doux et pensifs et à la modestie parfaite, pour me renseigner avec certitude, mais que si je fréquentais assidûment les Grands Concerts, les Grandes et les Petites Conférences ainsi que la messe de onze heures, je ne manquerais pas de revoir celle que j’aimais. Il ne me cacha pas, en terminant, qu’il suspectait quelque peu la gravité d’un sentiment né du spectacle d’une jeune fille remettant sa jarretelle. J’étais trop follement épris pour me fâcher d’une telle observation. Je lui répliquai qu’il ne s’agissait pas de gravité, mais de véhémence, de fureur, de frénésie, — et, ce disant, je lui secouais la main à lui désarticuler l’épaule. Nous étions alors sur la place de la Comédie, en pleine sortie des affaires.

Je dois déclarer que, du jour où je fis cette rencontre, mon attachement à Lyon se changea en une passion violente qui m’étonna moi-même. Lyon me parut la plus riante des villes et ses habitants les plus sociables de la terre. Je trouvai même une certaine douceur aux épreuves que je subissais gracieusement chez MM. Tristan-Miron. Et les conférences dont je n’ai point encore perdu le goût malgré de grands excès, devinrent ma nourriture quotidienne.

CHAPITRE IV
DE LA CONSIDÉRATION

Mon état de santé n’était pas satisfaisant. Je souffrais depuis mon arrivée à Lyon d’une sorte de coryza chronique accompagné d’inflammation de la gorge qui m’incommodait beaucoup. Je toussais du matin au soir, j’éternuais au moindre courant d’air, et M. Miron, exaspéré, me criait de sa cellule : « Lavrignais, quand vous aurez fini, nous commencerons ! » Je lui répondais par un éternuement plus éclatant que les autres. Il jurait comme un sous-officier. Tout cela ne pouvait pas durer… J’allai trouver Calixte et lui demandai l’adresse d’un bon médecin. Par une bizarre association d’idées que je ne m’explique pas encore, il me donna également l’adresse d’un établissement de bains. Celui-ci était, paraît-il, de tout premier ordre : on ne s’y lavait qu’entre gens « comme il faut ». Je le remerciai et, le jour même, je courus chez le médecin qui me reçut paternellement. Après m’avoir interrogé, ausculté et examiné, il prononça son verdict. Je n’étais pas sérieusement malade, mais si je voulais guérir, je devais, sans balancer, reprendre le train de Paris. Le climat lyonnais ne me valait rien. Je fus atterré. La pensée de quitter Lyon sans avoir revu les beaux yeux songeurs et le sourire si doux de ma belle Rencontre, me crucifia. Je pris un parti désespéré. « Si je ne peux vivre à Lyon, me dis-je, j’y mourrai du moins. » Cette résolution intrépide me tranquillisa beaucoup. Puis, pour achever de me rasséréner, je songeai à me procurer une distraction puissante.

Je n’avais pas oublié les paroles de Calixte. « Si, m’avait-il dit, vous fréquentez assidûment les concerts et les conférences, vous ne manquerez pas de revoir celle que vous aimez. » Je n’avais que l’embarras du choix. Je finis par me décider en faveur d’une conférence dont le sujet, sans être, comme on dit, d’une actualité brûlante, me parut bien captivant : Vercingétorix et le siège d’Alésia. Un éminent historien devait le traiter. J’aurais été en peine de trouver une distraction qui convînt mieux à mon état.

Après un repas léger, je passai la Saône et entrai au Conservatoire. On se pressait au vestiaire ; déjà, la grande salle était comble. Je compris aussitôt que je me trouvais dans une société d’élite et, tout bas, je remerciai Calixte. Je n’entendais autour de moi que des : « Bonjour, mon oncle ! Bonjour, ma tante ! Comment vous portez-vous, ma cousine ? — Avez-vous amené Francisque ? — Où est donc Auguste ? — Voici Marguerite. — Madame, je vous présente mes hommages. — Grand-père est parti dans le Midi. — Bonjour, mon cousin. » Partout on se saluait, on s’inclinait, on se congratulait. On se serait cru dans une vaste réunion de famille. Tout le monde semblait se connaître ; et ceux qui demeuraient assis à leur fauteuil, sans saluer, avaient l’air de pauvres égarés… Plus d’une fois, je me dressai à ma place pour apercevoir quelque haute personnalité dont je venais d’entendre chuchoter le nom. C’est ainsi que je vis défiler Léonard Grivolin, Florestan Bizolon, Aimé Bernicot et les trois frères Sévère, Sixte, Vital et Fortuné dont Calixte m’avait si souvent et si avantageusement parlé. Ils me parurent lugubres. J’eus également la bonne fortune de savoir qu’Arsène Jutet, le gros banquier, était dans la salle. Puis, quelqu’un prononça le nom de Taffarel, et il me sembla percevoir autour de moi comme un frémissement. Je vis alors entrer un grand vieillard, au visage plein de mansuétude, qui traversa solennellement les fauteuils en envoyant de la main comme autant de bénédictions. Et chacun cherchait à obtenir l’une de ses bénédictions en se levant sur son passage, puis se rasseyait, ravi, dès qu’il l’avait reçue. « Ah ! pensai-je, ému malgré moi, qu’ils doivent être grands les mérites de M. Taffarel, si j’en juge par la déférence qu’on lui témoigne ! » Et je m’en voulus de les ignorer encore… Soudain mon cœur s’arrêta de battre : elle était là, ma bien-aimée, mon idole ! Trois rangs de fauteuils seulement me séparaient d’elle. Et Mme Greillon-Delamotte la chaperonnait et l’appela distinctement Marie-Antoinette. Et M. Taffarel la gratifia, elle aussi, d’une petite bénédiction qu’elle reçut avec son inoubliable sourire… Marie-Antoinette ! Syllabes adorables ! Ah ! qu’elle me parut spirituelle, cette conférence sur Vercingétorix que ma bien-aimée applaudit à maintes reprises, avec un si sincère enthousiasme ! Et cette première soirée passée au milieu d’une société si polie, à la familiarité si douce, qu’elle me parut aimable ! Mais quel torrent vertigineux de désirs et d’espoirs elle fit bouillonner dans mon cœur !

Je passai le reste de la nuit à errer comme un visionnaire à travers la ville. L’aube me surprit, rue du Juge-de-Paix, éternuant à me faire sauter la tête. Cette interminable course dans le brouillard nocturne ne m’avait pas guéri de mon rhume, mais j’avais pris quelques résolutions sévères. Il y avait cinq mois que j’étais à Lyon, et quand on me parlait des Grivolin, des Jutet, des Taffarel et de tant d’autres, j’ouvrais encore de grands yeux d’ignorant. Hé bien, j’allais me mettre hardiment à l’étude de ces beaux caractères. N’étais-je point passionnément épris de Marie-Antoinette ? Ne me serais-je point fait Lyonnais pour lui plaire ? Hélas ! Pouvait-on se dire Lyonnais et ignorer les vertus fondamentales de la considération ?

Mon premier soin fut de raconter à Calixte cette soirée mémorable. Il sembla étrangement surpris que ma bien-aimée s’appelât Marie-Antoinette et qu’elle fût chaperonnée par Mme Greillon-Delamotte. « Hé ! mon cher Calixte, lui dis-je avec une curiosité palpitante, ne la connaîtriez-vous pas ? — Point du tout, » me répondit-il d’un ton mécontent. Mais son nez s’agita de telle façon que je doutai de la sincérité de sa réponse. Sans insister, je lui dis combien j’avais été ravi, voire édifié de la dignité et de l’urbanité de l’excellente société au milieu de laquelle je me trouvais pour la première fois. « A vrai dire, personne ne s’est soucié de moi et on m’a bien souvent marché sur les pieds, mais cela n’a aucune importance puisque j’ai eu la joie de revoir celle que j’aime et de contempler M. Taffarel. » Puis, je lui narrai le spectacle impressionnant dont j’avais été le témoin : la moitié de la salle se levant sur le passage de ce grand vieillard pour le saluer. « Ah ! Calixte, m’écriai-je, quel est donc ce M. Taffarel que tout le monde accueille avec autant de vénération qu’un prince de l’Église ? — C’est une des plus grosses fortunes de Lyon, » me répondit Calixte. Puis, comme il commençait à pleuvoir, il sauta dans un tramway après m’avoir rapidement serré la main. Et je maudis l’inclémence du temps qui contrariait si mal à propos mon désir de m’instruire.

Au café, dans la rue, en tramway, j’entendais quotidiennement des phrases de ce genre prononcées d’un ton pénétré : « Je suis chez Taffarel… Il est chez Taffarel… Il entrera chez Taffarel… » Quelquefois le nom changeait : c’était Grivolin ou Bernicot. Mais qu’il s’agît de Bernicot, soyeux, de Grivolin, industriel, ou de Taffarel, banquier, tous ceux qui pouvaient se dire leurs employés en concevaient manifestement une certaine fierté. En déclarant : « Je suis chez Taffarel, tu es chez Grivolin, il est chez Bernicot… » ils semblaient sous-entendre : « Donc, nous sommes tous sauvés. » Et moi qui n’étais que chez Tristan-Miron, Unis et Façonnés, où je subissais sans fierté une suite d’épreuves, je leur portais, malgré moi, quelque envie. « Messieurs, leur disais-je parfois, on voit bien que vous ne connaissez pas les tribulations de la filière. Vous êtes parmi les privilégiés de ce monde, car vous touchez des appointements royaux. » Quand je leur parlais ainsi, ils croyaient que je me moquais d’eux. Puis, devant mon visage sans malice, ils daignaient m’éclairer. « Nous ne sommes point, me disaient-ils, parmi les privilégiés de ce monde. Nous passons tous par la filière et nos appointements sont des plus médiocres, mais… Mais nous sommes chez Grivolin, chez Taffarel et chez Bernicot ! » Ce « mais » me semblait alors incompréhensible, inexplicable, car j’ignorais tout de la considération. Aujourd’hui, je le traduis ainsi avec assurance : « Mais… nous sommes chez des patrons hautement considérés, et la considération du maître est à la fois le pain quotidien et l’orgueil du serviteur. »

Cependant, je poursuivais activement mon enquête. Je voyais chaque jour des gens considérés, mais les raisons de leur considération ne m’apparaissaient pas avec clarté. J’interrogeai Pierre et Paul : j’en reçus des réponses embrouillées et contradictoires. Une bonne dame dont le fils était employé depuis peu chez Grivolin, désireuse de me donner une idée des mérites de ce grand personnage, me dévida, avec componction, toute sa généalogie. Je m’attendais pour le moins à quelque lointaine alliance avec les Montmorency ou les La Rochefoucauld : je n’ouïs qu’un chapelet de noms de la plus plate roture. Je finis par m’adresser à mon Marseillais.

— Connaissez-vous Taffarel ? lui demandai-je.

— Si je le connais ? me répondit-il. Té, je te crois, Philippe, que je le connais. Nous avons eu, cinq ans, la même petite poule.

Je le quittai sur-le-champ en haussant les épaules. Le crâne auguste de M. Taffarel pouvait-il être farci de jambes folles ?…

J’allais désespérer quand ma bonne étoile me fit faire la connaissance d’un journaliste, homme charmant et cultivé, du nom de Jean Caille. A notre seconde rencontre, je lui parlai de la grande enquête à laquelle je me livrais et de la difficulté que j’éprouvais à la mener à bien. « Cela ne m’étonne point, me répondit-il. Soyez sûr que si vous avez recueilli tant d’opinions contradictoires, c’est que le caractère lyonnais n’est lui-même, permettez-moi l’expression, qu’un chaos de contradictions. » Je le suppliai de m’en dessiner du moins les traits les plus distinctifs. « Il faudrait un Molière, me répondit-il. Lui seul, dont la connaissance du cœur humain est demeurée sans égale, ne se laisserait ni étonner, ni inquiéter, ni éblouir par la violence des contrastes d’un tel caractère. Je suis Lyonnais et rien de ce qui touche Lyon ne m’est indifférent. J’ai lu bien des définitions de notre caractère : aucune d’elles ne m’a satisfait. Toutes m’ont semblé incomplètes, complaisantes ou fausses. Celle même de Renan, la plus juste à mon avis, reste superficielle. Quant aux portraits qu’ont tracés de nous les historiens de Lyon, ce ne sont que des panégyriques dont le psychologue ne saurait se contenter. Peut-être vous a-t-on dit que nous sommes charitables, religieux, fort respectueux de la morale. C’est vrai. Peut-être vous a-t-on dit aussi que nous sommes intéressés, âpres au gain, adorateurs du veau d’or, plus cagots que vraiment pieux, plus pharisiens que vraiment moraux. Ne rejetez pas plus cette opinion que la première. Pour vous former un jugement équitable, vous aurez plus d’une fois à les concilier l’une et l’autre, si vous le pouvez. Tel d’entre nous dont les charités sont manifestes, publiques, éclatantes, ne donne à ses employés que des appointements de misère, et sa femme, quêteuse obstinée pour les pauvres, dispute avec ses domestiques sur une augmentation de gages de dix francs. Tel autre, mari attentionné, bon père de famille, n’a sur les lèvres que les mots de piété et de vertu, pratique ouvertement l’une et l’autre et meurt chez une maîtresse de vingt années. Comment juger un tel homme ? C’est un Tartuffe, me direz-vous. Je ne le crois pas, car cet homme qui offense à la fois la religion et la morale est, soyez-en sûr, religieux et épris de vertu. Et Tartuffe n’est ni l’un ni l’autre… »

Jean Caille me parla longtemps en ces termes et me laissa plus embarrassé que jamais.

Le lendemain, je rencontrai Calixte, place des Jacobins. Il se hâtait, lugubre et vêtu de noir. « Mon cher ami, me dit-il, je vais aux funérailles de Mme Antoine Coyssard et je suis fort pressé. Me rendriez-vous le service de porter à l’Agence Havas cette petite annonce qui intéresse l’un de mes parents ? » J’acceptai avec empressement. Calixte me tendit aussitôt un bout de carton sur lequel je lus ces mots qui me jetèrent dans un nouvel abîme de réflexions et de perplexités : « Famille bien connue à Lyon demande location pour l’été… » Malgré mon saisissement, j’allais m’informer auprès de Calixte des raisons qui autorisaient cette famille à se dire bien connue, quand je l’aperçus qui tournait déjà l’angle de la rue Jean-de-Tournes. Alors, résigné, je pris le seul parti convenable : je décidai de croire désormais en Jutet, en Grivolin, en Bernicot, en Taffarel, en les trois frères Sévère, et en Mme Greillon-Delamotte, — sans chercher à comprendre — comme on croit en Dieu.

CHAPITRE V
DU SOUCI DE L’EXEMPLE ET DE L’HORREUR DU SCANDALE

Mon coryza persistait. Après le physique, le moral chez moi fut atteint. Nul ne s’en étonnera. J’eus des idées noires. Je devins inquiet, chagrin, scrupuleux, défiant et cérémonieux. Le sommeil me fuyait. Les rêves les plus bizarres le rendaient peu réparateur. Changé en Taffarel, et Mme Greillon-Delamotte au bras, je faisais dans les salles de conférences une entrée solennelle en promenant la main sur la multitude. C’était le plus commun et le moins incongru de mes rêves. Ma mère s’alarmait de la teneur de mes lettres. « Mon enfant, me répondait-elle, sois plus simple. Accomplis ton devoir sans chercher à te donner en exemple. » Et mon père, de son côté, m’écrivait énergiquement : « Que me chantes-tu avec ta considération ? Te prends-tu pour le premier moutardier du pape ? » De semblables remontrances ne laissaient pas de m’impressionner et de me surprendre. J’ignorais que j’étais alors en pleine crise d’âme et que j’évoluais dans le sens lyonnais avec une rapidité miraculeuse. Ah ! que je m’en fusse réjoui !

L’influence de Calixte que je subissais inconsciemment accomplissait ces prodiges. Mon ami s’apercevait-il de mon changement moral ? Je l’ignore. Mais je ne doute pas qu’il en eût été aussi satisfait que moi et qu’il s’en fût secrètement félicité. J’ai déjà fait allusion à cette constante préoccupation de l’exemple qui inspirait la conduite de Calixte Paterin. Sincèrement convaincu d’appartenir à une race élue, il s’appliquait à mettre dans la plupart de ses faits et gestes une ostentation particulière qu’il jugeait éminemment édifiante.

Nous eûmes, à ce sujet, une discussion bien instructive. Calixte me parlait, un jour, de Gaspard Vernon, son beau-père, et il regrettait qu’une modestie excessive l’empêchât de rechercher la considération dont ses hautes vertus le rendaient digne. « C’est un homme extrêmement charitable, me disait-il, toujours prêt à secourir l’infortune. Je ne connais point d’œuvres de bienfaisance qu’il n’ait dotées de la manière la plus libérale. Hé bien, qui s’en doute ? Personne, mon cher ami, absolument personne ! » Et en prononçant ces derniers mots, Calixte me regardait d’un air si piteux que je ne pus m’empêcher de sourire.

— Monsieur votre beau-père, dis-je, se plaît aux souscriptions anonymes.

— Hélas ! gémit Calixte avec un réel désespoir… Mille, deux mille, cinq mille francs, et trente petits points noirs précédés d’un grand X, vous m’entendez bien, d’un grand X. Pas même ses initiales. Est-ce concevable ? Comment les gens seraient-ils édifiés et suivraient-ils son exemple ?

— Est-il donc nécessaire, répliquai-je, de proclamer à toute la ville les charités que l’on fait ?

— Quand on s’appelle Vernon, c’est un devoir, me répondit noblement Calixte. Voyez Taffarel…

— N’est-il pas un peu cafard ? lui demandai-je étourdiment.

Et je répétai à Calixte les propos que mon Marseillais m’avait tenus sur ce grand personnage. Il les entendit de fort mauvaise grâce. Son front s’empourpra, son nez infini se contorsionna comme jamais et il se mit dans une colère froide.

— Je ne sais, me dit-il, quel est l’infâme polisson qui répand de telles ordures sur un homme que nous vénérons tous. Mais je sais bien que la religion et la morale n’ont point de plus zélés défenseurs que Philibert Taffarel et que l’envie s’efforce toujours de salir ce qu’il y a de plus respectable.

Après cette réplique vengeresse, Calixte me prit par le bras, et d’un ton radouci, tout en m’entraînant :

— Mon cher Philippe, me dit-il, quand vous serez un peu plus au courant de nos mœurs et de nos convenances, vous éviterez de prononcer à la légère certaines paroles. Vous parlez d’hypocrisie. Sachez qu’hypocrisie est un mot qui, à Lyon, n’a pas de sens. Certes nous ne sommes point parfaits. Qui peut se flatter de l’être ? Mais, parce que certaines erreurs tout humaines nous éloignent parfois de l’idéal très élevé que nous nous sommes forgé, doit-on nous traiter d’hypocrites ? Je n’ignore pas, ajouta-t-il, que la société parisienne se plaît volontiers à montrer plus d’indulgence pour le vice qui s’affiche que pour la vertu qui s’égare. C’est un travers funeste que nous ne possédons pas. Le vice impudent nous scandalise et nous indigne. Nous réservons notre indulgence à la faiblesse qui, sachant encore louer la vertu, laisse prévoir son repentir.

Cette petite admonestation de Calixte me sembla très raisonnable. Je fis amende honorable à M. Taffarel, je regrettai avec sincérité que M. Gaspard Vernon, insoucieux de l’édification, persistât dans ses charités anonymes, et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde…

Les exemples de Calixte, ses exhortations, ses remontrances portaient donc leurs fruits. Je me sentais pénétré d’un respect de moi-même et comme possédé d’une rage de considération qui me rendaient beaucoup plus facile la résistance à certains entraînements. Le vieil homme se mourait en moi. Je redoutais moins ces mornes et grises après-midi de dimanche qui, naguère, suscitaient en mon âme de si âpres nostalgies que les plus grands excès me semblaient seuls capables de les dissiper. Pressé par la tentation, j’évoquais maintenant quelques-unes de ces nobles figures que Calixte m’avait appris à vénérer, ou le souvenir plus aimable de ma Béatrice, de Marie-Antoinette ! J’allais errer sur les quais de la Saône où je l’avais rencontrée pour la première fois ou bien je courais, je volais à la conférence du jour dans l’espoir de la revoir. Ainsi je recouvrais la sagesse et la sérénité.

Cependant de si puissantes assistances ne me rendaient pas toujours inexpugnable. Hélas ! pour devenir Lyonnais, je n’en restais pas moins homme !

De grandes affiches annonçaient alors aux quatre coins de la ville de sensationnelles représentations de la Dame aux bas souris, opérette viennoise et libertine, qui avait remporté dans toutes les capitales du monde, sauf à Londres où on l’avait interdite, un succès triomphal. On parlait de cinq cents représentations à Berlin, de six cents à Vienne et de huit cents à Paris. A Lyon, on devait en donner dix. « Ce seront encore dix de trop, me disais-je. Il faut que l’impresario n’ait pas la moindre connaissance des idées lyonnaises pour espérer obtenir quelque succès avec une opérette aussi effrontément qualifiée. Les théâtres de Lyon sont déjà peu courus. Ce maladroit les videra. »

Vint le jour de la première. J’étais altéré du désir de connaître cette Dame aux bas souris qui ensorcelait l’univers. Mais le souci du respect que je me devais et le soin de ma considération le contrariaient furieusement. Je balançai jusqu’au soir. Finalement, la curiosité l’emporta. « Puisque, me disais-je pour me tranquilliser, cette opérette se donne aux Célestins et non au Casino, je ne commettrai, en y allant, qu’une faute bien vénielle contre le respect de moi-même. Quant à ma considération, c’est à peine si je l’accrocherai. A un tel spectacle, je ne saurais coudoyer que des étrangers, Marseillais et Parisiens, tous gens dénués de principes dont l’opinion m’importe peu. » Je partis d’un bon pas. Mes tergiversations m’avaient mis en retard. Au guichet, je réclamai en toute hâte un fauteuil : j’obtins par faveur un strapontin. Fort étonné, j’allais pénétrer dans la salle lorsque je m’arrêtai sur la porte, ébahi. Du parterre aux galeries, le théâtre était plein, plein comme un œuf, plein à crouler ; mais ce n’était pas le temps des considérations. Le rideau se levait, l’obscurité couvrit la salle : je me glissai jusqu’à mon strapontin avec toute la discrétion possible. En m’installant tant bien que mal et plutôt mal que bien sur ce siège capricieux, je regardai mon voisin. « Grand Dieu ! » m’écriai-je aussitôt en sursautant. « Chut ! Chut ! Assis ! » protesta-t-on de toutes parts. Je retombai à ma place dans un ahurissement total. C’était Taffarel !…

A l’entr’acte, je crus rêver ! Quel entourage ! A gauche, à droite, devant, derrière, rien que des figures de connaissance et quelles figures ! Quelles personnalités ! Arsène Jutet, Sixte Sévère, Aimé Bernicot, Vital Sévère, Florestan Bizolon, Fortuné Sévère, Léonard Grivolin, Juste Miron, Désiré Rivollet, Pothin Paterin et Calixte, lui aussi, mon vieil ami Calixte. « Tous, ils y sont tous ! » m’écriai-je malgré moi avec une sorte d’effarement. Pourtant je n’aperçus ni Mme Greillon-Delamotte, ni M. Gaspard Vernon qui vivait dans une égale insouciance de l’édification et de la considération, ni ma bien-aimée Marie-Antoinette. Que le ciel en soit loué ! J’en eusse ressenti un saisissement mortel…

Le spectacle se poursuivait. Je n’y prêtais qu’une attention distraite. La présence de Calixte, de ses parents et amis et de tous ses pairs à une opérette aussi folichonne était pour moi une énigme que je m’efforçais de résoudre. Je ne songeais même pas, cela va sans dire, à l’expliquer par l’attrait trop humain des gaillardises. Quelques situations assez vives, quelques mots d’une équivoque assez libre m’éclairèrent enfin. Tandis que les galeries — le peuple n’est-il pas partout le même ? — les accueillaient avec de longs rires et de vigoureux applaudissements, aux fauteuils, un silence polaire, une immobilité tombale. Puis, l’acteur réitérant ses impudentes plaisanteries, quelques « ho ! ho ! » réprobateurs s’élevèrent. « Les malheureux ! me dis-je alors. Ils sont venus en toute innocence comme à un spectacle de famille et, maintenant, les voilà bien choqués et bien embarrassés. Avec quelle impatience ils doivent attendre la fin de cette Dame aux bas souris ! » Je ne me trompais pas. A peine le rideau commença-t-il à descendre que ce fut la ruée vers les portes de toute une foule fuyant une léproserie. Dans la rue, de petits groupes se formèrent d’où s’élevèrent des lamentations. Je m’approchai de l’un d’eux. Au beau milieu, Calixte, le visage défait, gémissait comme un damné, et M. Taffarel lui faisait écho. « C’est un spectacle qu’on regrette d’avoir vu, » déclarait Calixte. « On y rit pour n’y pas pleurer, » reprenait Taffarel. Puis, je n’entendis plus que les qualificatifs indignés de la vertu blessée. J’espérais, du moins, que Calixte me présenterait. Tout entier à gémir, il ne m’aperçut même pas. Finalement, la pluie se mit à tomber, et nous nous dispersâmes tous suffisamment édifiés.

Neuf jours après, je rechutai. L’ennui, la mélancolie des nuits lyonnaises à laquelle je m’habituais mal, l’absence de la famille,

et je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

je retournai à la Dame aux bas souris.

Désireux de cacher le plus possible ma faiblesse, j’avais pris un troisième rang de première galerie. On ne pouvait pas avoir été plus mal inspiré. Obéissant sans doute aux mêmes scrupules, Calixte, oui, Calixte, s’était juché au cinquième rang des mêmes galeries, derrière un gros pilier. Nous nous aperçûmes, nous nous reconnûmes, mais nous ne nous vîmes pas. Dès la fin du premier acte, je m’enfuis par la porte de gauche, et je crois bien que Calixte fit de même par la porte de droite. Ah ! qu’il me parut lourd, ce soir-là, le joug de la considération !

Le hasard voulut que, le lendemain, je rencontrasse Calixte. Jamais je ne l’avais vu aussi guindé, aussi solennel. Il m’aborda avec circonspection et me tint, un quart d’heure durant, les propos les plus dénués d’optimisme. Je crus convenable de lui répondre sur le même ton. Il en parut extrêmement satisfait. Son visage soupçonneux s’éclaira. En me quittant, il me serra la main avec une insistance, une cordialité toute particulière, et ses derniers mots furent pour m’inviter à dîner chez lui, le soir même.

CHAPITRE VI
DE LA FAIBLESSE HUMAINE

Adieu, Lyon qui ne mords point,
Lyon, plus doux que cent pucelles,
Sinon quand l’ennemi te poinct ;
. . . . . . . . . . .
Adieu, cité de grand valleur,
Et citoyens que j’aime bien…
J’ai reçeu de vous tant de bien,
Tant d’honneur et tant de bonté
Que volontiers dirais combien,
Mais il ne peut estre compté.
Adieu la Sone, et son mignon
Le Rosne qui court de vistesse ;
Tu t’en vas droict en Avignon,
Vers Paris je prens mon adresse.

Ces vers attendris et charmants de Clément Marot m’étaient venus spontanément aux lèvres alors que, sur l’ordre de MM. Tristan-Miron, « vers Paris je prenais mon adresse ». Je ne la prenais d’ailleurs pas seul. Un hasard heureux m’avait donné Calixte Paterin pour compagnon de voyage.

Je l’avais rencontré sur le quai de la gare, à l’arrivée du train de Marseille. Une lourde valise au bras et le nez en bataille, il fendait la foule pour atteindre le wagon de seconde classe qui roulait encore devant lui. Je crus qu’il avait une distraction. « Ohé ! Calixte, lui criai-je. Vous vous trompez. Les premières sont par ici ! — Mais non, je ne me trompe pas », me répliqua-t-il avec une dignité sévère. Puis, sans autres explications, il sauta en wagon. « Depuis quand, lui demandai-je en m’asseyant en face de lui, les boyards comme vous voyagent-ils en seconde ? » Il m’invita aussitôt d’un ton bourru à ne pas employer d’expressions aussi déplacées. Une telle réponse ne me surprit pas. Je n’ignorais pas que cet homme cinq ou six fois millionnaire pratiquait l’économie dans ses petits détails. Son intérieur était non seulement dépourvu de luxe mais encore d’élégance et de confort. Par économie, il évitait autant que possible de prendre le tramway pour aller à ses affaires. S’il achetait mon journal avec le sien, il trouvait très naturel que je lui rendisse les quatre sous qu’il lui avait coûtés. Il marchandait en toutes occasions avec une obstination de maniaque, même lorsqu’il ne s’agissait que d’un rabais dérisoire. Quelquefois, à bout de souffle, et comme le débat menaçait de s’éterniser, il faisait à ma grande surprise usage de son nom : « Voyons, voyons, je suis M. Paterin, disait-il au marchand, M. Calixte Paterin de la rue Vaubecour. » Et ce qui m’étonnait le plus, c’était que le marchand se rendît à un pareil argument. Radieux, Calixte obtenait le cinq pour cent. A l’entendre, les affaires allaient toujours de mal en pis et la ruine veillait à son chevet. Je crois qu’il se serait fait passer volontiers pour le dernier des gueux si le soin de sa considération ne l’en eût empêché. Car, jamais, gueuserie et considération ne se sont baisées sur les lèvres. Il s’appliquait du moins à ne tenir cette considération que de son nom et de ses vertus. Je n’ai jamais rien vu de plus mystérieux et de plus admirable.

Adieu, Lyon qui ne mords point,
Lyon, plus doux que cent pucelles,
Sinon quand l’ennemi te poinct…

L’express nous emportait à travers la nuit. Calixte s’était mis à lire le Journal des Débats. J’ouvris, de mon côté, avec un peu d’appréhension, le Sourire et Fantasio. Mon grave ami me vit entre les mains ces lectures légères, hocha la tête, sourit et ne me tança point. Je pensai que la joie du voyage le portait à l’indulgence… Tout en lisant, je m’assoupis. Un rêve céleste enchanta mon sommeil : Marie-Antoinette, plus touchante et plus belle que jamais, soupirait à mon oreille le brûlant sonnet de Louise Labé, et, dès la fin du dernier tercet, nous tombions dans les bras l’un de l’autre. Quelle extase !… Un coup de sifflet strident m’arracha à ces illusions adorables. J’ouvris les yeux et j’aperçus, en face de moi, Calixte qui semblait se retenir de rire, tandis que ses narines s’agitaient d’une façon inaccoutumée. Il lisait toujours mais ce n’étaient plus les mêmes journaux. Profitant de ce que je dormais, il s’était saisi de mon Fantasio et le lisait, sans en sauter une ligne, avec sa conscience habituelle. « Il faut convenir, dit-il en me le rendant, que ces Parisiens ont parfois bien de l’esprit. » On peut juger de ma joie à une déclaration aussi inespérée. Nous venions de dépasser Dijon. Calixte sortit dans le couloir pour griller une cigarette. Quelle fantaisie ! Bientôt je crus l’entendre chantonner. Quelle nouveauté ! Je prêtai l’oreille. Il fredonnait :

Les sens grisés et les yeux dans les yeux,
Vivre la vie,
Sans autre envie
Que d’échanger des baisers amoureux.

Et il y mettait une flamme, une conviction ! Je n’en revenais pas. Propos, allures, tout m’étonnait en lui. Je ne le reconnaissais plus. Son maintien était moins guindé, ses mouvements plus souples ; son humeur devenait folâtre. A l’approche de Paris, il semblait sortir de son engourdissement comme ces gros lézards qu’on voit étirer leurs pattes au soleil printanier. Je me souviens même qu’il me lâcha une gaillardise si raide que j’en restai béant et plus offusqué que devant les indélicatesses d’une feuille d’impôts.

Un peu avant l’arrivée, je demandai à Calixte si les affaires lui laisseraient le temps de goûter aux plaisirs de la capitale. « Je compte bien m’offrir quelques petites distractions, me répondit-il. — Hé bien, repris-je, quand vous vous sentirez en train, prévenez-moi par un pneumatique. Je passerai volontiers une soirée avec vous. — Ollé ! » s’écria-t-il en faisant la girouette avec la main. Il avait le chapeau sur l’oreille, il mettait à chaque minute la tête à la portière, il sifflotait comme un loriot, nullement incommodé par le respect de lui-même.

Mon arrivée fut pour mes parents une grosse surprise. Nous nous trouvions réunis après une séparation de plusieurs mois. Ma mère ne se lassait pas de me regarder et mon père d’imaginer des réjouissances. Ils m’interrogèrent longuement sur mon existence lyonnaise. Je leur répondis de manière à les satisfaire, mais non sans les étonner quelquefois. Ils concevaient avec peine certaines de mes délicatesses, de mes susceptibilités et de mes prétentions récemment acquises. Ils ne saisissaient pas toujours le sens et la portée de certains mots qui me revenaient aux lèvres. C’est ainsi que je dus leur commenter l’expression « passer par la filière ». Je m’exprimais avec verve et enthousiasme. Ils m’écoutaient en échangeant des regards soucieux. Bientôt ma mère m’interrompit pour s’informer plus en détails de mon état de santé. Je lui parlai de mon coryza. Elle s’étonna de sa persistance. Je tentai de la rassurer en lui affirmant que soixante-quinze pour cent au moins des Lyonnais entretenaient un rhume de la Toussaint au jour des Rameaux. C’était une coutume instituée par le climat. Durant près de six mois, on ne s’abordait qu’en éternuant… Je me lançai, finalement, dans un éloge enflammé de la beauté des dames lyonnaises. Alors il me sembla découvrir autre chose que de la surprise sur le visage attentif de mes parents.

Nous allâmes dîner ensemble sur les boulevards que je revis avec plaisir après une si longue absence. Pourtant ils ne me firent oublier ni la rue Vaubecour ni la rue Sala qui, pour être moins animées, ont bien aussi leur charme. En chemin, mon père me demanda plusieurs fois pourquoi « je marchais si raide en regardant de côté ». Je ne pus en trouver aucune raison satisfaisante. Ma mère me demanda à son tour si j’avais lu les derniers romans de X… et de Z…, jeunes écrivains en vogue qui s’appliquaient à écrire français autrement que les autres. Ces ouvrages bizarres l’avaient amusée. Je fis le dédaigneux et, cette fois, j’en donnai mes raisons. Nous nous étonnâmes ainsi mutuellement jusqu’au soir.

Le lendemain, je reçus un petit bleu de Calixte. Il me donnait rendez-vous à sept heures, chez Poccardi. J’en avisai mes parents qui regrettèrent que je n’eusse pas eu l’idée d’inviter mon ami à la maison. C’était d’une civilité élémentaire. Je leur répondis qu’on n’invitait pas comme cela, chez soi, Calixte Paterin, qu’il y fallait un peu plus de cérémonies. Puis, je voulus leur signaler certaines convenances particulières à Lyon, mais je vis bien qu’ils ne me comprenaient pas. Je dois reconnaître que jamais explications ne furent plus embrouillées.

Mon père me traita d’hurluberlu, ma mère demeura dans une affliction muette. Je volai chez Poccardi…

Calixte m’y attendait déjà, le nez dans la carte des vins. Je lui trouvai les traits fatigués, le teint singulièrement bistré, les paupières bouffies mais l’humeur badine. Nous nous concertâmes sur le menu. Calixte était un gourmet, et je n’ai pas connu d’œnophile plus averti. Nous fîmes un repas de délicats, tout en chantant à l’unisson et d’un ton tour à tour attendri et exalté, les séductions de la Parisienne, la facilité des affaires, les joies de la famille et l’ivresse des voyages. Au café, Calixte n’eut plus de voix que pour célébrer la Parisienne ; j’appréciai, d’ailleurs, le choix heureux de ses épithètes. Puis nous nous levâmes après avoir payé chacun notre écot. Calixte avait tenu à donner le pourboire et à m’offrir les cigares…

Dans la rue, mon magnifique ami s’enquit d’un lieu où nous pourrions passer plaisamment la soirée.

— Ces sortes d’endroits-là, comme vous le savez, répondis-je, ne manquent pas à Paris. Il ne s’agit que de s’entendre sur l’espèce de plaisirs que l’on cherche, car il y en a pour tous les goûts. Que diriez-vous d’une soirée à l’Opéra ou à la Comédie-Française ?

— Oui, oui, grommela Calixte, à la Comédie-Française, ou à l’Opéra… ou encore aux Folies-Bergère.

— Ah ! m’écriai-je, aux Folies-Bergère, le plaisir est un peu décolleté !

— Mais d’un décolleté bien artistique ! affirma Calixte d’un ton convaincu.

Et, me prenant par le bras, il s’appuya sur moi, pour marcher, avec la familiarité d’un ami de trente ans.

— Mais, mon cher Calixte, insinuai-je, ne pensez-vous pas ?… Ne craignez-vous pas qu’aux Folies-Bergère votre considération, ou du moins le respect que vous vous devez à vous-même, sans parler de l’exemple que vous devez aux autres… et, peut-être, un affreux scandale…

Je n’achevai pas. Tous ces diables de grands mots me parurent bourdonner très désagréablement aux oreilles de Calixte. Il accéléra le pas ; et, durant quelques secondes, je le vis se démener, lever les bras et battre l’air autour de lui comme un homme assailli de guêpes…

— Vraiment, vous plaisantez, Philippe, finit-il par me dire en recouvrant un peu de sa sérénité.

Puis, il m’expliqua avec beaucoup d’à-propos que, n’étant plus à Lyon, il n’était plus tenu aux mêmes devoirs.

— Je serais bien prétentieux, bien fou, me disait-il, de vouloir édifier une ville aux mœurs aussi dissolues que Paris où je ne suis ni connu ni considéré. Quant à la crainte d’y scandaliser autrui, vous m’avouerez, mon cher Philippe, que c’est un souci dont je peux me défaire. En toute franchise, je redouterais bien plus de m’y sentir scandalisé moi-même.

La justesse d’un tel raisonnement me ravit.

— Et puis, m’écriai-je en matière de conclusion, qui veut faire l’ange fait la bête !

— Oui, oui… fait la bête ! appuya énergiquement Calixte.

Nous pressâmes le pas. Nous savions où nous allions. Tout en marchant, Calixte me rappela mes fredaines du temps de guerre ; je lui rappelai les siennes. Ces souvenirs nous émoustillèrent. Nous échangeâmes de petits coups de poing affectueux qui aiguillonnèrent notre gaieté. Tout à coup, Calixte se mit à faire, avec son arrière-gorge, le bruit de l’eau tombant d’une gargouille. Puis il imita — oh ! très discrètement — les veaux qu’on mène à la foire, le porc qu’on saigne et « la petite folle qu’on chatouille ». Je ne lui connaissais pas de pareils talents.

— Ah ! Calixte, lui dis-je, ce n’est pas à Lyon que vous vous risqueriez à faire ainsi la gargouille !

— Jamais de la vie, me répondit-il avec un effarement comique, on y est bien trop sévère… et que dirait ma tante Greillon-Delamotte ?

Quel joyeux camarade que mon ami Paterin ! Il marchait, les yeux fous, le nez avide, les mains dans les poches de son pantalon, son pardessus flottant au vent, avec des enjambées fantastiques. Nous ne pouvions plus nous regarder sans rire. Nous étions jeunes, nous avions vingt ans, nous en avions seize. Nous arrivâmes à cet âge aux Folies-Bergère.

A peine eûmes-nous mis le pied dans l’immense hall de ce prodigieux marché aux femmes, que je me sentis violemment frappé sur l’épaule. Jamais l’hétaïre la plus effrontée ne m’eût sollicité avec une indiscrétion aussi brutale. Je me retournai et me retrouvai nez à nez avec mon plaisantin de Marseillais : « Vous ici ? m’écriai-je. — Toi, Philippe, à Paris ? s’écria-t-il à son tour. — Voyage d’affaires, répondis-je. — Voyage d’affaires, égalemain, me déclara-t-il… Et dis-moi, mon cher, tout seul ? — Que vous importe ? Avec un ami. — Un Lyonnais ? — Oui. — Tous donc en affaires, et tous aux Folies-Bergère. Ah ! sacré Philippe ! Comme on se retrouve ! » J’avais hâte de quitter un tel fâcheux d’autant plus que je ne voyais plus Calixte autour de moi. « Je vous rejoindrai à l’entr’acte, » dis-je à mon Marseillais, et je me mis à la recherche de Calixte.

Je ne tardai pas à l’apercevoir à travers la foule, son long nez en bec de pélican incliné sur un atome de fille à qui il tendait son étui à cigarettes. Je volai à son aide : « Hé bien, lui dis-je, en lui touchant le bras, le spectacle va commencer. Allons prendre nos places. » Il nous considéra quelques secondes, la petite femme et moi, avec un sourire dénué d’esprit, puis il se décida à m’accompagner. « Elles sont familières et amusantes, me dit-il, quand nous fûmes installés. C’est bien dommage qu’elles aient une si mauvaise conduite. » Je crus qu’il plaisantait : je le vis sérieux comme le dieu Terme. Le rideau se leva. Tant que dura le spectacle, Calixte ne souffla mot que pour me confier à voix basse que c’était vraiment « un peu nu, un peu nu, mais bien artistique ». Et son nez s’agitait en tous sens, à lui faire mal.

Au premier entr’acte, quelque effort que je fisse pour n’être point séparé de lui, Calixte m’échappa comme un serpent dans un buisson. Mais mon Marseillais me retrouva. Cet homme sans éducation me saisit immédiatement par le col de mon veston, suivant sa détestable habitude, et ne me lâcha plus. Au-dessus de nous, dominant le hall immense, un nègre effrayant et gigantesque se penchait en agitant sa sonnette pour convier les promeneurs au spectacle de la danse du ventre. « Tu es donc avé Paterin ! s’exclama le Marseillais… Paterin le puant, l’associé du père Vernon, oh ! un bien aimable homme, celui-là. Connais-tu sa fille ? » Je lui répondis assez froidement que j’avais eu l’honneur de dîner plus d’une fois à la droite de Mme Paterin. « Qui te parle de l’aînée ? reprit-il avec un haussement d’épaules. Il s’agit de la cadette, naturelemain ! » Je lui avouai que j’ignorais que Mme Paterin eût une sœur. « Mon pauvre Philippe ! soupira-t-il alors en me regardant d’un air de pitié. Tu habites Lyon depuis près d’un an, tu joues au Lyonnais, tu dînes chez les Paterin et tu ne connais pas la petite Vernon ! — Que voulez-vous dire ? lui demandai-je, intrigué malgré moi. — Ce que je veux dire ? Mais, malheureux, que tu as l’occasion de faire la cour à la plus jolie fille de Lyon, à une seconde Récamier… — Il y en a d’autres… » l’interrompis-je en caressant dans mon cœur une ineffable image. Le Marseillais bondit, passa son bras sous le mien et, d’un ton de confidences : « Écoute-moi, Philippe, tu me connais. Tu sais ce que je pense de Lyon et des Lyonnais : ce n’est pas enchanteur. Eh bien ! je crois que, s’il le fallait, pour obtenir la main de la petite Vernon, je serais capable de faire le serment de ne jamais ref… les pieds sur la Cannebière et de mourir, oui, mon cher, tu m’entends ? de vivre et de mourir rue Vaubecour ! — Marius, tu m’affoles, ricanai-je… Dès notre retour, je demanderai à mon ami Paterin de me présenter à sa belle-sœur. Connais-tu son petit nom ? — Si je le connais ? Marie-Antoinette, mon amour. Mais ne t’excite pas ! Elle n’est ni pour toi ni pour moi… »

Marie-Antoinette ! La fille de Gaspard Vernon ! O Dieu, serait-il possible ? Mon cœur se mit à battre comme une cloche à toute volée, et mes oreilles tintèrent. Un brouillard s’appesantit devant mes yeux…

Je voulus demander à ce surprenant Marseillais quelques éclaircissements. Je ne vis plus en face de moi qu’une grande fille horriblement maigre et peinte qui me considérait fixement, de ses yeux élargis, pareils à des « trous noirs laissés par des flambeaux sur une tapisserie de Tyr ». Ses longs doigts exsangues me frôlaient en jouant avec ma chaîne de montre. Je me retournai précipitamment et j’aperçus Calixte. Debout, au milieu de l’escalier qui conduit au vaste balcon circulaire et les mains nouées derrière la nuque, il ébauchait, en me regardant d’un air égrillard, les roulements de hanche d’une mouquère. Je redoutai une hallucination…

La sonnerie qui annonce la reprise du spectacle nous ramena à nos fauteuils. Maintenant Calixte me détaillait, en termes imagés ou précis, la nudité des actrices qu’il estimait de plus en plus artistique. Mais je ne l’écoutais guère. Puis ce fut la sortie, l’assaut final de deux cents filles luttant pour la vie. Le souvenir de Marie-Antoinette m’inspirait une énergie calme, une fermeté inexorable, mais, près de moi, Calixte faiblissait. Je l’entendais qui susurrait d’une voix assourdie, lointaine, enfantine, d’une voix de ventriloque : « Oh ! la polissonne, voyez-vous la petite vilaine, fi, fi, les gamines ! » Bientôt, il appela au secours. Je vis ses bras démesurés s’agiter au-dessus de la foule ; puis il disparut, je ne sais comment, entraîné, soulevé, porté, roulé, ravi comme une Sabine. Je me retrouvai seul dans la rue.

« Ah ! me dis-je en rentrant chez moi, je me souviendrai des préceptes de Jean Caille et je ne jugerai pas trop sévèrement la faiblesse de mon ami. Calixte peut certes offenser la morale : je suis certain qu’il n’en reste pas moins vivement épris de morale. Et je dois m’attendre, dès demain, à quelque beau repentir. » Il me sembla cependant que, si jamais je me faisais Lyonnais, je m’arc-bouterais à mes principes avec une tout autre vigueur…

Le lendemain, je fis mes adieux à mes parents et repris le train de Lyon. Calixte rentrait également ce jour-là, par le même train. Nous nous retrouvâmes à la gare et, après une brève allusion à notre séparation de la veille, la cohue de la sortie, seule, en étant cause, nous montâmes en wagon.

Taciturne, le front plissé, Calixte se renversa aussitôt dans l’un des coins du compartiment comme pour dormir. « Êtes-vous souffrant ? lui demandai-je. — Moi ? Non. — Avez-vous des journaux ? — Oublié d’en acheter. — Voulez-vous les miens ? » Un geste vague. Je lui mis entre les mains la Vie parisienne dont il tourna le premier feuillet avec un sourire pâle. Puis il laissa retomber le journal sur ses genoux, se renversa de nouveau et demeura, je ne sais combien de temps, immobile, les yeux ouverts, les sourcils froncés, la physionomie ténébreuse. Enfin il se leva et gagna le couloir après avoir glissé en poche, d’un geste fébrile, le journal galant. Nous avions dépassé Dijon. Durant près d’une heure, je l’entendis se promener dans le silence du wagon assoupi. Je sortis à mon tour, inquiet de le sentir en proie à une pareille agitation.

— Calixte, lui dis-je en lui mettant la main sur l’épaule, vous me semblez soucieux. Je suis votre ami. Confiez-vous à moi.

— Ah ! Philippe, me déclara-t-il aussitôt d’une voix lugubrement amère, le fond de l’homme n’est que cochonnerie.

Jamais je n’avais vu un être aussi dégoûté de lui-même, aussi pénétré de repentir et suant à ce point le remords. Je tentai de le réconforter.

— Bah ! lui dis-je en plaisantant, chacun porte en soi un cochon qui sommeille. C’est une vérité d’avant-hier. Soyez certain, mon vieux camarade, que le vôtre est encore un des plus sages et des moins éveillés que je connaisse.

— Vous me faites du bien, me répondit Calixte. Ah ! Paris ! Paris !…

— Ne songez plus qu’à Lyon, répliquai-je, à Lyon où vous allez retrouver votre considération, Mme Paterin, une gentille petite famille et Mme Greillon-Delamotte, et M. Vernon et une charmante belle-sœur…

— L’exquise jeune fille ! soupira Calixte, et si adorablement jolie ! Je vous présenterai à elle, Philippe…

— Ah ! oui, m’écriai-je d’une voix qui s’étrangla.

Nous étions maintenant aussi troublés l’un que l’autre. Incapables de parler, nous ne faisions plus que nous secouer les mains en nous regardant avec des yeux humides.

Soudain Calixte tira de sa poche ma Vie parisienne et, d’un geste violent, la jeta par la portière. Puis il rentra avec précipitation dans le compartiment. J’allais le suivre quand je reconnus la voix de mon Marseillais : « Tu fais le voyage avé le grand Paterin, me dit-il, et moi avé le papa Bernicot qui le fait lui-même avé sa maîtresse… — Que me contez-vous là ? l’interrompis-je en haussant les épaules. — La vérité, mon petit. Papa Bernicot est un excellent diable qui ne va jamais à Paris sans emmener sa poulette. Ne crois pas, cependant, qu’il l’asseye à côté de lui sur le même coussin. Non. Papa Bernicot est un homme extraordinairement chatouilleux sur la question des mœurs et qui a soixante-cinq ans de considération à défendre. Il installe confortablement la petite deux ou trois wagons devant ou derrière. Et papa Bizolon agit, paraît-il, tout comme papa Bernicot… — Vous m’ennuyez ! Allez au diable avec vos histoires scandaleuses ! m’écriai-je en me hâtant de rejoindre Calixte. — Mon pauvre Philippe, que tu es donc devenu puant ! » grommela le Marseillais.

Nous avions dépassé Chalon.

Effondré sur les coussins, pitoyable, la bouche ouverte, la larme à l’œil, mon repentant ami dormait. Je me gardai de l’éveiller. Quelques instants plus tard, ses lèvres s’agitèrent. Il marmonna des paroles inintelligibles. Je prêtai l’oreille : « … et tout est cochonnerie ! » exhala-t-il distinctement dans un grand soupir. Nous n’étions pas seuls. Appréhendant une confession publique, je l’éveillai de quelques coups de pied discrets sur les tibias.

Le jour naissait.

A Mâcon, Calixte me dit d’un ton soudain raffermi : « Je vais acheter mon Nouvelliste, voulez-vous le vôtre ? — Volontiers, mon cher ami, et l’Action française ! » Nous nous mîmes à lire. Le reste du trajet passa pour nous comme un songe.

A la descente du train, Calixte, dont le visage souriait d’attendrissement, m’invita à l’accompagner jusqu’au bazar de la salle des Pas perdus. « J’ai coutume, me dit-il, de rapporter de voyage quelques jouets à mes enfants. C’est une joie que nous nous faisons mutuellement, mais je crois bien que la mienne est la plus forte. » En parlant ainsi, il s’était approché du bazar dont il semblait flairer chaque jouet. « Empaquetez-moi, dit-il à la marchande, ce beau gendarme de carton, ce cheval de bois et cet ours de peluche. » Le temps d’une courte discussion pour obtenir, sur le prix, l’amputation de quelques centimes, et nous partîmes. A l’entrée de la rue Victor-Hugo, Calixte s’arrêta chez un chemisier. « Une minute, mon cher ami, m’avait-il dit, et je suis à vous. » Quand il fut à moi je remarquai qu’il avait changé son modeste faux col de voyage contre un faux col gigantesque, roide, étroit à l’étrangler et qui éloignait de sa personne l’ombre même de la familiarité. Personne ne pouvait plus se méprendre. Malgré le gendarme, le cheval et l’ours dont les têtes lui passaient sous les bras, c’était bien M. Calixte-Marie-Joanny Paterin-Vernon qui, digne et solennel, traversait la rue.

CHAPITRE VII
DE QUELQUES CONVENANCES

J’étais de retour à Lyon depuis une semaine. J’avais gaillardement repris chez MM. Tristan-Miron, Unis et Façonnés, la suite de mes épreuves et menais, sous un ciel à vrai dire défavorable aux idées gaies, une existence des plus lyonnaise. Je ne veillais pas, me couchais aussitôt la lecture du Salut public achevée, et me levais le lendemain, tout prêt à m’adonner corps et âme aux affaires. Mon coryza se lassait. M. Miron me disait parfois d’une façon spirituelle : « Lavrignais, tous mes compliments, vous êtes enfin muet et vous engraissez. » J’étais bien heureux. Je devais l’être davantage encore.

Un matin, je reçus une invitation à dîner chez les Paterin. Ce n’était pas une invitation ordinaire. L’extrême cérémonie des termes m’annonçait une véritable solennité… Ainsi, huit mois après mon arrivée, Calixte me jugeait digne d’être introduit dans un salon lyonnais. J’avais le droit d’être fier. Je battais certainement tous les records. Il est vrai que ma préparation avait été très attentive, ma docilité parfaite, ma souplesse infinie et la sollicitude de mon maître et cicérone, infatigable. Des larmes d’attendrissement me montèrent aux yeux.

Je passai la fin de cette journée mémorable entre la joie et la crainte. La pensée de la grande faveur qui m’était faite me dilatait le cœur, mais l’appréhension de m’en montrer indigne l’étreignait aussitôt. Mes imprudences, mes erreurs de jugement, mes maladresses passées me revenaient à la mémoire. Malgré mon expérience et la circonspection que j’avais acquise, je craignais d’en commettre de nouvelles. Déjà, je n’étais plus sûr de ma science. Déjà, je me voyais, pour quelque faute ignorée de moi, rejeté d’une société dont j’ambitionnais depuis si longtemps les bonnes grâces et la familiarité. « Plaise au ciel, m’écriai-je avec ferveur, que je navigue sans naufrage à travers les méandres des bienséances lyonnaises ! »

Quelques jours s’écoulèrent. Mon anxiété redoublait. Je perdais toute assurance. Bref, j’étais si misérable que je résolus d’aller trouver Calixte pour le prier de m’adresser quelques suprêmes recommandations.

— Je me disposais à aller vous les donner, me déclara-t-il, quand il eut appris l’objet de ma visite.

Il me tranquillisa sur-le-champ. En toute sincérité, si je manquais de pratique, je possédais la théorie à merveille.

Calixte me nomma quelques-uns des invités de marque au milieu desquels j’aurais l’honneur de me trouver : Arsène Jutet et sa femme, Philibert Taffarel, Pothin Paterin, son oncle, Mme Greillon-Delamotte, sa grand’tante, Sixte, Vital et Fortuné Sévère, ses cousins, Gaspard Vernon, son beau-père, Marie-Antoinette, sa belle-sœur… « Ah ! si c’était elle ! » soupirai-je malgré moi. Mon ami me demanda ce que signifiait cette singulière exclamation. Je bredouillai des incohérences. Il n’insista pas et m’instruisit spontanément de l’attitude que je devais avoir vis-à-vis de ces personnalités éminentes dont je connaissais les mérites et le prestige. Point de contradiction surtout : une approbation respectueuse et empressée de leurs moindres propos : « Vous êtes trop délicat, trop fin, mon cher Philippe, me disait-il, pour ne pas sentir l’inconvenance qu’il y aurait à disputer contre un Jutet ou un Taffarel, l’un et l’autre soixante ou quatre-vingts fois millionnaire. » Je lui répondis — en songeant à Marie-Antoinette — que personne ne pouvait sentir plus vivement que moi une telle inconvenance, que mon attitude ne s’écarterait pas un instant de la déférence la plus pénétrée et que, si par hasard j’étais tenté d’émettre quelques idées un peu personnelles, je saurais étouffer cette tentation et garder mes idées pour moi. Cette réponse plut beaucoup à Calixte. Il m’avoua que, de ma part, il n’en attendait pas d’autre.

Il m’engagea ensuite à ne me laisser entraîner à aucune plaisanterie, même innocente, sur la religion et la morale. Il n’ignorait pas que, dans certains milieux distingués de la capitale, il est de bon ton de s’exprimer en badinant sur ces graves sujets. Mais je devais savoir, de mon côté, qu’une aussi fâcheuse affectation ne manquerait pas de me faire juger, à Lyon, de la manière la plus défavorable. Je lui répondis en protestant de mon profond respect pour la religion. « Quant à la morale, m’écriai-je avec émotion, il n’y a pas de danger que je m’aventure à en discuter. J’aurais bien trop peur de commettre quelque bévue… » Et j’avouai naïvement à Calixte que mes idées sur la morale ne s’étaient pas éclaircies depuis mon arrivée à Lyon et que j’avais encore beaucoup à étudier pour posséder à peu près une science dont j’étais loin d’entrevoir, à Paris, l’infinie complexité. Calixte fut encore très satisfait de cette confidence.

— Et en politique, me demanda-t-il, quelles sont vos idées ?

— Vous les connaissez, répondis-je. Je suis royaliste et ne peux m’en empêcher. Chaque matin, il me faut mon Action française, comme à vous, votre Nouvelliste.

— L’essentiel est que vous soyez bien pensant, me déclara Calixte.

— Qu’est-ce donc qu’être bien pensant ?

— C’est, avant tout, être mécontent. Si je vous disais que nous sommes conduits par des imbéciles ou des coquins, que la morale est quotidiennement bafouée et attaquée par ceux-là même qui devraient la défendre, et que la liberté religieuse n’est plus qu’un vain mot, que me répondriez-vous ?

— Je crois bien qu’après y avoir un peu réfléchi, je vous répondrais que je suis de votre avis.

Là-dessus, Calixte me serra les deux mains. Nous nous entendions à merveille.

Mon ami m’invita également à ne parler des séductions de Paris qu’en termes mesurés, afin de ne pas laisser suspecter ma moralité ou, du moins, le sérieux de mon esprit. Par contre, si j’avais l’occasion de rappeler le snobisme et la jobardise des Parisiens, je serais tout de suite fort apprécié. Il me donna enfin, à ma demande, quelques conseils précieux sur la manière de me comporter à l’égard du beau sexe. Je devais observer la plus délicate réserve, ne risquer aucune galanterie, aucun compliment. Il m’affirma que la femme lyonnaise ne se montre vraiment sensible qu’à l’éloge discret de la bonté de son cœur, de son dévouement, de sa charité, toute allusion à sa grâce ou à sa beauté lui apparaissant comme une offense à sa pudeur. Je le crus sur parole. Nous en vînmes à parler, je ne sais comment, de celles qui trompent leur mari. Calixte m’assura qu’à Lyon, où tout se sait, on pouvait les compter, tant elles étaient rares. Dans son quartier — le plus sérieusement habité, il est vrai — il n’en connaissait qu’une, mais c’était une vraie Messaline. « Et les maris qui trompent leur femme ? » lui demandai-je.

— Ça, c’est une autre affaire, me répondit-il, et nous sortirions de la question.

Je le remerciai de ses inappréciables avis et nous nous séparâmes.

On se représentera sans peine mon état d’âme lorsque, deux jours après cet important entretien, j’entrai dans le salon des Paterin. Était-ce vraiment ma bien-aimée que j’allais revoir ? Baiserais-je enfin sa petite main blanche ? Obtiendrais-je encore un de ses doux et ravissants sourires ? Telles étaient les questions que je ne cessais de me poser, et mon unique souci. Si flatteuse, en effet, si enviable que m’apparût la société des Taffarel et des Jutet, une déception, à cette heure, m’eût rempli d’une telle amertume que je les eusse plantés là sans vergogne, tout Taffarel et tout Jutet qu’ils fussent. A quels égarements une folle passion risque-t-elle de nous conduire ?

Mme Paterin me reçut avec sa grâce coutumière. Elle me rappela que son mari avait eu la bonne fortune de faire avec moi le voyage de Paris. « Bien fatigant, bien fatigant », marmonnait dans mon dos Calixte. Il me tira par le bras et me présenta à Arsène Jutet, un homme froid et circonspect, qui me dit simplement : « Meusieur !… » Puis la main patriarcale de M. Taffarel se tendit vers moi, largement accueillante, sans qu’il cessât pourtant de causer avec son interlocuteur. Les lugubres frères Sévère se montrèrent plus cérémonieux. Ils me saluèrent avec une raideur de mannequins et des expressions de physionomie angoissées. Un petit vieillard à l’air ironique et affable me demanda à brûle-pourpoint si « la rue du Griffon ne me donnait pas la nostalgie de l’avenue de l’Opéra… — Oh ! si peu », répondis-je avec l’accent de la conviction. « Monsieur Lavrignais est un humoriste, » dit alors, en s’adressant à mon ami, le petit vieillard qui n’était autre que Gaspard Vernon, dont les charités ne se souciaient pas assez d’être édifiantes. Cette réflexion m’avait un peu déconcerté. Calixte acheva de me faire perdre la tête en me prévenant discrètement qu’il allait me présenter à sa belle-sœur.

C’était Elle !

Je la reconnus au premier regard… Elle me sourit d’abord — avec quelle grâce ingénument caressante ! M’inclinant, je posai dévotement les lèvres sur sa petite main… mais, quand je me redressai, son sourire s’était effacé, et son regard obscurci révélait l’inquiétude, l’embarras, la confusion. « Voilà, pensait-elle manifestement, le jeune homme qui a vu ma jambe au-dessus du genou, le jour que je perdis à la fois, dans la rue, mon bas et ma musique. Comme c’est désagréable ! » Et moi qui me souvenais des enseignements de Calixte, je m’efforçais, par un jeu de physionomie et une contenance appropriés, de lui donner un démenti respectueux qui la tranquillisât. Je sus plus tard que je n’y avais pas réussi.

J’eus l’honneur de conduire à table Mme Greillon-Delamotte. C’était une excellente vieille dame, un peu gémissante et très loquace, dont la conversation ne m’aurait pas déplu si je n’avais eu comme voisine de droite Marie-Antoinette. Je m’appliquai du moins à ne pas être impoli et même à être aimable. Mais que cette application me coûta de peine ! Profitant d’un silence de la bonne dame, je m’adressai à ma bien-aimée. Elle venait de répondre à M. Jutet : « Certainement, mon oncle, j’étais à la conférence de l’abbé Moreux. » Sans perdre une minute, ni réfléchir, je lui jetai cette sotte question : « M. Jutet est-il donc votre oncle, mademoiselle ? »

Elle eut un gracieux hochement de tête.

— Nullement, me répondit-elle. Je donne ce nom à M. Jutet comme son fils le donne lui-même à mon père, par une vieille habitude d’enfance.

— … M. Jutet a un fils ?

— Oui, qui vit à Paris depuis plusieurs années.

— Dans les affaires, sans doute ?

— Hélas ! non…

Et Marie-Antoinette soupira cet « hélas ! non » d’un ton si affligé, si contraint, que je crus comprendre que M. Jutet fils était allé à Paris et s’y était « perdu ». J’en fus bien heureux.

— Il fait du journalisme, du théâtre, que sais-je ? me confia la jeune fille après un silence. On dit qu’il réussit, mais tout cela n’est pas très sérieux…

Une conversation si intéressante, si instructive, fut fâcheusement interrompue par Mme Greillon-Delamotte qui, le visage suspendu à mes lèvres, me priait de lui faire connaître mon sentiment sur le théâtre contemporain.

— Franchement immoral, ma tante, répondit pour moi Calixte d’une voix grosse de ressentiment.

Je me tournai vers Marie-Antoinette que M. Taffarel taquinait sur sa jolie toilette.

— Oh ! taisez-vous, mon oncle, je vous en prie, vous allez me faire rougir, protestait doucement ma bien-aimée.

Son oncle ? Lui aussi ! Par habitude d’enfance, probablement. Mais je n’osai m’en enquérir.

Je lui demandai si elle aimait Paris.

— Beaucoup, me répondit-elle… On s’y amuse tant !

Ce cri du cœur ne laissa pas de me surprendre. Que prétendait donc Calixte ?

— Ne trouvez-vous pas à Lyon les mêmes distractions qu’à Paris ?

— Oh ! il y a bien des plaisirs qu’on me permet à Paris qui, à Lyon, me sont défendus.

— Pourrais-je vous demander pourquoi ?

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation.

— Mais parce qu’à Paris cela ne tire pas à conséquence. Personne ne vous connaît…

Il me sembla entendre Calixte. Pensif, je considérai la jeune fille. Pas une ombre de malice sur ce visage de Greuze, et toujours cet ineffable sourire qui me fondait le cœur. Je m’en voulus du vilain doute dont j’avais failli la ternir. Personne ne vous connaît ! « Cri inconscient de l’éducation, pensai-je, et non de la pure nature. En elle tout est bonté, modestie, loyauté, franchise, simplicité et même naïveté. » Je ne me trompais pas. Nous causâmes. Je l’interrogeai sur ses goûts. Elle me les avoua sans affectation. Le croirait-on ? Elle avait pleuré à Werther. Elle osait aimer Henry Bordeaux. Elle ne lisait pas Marcel Proust à livre ouvert… Une jeune fille ! Une vraie jeune fille ! Je l’écoutais émerveillé, ravi et plus épris que jamais. Mais jamais je ne m’étais senti si dépourvu d’esprit. Hélas ! les grandes passions ne sont pas spirituelles. Et je m’inquiétais du jugement de ma bien-aimée. Saurait-elle reconnaître en ma stupidité la plus éloquente et la plus sincère des déclarations d’amour ?

Autour de moi, les : « Mais, certainement, mon oncle… Mais, comment donc, ma tante… Comme il vous plaira, mon cousin… Vous êtes trop aimable, ma cousine… » allaient d’un train d’enfer.

On se leva de table.

Je passai la soirée sans pouvoir m’arracher à cet état d’extase qui faisait de moi le plus niais des invités. Assis à la même place, muet et gauche comme un collégien, je ne voyais rien hors le sourire et les épaules de Marie-Antoinette. De la conversation des hommes, je n’entendais que quelques mots répétés avec une véhémence particulière : « Chiffre d’affaires. — Bolchevisme. — Spoliation. — Changes. — Gros salaires. — Où allons-nous ? — Suisse. — Ruine. » De la conversation des dames, je ne distinguais également que des mots sans suite : « Le nourrissage de Simone. — L’abbé X… — Le docteur B… — Grands Concerts. — Les couches de Madeleine. — Le docteur G… — Mgr Z… — Brebis égarée… »

Et il me semblait que la jeune et jolie Mme V… n’aurait pas dû porter un jupon d’alpaga noir sous son élégante robe de crêpe de Chine blanc, et que les beaux brillants de Mme Z… auraient jeté de tout autres feux s’ils avaient été soigneusement décrassés.

— Vous m’avez dit, je crois, monsieur, que vous aimiez la danse. Si cela vous plaisait, je pourrais vous faire inviter au bal de Mme de Sermanges.

C’était bien à moi que s’adressait Mlle Vernon en m’offrant une tasse de thé. Je saisis la tasse, acceptai distraitement le sucre, la crème, le rhum — que n’aurais-je pas accepté ? — et répondis… On devine ma réponse. Telle était mon émotion que je dus poser ma tasse sur un guéridon voisin…

— Hé bien, c’est entendu. Vous recevrez une carte prochainement.

Elle s’éloigna. Je la vis s’approcher de M. Taffarel qui lui tapota le menton. Ce fut à ce moment précis que je pris la résolution de me faire Lyonnais.

Il était un peu plus de minuit quand Mme Arsène Jutet, la première, se leva. Tout le monde, aussitôt, l’imita.

Précédé de Calixte, qui brandissait un gigantesque candélabre à six branches, nous descendîmes l’escalier en file indienne. Mme Greillon-Delamotte avait bien voulu accepter mon bras. Durant la descente, nous croisâmes, comme à l’ordinaire, quelques gros matous en goguette. Déjà le brouillard nocturne nous chatouillait les narines et la gorge. Nous toussions et éternuions à qui mieux mieux…

J’obtins la faveur inespérée d’accompagner Mme Greillon-Delamotte jusque chez elle.

CHAPITRE VIII
DE LA VÉRITABLE AMITIÉ

« Toutes mes félicitations, mon cher Philippe, me disait Calixte quelques jours plus tard, vous avez beaucoup plu. Ma tante Greillon-Delamotte m’a parlé de vous en termes particulièrement flatteurs. »

— Hélas ! répondis-je, je n’ai été que pleurard et stupide.

— Hé bien ! cette stupidité ne vous a pas desservi, au contraire. On l’a attribuée à une émotion bien naturelle, à un sentiment de déférence et de modestie tout à fait explicable…

— Ah ! Calixte, on aurait pu l’attribuer plus justement à l’amour.

— A l’amour ?

— Mon vieil ami, je vous livre le secret qui m’étouffe. J’aime…

— Et qui donc ?

— Mlle Vernon, votre belle-sœur… Oui, Marie-Antoinette !

— Mais vous êtes fou !

— Non, mais je le deviendrai immanquablement si je n’épouse pas Marie-Antoinette… Marie-Antoinette !

Effrayé, Calixte me colla sur la bouche sa grande main osseuse.

— Pour l’amour de Dieu, Philippe, ne criez pas si fort ! Vous oubliez que nous sommes rue Sala !

Il me prit par le bras, m’entraîna avec la vigueur dénuée de mansuétude d’un gardien de la paix qui conduit au poste un manifestant, et ne me lâcha que sur la place Bellecour, près du kiosque à musique.

— Mon cher Philippe, me dit-il d’un ton aigre-doux, vous avez une façon de plaisanter…

— Mon cher Calixte, répliquai-je avec fermeté, je vous jure que je parle le plus sérieusement du monde.

— Comment ? Vous… vous prétendriez épouser ?…

— Oui, moi… avec le secours de votre amitié.

Ce dernier mot effaça le sourire de suffisance et de dérision presque insultantes qui se dessinait sur les lèvres du meilleur de mes amis…

— Mon amitié vous est acquise, me dit-il. Mais épouser Mlle Vernon !… Y avez-vous songé ?

— Hé ! Je ne songe plus qu’à cela.

— Mais vous n’êtes même pas Lyonnais !

— Je le deviendrai. J’y suis décidé.

— Vous n’appartenez pas à une famille connue !

— Je m’appliquerai à la faire connaître. Dieu merci, depuis près d’un an que j’habite Lyon, je ne suis pas sans en avoir appris les moyens.

— Vous ignorez tout de nos traditions et de nos convenances. Vous n’avez pas l’âme lyonnaise.

— Je suis plein de bonne volonté : je m’en ferai une.

— C’est de l’aberration !

— C’est une ferme résolution.

Calixte se mit à gémir.

— Philippe, mon ami, je vous en prie, ressaisissez-vous ! Réfléchissez ! Mlle Vernon…

— Sera ma femme, à moins qu’elle ne s’y oppose. Il n’y a pas à y revenir… Je l’adore, je suis fou d’elle… et plutôt que de la perdre, je l’enlèverais !

— Quel scandale ! Mais jamais cela ne s’est fait à Lyon !

— Hé bien, cela se fera.

On ne pouvait montrer un plus frénétique entêtement. Calixte en parut ahuri, consterné, atterré.

— Voyons, mon ami, raisonnons, reprit-il d’un ton persuasif.

Il passa de nouveau son bras sous le mien et nous fîmes ainsi — je ne sais combien de fois — le tour du kiosque.

— Oui, raisonnons, Philippe, raisonnons, et ne vous froissez pas si je vous parle avec une franchise un peu brutale.

— C’est le droit d’un ami, répliquai-je. Soyez franc. Soyez brutal. Je ne m’en offenserai pas.

— Hé bien, mon cher Philippe, vous connaissez la situation sociale de Mlle Vernon. Vous n’ignorez ni sa parenté, ni ses alliances, ni ses relations. Est-il besoin de vous les rappeler ?

— C’est inutile, répondis-je avec une extrême douceur. Je vous assure que tout ce monde-là ne m’intéressera vraiment que le jour où j’aurai épousé Marie-Antoinette.

— Hé, comprenez donc que c’est impossible ! Comment ma belle-sœur, qui a refusé dernièrement l’un des plus beaux partis de Lyon, épouserait-elle le premier Parisien venu ? Entre nous, je ne vois guère que Félix Bernicot qui puisse prétendre à sa main ou encore le fils Jutet…

— Le fils Jutet ? m’écriai-je victorieusement. Il est allé à Paris et s’y est perdu. N’en parlons plus… Reste Bernicot. Est-il vraiment si séduisant ?

— Son père est colossalement riche, me déclara Calixte, les joues enflées de millions. De plus, les Bernicot sont alliés aux Bizolon, aux Taffarel et à Mgr de Rambert. Vous concevez bien que vous ne pouvez être un rival sérieux pour Félix…

Et mon excellent ami Paterin, m’ayant laissé quelques secondes à l’amertume de mes réflexions, me posa, d’un ton dégagé qui me donna une forte envie de le gifler, la question suivante :

— Sans indiscrétion, mon cher Philippe, combien gagnez-vous chez Tristan-Miron ?

— Sept cent cinquante francs par mois, répondis-je, sans parler d’une honnête gratification au jour de l’an.

— Hé ! hé ! C’est déjà bien joli. Ha ! ha ! les employés sont bien payés de nos jours. Ho ! Ils peuvent vivre largement !

Puis, le sourire aux lèvres, il me glissa négligemment dans le tuyau de l’oreille :

— Cher, Mlle Vernon a huit cent mille francs de dot.

Une confidence en appelle une autre :

— Cher, répliquai-je, j’en ai cinq cent mille bien à moi et, comme le disent les Américains, n’étant ni aveugle, ni manchot, je vaux bien quelques milliers de dollars.

— Plaisanterez-vous donc toujours ? me demanda Calixte en s’arrêtant.

— Comment ? Mais c’est vous le plaisantin ! m’écriai-je soudainement irrité. Que signifient ces : « Hé ! hé ! c’est bien joli. Ha ! ha ! les employés… et tous ces ho ! ho ! impertinents ? »

— Vous avez cinq cent mille francs ? reprit Calixte, déconcerté et rougissant.

Je me sentais, à vrai dire, tout disposé à le fouailler de quelques vertes répliques, mais je réfléchis qu’une correction ne le rendrait peut-être pas très favorable à mes desseins. Et puis il me pressait le bras d’une manière beaucoup plus amicale.

— Cette petite fortune, expliquai-je à Calixte, m’a été léguée, il y a deux ans environ, par un grand-oncle maternel. Directeur d’un cabaret artistique à Montmartre des plus sélects, ce digne oncle, qui m’aimait beaucoup, sentant sa fin approcher, nous coucha équitablement et côte à côte sur son testament, une vieille et excellente amie et moi. Je dois vous avouer, mon cher Calixte, que la mort de cet homme de bien exerça une influence décisive sur ma destinée. Lui vivant, je serais peut-être, à cette heure, le chansonnier le plus en vogue de la capitale et ne connaîtrais certainement pas les tribulations de la filière chez MM. Tristan-Miron, Unis et Façonnés.

— Il ne faut rien regretter, me déclara Calixte, si ce n’est que monsieur votre oncle n’ait pas jugé bon de disposer de la totalité de ses biens en votre faveur. Ils eussent été plus proprement placés entre vos mains que dans celles d’une cousine et vous seriez plus riche de cinq cent mille francs. Convenez également qu’il est infiniment plus honorable de fabriquer de la soierie que des chansons…

— Je conviendrai de tout ce que vous voudrez, répliquai-je, et ne regretterai rien si je peux épouser Marie-Antoinette !

— C’est une grande prétention, dit gravement Calixte.

Je le reconnus volontiers. « Si l’on m’avait dit, ajoutai-je, qu’un jour viendrait où je renierais Paris et ses plaisirs pour l’amour d’une Lyonnaise, j’aurais haussé les épaules en éclatant de rire. Pourtant ce jour est arrivé et je ne me suis jamais senti si ému. J’aime Marie-Antoinette, et, bien que le sort ne m’ait pas fait naître au confluent du Rhône et de la Saône, je n’aspire plus qu’à y vivre et y mourir. Vous m’avez trop bien montré, mon cher Calixte, qu’en dehors de Lyon, d’une certaine société et d’une certaine morale, il n’est ni sagesse, ni bonheur, ni vertu. L’émulation de l’exemple m’aiguillonne et m’enfièvre. Le noble souci du respect de soi-même me harcèle. Je veux connaître, à mon tour, l’ivresse de la considération. Quand j’arrivai à Lyon, le désir du mariage m’avait à peine effleuré. La vue de Marie-Antoinette me l’a rendu lancinant, tyrannique, inexorable. J’épouserai cette exquise jeune fille. Nous fonderons ensemble une vraie famille lyonnaise, une famille nombreuse et qui sera « connue ». J’aurai la fierté d’appeler « mon oncle » M. Taffarel ou je me précipiterai dans le Rhône la tête la première. »

Je me tus, tout frémissant de la déclaration passionnée que je venais de faire et regardai Calixte. Tête basse, pensif, il murmurait : « Bernicot-Vernon… Jutet-Vernon… Bizolon-Vernon, oui, ce serait bien, ce serait convenable… mais Lavrignais-Vernon ? Ah ! Lavrignais-Vernon… » Et, chaque fois qu’il associait mon nom à celui de ma bien-aimée, il poussait un gémissement.

— En somme, mon cher ami, qu’attendez-vous de moi ?

— Avant tout, répliquai-je avec feu, que vous m’aidiez de vos conseils à ne point déplaire à celle que j’aime, et, pour cela, que vous continuiez à m’instruire des usages et convenances de votre ville, puis que vous m’exerciez à les observer avec naturel et spontanéité. Déjà, cette petite carte d’invitation que j’ai reçue ce matin me permet d’espérer que je ne suis pas tout à fait indifférent. Le jour où vous aurez fait de moi un Lyonnais accompli, peut-être oserai-je vous demander quelque service plus précieux…

A ces mots, Calixte ouvrit la bouche en levant vers le ciel des yeux de martyr ; puis, après être demeuré quelques secondes dans un mutisme inquiétant, il me prit la main qu’il secoua avec une morne énergie comme si je venais de perdre mon père. Je compris que je pouvais compter sur lui…

Ah ! si vous cherchez un ami, choisissez un Lyonnais. Vous ne le gagnerez pas en une semaine ni même en un mois, — et pas toujours en une année. Mais il vous sera fidèle… Il en est ainsi de toutes les affections lyonnaises.

LIVRE DEUXIÈME
CONTENANT QUELQUES EXERCICES PRÉPARATOIRES AUX PRINCIPALES DIFFICULTÉS DE LA VIE LYONNAISE

CHAPITRE PREMIER
SUR LE MAINTIEN EN GÉNÉRAL

« Où allez-vous d’un tel pas, mon cher Philippe ? me demandait parfois Calixte en m’arrêtant dans la rue. Vous avez l’air d’un homme en bonne fortune. » Et je lui répondais avec simplicité : « Je vais chez Tristan-Miron, 83, rue du Griffon, où je gagne avec la protection de mon père sept cent cinquante francs par mois. Jugez de ma bonne fortune ! — Vous avez l’air si guilleret, l’allure si dégagée, répliquait Calixte, et, pour un sage employé, une mise si élégante !… Regardez-moi donc ! » ajoutait-il. Et il me montrait avec une fierté incompréhensible ses bottines fatiguées, son pardessus ciré et son pantalon frangé. « Ah ! Calixte, m’écriais-je alors, vous êtes un gros patron, tout le monde le sait ; vous pouvez être sale. Moi qui ne suis qu’un employé, je me dois, je dois aux autres d’être propre. » Mais c’était, en l’occurrence, raisonner tout de travers. C’était aussi me montrer singulièrement aveugle. En attirant mon attention sur sa tenue, Calixte me donnait à la fois un avertissement discret et un exemple à suivre. Dès que j’eus pris la résolution de me faire Lyonnais, un rayon de lumière me visita : je compris la leçon que j’avais reçue et ne m’accordai nulle cesse jusqu’à ce que j’en eusse retiré tout le profit. Indubitablement, je ne m’habillais pas comme un pur Lyonnais, je ne marchais pas comme lui dans la rue. Je n’avais ni sa physionomie ni sa contenance. Bref, je sentais mon Parisien d’une lieue. Cette soudaine constatation me désola sans toutefois me faire perdre la tête. Je me hâtai de demander à Calixte l’adresse de son tailleur qui ne mit pas plus de huit jours à m’habiller sans fantaisie, puis je m’essayai à changer d’allure et d’humeur. Mais on ne change pas d’humeur comme de toilette ! Malgré mes épreuves, je me sentais encore enclin à trouver la vie bonne, la femme un agréable présent des dieux et à penser avec Rabelais que rire est le propre de l’homme. On peut juger de la contention d’esprit et de la persévérance qu’il me fallut pour parvenir à me barrer correctement le front du « pli des affaires » et à me donner la physionomie ténébreuse ou distante de ceux au milieu desquels j’étais appelé à vivre et à mourir. Que de fois, hélas ! le naturel revint au galop !…

Cependant j’ambitionnais de prodiguer les preuves de mon attachement à la cité élue. Calixte, à qui je confiai cette grande ambition, voulut bien l’approuver et la diriger. « Intéressez-vous, me dit-il, à nos œuvres charitables. Ce sera une excellente façon de vous faire connaître avantageusement. » Dès lors, je me donnai la joie de voir, sur les journaux, mon nom suivi ou précédé de celui de mon ami dans la plupart des souscriptions publiques. A vrai dire, je me serais bien contenté de n’y faire figurer que mes initiales, mais Calixte m’avait énergiquement dissuadé de pratiquer la charité anonyme qui n’est pas édifiante. J’avais compris du reste à ses propos que, lorsqu’on avait eu l’honneur d’être introduit dans une certaine société, on se devait d’adopter en tout et partout une conduite exemplaire. Dirai-je quelle contrainte ce fut pour moi qui y avais été si peu préparé ?

J’avais coutume d’entendre, chaque dimanche, un bout de messe, derrière un gros pilier, au fond de l’église. Une place aussi modeste convenait à l’infirmité de ma dévotion. Un dimanche que je m’étais écarté de l’ombre du pilier, Calixte, en entrant, m’aperçut. La messe n’était pas commencée. « Que faites-vous là ? » me demanda-t-il tout bas, mais d’un ton fort rude. Je le regardai avec humilité. « Votre place n’est pas ici, reprit-il sévèrement, montez avec moi dans le chœur ! » Ce disant, il me tirait par la manche de mon pardessus. Je résistais, j’implorais miséricorde. « Non sum dignus, non sum dignus… » ne cessais-je de répéter. Il fallut céder et le suivre. Au pied de la chaire, je tentai vainement une dernière défense. Nécessité de l’exemple, que vous me fûtes parfois rigoureuse !…

Dès lors, j’abandonnai l’ombre de mon gros pilier pour les sièges fastueux du chœur. Les premiers dimanches, il ne m’échappa point que ma présence étonnait. Certes, l’on m’avait vu en compagnie de Calixte Paterin, mais rares étaient ceux qui me connaissaient. On me regardait en dessous. Puis on finit par s’habituer à moi. On m’attendait même. S’il m’arrivait d’avoir un peu de retard, je trouvais — avec quelle confusion délicieuse — que l’on m’avait gardé ma place. Ainsi, je faisais des progrès sensibles dans la voie de la considération. Pourtant, je ne me permis jamais de m’agenouiller dans les stalles…

Je n’allais plus de Bellecour aux Terreaux sans lever mon chapeau. Il est vrai que je n’en manquais aucune occasion et que je n’hésitais pas au besoin à traverser la chaussée. Et non seulement on me rendait mon salut mais souvent même on me gratifiait par surcroît d’un sourire. Je laisse à juger de ma joie. Cependant, qu’elles étaient pâles ces satisfactions d’amour-propre auprès des félicités que je goûtais dans la sympathie manifeste de Marie-Antoinette !

Depuis la soirée de Mme de Sermanges où j’avais connu le ravissement de la tenir dans mes bras, Mlle Vernon m’avait montré clairement qu’elle me revoyait sans déplaisir, et même, l’avouerai-je tout bas, qu’elle cherchait à me revoir. Ma qualité de Parisien ne semblait pas l’affecter désagréablement. Elle ne me traitait pas, comme Calixte, en suspect. Elle m’introduisait sans scrupules dans tous les salons de la ville. Grâce à son exquise amabilité, je dansai à Perrache, je dansai à la Guillotière, je dansai même aux Brotteaux où, à ma grande surprise, les mœurs me semblèrent innocentes. On citait mon nom, dans le Carnet Mondain, à côté de celui de Félix Bernicot.

Marie-Antoinette était friande de conférences. Qu’elles fussent historiques, scientifiques, musicales ou littéraires, je crois bien qu’elle n’en manquait aucune. Je fis comme elle. Nous nous rencontrions également aux concerts. Les affaires, hélas ! ne me permettaient pas de la suivre aux sermons de charité auxquels elle assistait avec le même empressement, car elle était très charitable et très pieuse. J’avais quand même bien des occasions de la voir.

Sa conversation était pour moi un enchantement. Les propos les plus imprévus s’y mêlaient sans la moindre affectation. Elle ne songeait même pas à dissimuler son ignorance. « Je ne peux vous dire, je ne sais pas… » me déclarait-elle parfois avec un sourire tranquille. Et je me retenais de ne pas baiser mille fois ses belles mains pour la remercier d’un pareil aveu. « Seigneur, me disais-je en moi-même, il y a donc encore des jeunes filles qui ignorent quelque chose ! » Elle m’entretenait avec la même simplicité, la même confiance d’un conférencier que nous venions d’entendre et d’un prédicateur en renom qu’elle me reprochait gentiment de ne pas connaître, de son directeur de conscience et de ses pâtisseries favorites, de la messe matinale à Fourvière où elle s’était rendue le matin même et du bal où elle devait aller le lendemain. Je ne sais comment tout cela se fondait, mais c’était délicieux. Je la quittais comme un homme ivre.

Quant à lui témoigner mon amour — je ne dis pas : le déclarer — j’en étais fort embarrassé tant je craignais de lui déplaire. J’avais toujours présentes à la mémoire ces paroles de Calixte : « La femme lyonnaise ne se montre vraiment sensible qu’à l’éloge discret de la bonté de son cœur, de son dévouement et de sa charité. Toute allusion à sa grâce ou à sa beauté lui apparaît comme une offense à sa pudeur. » Je voulais bien le croire. Mais on conviendra qu’il est singulièrement difficile de courtiser une femme en usant des seuls qualificatifs de bon, charitable et dévoué. Comment se faire entendre ? Et jamais je n’avais été aussi pressé de l’être…

Malgré ses millions, Félix Bernicot ne me semblait pas, tant il était laid, un rival dangereux. Il n’en était pas de même d’un certain vicomte, Jean de Bruel, joli garçon, fat et musqué, et fort assidu, que je ne pouvais voir enlacer ma bien-aimée sans me mettre instantanément à errer dans tous les salons de bal comme un chien qui couve la rage. Dévoré de jalousie, verdi d’angoisse, je parlai un jour à Calixte du péril mortel dont menaçait mes amours un homme qui portait un nom aussi fier. « Peuh ! me répondit mon ami… un noble… vous savez, la noblesse… Peuh ! c’est un préjugé que nous n’avons guère. » Il acheva de me tranquilliser en m’assurant que M. Jean de Bruel n’était pas dans les affaires et qu’il s’entêtait à fonder des revues artistiques qui ne vivaient jamais plus de deux saisons. C’était, comme on le voit, un garçon d’une prétention insupportable.

Je repris donc à la fois mon courage et ma cour singulière. Les beautés de Lyon, les séductions de l’âme lyonnaise m’inspiraient des propos enthousiastes qui ne laissaient pas d’étonner Marie-Antoinette. Elle les écoutait néanmoins avec complaisance, heureuse qu’un étranger pensât tant de bien de sa ville natale. On lui avait dit que les Parisiens n’appréciaient pas le caractère lyonnais. Quelle erreur ! Et mon éloquence s’enflammait à lui prouver le contraire… Quelquefois nous causions de Calixte. Je lui disais combien je l’estimais et que je n’avais pas de meilleur ami que lui. Alors un sourire imprévu, un sourire très fin et même un peu malicieux, se dessinait sur ses lèvres : « Ce brave Calixte ! » murmurait-elle. Que voulait-elle dire ? Puis, un jour, elle me confia qu’elle trouvait son beau-frère un peu trop cérémonieux… « Et papa qui ne l’est pas du tout, ajouta-t-elle, prend souvent plaisir à le taquiner… Ce brave Calixte ! » Et, de nouveau, fleurissait sur ses lèvres le subtil et ravissant sourire…

Amoureux fou ! Il n’y avait point d’autres termes pour exprimer mon état. L’adorable image de ma bien-aimée me hantait nuit et jour. Elle m’apparaissait même à la banque de Tristan-Miron. Alors mes camarades s’étonnaient tout haut de la niaiserie béate de ma physionomie et M. Miron me traitait de rêveur.

Mes parents s’inquiétaient. « Mon cher enfant, m’écrivait rudement mon père, le ton guindé et prétentieux de tes lettres nous afflige. Tes relations paradisiaques, dont tu ne cesses de nous entretenir, te tourneraient-elles la tête ? Si tu te sens malade, va voir un médecin. Si tu n’es qu’amoureux, dis-le-nous franchement. De toutes façons, rassure ta mère qui s’alarme que tu aies signé ta dernière lettre Lavrignais-Vernon au lieu de Phiphi, tout bonnement, suivant une vieille et puérile habitude qui lui est chère… »

CHAPITRE II
LETTRES DU FILS AU PÈRE ET DU PÈRE AU FILS

« Lyon, le… 192.

« Mon cher père,

« Je ne suis pas malade — on se fait à tout, même au climat lyonnais — mais je suis fort amoureux. Que maman ne s’alarme pas d’une telle déclaration ! Celle que j’aime n’est pas la fille d’une marchande des quatre-saisons. Elle appartient à l’une des trente-deux grandes familles de la ville. Je n’en fréquente d’ailleurs pas d’autres. C’est la fille cadette de Gaspard Vernon, Tulles et Dentelles, et la belle-sœur de mon ami Paterin, également Tulles et Dentelles. Mme Greillon-Delamotte, dont je vous ai souvent parlé, est sa tante. MM. Arsène Jutet et Philibert Taffarel, les gros banquiers, sont comme ses oncles. Et les frères Sévère qui, malgré une fortune modeste, sont tout de même des gens très bien, l’appellent ma cousine. Quant à ses relations, tu peux en juger par sa parenté. Toutes sont considérables. C’est l’élite de la société. Je suis dans le ravissement.

« Marie-Antoinette, — tu m’avoueras qu’on ne peut porter prénom plus convenable — Marie-Antoinette ne ressemble en rien à nos Parisiennes. En elle point de coquetterie, de recherche, d’affectation, mais un mélange exquis de tendresse, de piété, de finesse et de pudique fierté. Elle rit rarement, mais son fréquent sourire respire la douceur surnaturelle des Vierges de Raphaël. Il faut venir en province pour sentir un tel charme…

« Ne t’étonne pas de mon changement, mon cher père, et surtout ne t’en afflige pas. De tous mes efforts j’ai tendu à cette rénovation morale dont je commence à recueillir les fruits délicieux. J’ai soumis avec allégresse mon esprit à de fortes et bienfaisantes disciplines que vous ne soupçonnez pas. J’ai dépouillé impitoyablement le Parisien, et les salons les plus fermés se sont successivement ouverts devant moi. Calixte lui-même n’en revient pas. Encore quelques efforts, et la petite main de ma bien-aimée se confiera à la mienne pour la vie. Mais il n’y a pas une faute à commettre. Dis à maman que mes transes égalent mon ravissement.

« Plus rien ne m’intéresse ici-bas que Marie-Antoinette, les affaires et le soin de ma considération. Quand je songe qu’il y eut un temps où composer des chansons me semblait une suffisante et honnête raison de vivre, j’en sue de honte. Mais je suis venu à Lyon, j’ai aimé et j’ai compris que, hors les affaires, il y avait peu de préoccupations conformes à la dignité humaine…

« Je ne saurais te dire ma gratitude envers Calixte Paterin. Je lui dois ma connaissance approfondie des mœurs, des habitudes et des convenances de notre ville. Il m’a vraiment formé à son image et j’en suis fier. Certes, il s’est montré un peu offusqué de ma prétention d’épouser Marie-Antoinette. Songe que Mlle Vernon a huit cent mille francs de dot et que je suis Parisien ! Mais j’ai eu l’heureuse inspiration de lui apprendre mon héritage, et il m’a aussitôt reconnu moins indigne d’une telle union. Ah ! si l’oncle Célestin m’avait légué toute sa fortune !…

« D’ailleurs, je reste plein de confiance. Nous n’avons encore échangé, Marie-Antoinette et moi, que des propos fort vagues. Une déclaration d’amour à la « Lewis et Irène » paraîtrait ici du dernier déplacé. Il y faut plus de cérémonies. Et ce n’est pas ma bien-aimée qui me répondrait : « Essayons ! » par télégramme. Comme te le dirait Calixte, à Lyon, jamais cela ne s’est fait. Mais, quelquefois, les yeux de Marie-Antoinette se lèvent de la coupe de champagne où elle boit à petites gorgées, pour se fixer sur moi ; et je t’exprimerais difficilement toutes les promesses que je crois lire dans ces beaux et doux yeux-là. Ah ! que ne trouvé-je à louer un bel appartement ! Je suis bien certain que je serais tout de suite agréé. M. Vernon n’a-t-il pas demandé dernièrement à Calixte si « j’étais un garçon sérieux » ? Enfin, il me semble que, pour l’instant, tout va bien et même que tout est au mieux.

« Il n’y a que la santé de Mme Greillon-Delamotte qui n’aille pas. Mme Greillon-Delamotte s’est alitée dimanche soir, en sortant des Grandes-Conférences, et nous vivons tous dans une constante inquiétude. On s’entretient également d’un véritable scandale. Le fils Bizolon, Bizolon, Pochettes et Écharpes, une grosse fortune de la ville, s’est épris follement d’une petite téléphoniste et l’épouse à la fin de la semaine. Pareil scandale ne s’était pas reproduit depuis 1907. Les parents sont consternés, les amis et connaissances indignés. Comme Calixte me le disait hier encore dans le creux de l’oreille : « Quand on s’appelle Bizolon, on n’épouse pas une téléphoniste, si charmante soit-elle, on en fait sa maîtresse… » Bref, chacun se demande s’il « verra » le jeune ménage… et moi je ne sais trop à quel parti me ranger, toujours à cause de ma considération…

« Crois bien, cher père, à l’affection très tendre de ton

« Philippe. »


« Paris, le… 192.

« Mon cher enfant,

« Ta mère a lu ta lettre et s’est mise au lit. Le médecin prétend que c’est une atteinte de grippe. Je l’écoute et j’essuie en secret les yeux de ta mère. Ah ! mon enfant, qu’es-tu devenu ?

« Que tu sois amoureux, je ne m’en offense pas. C’est une propension trop naturelle à ton âge. Que celle dont tu t’es épris soit une bonne petite fille, j’en suis fort aise ! Qu’elle soit jolie, je l’admets, encore qu’il faille se défier de l’appréciation d’un amoureux ! Qu’elle soit riche et que tu aspires à en faire ta femme, je n’y vois pas d’inconvénient ! Qu’elle ait pour père M. Gaspard Vernon, je ne le regrette pas ! Notre maison a fait jadis quelques affaires avec la sienne, et je le tiens pour un homme correct et infiniment plus aimable que M. Miron… Mais que toi, notre Philippe, qui fus toujours un petit garçon délicat, franc, ouvert, généreux, spirituel, tu sois devenu un tel fat, voilà qui nous rend malades, ta mère et moi.

« Je t’en adjure, mon enfant, rentre en toi-même et ne poursuis pas plus avant une « rénovation morale » qui te conduit très loin du sens commun. Fréquente de préférence la trente-troisième famille. Tu échapperas peut-être mieux à cette hantise de la considération qui fait hausser les épaules aux gens simples que nous sommes. Tu n’es ni un Vincent de Paul, ni un Pasteur, ni un Léonard de Vinci. Que l’affection de tes proches te suffise, jointe à l’estime de tes amis et, plus tard, à l’amour de ta femme. Efforce-toi de gagner bonnement et proprement ta vie comme tes pères ; et si la destinée te conduit à la fortune, ne te crois pas obligé de changer de faux col…

« Au revoir, mon cher fils. Je te retourne sous ce pli ton épître malsaine. Tu la reliras, et si tu as encore une once d’esprit, tu te sentiras gêné ou tu te moqueras de toi, suivant tes dispositions du moment. Je t’envoie en outre et très affectueusement deux paires de claques, tandis que ta mère t’embrasse avec sa faiblesse habituelle.

« Pierre Lavrignais. »

CHAPITRE III
SUR LE GÉMISSEMENT

La lettre un peu rude de mon père ne m’avait pas ébranlé. Par déférence, j’étais rentré en moi-même, et j’en étais sorti extrêmement satisfait. Les termes de ma lettre m’avaient paru des plus convenables. Et je demeurais convaincu que la main de Marie-Antoinette, c’est-à-dire mon bonheur, et peut-être ma vie, dépendait de ma fidélité à mes nouveaux principes. Je résolus donc de poursuivre sans relâche ni mollesse mes exercices de perfectionnement.

J’avais réformé sans trop de peine ma tenue et mon maintien. Il m’en coûta davantage de changer ma tournure d’esprit. Je crois avoir montré avec assez de netteté qu’à Lyon on n’est pas optimiste. Il semble qu’on y cultive le mécontentement comme une fleur de distinction. Jamais, depuis plus d’un an que je vivais à Lyon, je n’avais entendu une parole réconfortante. Tout était calamiteux et déplorable. Si, dans ma simplicité, je tentais de manifester des sentiments plus confiants, il ne m’échappait point, à certains sourires dérisoires, que l’on me considérait comme un homme peu avisé et peu sérieux. Semblable opinion risquait de faire échouer mes plus chers desseins. Je m’attachai à la détruire en créant en moi un état d’esprit de désolation.

L’exemple de Calixte, de consciencieuses méditations sur le « Malheur des Temps » qui lui arrachaient des lamentations inépuisables, la lecture quotidienne d’une certaine presse, furent pour moi de précieux stimulants dans cette lutte contre la nature et m’aidèrent finalement à en triompher. Je m’excitais à l’indignation, me complaisais dans l’amertume et me délectais dans la rancœur. Je fis tant et si bien qu’en moins de six semaines j’arrivai à gémir, sans la moindre difficulté, à la troisième phrase et sur n’importe quel sujet. Calixte, lui-même, en était étonné, et je voyais bien que l’on m’écoutait avec une satisfaction admirative…

Ma connaissance de la langue anglaise avait engagé MM. Tristan-Miron à me faire visiter l’Angleterre. On comprendra sans peine que ce voyage ne pouvait pas être pour moi un voyage d’agrément. Je m’éloignais de Marie-Antoinette, je la laissais aux auditions passionnées de MM. Jean de Bruel et Félix Bernicot. Je partis la mort dans l’âme… Dans le train, on cause pour se distraire. Ma conversation ne fut naturellement qu’un gémissement. Pas de sujet que je ne rendisse lugubre ou alarmant. Certain jour, l’un de mes compagnons de voyage, qui m’écoutait dans un silence attentif, finit par m’interrompre. « Pardon, monsieur, me dit-il très poliment, me permettriez-vous une question ? » Je fis un geste d’assentiment. « Hé bien, monsieur, me demanda-t-il, ne seriez-vous pas Lyonnais ? — Parfaitement, monsieur, répliquai-je avec conviction, et je m’en flatte. » Ce fut l’un des instants les plus doux de ma vie. La question de cet étranger était la première récompense de mes efforts. Il me sembla qu’elle me rendait digne d’en obtenir une autre infiniment plus belle et plus désirée. Je regagnai Lyon sur les ailes de l’espoir.

Gémir m’était donc devenu aussi naturel que boire et manger. Je crus n’avoir plus rien à apprendre, être passé maître ès sciences lyonnaises. Je n’étais en réalité qu’un grand présomptueux. Deux gestes de ma bien-aimée suffirent à me le démontrer.

Nous revenions, Mlle Vernon, Calixte et moi, d’une conférence dominicale. A l’entrée du pont Tilsitt, Marie-Antoinette s’arrêta en face d’une mendiante aveugle qui, assise sur un pliant bas, offrait d’une main des lacets et, de l’autre, agitait une sonnette. « Combien vos lacets, ma bonne femme ? demanda la jeune fille. — Douze sous la paire, douze sous seulement, répondit la pauvresse. — Mais si je vous en prenais deux, reprit Marie-Antoinette, ne me les laisseriez-vous pas à vingt-deux sous ? » L’aveugle étouffa un soupir : « Comme vous voudrez, ma bonne dame… C’est une charité ! » Et je vis ma bien-aimée prendre les deux paires de lacets et compter vingt-deux sous dans la main tendue de la mendiante. « Papa m’a dit de toujours marchander, » nous déclara-t-elle alors d’un petit air triomphant. Calixte souriait, mais je me sentais un peu gêné. Une nouvelle surprise m’attendait à l’autre bout du pont. Là, un malheureux cul-de-jatte implorait l’aumône avec des lamentations que Calixte lui-même n’aurait jamais osées. Alors je vis ma bien-aimée ouvrir de nouveau son sac à main et en retirer une petite pièce dorée qu’elle déposa, sans s’arrêter et le plus simplement du monde, dans la casquette de l’infirme. Le croira-t-on ? Ce double geste de Marie-Antoinette m’en apprit davantage sur l’âme lyonnaise que toutes les observations que j’avais recueillies si patiemment depuis seize mois.

Ce jour-là, en regagnant mon hôtel, je rencontrai cet homme charmant et disert, ce journaliste distingué que j’ai présenté au début de ces Mémoires sous le nom de Jean Caille. Nos conversations étaient toujours instructives. Il connaissait admirablement ses compatriotes et les jugeait sans passion, avec l’impartiale curiosité d’un psychologue. Profitant de cette rencontre, je me permis de lui soumettre une difficulté sur les mœurs que je n’étais pas encore parvenu à résoudre. Je lui parlai de cette grise simplicité, de ce manque d’élégance et, parfois même, de ce négligé dans la toilette que j’avais remarqué chez tant de belles Lyonnaises. Puis je lui en demandai la raison. Sans hésiter, un fin sourire aux lèvres, Jean Caille me répondit par ce seul mot : « Économie. » Je ne pus me retenir de rire. « Entendons-nous bien, lui dis-je, je ne parle que des dames de la bourgeoisie riche. — J’entends bien, me répliqua-t-il, et je répète : économie. » J’avais peine à le croire. « Mais, m’écriai-je, celles dont je vous parle ont plus de cent mille francs de rente ! Comment pratiqueraient-elles un genre d’économie qui répugne à la plus affamée des midinettes ? — La ladrerie de leurs maris les y contraint… C’est là, ajouta-t-il, l’un des traits les moins aimables de notre caractère. Vous m’excuserez de ne pas insister. Qu’il vous suffise de savoir, si vous l’ignorez encore, qu’à son foyer, le grand bourgeois lyonnais se montre souvent un véritable Harpagon et réduit sa femme à une sorte de mendicité perpétuelle. Je ne vous en dirai pas plus long. »

Les propos de Jean Caille faillirent me jeter dans le désespoir. De retour à l’hôtel, je m’enfermai dans ma chambre et me pris la tête entre les mains. « Non, non, c’est trop ! me disais-je en gémissant. Jamais je n’arriverai à faire de moi un Lyonnais complet. La tâche est au-dessus de mes forces. C’est le rocher de Sisyphe… Marchander, liarder, chipoter, ah ! diable ! Moi qui fus toujours un peu prodigue… Et pourtant, il le faut. L’amour l’exige. Marie-Antoinette ne m’en a-t-elle pas donné le plus joli exemple ? Je le suivrai. Je me créerai des habitudes d’épargne. J’apprendrai à marchander… »

Je m’y employai opiniâtrément durant cinq semaines. Ce fut le souci de tous mes instants. Il m’arriva même de me rendre acquéreur de certains objets sans utilité pour moi, dans le seul but d’en débattre le prix. La rue était mon principal champ d’entraînement. Bientôt je ne comptai plus mes victoires sur les marchands des quatre-saisons. Je fus plus d’une fois injurié, mais rien ne me rebutait. J’opposais un front d’airain aux grossièretés des Crainquebilles comme aux moqueries des commères… Je dois reconnaître, pourtant, qu’en matière de marchandage, Calixte se montra toujours mon maître. Il est vrai qu’il était beaucoup mieux armé que moi pour ces sortes de tournois ; et je ne saurais dire l’état de fureur mêlé d’envie dans lequel il me jetait, lorsque, après une heure de passes incertaines, je le voyais terrasser brusquement son adversaire d’un : « Voyons, voyons, je suis M. Paterin, M. Paterin-Vernon de la rue Vaubecour. — Ah ! soupirais-je alors en moi-même, que ne puis-je m’écrier à mon tour : je suis M. Lavrignais, M. Lavrignais-Vernon du quai d’Occident ! » Mais, pour en avoir le droit, il me restait à donner une dernière et solennelle preuve de la sincérité de ma conversion. J’en guettai l’occasion. Celle-ci se présenta. Je la saisis comme un voleur.

CHAPITRE IV
POUR FACILITER

« Hélas ! Tout est fini, me disait Calixte, les yeux en larmes… Elle s’est éteinte, hier soir, paisiblement, en pleine connaissance. Marie-Antoinette a recueilli son dernier soupir… »

Retenant entre les miennes la grande main de mon ami, je lui dis à mon tour, d’une voix émue :

— Je compatis d’autant plus à votre douleur, mon cher Calixte, que la mort de Mme Greillon-Delamotte m’affecte moi-même cruellement. Votre chère tante s’était toujours montrée de la plus exquise affabilité pour moi ; et je ne mentirais certes pas en vous avouant que je ressentais pour elle une sorte de vénération.

— C’est le sentiment qu’elle inspirait à tous, reprit Calixte. Soyez certain, d’ailleurs, qu’elle vous appréciait beaucoup. Durant sa dernière maladie, elle prononça plusieurs fois votre nom. « Comment va mon gentil Parisien ? » demandait-elle.

— Chère Mme Greillon-Delamotte ! soupirai-je, ne sachant témoigner de meilleure façon ma gratitude.

— Le chagrin de ma petite belle-sœur est immense, poursuivit Calixte. Elle s’accuse de la mort de notre pauvre tante. Elle dit que c’est elle qui l’entraîna à cette conférence sur les Migrations des anguilles où elle prit le mal qui l’emporta. Vous n’ignorez pas non plus que Mme Greillon-Delamotte était pour elle une seconde mère. Enfin, des étrangers s’installeront dans ce cher appartement du quai Tilsitt qui lui était familier depuis sa naissance. Et cette pensée achève de la rendre inconsolable.

Marie-Antoinette inconsolable ? L’appartement de Mme Greillon-Delamotte occupé par des étrangers ? Ceci comme cela me parut insupportable.

— Mais, dis-je à Calixte…

J’étais tout agité, tout frémissant, tout balbutiant.

— Mais, repris-je, l’appartement…

— Peut-être est-il loué à cette heure !… Ah ! mon ami, ajouta Calixte, l’indignation me suffoque quand je songe que notre malheureuse tante ne s’était pas alitée qu’on se disputait déjà son appartement dans les bureaux du régisseur. Jamais la famille ne reçut tant de marques de sympathie. A la maison comme au magasin, le téléphone faisait rage. « Allô ! Allô ! C’est vous, monsieur Paterin ? Comment va cette chère Mme Greillon-Delamotte ? » Et moi, Lavrignais, comme un simple imbécile, je répondais que notre pauvre tante allait de mal en pis, que nous gardions peu d’espoir de la sauver, et j’ajoutais : Merci de votre sympathie. Pendant ce temps-là, l’appartement du quai Tilsitt était assiégé par une foule de personnes aux mines funèbres qui venaient prendre des nouvelles et qui, parfois, insistaient pour « la » voir, vous m’entendez bien, Philippe, pour « la » voir. Monstrueux ! Puis, un jour, Marie-Antoinette eut des doutes. Une parole de la concierge suffit à les changer en certitude. Et nous arrêtâmes cette comédie détestable… Philippe, mon ami, qui se serait attendu à de si basses intrigues de la part de gens comme les Rodonnet, les Lazuly ou les Durand-Coyssard ? Car, enfin, quand on s’appelle Durand-Coyssard…

— C’est scandaleux ! interrompis-je avec la plus âcre rancœur. Une femme si digne, si respectable ! Mais n’y a-t-il plus rien à faire ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ces Rodonnet, ces Lazuly ou ces Durand-Coyssard auraient-ils déjà signé le bail ? Ah ! s’il en était encore temps, de quel élan je me précipiterais chez le régisseur !

— Vous loueriez l’appartement de notre pauvre tante ?

— Avec une vraie piété, Calixte. Ignorez-vous donc mon désir, ma résolution de me fixer à Lyon ? Et dans l’appartement de Mme Greillon-Delamotte ! Ah !…

— Sept pièces au deuxième, sept mille quatre de loyer… Pas trop grand ? Pas trop cher ?

— Vous me voyez prêt à tous les sacrifices. D’ailleurs, je gagne sept cent cinquante francs par mois chez MM. Tristan-Miron, plus une impressionnante gratification au « jour de l’an » et l’oncle Célestin m’a laissé une petite fortune…

— Mon brave Philippe ! Toute notre famille vous en serait reconnaissante…

— Mon cher Calixte ! Un seul souci me tourmente : alléger la douleur de Marie-Antoinette.

Nous ne savions plus où nous en étions. Nous nous serrions les mains à les broyer. Nous nous frappions sur l’épaule. Nous avions les yeux pleins de larmes.

— Il n’y a pas une minute à perdre, me dit enfin Calixte. Il faut courir chez le régisseur.

— Donnez-moi son adresse et je m’y précipite.

Mon ami me retint par le bras.

— Vous avez confiance en moi, Philippe ? me dit-il d’un ton important. Hé bien, je me charge de l’affaire. Je vais de ce pas parler au régisseur. Tenez-vous prêt à accourir au premier coup de téléphone. Je ne doute pas que mon intervention n’obtienne — mieux que toutes vos démarches — le résultat souhaité.

Nous nous séparâmes. Je n’eus que la force de lui crier :

— Dites bien que vous êtes M. Paterin, M. Paterin-Vernon de la rue Vaubecour, et l’appartement est à moi !

Et l’appartement fut à moi. Le soir même je pus en annoncer la nouvelle à mes parents qui me répondirent par retour du courrier que j’étais le maître de ma fortune comme de mes sottises. Rien de plus. Je ne leur en gardai pas rancune. Je me contentai de penser avec une satisfaction secrète que le jour n’était peut-être pas éloigné où ils me féliciteraient d’une conduite qu’ils jugeaient encore critiquable et déconcertante.

Les funérailles de Mme Greillon-Delamotte eurent lieu avec toute la pompe convenable. L’élite de la ville y assistait et notamment : Philibert Taffarel, Léonard Grivolin, Arsène Jutet, Désiré Rivollet, Sixte, Vital et Fortuné Sévère, Aimé Bernicot, Félix Bernicot, Joannès Durand-Coyssard, Gabriel Martin-Coyssard, Juste Miron, Scipion Lazuly, Eustache Rodonnet, Élysée Tristan, Florestan Bizolon… L’affliction était générale. Les griefs mêmes semblaient oubliés. Je vis de mes propres yeux Calixte et Joannès Durand-Coyssard se donner une accolade désespérée. Tout le monde s’entretenait des mérites de la défunte, vantait ses vertus ; et je n’étais certes pas le dernier à mêler ma voix à cette immense oraison funèbre. Il m’était doux, je l’avoue, de m’enorgueillir à cette heure d’une familiarité qui m’auréolait d’un singulier prestige. Je rappelais quelques propos précieusement recueillis des lèvres d’une femme vénérée. Je faisais le récit de sa fin édifiante ; et tous ceux qui m’écoutaient me portaient envie. Quand il m’échappa d’appeler « ma tante » Mme Greillon-Delamotte, personne ne songea à relever une distraction que ma douloureuse piété envers une mémoire si chère suffisait à excuser.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés que toute la ville savait que j’avais loué l’appartement de Mme Greillon-Delamotte. J’ai gardé fidèlement le souvenir de cette époque de ma vie, et je peux dire sans affectation que, du jour au lendemain, je me sentis devenir quelqu’un. Dans la rue, des gens dont je connaissais à peine le nom venaient, la main tendue, s’entretenir avec moi comme des amis de vingt ans. Si je commettais l’étourderie d’arriver en retard au concert ou à la conférence, j’étais certain de voir quelque adolescent se lever pour m’offrir sa place. Au bal, les jeunes filles les plus réservées, les plus fières, me dispensaient leurs sourires et leurs grâces. J’étais présenté, sans aucune demande de ma part, à toutes les mères. Partout on associait mon nom à celui de Mme Greillon-Delamotte. La considération venait à moi comme la mer à son rivage…

Enfin je pris possession du cher appartement. De douces joies m’y attendaient. A peine étais-je installé qu’une volée de dames quêteuses et de sœurs de charité s’abattit sur mon cordon de sonnette. Ah ! combien Mme Greillon-Delamotte était digne de la vénération publique ! Filles repenties, Femmes en couches, Enfants tuberculeux, Orphelins, Incurables, Sourds-Muets, Vieillards indigents, etc…, pas une misère, pas une infortune, pas une déchéance que cette femme éminente ne secourût. On venait me prier de continuer ses libéralités. « Oui, madame, oui, ma sœur, répondais-je en proie à une sorte d’ivresse intérieure. Rien ne sera changé, n’en doutez pas. Les aumônes que vous receviez des mains pieuses de Mme Greillon-Delamotte vous seront remises en mémoire d’elle. » A la fin de la seconde semaine, je me trouvai zélateur satisfait et reconnaissant d’une douzaine d’œuvres.

Cependant Calixte me disait avec cette gravité un peu gémissante qui lui convenait si bien : « Vous avez réussi à toucher le cœur de Marie-Antoinette. Dans les tristesses de son deuil, elle me parle souvent de vous en termes attendris. Elle voudrait ne point se montrer importune en vous priant de lui permettre de revoir les lieux qu’elle a tant aimés. » Il est inutile de mentionner ma réponse. On la devine. Je ne vivais plus que dans une attente qui me rongeait le cœur.


… Par un dimanche de mai, très calme et très doux, je reçus enfin la visiteuse bien-aimée. Calixte l’accompagnait. Il y avait plus d’un mois — un siècle ! — que je ne l’avais vue, et je sentis mon amour s’exalter jusqu’au délire devant les grâces attristées et pâlies de son pur visage. Elle me tendit sa petite main qu’elle laissa dans la mienne tandis qu’elle me disait, avec un sourire voilé, sa reconnaissance. Et nous nous mîmes à causer à mi-voix, oublieux de Calixte dont les réflexions et les exclamations passaient comme de vaines rafales au-dessus de nos têtes penchées. Nous allions à petits pas et presque pieusement à travers les chambres. « C’est ici, me disait Marie-Antoinette, que notre pauvre tante nous recevait chaque samedi… C’est là, devant cette fenêtre, que, les yeux fixés sur la basilique, elle se plaisait à méditer et à prier… »

Que me dit-elle encore ? Je l’écoutais, je la contemplais. Un rayon de soleil couchant avait piqué une étoile étincelante à la fine pointe de son soulier verni. Je l’aimais trop : je perdis la tête. J’étais en train de lui énumérer les diverses œuvres auxquelles j’avais cru devoir m’intéresser en souvenir de Mme Greillon-Delamotte. Elle m’écoutait à son tour, ravie et toute palpitante, quand, à la septième œuvre, elle m’arrêta net, en s’écriant :

— Mais c’est une œuvre de dames ! Comment a-t-on pu vous inscrire ?

Et je répondis avec une humble démence :

— J’aurai donc payé d’avance la cotisation de ma femme.

Voilà où j’en étais… J’éprouvai d’ailleurs instantanément la sensation vertigineuse de tomber dans un puits. « Ce mot parisien m’a perdu, me disais-je. Ce n’est point ainsi qu’à Lyon on déclare son amour. Tout est fini. Je n’ai plus qu’à choisir entre le Rhône et la Saône… »

Combien de secondes, de minutes s’écoulèrent-elles ? J’avais courbé la tête et ne voyais plus qu’une petite étoile blanche qui s’éteignait insensiblement à la pointe d’un petit soulier. Puis une main se posa sur mon bras, et je tressaillis en me redressant :

— Pardonnez-moi ! balbutiai-je, éperdu. Cette visite… votre présence… Ah ! je suis fou !

Et, comme le visage de ma bien-aimée ne respirait que tendresse inépuisable, finesse ravissante, émoi exquis, je devinai, je compris qu’elle avait, de ma folie, la plus brûlante et la plus douce compassion.

— Marie-Antoinette ! appelai-je tout bas comme on prie.

— Philippe, parlez-moi encore de votre femme.

— Ah ! Si elle savait comme je l’attends !

Les beaux yeux consciencieux levés vers moi se fermèrent à demi, et je recueillis ces mots, dans un souffle :

— Elle le saura donc… Elle était si désireuse de vous l’entendre dire !

— Alors, ma chérie, mon amour, pensez-vous qu’elle tarde à venir… qu’elle vienne un jour ?

— Elle est venue, Philippe, en douteriez-vous encore ?

J’étouffai un cri… Déjà ma bien-aimée s’était confiée à moi ; déjà je sentais sur ma poitrine le poids léger de sa tête blonde quand la voix paterne et grondeuse de Calixte s’éleva du vestibule :

— Hé là ! Hé là !… Et les convenances ?

CHAPITRE V
RÉCAPITULATIF OU MES PARENTS INTRODUITS

Le lendemain, comme j’escaladais la rue du Griffon, Calixte m’aborda en grand mystère. « On attend aujourd’hui votre visite, me grommela-t-il à l’oreille. Tâchez de vous rendre libre. » De ma vie, je n’avais été aussi ému. Bien que la courtoisie de M. Vernon me fût connue, je craignais d’être traité sévèrement. Grâce au ciel et à Marie-Antoinette, il n’en fut rien. M. Vernon me reçut à son bureau avec cette affabilité légèrement ironique qui lui était familière. Et si je ne jouissais pas d’une liberté d’esprit suffisante pour bien apprécier son ironie, je sentis du moins très vivement sa bienveillance. Je me hâtai d’expliquer ma conduite, de faire une analyse exacte et poussée de mes sentiments, de fournir tous renseignements utiles, notamment sur ma situation financière… Quoi de plus naturel en l’occurrence ? Je m’aperçus bientôt, à certains hochements de tête, qu’on en savait à peu près aussi long que moi. M. Vernon était un homme prudent, et Calixte s’était montré, à mon insu, le plus zélé des amis. Je n’eus donc rien à apprendre. On m’invita seulement à confirmer ou à préciser. L’entretien ne dura pas quarante minutes. M. Vernon me congédia avec de petites tapes sur l’épaule. Je courus au télégraphe…

Deux jours plus tard, mes parents débarquaient à la gare de Perrache où j’avais été les attendre. Nos embrassements furent singuliers. Mon père s’efforçait de simuler un grand courroux et m’accablait d’épithètes défavorables, tout en me pressant chaleureusement sur sa poitrine. Ma mère s’appliquait à garder une contenance affligée, mais elle me regardait sans cesse avec de beaux sourires de tendresse complice. Et moi, dont la joie passait toutes bornes, je leur disais avec ferveur : « Elle est ravissante ! Elle est exquise !… Et c’est la fille de Gaspard Vernon ! Elle s’est promise à moi dans l’appartement même de Mme Greillon-Delamotte, et son père me la donne. J’ai su la mériter, la conquérir. Reconnaissez combien vos critiques étaient injustifiées et, dès ce soir, allons faire la demande ! »

« Je n’y comprends rien, déclarait mon père. C’est évidemment un fameux parti ! Mais qu’est-ce qu’un rêveur comme toi a bien pu dire et faire pour décider un homme comme Vernon à te donner sa fille ? — Je vous en ai touché deux mots dans mes lettres, répondis-je avec douceur. Je n’y ai gagné que deux paires de claques, et vous n’avez même pas voulu me croire. — Je te croirai, répliqua mon père, quand ta prétendue fiancée m’aura passé les deux bras autour du cou. — Voilà, m’écriai-je, qui ne tardera guère. » Sur ces mots, nous quittâmes la gare. Déjà ma mère ne doutait plus de la réalité de mes fiançailles et me prodiguait en sourdine mes petits noms d’enfant sur tous les tons de la tendresse heureuse.

Il faisait une belle matinée de juin. Les moineaux piaillaient dans les bosquets de la place Carnot… Ma mère ne connaissait Lyon que par cette phrase de Colette dans la Vagabonde : « Cinq jours à Lyon sont interminables. » Ce n’était pas engageant. Je me promis de lui donner de la ville de la soie une idée plus avantageuse.

Il ne pouvait être question de recevoir mes parents chez moi. Je m’étais contenté de meubler sommairement deux pièces dans l’attente des volontés de Marie-Antoinette. Cependant ma mère fut si charmée de l’appartement qu’elle décida de s’y reposer le reste de la matinée. « Je pousserai un fauteuil près de la fenêtre, me dit-elle, et je contemplerai cette colline de Fourvière si joliment ensoleillée, cette molle Saône et cette floraison de clochers. » Puis elle m’engagea à m’occuper avec diligence de mes affaires de cœur. Mon père, qui n’avait pas désarmé, m’avertit qu’il ne consentirait à faire la demande qu’après avoir examiné et approuvé mon « choix ». Je ne me formalisai pas d’une prétention en somme fort raisonnable. D’ailleurs je connaissais trop le charme irrésistible de ma bien-aimée pour redouter en quoi que ce fût le jugement paternel.

Ayant pris congé de mes parents, je me rendis sans retard auprès de Calixte.

« Tout va pour le mieux, annonçai-je à mon retour. Thé à cinq heures chez mon excellent ami Paterin. Marie-Antoinette s’y trouvera par un heureux hasard, et nous nous jouerons tous la comédie avec plus ou moins de naturel et d’esprit, suivant nos dispositions particulières… En attendant — vous devez avoir faim — il faut aller dîner. »

— Je mangerai solidement, dit mon père. Rien ne creuse l’appétit comme une nuit en chemin de fer.

Nous partîmes. Ma mère s’informa innocemment de la cuisine lyonnaise. Était-elle aussi fine que la cuisine parisienne ? Je ne pus que lui répondre par un sourire et un baiser. « Eh bien, Lyonnais, me dit-elle un peu piquée, conduis-moi donc dans un de tes fameux restaurants ! » Naturellement, je la conduisis chez un marchand de vins. Elle s’en montra d’abord surprise, voire mécontente, mais au second plat elle oublia la rusticité du service pour me glisser dans le creux de l’oreille qu’elle n’avait jamais mangé de nourritures aussi exquises ! Quant à mon père, son optimisme se magnifiait à chaque plat davantage, et j’en augurais de grandes satisfactions personnelles pour la fin de l’après-midi.

Le repas terminé, je proposai une promenade au parc de la Tête d’Or. « Volontiers, me dit ma mère, mais prenons un taxi car je suis un peu fatiguée de mon voyage. » Je me permis de lui faire observer que la course en taxi ne nous coûterait pas moins de sept francs cinquante à huit francs — neuf francs avec les étrennes — alors que le tramway nous reviendrait seulement à trente-cinq centimes par personne. Ma mère me considéra avec stupéfaction : « Tu es devenu bien économe ! s’écria-t-elle. — Je suis devenu Lyonnais », répliquai-je tout simplement.

Nous prîmes le tramway.

Je ne chercherai pas à rendre l’émerveillement de ma mère à la vue des quais du Rhône. « Vous pouvez les admirer, lui dis-je en me frottant les mains, ce sont les plus beaux de France. » Que dire de son ravissement quand elle eut franchi la grille monumentale du parc de la Tête d’Or ? Alors, j’osai lui demander si le Bois lui-même ne lui semblait pas fastidieux avec ses avenues interminables et ses éternels carrefours, en présence de ce nid de grâces rustiques, de cet abrégé des merveilles de l’Éden perdu… Elle se plut longtemps à jeter des cacahuètes aux singes et à regarder les câlines évolutions des panthères. Puis, comme l’heure de l’entrevue approchait, je lui suggérai de prendre un taxi pour nous rendre chez Calixte, ce qui lui fit dire que j’étais encore plus amoureux que Lyonnais…

L’entrevue eut lieu à la satisfaction générale. Chacun joua congrûment son rôle. Tout de suite séduit par le naturel, le charme délicat et tendre de Marie-Antoinette, mon père ne montra aucune impatience des cérémonieuses amabilités de Calixte. Dans la rue, il ne me cacha pas son enthousiasme : « C’est une fillette exquise et tu n’es qu’un polisson ! » ne cessait-il de me répéter en me serrant le bras avec une tendresse violente. « Elle est bien jolie, disait de son côté ma mère. J’aime la fine bonté de son sourire un peu rêveur. — Quel fameux parti ! reprenait mon père. Dès demain, nous irons faire la demande. » Et, comme il persistait à me bourrer les flancs de petits coups de poing amicaux, je me vis obligé de le rappeler au respect des convenances. Il arriva que j’eus à peine le temps de me raidir pour saluer Vital Sévère…

Le lendemain, 12 juin 192., à quatre heures trente de l’après-midi, après quelques paroles excellentes de ma mère, M. Vernon m’invita officiellement à faire ma cour à Marie-Antoinette. Mon père, silencieux et beaucoup plus ému qu’il ne le voulait paraître, se demandait encore par quel miracle j’avais réussi à lui donner pour bru l’une des plus charmantes et des plus riches héritières de la vieille bourgeoisie lyonnaise.

Mes parents demeurèrent trois jours encore à Lyon. Leur enchantement ne faisait que croître. Mes fiançailles prestigieuses, la succulence de la cuisine lyonnaise, les séductions de la ville que je leur révélais passionnément, tout contribuait à entretenir en eux un délicieux optimisme. Ma mère admirait et louait, sans oublier toutefois qu’elle était Parisienne. « Reconnais, me dit-elle un jour, que ton Lyon, si richement doté qu’il soit, n’a pas la perspective des Champs-Élysées. » Pour toute réponse, je me contentai de sourire. Et, en fait de perspective, je lui en découvris une de quelque deux cents kilomètres, du haut des terrasses de Fourvière. « Ce n’est évidemment, lui dis-je, ni l’Obélisque, ni l’Arc de Triomphe, mais c’est Belledonne, la Meije, le mont Blanc, et maintes petites curiosités du même genre… — Je n’ai rien vu de plus grandiose, avoua ma mère… Comment Colette a-t-elle pu écrire que cinq jours à Lyon sont interminables ? On y passerait des mois… — On y passerait sa vie, répliquai-je avec feu, mais il faut y avoir ses affaires et être admis dans la bonne société. »

A ces mots, ma mère ne put retenir un soupir : « Je crains bien, me dit-elle, que ton mariage ne te fixe à Lyon pour toujours. — Je ne m’en éloignerai qu’à regret, répondis-je. Vous concevez bien que, lorsqu’on a vécu à Lyon, on ne peut guère se souffrir ailleurs… Et s’il plaisait à M. Vernon de m’y retenir, il ne manquerait certes pas d’arguments péremptoires. — Je t’entends, intervint ironiquement mon père, mais je ne te reconnais plus. Tu as appris à mêler l’intérêt au sentiment comme le boire au manger. Tu es devenu diablement pratique. — Je croyais vous l’avoir dit, répliquai-je avec bonne humeur : je suis devenu Lyonnais. »

La veille de leur départ, je conduisis mes parents au concert. Ce n’était pas sans arrière-pensée. Je comptais sur le charme rare de ces mondanités pour achever de les rendre enthousiastes de Lyon et de ses habitants. J’espérais, en outre, tirer une agréable petite vengeance de certaines railleries paternelles.

C’était un concert de gala donné par un virtuose en tournée mondiale. C’était aussi un concert « d’exception » que seule, l’extraordinaire réputation de l’artiste avait pu permettre. Nul n’ignore, en effet, qu’à Lyon, les cloches de Pâques sonnent le glas de toutes les réjouissances intellectuelles et artistiques. Il y avait foule. Dès la porte je serrai quelques mains. J’en serrai davantage encore au contrôle et au vestiaire. « Tu as beaucoup de connaissances, observa mon père. — Oui, oui, je ne manque pas de relations, répondis-je. Et songez que l’on ignore encore mes fiançailles avec Mlle Vernon ! » Nous pénétrâmes dans la salle. Des mains se tendaient toujours sur mon passage. « Voici M. Lavrignais, » chuchotait-on de tous côtés. Des jeunes gens, qui portaient sur le visage toute l’excellence de leur parenté, me saluaient d’un amical : « Bonjour, Philippe ! » Des jeunes filles, qui n’avaient pas les cheveux coupés, me souriaient avec une retenue, une discrétion tout à fait convenables. Des messieurs graves me frappaient paternellement l’épaule. Ébahis d’un accueil auquel ils s’attendaient si peu, mes parents cherchaient une contenance. Je me fis un devoir de les présenter. Aimable devoir ! Solennelle introduction ! Ah ! comme je triomphais en secret ! « M. Jutet, M. Taffarel, — annonçais-je avec une sorte d’exaltation contenue — mon père, ma mère — M. Bizolon, M. et Mme Lazuly, Mme Rodonnet — ma mère… » Quelquefois je m’interrompais pour poser une question en termes déférents : « Madame, permettez-moi de vous demander des nouvelles de M. Bernicot. — M. Grivolin est-il revenu de Paris en bonne santé ? J’ai appris qu’il était parti un peu souffrant. — Madame votre mère compte-t-elle s’installer prochainement au Point du Jour ? — Madame votre tante se plaît-elle dans sa nouvelle villa de la Demi-Lune ? » On m’interrogeait à mon tour et je répondais : « Oui, madame, je vous remercie. J’ai reçu la visite de votre intéressante veuve de guerre et je lui ai donné une petite commande. — Je ne pense pas que M. Vernon et Mlle Marie-Antoinette soient des nôtres, ce soir. Ils sont montés hier à Écully. — Ce pauvre Calixte a le rhume des foins et garde la chambre. Il m’a chargé de le remplacer dimanche à la kermesse de Saint-Cyr. » Puis, je reprenais mes présentations avec le même zèle et la même componction : « Mon père, ma mère ; M. et Mme Durand-Coyssard, Mme Rivollet, M. Fortuné Sévère… » Mes parents étaient à bout de politesses. « Tu es donc en relations avec toute la ville ? finit par me demander mon père. — Oh ! non, répondis-je, seulement avec la fleur. »

Le concert allait commencer. Nous gagnâmes nos fauteuils. « Que cette société lyonnaise est aimable ! me confiait ma mère. Quelle urbanité ! Quelle exquise familiarité ! — C’est une grande famille, reprenait mon père, enthousiasmé… Philippe, tu es véritablement en famille. — Oui, oui, acquiesçais-je gaiement, je suis en famille… Le diable fut d’y entrer. » Notre conversation se brisa là. On jouait le Concerto en la majeur de Mozart.

Le lendemain, mes parents prirent le train pour Paris. Ils emportaient de cette soirée et de leur séjour à Lyon un souvenir ensoleillé.

On dira ce que l’on vouldra,
Du Lyon, et sa cruauté ;
Toujours, ou le sens me fauldra,
J’estimerai sa privauté :
J’ai trouvé plus d’honnesteté
Et de noblesse en ce Lyon
Que n’ai pour avoir fréquenté
D’aultres bestes un million[1].

[1] Clément Marot.

CHAPITRE VI
« CIVIS LUGDUNENSIS »

Je pressentais bien qu’à la nouvelle de mes fiançailles avec Mlle Vernon, les amitiés si nombreuses et si vives que j’avais su gagner s’échaufferaient considérablement. Mais je ne m’attendais certes pas à les voir se changer, comme sous un coup de baguette magique, en cousinage. X…, Y… ou Z… m’abordait-il dans la rue, en autobus ou chez le coiffeur, c’était toujours la même cérémonie. On me félicitait des deux mains, ce qui, à Lyon, n’est pas commun. On me contait une cordiale petite histoire entremêlée d’une généalogie que je n’écoutais guère et l’on terminait par une déclaration de parenté. Je n’y voyais pas d’inconvénient. J’en témoignais même une joie décente, et tout se terminait par l’échange d’un : « Au revoir, mon cher cousin », gros comme le bras. Pourtant, ce cousinage effréné, presque impudent, finit par m’inquiéter. Redoutant je ne sais quelle plaisanterie, je m’en ouvris à Calixte. Il me rassura. « Certainement, me dit-il, la plupart de ces parentés sont un peu lointaines, mais elles ne remontent pas à Adam. » Puis, il me confia que j’allais devenir, par mon mariage, arrière-petit-cousin du curé d’Ars. J’en ressentis, naturellement, une grande fierté et m’en vantai, le soir même, à Jean Caille : « Oh ! vous ne serez pas le seul, mon cher monsieur, me déclara ce publiciste. A Lyon, je ne connais pas de famille qui ne se flatte de quelque parenté avec le saint curé. — Chaque ville a ses traditions, répliquai-je. Il importe avant tout de les respecter. Je demeurerai donc arrière-petit-cousin reconnaissant et convaincu du curé d’Ars… comme de beaucoup d’autres. »

Deux jours plus tard, je suivais le quai Pierre-Scize, sans rien voir ni rien entendre et marchant d’un bon pas, comme tout homme qui se rend auprès de sa bien-aimée, quand je sentis un bras se glisser sous le mien. Tournant la tête, je reconnus avec ennui mon plaisantin de Marseillais. Essoufflé, suant et congestionné, il balbutiait : « Hé là ! Philippe, arrête un peu que je te cause ! » M’arrêter pour écouter les calembredaines de ce gros homme à l’optimisme vulgaire et que j’avais à tout jamais rayé de mes connaissances ?

— Excusez-moi, dis-je en doublant le pas, je suis fort pressé.

— Sans indiscrétion, Philippe, où vas-tu ?

J’hésitai une seconde puis, avec une complaisance ironique dont je ne pus me défendre :

— Faire ma cour, lui confiai-je à l’oreille.

— Hé ! c’est donc vrai ce que l’on raconte ?

— Que raconte-t-on ?

— Que tu épouses la petite Vernon.

Je fis de la tête un signe affirmatif. Le Marseillais y répondit par un juron qui me détermina à accélérer encore mon allure.

— Sacré Philippe, va ! Jamais je ne me serais attendu à cela de toi.

— Moi non plus, répliquai-je. Il est vrai qu’on m’y a beaucoup aidé.

J’allais comme le vent, espérant lasser mon homme.

— Philippe, écoute-moi ! Arrête-toi ! Tu es un as, j’en conviens. Mais comment diable t’y es-tu pris ?

— Vous le saurez un jour, car j’ai l’idée d’un petit livre…

— Une comédie ?

— Non, un livre instructif, des « Remarques et avis sur la vie lyonnaise ».

— Tu feras œuvre utile. Mais tâche de la rendre plaisante !… Pas trop de méditations, de réflexions, de considérations, hé ? Des faits, tu m’entends, des faits !

— Oui, des faits, rien que des faits. Adieu.

— Au revoir, et compliments ! La petite Vernon ! Ah ! coquin… tu as su godiller !…

J’avais déjà sauté dans le tramway d’Écully que cet homme incivil me criait encore — avec quelle gesticulation ! — du beau milieu de la rue : « Envoie-moi une lettre d’invitation, je te prie ! Je serai heureux d’aller te présenter mes souhaits… » Que l’on juge de ma confusion : Joannès Durand-Coyssard et Félix Bernicot me coudoyaient sur la plate-forme, et j’avais aperçu, à l’intérieur, Mlles Alice et Germaine Bizolon. Le tramway, en partant, m’arracha à ce supplice.

Tous ceux qui ont vécu à Lyon savent combien il est honorable d’avoir une résidence d’été à Écully. Ce village, que les hauts murs de ses propriétés rendent mystérieux au promeneur, est, sans contredit, l’un des plus distingués de la campagne environnante. L’élite de la société y villégiature. Saint-Cyr, Saint-Genis-Laval, Collonges-au-Mont-d’Or, sont également des villages du meilleur ton. On ne saurait en dire autant de la Demi-Lune, de Tassin, de Charbonnières, qui, malgré de grandes prétentions, dissimulent mal la société mêlée de leurs villas modernes. Quant à Brindas, à Genas et à quelques autres, n’en parlez jamais dans un salon lyonnais : vous feriez sourire. J’étais donc très fier d’aller faire ma cour à Écully.

La propriété Vernon est une des plus caractéristiques du village : six hectares de pelouses, bois et avenues centenaires dans une enceinte de murs de quatorze pieds de haut. On y pourrait soutenir un siège. D’épais rideaux de verdure la défendent par surcroît contre la curiosité des voisins. On ne voit personne et personne ne vous voit : c’est le principal. On se sent vraiment chez soi. On a, pour ainsi dire, son soleil, ses oiseaux et ses brises…

Ce fut dans ce paradis emmuré que nous vécûmes, Marie-Antoinette et moi, les premières et les plus adorables heures de nos fiançailles… On était alors au temps des cerises, mais je crois bien que nous ne songeâmes pas à en cueillir… J’appris à la connaître. Je m’enivrai de son amour très tendre, très consciencieux et un peu mystique. « Que vous êtes jolie ! » lui murmurais-je parfois sur le ton des plus brûlantes ferveurs. Et je m’étonnais d’un léger hochement de tête, d’une moue imperceptible qui semblaient dire : « Qu’y puis-je et qu’importe ? Ce n’est pas pour ma beauté qu’il faut m’aimer. » Elle recevait pourtant mes baisers avec un émoi que je devinais délicieux. Étais-je sûr de la comprendre ? Le mot « amour » avait-il pour nous le même sens ? Qu’ils me paraissaient étranges, ses doutes, ses scrupules ! « Je suis très pieuse, m’avouait-elle avec un embarras exquis. Ne me reprocherez-vous pas un jour de l’être trop ? » Alors, je lui citais la parole d’Henri Heine : « La femme sans religion est une fleur sans parfum. » Il n’en fallait pas plus pour la tranquilliser et la ravir. Elle se serrait contre moi, et je sentais sa petite main loyale trembler de reconnaissance dans la mienne…

Le jour du mariage approchant, nous dûmes nous arracher aux charmes ineffables de tels entretiens pour nous occuper activement de notre installation. Marie-Antoinette me rejoignait à Lyon presque chaque jour. Elle fixait à son gré nos rendez-vous. C’était indifféremment dans une église ou dans une pâtisserie. Jamais je ne bus tant de tasses de chocolat ! Jamais je n’égrenai tant de « bouts de prières », dans tant d’églises et d’un cœur si allègre. Que de fois aussi nous montâmes à Fourvière entendre la messe matinale ! Ah ! la céleste atmosphère de nos fiançailles ! Un petit déjeuner suivait que nous prenions sous la tonnelle d’un restaurant voisin de la basilique. Marie-Antoinette les connaissait tous, ces restaurants de Fourvière ! « N’entrons pas là, m’avertissait-elle d’un petit air entendu, le beurre n’y est jamais frais et le lait a un goût d’amidon. » L’appétit de ma fiancée m’émerveillait. Les gros sandwiches au jambon ne l’effrayaient pas. Son mysticisme ne la rendait pas ennemie des réalités…

Nous bâtissions sur le roc.

On peut raisonnablement penser que, durant ces jours définitifs, les conseils de mon cher Calixte ne me manquèrent pas. « Vous agirez comme vous l’entendrez, me disait-il un jour, mais il me semble que vous vous attireriez la reconnaissance de la famille, si vous faisiez établir vos cartes de visite aux noms de Lavrignais-Vernon. — Cela va de soi », répondis-je avec feu. Et je ne cachai pas à mon ami que cette idée n’avait pas laissé de m’obséder depuis ma seconde rencontre avec Marie-Antoinette. Calixte eut la condescendance de sourire de cette facétie que les circonstances rendaient excusable. Puis, nous causâmes de la cérémonie à l’église. Il s’informa prudemment de la classe que j’avais choisie et l’approuva. Il m’engagea, à ce propos, à ne pas lésiner sur les plantes vertes. Je le tranquillisai. Je n’étais pas arrivé à l’âge de vingt-huit ans sans avoir appris l’importance des plantes vertes dans les cérémonies de mariage.

Qu’ajouterai-je ? Nous reçûmes la bénédiction nuptiale avec toute la pompe et au milieu de l’affluence que l’on suppose. Il y eut de la musique, des chants et de magnifiques illuminations. Le défilé de nos amis et connaissances dura près d’une heure trois quarts. Je donnai plus de deux mille poignées de mains et Marie-Antoinette reçut environ trois mille baisers sans cesser de sourire, ce qui me parut admirable. J’étais quand même bien pressé de l’emmener. Un lunch substantiel nous permit de réparer nos forces. Au dessert, Calixte nous porta un toast attendri qui obtint beaucoup de succès en faisant un peu pleurer. Il évoqua longuement la mémoire de Mme Greillon-Delamotte. M. Taffarel nous adressa également ses vœux avec une affectueuse bonhomie et m’appela deux fois « son cher neveu ». Rien ne pouvait m’être plus agréable. Nous nous retirâmes, Marie-Antoinette et moi, aussitôt le dîner fini, dans un enchantement inimaginable.

Nous fîmes notre voyage de noces en Belgique et en Hollande. Au retour, nous nous arrêtâmes à Paris selon le désir de ma femme. Nous devions y passer trois jours : nous y restâmes plus d’une semaine. La curiosité de Marie-Antoinette, que j’avais jugée distraite et sommeillante, ne nous accordait aucun repos. Après avoir couru, le jour, les musées et les églises, nous courions, la nuit, les théâtres de boulevard et les cabarets artistiques. Jamais ma femme ne manifesta ni hésitation, ni gêne, ni répugnance. Elle respirait avec une aisance suprême l’atmosphère la plus « parisienne ». « Il faudra pourtant le quitter, ce cher Paris », me dit-elle un jour avec un soupir de regret. Et elle ajouta en me passant les bras autour du cou : « Ah ! Philippe, il ferait si bon y vivre ! » C’était presque une prière. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’homme aussi interdit que moi… Quand j’eus recouvré un peu de sang-froid, j’attirai ma femme sur mes genoux et lui tins les propos que j’estimais les plus propres à la délivrer d’une aussi dangereuse tentation. Je lui parlai de la vie pleine de charmes qui nous attendait à Lyon, de son père, de Calixte, de M. Taffarel et de toute cette grande famille lyonnaise qui faisait certainement des vœux pour notre prompt retour ; de Mme Greillon-Delamotte qui nous avait légué tant d’œuvres charitables, de notre considération qui allait s’étendre encore avec les années, les enfants et, sans doute, la fortune, et enfin de l’exemple que notre situation sociale nous imposait de donner en suivant une vie exactement lyonnaise. Marie-Antoinette m’écouta dans un grand silence. Quand j’eus terminé, je sentis sa petite main chercher la mienne : « Vous avez raison, mon ami, me dit-elle en se pressant contre moi, il faut partir et partir au plus tôt. » Je réprimai difficilement un soupir de libération et me hâtai de réunir nos valises.

Dès le soir même, nous prîmes le train pour Lyon. Durant tout le voyage, Marie-Antoinette demeura un peu songeuse…

Le lendemain de notre arrivée, Calixte me fit inscrire sur les listes électorales à la mairie du deuxième arrondissement ; et, quand cette petite formalité eut été remplie, il me serra la main en prononçant avec une certaine solennité ces deux seuls mots :

— Civis Lugdunensis.

Enfin, le surlendemain, je m’abonnai au Correspondant.

CONCLUSION

Deux ans après :

LES SUCCrs DE GASPARD VERNON
PATERIN ET LAVRIGNAIS

Tulles et dentelles.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Préface
LIVRE PREMIER
CONTENANT LES CONNAISSANCES INDISPENSABLES A CEUX QUI SE SENTENT APPELÉS A LA VIE LYONNAISE
Chapitre premier. — De mon arrivée à Lyon et de mes étonnements :  
Tristesse et funeste prédiction de mes amis à mon départ pour Lyon. — Calixte-Marie-Joanny Paterin, Tulles et Dentelles, vient m’attendre à la gare de Perrache ; son portrait. — Mes premiers étonnements : la statue de la République sur la place Carnot et la statue de Carnot sur la place de la République ; le maussade quartier d’Ainay habité par une élite ; Tolozan et Suchet : encore une place en désaccord avec son monument ; les pudeurs de Calixte ; repas exquis dans un estaminet ; M. Miron, Unis et Façonnés, m’annonce une suite d’épreuves ; la nuit lyonnaise. — Cauchemar.
Chapitre II. — De la défiance :  
Calixte m’observe et ne me reçoit pas chez lui. — Propos décourageants que me tiennent quelques étrangers sur la haute société lyonnaise. — Dois-je renoncer à connaître l’intimité de ses foyers ? — Un Marseillais me pose une question dérisoire. Avis important : les félicités de la vie lyonnaise ne se laissent pas sentir sans une longue et parfois pénible initiation. — Ne pas se rebuter et user de tact, de patience et de prudence.
Chapitre III. — Du sens moral :  
J’ambitionne d’être admis dans la haute société lyonnaise et m’y prépare avec zèle. — Je me donne Calixte en exemple. — Délicatesse morale de mon ami. — Conversation instructive que j’eus avec lui sur la littérature contemporaine. — Lyon, ville de lettrés avertis. — Louise Labé et l’Almanach de Guignol. — Je rencontre une jeune fille d’une beauté surnaturelle et j’en deviens éperdument amoureux. — Calixte m’engage à suivre les concerts et les conférences. — Mon attachement à Lyon se change en passion violente.
Chapitre IV. — De la considération :  
Mauvais état de ma santé depuis mon arrivée à Lyon. — Je consulte un médecin. — Son verdict : quitter Lyon ou renoncer à guérir. — Grave détermination : demeurer, revoir ma Béatrice et mourir. — J’entends une conférence sur Vercingétorix. — Premier contact avec la bonne société. — Je revois ma bien-aimée. Son doux nom de Marie-Antoinette. — La considération à Lyon. Comment elle s’acquiert. — Un journaliste charmant : Jean Caille. Entretien que j’eus avec lui sur le caractère lyonnais. — Perplexité.
Chapitre V. — Du souci de l’exemple et de l’horreur du scandale :  
Je subis l’influence de Calixte. Changement moral. — Calixte déplore les charités anonymes et me parle de la nécessité de l’exemple. — Vive critique de certains travers parisiens. — On donne au théâtre la Dame aux bas souris, opérette légère. Calixte y assiste et proteste véhémentement. Il y retourne. — Invitation à dîner.
Chapitre VI. — De la faiblesse humaine :  
M. Miron m’envoie à Paris pour affaires. — Le hasard me donne Calixte pour compagnon de voyage. — Je revois mes parents et leur fais l’éloge de la beauté des dames lyonnaises. — Calixte et moi dînons chez Poccardi. — Une soirée aux Folies-Bergère. — J’y retrouve mon plaisantin de Marseillais. — Faiblesse de Calixte. — Mélancolique retour à Lyon. — Remords de Calixte. — Changement de faux col.
Chapitre VII. — De quelques convenances :  
Huit mois après. — Solennelle invitation à dîner. — Calixte me juge digne d’être introduit dans un salon lyonnais. — Il m’adresse quelques ultimes recommandations, notamment sur la manière de me comporter à l’égard du beau sexe. — Le dîner. — Minute émouvante : je reconnais en Mlle Marie-Antoinette Vernon, belle-sœur de Calixte, l’inconnue bien-aimée. — Présentations. — Exquise amabilité de Marie-Antoinette. — Conversations lyonnaises. — J’obtiens la faveur inespérée de reconduire chez elle Mme Greillon-Delamotte.
Chapitre VIII. — De la véritable amitié :  
J’avoue à Calixte mon amour pour Marie-Antoinette et mon désir d’en faire ma femme. — Il me demande rudement si je suis fou et combien je gagne par an. — Réponse. — Histoire d’un héritage. — Calixte m’oblige à convenir qu’il est plus honorable de fabriquer de la soierie que des chansons. — Il me promet finalement son appui. — Éloge des affections lyonnaises.
LIVRE DEUXIÈME
CONTENANT QUELQUES EXERCICES PRÉPARATOIRES AUX PRINCIPALES DIFFICULTÉS DE LA VIE LYONNAISE
Chapitre premier. — Sur le maintien en général :  
Désireux de gagner le cœur de Marie-Antoinette, je décide de me faire Lyonnais. — Calixte m’invite à me vêtir avec moins de recherche et se donne en exemple. — Mes efforts pour arriver à me barrer correctement le front du « pli des affaires ». — Calixte s’oppose à ce que j’entende la messe derrière un gros pilier et m’entraîne dans le chœur. — Marie-Antoinette m’introduit dans tous les salons de la ville. — Deux rivaux dangereux.
Chapitre II. — Lettres du fils au père et du père au fils :  
Je fais part à mon père de mon intention d’épouser Mlle Vernon, de l’intérêt grandissant que je porte aux affaires, de ma rénovation morale et de mes progrès dans la voie de la considération. — Mon père déplore, par retour du courrier, une rénovation qui m’éloigne du sens commun. — Il m’invite à rentrer en moi-même.
Chapitre III. — Sur le gémissement :  
Je poursuis mes exercices de perfectionnement. — A Lyon, on n’est pas optimiste. — Nécessité de créer en moi un état d’esprit de désolation. — Mon application est récompensée. — Deux gestes significatifs de Marie-Antoinette. — Toute l’âme lyonnaise m’est révélée. — Économie et charité. — Je m’exerce à marchander malgré mes répugnances. — La virtuosité de Calixte me rend un peu jaloux.
Chapitre IV. — Pour faciliter :  
Calixte m’apprend la mort de Mme Greillon-Delamotte. — Luttes et intrigues pour obtenir l’appartement de cette femme éminente. — Je me mets sur les rangs et remporte la victoire. — Grande sensation que produit cette nouvelle. — La considération vient à moi comme la mer à son rivage. — Comment je fis ma déclaration à Marie-Antoinette et comment elle la reçut.
Chapitre V. — Récapitulatif ou mes parents introduits :  
Mes parents viennent à Lyon faire la demande. — Ma mère ne connaît la deuxième ville de France que par une phrase peu engageante de Colette. Je lui donne de la ville une idée plus avantageuse. — Elle apprécie la cuisine lyonnaise et s’émerveille du panorama de Fourvière. — Elle est conquise par l’exquise urbanité de la haute société. « Une grande famille », déclare mon père. Oui, mais… il fallait y entrer… Opinion de Clément Marot.
Chapitre VI. — « Civis Lugdunensis »  
Du cousinage. — Ébahissement de mon plaisantin de Marseillais en apprenant la nouvelle de mon mariage avec Mlle Vernon. — Écully, le village le plus distingué des environs de Lyon. — Un paradis emmuré. — Fiançailles lyonnaises. — Calixte me donne quelques derniers conseils. — Cérémonie solennelle. — Nous faisons notre voyage de noces en Belgique et en Hollande. — Séjour à Paris et redoutable tentation de Marie-Antoinette. — Civis Lugdunensis.
Conclusion.

PARIS. — TYP. PLON, 8, RUE GARANCIÈRE. — 1937. 49573.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74863 ***